Roger-la-Honte/2

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M. Lacroix était à la mairie quand Victoire entra.

– Ah ! dit-il, je vous attendais. Asseyez-vous là et causons.

– Monsieur, dit Victoire qui semblait embarrassée, je n’ai rien à ajouter à la déposition que vous avez entendue.

– Absolument rien ? dit le commissaire goguenard.

– Non, Monsieur.

– Ma fille, je vois que madame Laroque, en se taisant, vous a donné un fort mauvais exemple… Vous allez me dire ce que vous savez, tout ce que vous savez, entendez-vous ? Sinon, en cas de refus…

Victoire se mit à pleurer et cacha sa tête dans son tablier.

– Sinon, répéta sèchement le magistrat, j’appelle un des gendarmes et je vous emmène avec moi à Versailles, à la disposition de monsieur le procureur de la République.

Il sonna. Un gendarme entra aussitôt.

– Apprêtez-vous à conduire cette femme à Versailles, dit le commissaire.

Les larmes de Victoire redoublèrent.

– Monsieur, je vous en supplie… qu’on ne me fasse pas de mal !…

M. Lacroix lui prit les mains, les abaissa, la força de le regarder.

– Vous, dit-il, pour craindre autant la justice, il faut que vous ayez eu maille à partir avec elle… Combien de fois avez-vous été condamnée ?

– Moi, Monsieur, s’écria Victoire avec indignation, je n’ai jamais été condamnée… et je n’ai jamais comparu, même comme témoin…

– Eh bien, ma fille, vous ferez connaissance avec la cellule, si vous persistez dans votre entêtement.

Victoire essuya ses yeux.

– Soit, dit-elle, je parlerai, puisque je ne puis faire autrement.

– À la bonne heure. Vous voilà redevenue raisonnable. Je vous écoute. Ne vous pressez pas. N’oubliez rien. N’omettez aucun détail.

– Vous me promettez au moins qu’il ne m’arrivera pas malheur ?

– Je vous le promets et vous prends sous ma protection.

– Alors, je vais tout vous raconter…

Elle se leva, rapprocha sa chaise du bureau du commissaire de police, se rassit, et, parlant très bas :

– C’était hier soir, vers onze heures et demie. Je n’étais pas couchée. Madame avait attendu Monsieur jusqu’à huit heures pour dîner et, ne le voyant point venir, avait dîné sans lui. Puis, Madame est rentrée dans sa chambre avec sa fille. En général, on couche l’enfant vers neuf heures, mais, hier, je ne sais pourquoi, Madame l’a gardée chez elle. À onze heures et demie, Madame m’a sonnée. Je suis entrée. Madame, avec Suzanne, était au balcon, ou guettait, sans doute, l’arrivée de Monsieur. Madame était restée, jusqu’à cette heure-là, sans lumière… la nuit était si belle… un clair de lune magnifique !… Madame me dit d’allumer… Au même instant, Suzanne se penchait au-dessus du balcon et criait : « Père ! Père ! » Elle venait d’apercevoir Monsieur. Et Madame aussi, car je l’entendis qui disait : « Roger, pourquoi es-tu en retard ? Comme nous sommes inquiètes ! »

M. Lacroix écoutait avec la plus vive attention.

Comme elle s’était arrêtée, il dit simplement avec douceur :

– Continuez, ma fille. Ce ne peut être tout ce que vous avez à me dire.

– Non… malheureusement non… Madame et Mademoiselle ne faisaient plus attention à moi, et regardaient toujours monsieur Laroque, dans la rue. Moi, j’étais en train d’allumer la veilleuse et de faire la couverture du lit. Tout à coup, Suzanne dit : « Tiens, père qui va chez le voisin ! » Il se passa peut-être une ou deux minutes, pendant lesquelles on n’entendit plus rien, et je m’approchais de Madame pour lui demander si elle avait besoin de moi, quand je m’arrêtai… Un coup de pistolet venait d’éclater, tout près, en face… Et Madame, avec un grand cri – un cri que j’entendrai toute ma vie, tant il était déchirant – s’était jetée dans sa chambre, disant : « Roger !… Lui !… C’est horrible ! »

« Alors, Monsieur, j’ai eu si peur que j’ai voulu m’en aller… Et, tout en reculant, je voyais Madame pâle, tremblante, qui avait pris sa fille dans ses bras et la serrait de toutes ses forces, et lui parlait bas à l’oreille, en la caressant… et Suzanne répondait…

– Que se disaient-elles ?

– Ah ! Monsieur, je n’ai rien entendu, mais elles étaient toutes deux dans un désordre inexprimable… si épouvantées que j’en frissonnais de tout mon corps… et Madame avait oublié certainement ma présence, car, lorsqu’elle m’aperçut tout à coup, elle faillit tomber à la renverse.

« Le reste, Monsieur, vous le savez, je vous l’ai dit à la villa, quand vous m’avez interrogée. Madame a prétendu qu’elle n’avait pas entendu le coup de pistolet… me disant que j’étais folle… et elle m’a renvoyée…

– Monsieur Laroque est-il rentré longtemps après ?

– Environ un quart d’heure.

– A-t-il parlé à sa femme ?

– Non. Il est rentré droit chez lui… Mais…

– Parlez, ma fille, n’omettez aucun détail…

– De toute la nuit, monsieur Laroque ne s’est pas couché…

– Vous en êtes sûre ?

– Dame ! je m’en suis bien aperçue ce matin, quand j’ai voulu faire sa chambre…

– Et madame Laroque ?…

– Je jurerais qu’elle non plus ne s’est pas mise au lit… Et pourtant le lit était défait… mais sans la trace du corps, et sans chaleur comme d’habitude… après ce que j’avais vu et entendu, j’ai fait ces remarques naturellement… de telle sorte que je présume que madame Laroque aura exprès ce matin chiffonné ses draps pour ne pas éveiller mes soupçons… Quant à Suzanne, elle était si pâle et si fatiguée, tout à l’heure – monsieur l’a vue – qu’on peut affirmer que la pauvre petite n’a guère dormi non plus… À présent, Monsieur, j’ai tout dit… Vous en savez autant que moi… Puis-je me retirer ?

– Vous le pouvez… Tenez-vous prête, toutefois, à vous présenter à la première réquisition de la justice…

– Après ce qui s’est passé, après ce que je viens de vous raconter, il m’est impossible de reprendre mon service auprès de ma maîtresse… Je vais aller à la villa chercher mes effets, je donnerai congé à Madame, et, en attendant de trouver une place, je resterai chez ma sœur qui habite boulevard Ornano, 146. Prenez l’adresse.

– Au lieu de retourner chez madame Laroque, dit le commissaire après un moment, écrivez-lui simplement que vous la quittez, et envoyez un commissionnaire chercher votre malle. Je tiens à ce que vous ne revoyiez pas votre ancienne maîtresse.

– C’est comme il vous plaira, Monsieur, dit Victoire.

Et elle prit congé du magistrat.

Et il relut la déposition de la femme de chambre, qu’il avait rédigée soigneusement et qu’il lui avait fait signer avant qu’elle sortît. Puis, avisant la masse de papiers saisis chez Larouette, il se rassit, et un à un, se mit à parcourir tous ces feuillets épars devant lui. Cette besogne lui prit deux heures.

Au bout de ce temps il avait fait deux parts de papiers. D’un côté, tout ce qui ne l’intéressait pas… De l’autre, seulement deux lettres ne contenant chacune que quelques lignes. Mais, en les lisant, ces lignes, M. Lacroix n’avait pu retenir une exclamation de surprise et de joie. Elles étaient datées de huit à dix jours, toutes deux adressées à Larouette, qui, d’après l’enveloppe jointe, habitait alors rue Saint-Roch, n° 17, à Paris.

La première était ainsi conçue :


« Monsieur,

« Vous me mettez en demeure de vous rembourser un dépôt de 130 000 francs, fait chez moi par votre oncle maternel, monsieur Célestin Vaubernon, dont vous venez d’hériter. Je ne vous cacherai pas, Monsieur, que la restitution d’une somme aussi importante, en ce moment, me créerait des embarras très graves. Si vous voulez vous donner la peine de passer à mon bureau, rue Saint-Maur, je vous expliquerai de quelle nature sont ces embarras.

« Veuillez agréer, Monsieur, l’expression de mes sentiments très empressés.

« ROGER LAROQUE »


L’autre était laconique et navrante de désespoir.


« Monsieur,

« Vous l’exigez, c’est votre droit. Vous pouvez passer rue Saint-Maur toucher à ma caisse les 130 000 francs de votre oncle, plus les intérêts courus, que je payais tous les ans. C’est pour moi, presque à coup sûr, la ruine, la faillite, le déshonneur.

« Recevez, Monsieur, mes civilités.

« ROGER LAROQUE »


La conviction de M. Lacroix était formée. C’était – du moins les plus graves preuves qui s’accumulaient contre lui –, c’était Laroque qui avait commis le meurtre. Laroque avait remboursé Larouette, et, pour éviter la ruine et la faillite, il avait songé au crime, il avait tué Larouette.

M. Lacroix ne perdit pas son temps en déductions inutiles. Cette affaire se présentait pour lui dans toute sa clarté limpide. Il fallait agir avec énergie et brusquer les choses. Il fallait empêcher Laroque de faire disparaître la somme volée à Larouette.

Lacroix prit le train de Paris et courut à la Préfecture ; on lui confia deux agents habiles, Tristot et Pivolot, qui, sans appartenir directement au service de sûreté, lui rendaient cependant des services.

Tristot et Pivolot marchaient toujours ensemble et avaient acquis, depuis quelques années, une certaine réputation de finesse.

Lacroix leur raconta l’affaire et les chargea de prendre des renseignements sur Roger, en même temps que de reconstituer l’emploi de la journée et de la soirée du constructeur-mécanicien, le jour du crime.

Puis, ayant ses coudées franches, ayant tout préparé, il alla s’enfermer dans son cabinet pour arrêter, en son esprit, l’interrogatoire qu’il ferait subir le lendemain aux habitants de la villa Montalais.

Que se passait-il à la villa ?

Vers une heure du matin, Roger entra. Il vint, comme la veille, écouter à la porte de la chambre de sa femme, puis traversa le salon sur la pointe des pieds… Il s’enferma aussitôt.

Mais le silence était si profond, en ce coin de campagne où frissonnait seulement au-dehors un souffle de brise dans les arbres, si profond en cette maison isolée, que la mère et la fille entendirent Roger qui, en se déshabillant et se couchant, fredonnait une ronde enfantine, apprise à Suzanne en un jour de bonne humeur…

Et cette seconde nuit s’écoula comme la première.

Suzanne, abattue, dormit pourtant dans le lit de sa mère.

Mais Henriette ne songea même pas à se coucher ; elle resta éveillée, semblant écouter son cœur ; les yeux ouverts, toujours si terrifiée, qu’assurément, en ces heures nocturnes qui font naître si facilement les fantômes, elle revoyait le drame lugubre de la veille.

Vers sept heures, elle entendit du bruit dans la chambre de son mari.

Il avait dormi, lui… sans remords, sans fantômes ni cauchemars…

Et il se réveillait gaiement, car il chantait la même ronde enfantine apprise à Suzanne.

Quel monstre avait-elle donc épousé ? Quel homme était-ce donc, à ce point maître de lui, pour si vite oublier et trouver le repos, en face même de son crime ?

Oui, il chantait, comme si le brillant soleil du matin, dont la villa était baignée, lui eût donné au cœur l’espérance et la joie… Il chantait, en s’habillant, ayant ouvert la fenêtre.

Et Suzanne, réveillée, écoutait, dans son lit, la ronde apprise par son père, qui la faisait tant rire encore la veille, et qui maintenant lui donnait envie de pleurer.

Roger traversa le salon, frappa à la porte de la chambre.

– Entrez, dit Henriette d’une voix faible.

Roger entra, le sourire sur les lèvres, mais s’arrêta, surpris, en voyant sa femme habillée et debout.

– Déjà ? dit-il… Et il n’est pas huit heures…

– Il fait si beau que j’irai tout à l’heure me promener avec Suzanne.

– Ah ! que vous êtes heureuses, et que je voudrais vous accompagner !

Il embrassa tendrement Henriette, qui ne se défendit pas. Et, avisant Suzanne, dont il ne semblait pas comprendre le regard épouvanté :

– Comment, Mademoiselle ? Encore aujourd’hui dans le lit de votre mère ? On vous gâte !… Je ne permettrai pas ces libertés-là !

Et, s’asseyant sur le lit, il prit dans ses bras la fillette en chemise, l’embrassant à pleines lèvres et la faisant danser.

L’enfant n’avait pas desserré les lèvres. Les yeux étaient fixes ; on eût dit qu’elle avait perdu la raison.

– Vous n’êtes pas réveillée et vous avez l’air boudeur, dit Roger. Rendormez-vous, Mademoiselle !…

Et il la replaça dans le lit doucement, après l’avoir embrassée encore.

– À propos, dit-il d’un ton indifférent… et le meurtre du voisin, sait-on qui l’a commis ? A-t-on découvert le meurtrier ?

– Je l’ignore. Le commissaire est venu hier nous interroger.

– Toi ? fit Laroque avec un mouvement, et à quel propos ?

– Comme il a été tiré un coup de pistolet, la nuit, dans la maison proche de la nôtre, on pouvait supposer que nous avions entendu, que nous avions vu…

– C’est juste.

– Mais toi-même, Roger, dit la jeune femme, tremblante, comment as-tu connu cet assassinat, puisque, hier matin, tu es parti avant qu’on l’eût découvert ?

– Tout simplement, cette nuit, à la gare de Ville-d’Avray. Le chef de gare m’a dit ce qu’il savait… Peu de choses, en somme… pas même le nom.

– Notre voisin était un petit rentier du nom de Larouette…

Roger Laroque se retourna brusquement à ce nom. Il était pâle.

– Tu as dit que la victime s’appelle ?…

– Larouette… Je l’ai appris dans la journée…

– Voilà qui est étrange ! murmura Roger. Il garda le silence pendant quelques minutes, puis demanda :

– Sait-on quel a été le mobile du meurtre ?

– Sans doute le vol ! dit Henriette, regardant son mari dans les yeux.

Mais Roger ne prenait pas garde à la singulière émotion de sa femme. Il se mordait les lèvres et paraissait en proie à une très vive préoccupation. À la fin, il sortit, prit son chapeau et sa canne : « Excusez-moi, dit-il, je pars… Je ne veux pas manquer le train… »

Elle ne répondit pas.

Au lieu d’aller directement à la gare, Roger descendit à la mairie. Il fit passer sa carte au commissaire qui arrivait de Versailles et avec lequel, dit-il à l’agent qui le reçut, il désirait avoir sur-le-champ un entretien particulier.

On l’introduisit.

Lacroix, sans parler, lui indiqua un siège.

Le cœur du jeune magistrat battait un peu. Que venait faire Roger Laroque ? Quel audacieux plan avait conçu celui qu’il considérait comme le meurtrier de Larouette ?

Il craignait un piège et il était sur ses gardes.

– Monsieur, dit Roger, je viens vous donner, au sujet du crime qui s’est commis près de chez moi, un renseignement qui, sans doute, vous sera très utile… Je viens d’apprendre le nom de la victime… Or, Monsieur, j’ai été obligé de rembourser, dans la journée d’hier, plus de cent trente mille francs à un homme qui porte ce même nom de Larouette… La coïncidence est étrange… Seulement mon créancier habitait Paris, rue Saint-Roch… du moins, y avait un appartement. Comme ce remboursement me gênait beaucoup, j’ai eu, en ces derniers jours, d’assez fréquents rendez-vous avec Larouette, que je suppliais de le retarder, dans l’intérêt de ma maison… Je reconnaîtrais donc facilement mon créancier, et, si vous voulez, je vous dirai…

– Cette confrontation serait inutile, monsieur Laroque. Le Larouette assassiné est le même que celui auquel vous avez restitué cent trente mille francs, plus les intérêts.

– Comment le savez-vous ?

– J’ai retrouvé dans ses papiers vos lettres où il est parlé de ce remboursement… Je vous remercie quand même de votre visite, et du renseignement que vous m’apportiez dans l’intérêt de la justice. Permettez-moi, cependant, avant de vous laisser partir, de vous adresser quelques questions : Larouette, pour obtenir de vous ce remboursement, s’est-il servi d’intermédiaires ?

– Non. Il est venu lui-même et n’a vu que moi.

– Connaissiez-vous son existence, ses habitudes, ses liaisons, ses vices ?

– Il y a quinze jours, je ne l’avais jamais vu. Ainsi que vous l’explique une des deux lettres que vous avez entre les mains, le dépôt de cette somme avait été fait chez moi par un vieil ami de mon père, Célestin Vaubernon, oncle maternel de Larouette, mort subitement il y a trois semaines. Ce que je puis dire, c’est que monsieur Vaubernon n’aimait pas son neveu.

– Vous pourrez, je suppose, nous donner le détail des valeurs, or ou billets, qui constituaient les cent trente mille francs remboursés à Larouette ?… C’est pour nous, vous le comprenez, de la dernière importance.

– J’en conférerai avec mon caissier, qui seul est en mesure de vous fournir ces détails.

Laroque prit congé. L’heure du train approchait. Les deux hommes se saluèrent.

M. Lacroix le regarda, du coin de l’œil, par la fenêtre entrouverte du cabinet, s’éloignant dans la direction de la gare.

– Toi, mon bonhomme, murmura-t-il… tu es très fort, mais tu t’es approché trop près de la flamme… Ça te brûlera…

Il prit, dans son portefeuille, une lettre de convocation tout imprimée.

Il remplit les blancs, écrivit l’heure de la convocation, le nom de Mme Laroque et le post-scriptum suivant :

« Prière d’amener Mlle Suzanne. »

Puis il mit la lettre sous enveloppe et l’envoya porter à la villa.

Lorsque Henriette la parcourut, elle trembla…

La lettre, sèche et brève, était conçue en termes administratifs :

« Vous êtes priée de vous présenter à la mairie, près du commissaire de police de Versailles, pour affaire qui vous concerne. »

Que voulait M. Lacroix ? L’interroger ? Interroger Suzanne ?

Une sorte de colère froide la prit contre cet homme, dont elle sentait peser sur elle la curiosité et la pénétrante intelligence. Elle laissa Suzanne à la villa, mit son chapeau et sortit.

M. Lacroix était seul quand elle entra.

– Me voici, Monsieur, dit-elle bravement. Vous m’avez demandée ?

– Oui ; mais je vous avais priée d’amener aussi votre fille ?

– Suzanne est souffrante… Du reste, ce n’est qu’une enfant… Qu’avez-vous à me dire ? En quoi puis-je vous être utile ?

– Vous allez le savoir, Madame, dit Lacroix, avançant un fauteuil. Il s’agit toujours, comme vous devez le penser, de l’assassinat de Larouette… Je désire, Madame, entendre de vous, sur ce meurtre, la vérité, mais la vérité tout entière, sans hésitations, sans réticences…

– Je n’ai rien à ajouter à ma déposition d’hier…

M. Lacroix la regarda en face et froidement :

– Vous mentez, Madame…

– Monsieur ! dit-elle, se levant frémissante.

– Vous mentez… j’en ai la conviction… j’en ai la preuve…

« Je vous rappellerai tout d’abord brièvement, fit le commissaire, ce que vous m’avez dit, lorsque je suis allé à la villa vous demander quelques renseignements.

– C’est inutile, Monsieur. Je me souviens parfaitement de ce que j’ai dit. Je n’ai rien à y ajouter, rien à y retrancher.

– C’est ce que nous verrons plus tard. Hier, vous aviez prétendu que vous n’aviez rien vu – et que vous dormiez depuis dix heures.

– Peut-être était-il un peu plus tard, je l’ignore.

– Beaucoup plus tard. J’aime mieux vous avouer tout de suite que votre femme de chambre ne m’a rien caché de ce qui s’est passé. À onze heures et demie, appuyée à votre balcon, vous attendiez encore votre mari – et, chose à remarquer – vous étiez avec votre petite fille, laquelle pourtant, se couche, d’ordinaire, beaucoup plus tôt.

– Je suis restée assez longtemps au balcon, en effet.

– Pendant que vous y étiez, voici ce qui s’est passé, ce que vous avez vu : un homme a traversé la rue. Votre fille a reconnu son père et l’a appelé : « Père ! père ! » Vous l’avez reconnu vous-même, car, en vous penchant, vous lui avez reproché d’être en retard et de vous avoir inquiétée.

– C’est faux.

– Cela est vrai. Vos paroles textuelles, les voici : « Roger, pourquoi es-tu en retard ! Comme nous sommes inquiètes ! » Et ce n’est pas tout… Suzanne s’écriait encore : « Tiens, père qui va chez le voisin ! » Peu d’instants après – une minute à peine – un coup de pistolet est tiré dans la maison qui n’est séparée de la vôtre que par une rue assez étroite… Et vous vous rejetez dans votre chambre, comme pour fuir un spectacle terrifiant en disant : « Roger ! Lui ! C’est horrible ! »

– Tout cela, Monsieur, n’est qu’une suite d’inventions monstrueuses, et il faut que Victoire soit folle…

– C’est bien, en effet, ce que vous lui avez répondu lorsqu’elle vous a demandé si vous aviez entendu la détonation.

– Enfin, dit-elle, nerveuse et colère, vous ne pouvez cependant pas m’obliger à vous raconter ce dont je n’ai pas été témoin.

– Non, Madame, je ne le puis. La déposition même, que vous me faites, je ne puis la relater que sous forme de rapport, car la loi me défend d’entendre comme témoin régulier, un allié, père, mère, fille ou femme de celui que je soupçonne fort d’être le coupable que je cherche…

– Mon mari !

– Vous l’avez dit, Madame, votre mari…

« Cette accusation, Madame, s’appuie malheureusement, sur de fortes préventions, lesquelles seront devenues, avant ce soir, j’en suis certain, d’irrécusables preuves. À cette heure, votre mari doit subir un premier interrogatoire dans son bureau de la rue Saint-Maur. Il est entre les mains de la justice et il faut qu’il se défende.

Elle ne pleurait pas. Ses yeux étaient rouges, mais secs. Elle avait épuisé, depuis deux jours, toutes les émotions les plus intenses, et elle s’attendait si bien à ce dénouement funeste qu’elle y était en quelque sorte préparée, et que cette nouvelle ne lui enlevait rien de son sang-froid.

Le commissaire comprit cet état singulier de son esprit.

– Vous devez beaucoup souffrir, dit-il, et je me fais presque un scrupule d’insister encore…

Elle releva le front :

– Et vous avez tort de me plaindre, Monsieur. Et vous avez tort de croire que je souffre. Pourquoi souffrirais-je ? je suis attristée par l’erreur que vous avez commise en faisant arrêter mon mari, mais je suis tranquille sur son sort, et il n’aura pas de peine à se disculper.

– C’est votre conviction, tant mieux. Je dirai même que c’est presque votre devoir de parler ainsi.

– Eh bien, Monsieur, pourquoi dès lors m’interrogez-vous ?

– Vous allez le savoir. Je reprends la suite de la déposition de votre femme de chambre. Vous étiez au balcon, et vous avez été, vous et votre fille, témoins du crime. Et telle a été votre épouvante que vous ne vous êtes pas couchée. Victoire a affirmé encore que le lit était défait, mais l’a été par vous le matin. Victoire l’affirme. Reconnaissez-vous, au moins, la vérité de ce détail ?

– Cela est faux, comme le reste.

– Vous n’étiez pas seule à ne point dormir… Victoire a affirmé encore que monsieur Laroque, lui non plus, ne s’est pas couché. Et votre mari n’a pas eu, comme vous, la précaution de chiffonner les draps et de défaire la couverture.

– Mon mari a beaucoup d’affaires. Ses ateliers occupent tout son temps. Il cherche souvent des améliorations, des simplifications pour ses machines. Et les travaux que nécessitent ces inventions l’absorbent parfois au point qu’il passe la nuit devant ses dessins et ses plans, ne se souciant ni de l’heure ni de la fatigue.

– C’est possible, je le reconnais. Mais au moins vous avouerez qu’elle est singulière, cette coïncidence que, tous les deux, la même nuit, vous ne songiez pas à dormir ?

– Je vous répète, Monsieur, que moi je me suis couchée.

Le commissaire haussa les épaules.

– Tout me prouve, Madame, que de votre balcon, malgré vous et sans pouvoir l’empêcher, vous avez assisté au meurtre de Larouette.

« Vous avez été témoin d’un crime. Ce crime, j’ai la conviction que c’est votre mari qui l’a commis.

« Or, ayant vu, vous refusez de parler. Ne comprenez-vous pas que ce refus d’éclairer la justice trahit clairement le nom de l’assassin ? Quel autre motif vous empêcherait de parler que la crainte de livrer votre mari à la cour d’assises ?

Il avait raison. Ce qu’il disait était logique.

Elle se trouvait dans une inextricable situation.

Ou bien elle parlerait, et alors elle accuserait Roger !…

Ou bien elle se tairait, et son silence l’accuserait toujours !…

Pas d’issue… pas de fuite possible !…

Cet homme la tenait, tenait son cœur et la torturait à son aise…

Henriette répondait, avec la même obstination, avec le même entêtement, voulant nier malgré tout :

– Le passé de mon mari témoigne de sa probité. Un honnête homme ne devient pas ainsi assassin du jour au lendemain, sans motifs. Vous pouvez l’accuser, l’arrêter, le traduire en cour d’assises. Personne ne vous croira. Il ne se trouvera personne pour le condamner.

– Assassin sans motifs, dites-vous ? Connaissez-vous l’état des affaires de votre mari ?

– Assurément. Sans être riches, nous sommes dans une aisance qui nous permet de vivre très largement et sans souci de l’avenir.

– Détrompez-vous. Laroque était, il y a deux jours, à la veille de faire faillite. Il est bien invraisemblable que votre mari ne vous ait pas mise dans la confidence de ses embarras financiers.

– Si invraisemblable, Monsieur, que je ne puis y ajouter foi. Mon mari avait en moi la plus grande confiance.

– Il ne vous a point parlé non plus du remboursement d’une somme très importante qu’il était obligé de faire à bref délai ?

– Non.

– Vous voyez donc bien qu’il avait des secrets pour vous. Déjà, sans doute, il préparait son crime et s’entourait de toutes les précautions possibles. S’il vous avait entretenue de ce remboursement, qui ne s’élève pas à moins de cent quarante mille francs, vous comprendriez la gêne de ses affaires, et si je vous disais à qui ces cent quarante mille francs ont été payés, vous hésiteriez peut-être désormais à le défendre…

Cet interrogatoire la fatiguait horriblement. Elle avait tiré son mouchoir et elle s’essuyait fréquemment les mains et le front. Une rougeur violente lui brûlait les pommettes.

Elle se taisait…

– Vous ne me le demandez pas ? fit M. Lacroix, impitoyable… je vais quand même vous le dire… Le créancier de votre mari était justement Larouette, et c’est le soir même du remboursement de cette créance, si fatale à la fortune de votre mari, que Larouette a été assassiné.

Elle eut un geste d’horreur, mais elle ne dit pas un mot. Elle n’aurait pu. Elle n’avait plus de forces. Elle étouffait.

Elle se renversa dans le fauteuil où elle était assise et ferma les yeux.

– Pauvre femme ! murmura M. Lacroix, pris d’une pitié profonde.

Il plaignait en elle l’avenir, encore plus peut-être que le présent.





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