Romain Rolland, sa vie, son œuvre/Biographie

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Carnet-Critique (p. 5-99).

Un visage pâle et maigre d’ascète et de rêveur ; moustache blonde et courte ; cheveux grisonnants bien lissés ; deux grands yeux gris bleu, deux éclairs, deux rayons vivants animent et illuminent l’ovale allongé de cette figure souffrante, d’un abord si réservé qu’il en devient timide ; gauche de gestes, parce qu’il ne se sent pas à son aise devant un visiteur ; parlant d’une voix fine et frêle qui, parfois, s’enfièvre, s’emporte pour affirmer une vérité, tel est Romain Rolland.

Son portrait n’a jamais été exposé aux vitrines des libraires entre la photographie d’une chanteuse de l’Opéra et d’un ministre. Lui-même, quand il vivait à Paris, n’était pas un habitué des vernissages ou des premières. Et seuls se rappellent peut-être sa silhouette, ceux qui ont suivi ses cours d’histoire de la musique en Sorbonne ou à l’École des Hautes Études Sociales, ou qui l’ont aperçu certains jeudis, dans la petite boutique des Cahiers de la Quinzaine, entre Charles Péguy, les frères Tharaud, Daniel Halévy ou Georges Sorel.

Mais ses livres sont universellement connus. L’Aube, en France, a atteint 115 éditions, et tous les autres volumes de Jean-Christophe ont dépassé 50 éditions. Des traductions anglaises, allemandes, espagnoles, hollandaises, italiennes, danoises, polonaises, russes et suédoises attestent depuis longtemps sa renommée dans le monde. On peut aimer ou ne pas aimer son œuvre, mais on ne peut pas plus la négliger qu’on ne peut ignorer sa vie qui en est l’âme et la raison d’être. L’une explique l’autre et la contient. C’est pour faire connaître celle-ci et celle-là que ces pages ont été écrites.

Il y a d’autres livres sur R. Rolland, plus compacts, plus touffus : défenseurs ardents et détracteurs passionnés se sont multipliés. On ne trouvera ici ni une apologie ni un réquisitoire, mais des faits contrôlés, des textes précis, avec leurs références, des dates exactes. R. Rolland est un historien, non pas un de ces « scribes nés notaires et avoués de l’État, préposés à la garde de ses chartes, de ses titres et procès, et armés jusqu’aux dents pour les chicanes futures », dont il est question dans Clérambault (page 105), mais un homme de bonne foi, respectueux des textes et de la chronologie : c’était bien le moins qu’une fois on consentît à parler de R. Rolland comme doit le faire un historien. Rien ne sera avancé qui ne trouve ici sa preuve — ou qui ne puisse être immédiatement contrôlé. À cet effet, une bibliographie a été jointe, qui indique, outre les titres des articles et ouvrages de R. Rolland, les principaux articles de revues et de journaux publiés sur lui et son œuvre — articles amis ou ennemis ; la bibliographie n’a pas à choisir, mais à recueillir et à classer pour aider le travail des historiens. Les références seront aussi exactes et claires que possible ; ce n’est pas une simple liste faite à coup de ciseaux au hasard des catalogues. Certes tous les articles de revues et de journaux n’y figurent pas. Il faut bien laisser au critique le soin de découvrir à défaut d’erreur, quelque léger oubli — et lui permettre d’exercer sans encombre son métier.

Sa famille et son enfance à Clamecy

Romain Rolland est issu d’une de ces vieilles familles françaises « qui, depuis des siècles, restent fixées au même coin de province et pures de tout alliage étranger » (Antoinette, p. 7).[1] Son arrière-grand-père paternel, d’origine franc-comtoise, J.-B. Boniard, fut un ardent révolutionnaire, « un des douze Apôtres de la Raison », institués par Bias Parent dans la Nièvre. Il écrivit beaucoup comme Olivier (Antoinette, p. 23), c’était presque une manie, un besoin séculaire d’écrire, chaque jour jusqu’à sa mort, avec une patience simple et presque héroïque, « des notes détaillées, de ce qu’il avait lu, dit, fait, entendu, mangé et bu ». C’était, pour lui, des notes que personne ne devait lire, et que lui-même ne relirait jamais. Presque toutes les pages de cet immense journal ont été brûlées après la Révolution et Romain Rolland l’a déploré[2] souvent. « Les parents brûlent par honte, pour faire disparaître toute trace... mais ceux qui accomplissent ces pieuses destructions ne se doutent pas qu’ils brûlaient en bien des cas leurs meilleurs titres de gloire ». Quelques fragments épars, échappés à la ruine, se rapportent aux événements du 14 juillet 1789, et Romain Rolland s’en inspirera, plus tard avec émotion, lorsqu’il écrira son drame sur la glorieuse journée populaire. — Du côté maternel ce sont, Bourguignons ou Nivernais, des magistrats ou des gens de robe : une tradition familiale rapportait même que des liens de parenté les unissaient avec les Lamoignon. — Du côté paternel, une génération de notaires nivernais.

Vous vous rappelez le paysage : ce petit pays du centre de la France, « pays plat et humide », où vivaient Antoinette et Olivier Jeannin, les amis de Jean-Christophe, et vous revoyez la « petite ville endormie, qui mire son visage ennuyé dans l’eau trouble d’un canal immobile ; autour champs monotones, terres labourées, prairies, petits cours d’eau, grands bois... Nul site, nul monument, nul souvenir. Rien n’est fait pour attirer, tout est fait pour retenir » (Antoinette, p. 8). C’est là-bas dans le Nivernais, Clamecy la « Bruges bourguignonnes »[3] qui, sur le flanc de la colline où s’endort et rêve son passé, reflète, dans le double miroir où s’unissent les eaux de l’Yonne et du Beuvron, les clochers anciens de ses églises, ses rues tortueuses en cascade et ses maisons basses aux tuiles dérougies par le temps. Ville frondeuse, aux confins de deux régions délimitées par la nature et fixées par l’histoire : Bourgogne et Morvand, elle dépend des comtes et des ducs de Nevers jusqu’au jour où Jean Rouvet, un homme de génie, créant et organisant, au xvie siècle, le flottage régulier des bûches de bois, lui donne le goût et l’amour de la liberté. Et les premières grèves de France sont peut-être celles des ouvriers flotteurs clamecycois, groupés près du vieux pont de Bethléem, où se tient, protecteur de leurs droits, le buste de Rouvet, par David d’Angers. En remontant vers la ville haute, on rencontre le monument (élevé en 1905) d’un autre Nivernais, Claude Tillier, le pamphlétaire et l’illustre romancier de Mon Oncle Benjamin.

Jean Rouvet et Claude Tillier furent les compatriotes de Romain Rolland : s’il ne les a pas connus, il est un peu leur descendant et leur héritier, et les cloches de l’église Saint-Martin, qui chantent, amicales et un peu tristes à l’aube de Christophe, sont les mêmes qui ont bercé leur enfance lointaine. « Des siècles de souvenirs vibrent dans cette musique. » (l’Aube, p. 27). Les derniers battements du bronze tintaient encore des offices du dimanche, lorsque s’éveilla à la vie, dans la maison de maître Rolland, notaire à Clamecy, le lundi 29 janvier 1866,[4] le tout petit enfant, auquel on donna les prénoms de Romain-Edme-Paul-Émile.

C’était un blondin délicat et de petite taille ; Olivier Jeannin ne lui ressemble-t-il pas comme un frère ? (Antoinette, p. 13). « Sa santé avait été gravement éprouvée par des maladies continuelles pendant son enfance ; et bien qu’il en eut été d’autant plus choyé par tous les siens, sa faiblesse physique l’avait rendu de bonne heure un petit garçon mélancolique, rêvasseur, qui avait peur de la mort et qui était très mal armé pour la vie... » Mais la vie ne le changera pas : devenu homme, il restera « doux, poli, patient en apparence, mais d’une sensibilité excessive » (Dans la Maison, p. 43) ; « une parole un peu vive le blesse, une injustice le bouleverse ; il en souffre pour lui et pour les autres. »

Près de lui veillait une sœur aînée, dont Antoinette semble, parfois, l’image douce et gracieuse.

Si Olivier ressemble beaucoup à Romain Rolland, si tel épisode est un souvenir d’enfance de l’auteur, si telle silhouette ou tel paysage rappelle une figure amie ou un décor familier, il serait imprudent et inexact d’en conclure que les dix volumes de Jean-Christophe sont une confession ou une autobiographie. Olivier et Jean Christophe, si différents qu’ils paraissent l’un de l’autre, sont à des degrés divers et transposés, idéalisés, par le rêve, le portrait de Romain Rolland : l’un plus intellectuel, timide à l’excès, mais plus réfléchi, c’est Olivier ; — l’autre, brutal et intransigeant, est le héros cher à l’auteur et créé par lui, afin de lui représenter toujours l’homme qu’il voudrait être. Un léger brouillard d’automne enveloppe le décor et voile les visages pour qu’on ne reconnaisse pas nettement les choses et les gens ; tout se fond dans une grisaille lointaine.


Années de collège et de lycée

C’est au collège de Clamecy que Romain Rolland, un peu après la guerre de 1870, commença ses études et les poursuivit jusqu’à la rhétorique; l’École Polytechnique, à laquelle le destinaient ses parents, ne lui plaisait point ; mathématiques et sciences exactes se heurtaient à son impérieux besoin de rêve, de légende et de foi. Seule la musique lui semblait le refuge et le bienheureux abri ; il ne pouvait point s’en passer, il l’aimait; il voulait lui consacrer tous ses instants; il l’appellait « le chant des siècles et la fleur de l’histoire » (Musiciens d’autrefois, p. 9) et disait que c’était « un aliment aussi indispensable à la vie que le pain » (Introd. à une lettre de Tolstoï, p. 1). Sa douce mère, excellente musicienne, avait été son premier maître.

Son amour et sa reconnaissance pour elle ne feront que grandir avec les années, jusqu’à ce mois de mai 1919 où il vint à Paris dire adieu à sa mère mourante : tous ses beaux souvenirs d’enfance, hier encore vivants, étaient du même coup rejetés dans le passé. Il n’avait que cinq ou six ans quand elle lui fit poser ses petits doigts sur les touches d’ivoire, et, lui donnant sa première leçon, entr’ouvrit à son âme candide un monde immense de joies. Puis ce furent les morceaux joués à quatre mains avec sa sœur, les partitions déchiffrées dans le silence du salon. Heureux temps qu’il évoquera plus tard avec piété. « Tout est musique pour un cœur musicien. Tout ce qui vibre et se meut et s’agite et palpite, les jours d’été ensoleillés, les nuits où le vent siffle, la lumière qui coule, le scintillement des astres, les orages, les chants d’oiseaux, les bourdonnements d’insectes, les frémissements des arbres, les voix aimées ou détestées, les bruits familiers du foyer, de la porte qui grince, du sang qui gonfle les artères dans le silence de la nuit, — tout ce qui est, est musique ; il ne s’agit que de l’entendre ». (L’Aube, p. 136).

Éducation musicale encore bien imparfaite dont les romances, les airs italiens, quelques morceaux de Weber et de Mozart firent longtemps tous les frais. Il souhaitait de la compléter ; de courir les concerts vivants des grandes villes, et de « sentir couler dans son cœur les flots de bonté, de lumière et de force qui ruisselaient des grandes âmes de Beethoven et de Wagner. » Se consacrer, s’abandonner tout entier à la musique était son rêve. Les années passaient. Il fallait prendre une décision ; ses parents choisirent l’École Normale : concours difficile dont la préparation exigeait au moins deux ou trois années dans un lycée de Paris. C’est ainsi que toute la famille vint, à la fin de l’année 1882, s’installer dans la capitale, à quelques pas de ce jardin du Luxembourg, si cher à Jean-Christophe (Dans la Maison, p. 35). Le père abandonna son étude, sans hésitation mais sans souffrance, et, fidèle à son fils et à son foyer, se relégua, s’exila volontairement dans une vie de bureau quotidienne, ingrate et médiocre. Il dit adieu à sa ville « que l’Yonne paresseuse et le Beuvron baguenaudant ceignent de leurs rubans » (Colas Breugnon, p. 17), et aux paysages familiers, peuplés de cliers souvenirs et tout pleins de son enfance : clochers de Basseville, coteau de Vézelay où pointe la Madeleine, chemins silencieux qui vont droit, sans se presser. Il renonçait au bon air du Morvand pour les brumes empestées de Paris ; il quittait amis, parents. Il ne discuta pas ses préférences : son fils entrait comme externe en rhétorique, 3e division, au lycée Louis-le-Grand, le 28 novembre 1882, et, sans doute, aurait besoin de son conseil, de son amitié, de sa présence : il l’accompagna.

Trois rhétoriques successives, pendant lesquelles il eut comme professeurs MM. Bernage et Gaspard en lettres et M. Lemoine en histoire, et comme camarades Victor Bérard, Paul Gavault, Paul Claudel, Émile Reibell en 1883, Raoul Barthe, F. Strowski, Léon Civry en 1884 et 1885 — et une philosophie en 1885-86 avec M. Charpenier. Son meilleur camarade, et bientôt son ami, était déjà Félix Suarès, pensionnaire à la maison voisine de Sainte-Barbe. Wagner et Stendhal, romantisme et musique, mysticisme et libéralisme étaient les thèmes infinis de longues discussions après la classe. Tous deux cherchaient, étouffant à l’étroit, « dans un monde moral ennemi ». Le 17 juillet 1886, il eut la joie de lire son nom sur la liste d’admissibilité à l’École Normale : détail amusant, un homonyme, Joseph-Paul Rolland, voisinait près de lui dans l’ordre alphabétique. L’oral eut lieu. Il fut enfin reçu le 10e, le 4 août 1886, tandis que Colardeau, Barthe et Suarès, ses condisciples de Louis-le-Grand, étaient les trois premiers de la promotion.[5]


À l’École Normale (1886-1889). — L’influence de Tolstoï sur R. Rolland.

Ainsi sa vie s’orientait définitivement ; il avait l’espoir maintenant de revenir un jour à la musique, qui avait été son « Paradis », en passant par la littérature. Il connut à l’École le biologiste Le Dantec, l’orientaliste Foucher, le sinologue Chavannes, les géographes Raveneau, Dalmeyda, Ardaillon, Lorin, le poète Henri Ronger, les philosophes Georges Dumas, Lalande, Mélinand, les archéologues Gauckler, Bertaux, Toutain, le voyageur Émile Gautier. Ses trois années (1886-1889) vont être décisives. Il enrichit ses connaissances, il cultive sa pensée, il perfectionne son esprit. La philosophie et la littérature le tentèrent d’abord ; mais ses professeurs, Brunetière et Boissier, Ollé-Laprune et Brochard, ne surent pas le retenir près d’eux, et, dès la seconde année (1887-88), il choisit la section d’histoire et de géographie. Sous la direction très sûre de Paul Guiraud, — disciple de Fustel de Coulanges, — de Gabriel Monod et de Vidal de La Blache, il se créa très vite une discipline, une méthode, une personnalité ; l’érudition sévère et prudente lui apprit l’art de dépouiller les faits comme des classements d’archives, de déchiffrer les vies comme des textes toujours inédits, l’art de les assembler, de les coordonner et d’en faire jaillir, comme un éclair vivant au frottis de deux silex, une œuvre humaine. Une troisième année le conduisait à l’agrégation d’histoire et de géographie ; il était reçu 9e sur 14, le 31 août 1889.

Evénements universitaires sans grande importance, si on les compare aux « découvertes » que R. Rolland vient de faire au cours de ces trois années. Dégoûté de l’idéalisme officiel et fade que ses premiers professeurs avaient voulu lui inculquer, passionnément épris de vie et de vérité, ennemi des illusions quelles qu’elles soient, et des discussions oiseuses qui sont de faux jeux d’esprit, inquiet, cherchant une foi sûre pour asseoir son œuvre d’homme, seul, sans guide, sans ami, sans maître « dans le désert infini de sa pensée », R. Rolland trouva les deux chefs qui devaient lui montrer le chemin.

Années d’affaissement et d’angoisse que R. Rolland, dialoguant avec Jean- Christophe (« Dialogue de l’auteur avec son ombre » au début de la Foire sur la Place, p. xxv) ne manquera pas d’évoquer avec une certaine tristesse. « Combien nous avons souffert, et tant d’autres avec nous, quand nous voyions s’amasser chaque jour autour de nous une atmosphère plus lourde, un art corrompu, une politique immorale et cynique, une pensée veule s’abandonnant au souffle du néant avec un rire satisfait... Nous étions là, nous serrant l’un contre l’autre angoissés, respirant à peine... Ah ! nous avons passé de dures années ensemble. Ils ne s’en doutent pas nos maîtres des affres où notre jeunesse s’est débattue sous leur ombre. »

Plus douloureux est le cri qu’il jette aux premières pages de son Beethoven (p. 3, éd. des Cahiers) et dont l’écho, lointain comme un appel au fond des bois, résonne tristement à l’aube du xxe siècle : « L’air est lourd autour de nous. La vieille Europe s’engourdit dans une atmosphère pesante et viciée. Un matérialisme sans grandeur pèse sur la pensée et entrave l’action des gouvernements et des individus. Le monde meurt d’asphyxie dans son égoïsme prudent et vil. Le monde étouffe. »

1886. Les premières traductions de Tolstoï et de Dostoïewsky paraissent en France. En deux ou trois ans, on édite successivement Guerre et Paix, Anna Karénine, Enfance et Adolescence, La Mort d’Ivan Iliitch. R. Rolland ne lisait pas de romans, et voici que dans ces romans « fleurs merveilleuses de l’art russe... se découvrait l’œuvre de toute une grande vie, se reflétait un peuple, un monde nouveau » (Vie de Tolstoï, p. 2) ; voici qu’un chef, un ami, un maître lui était donné. Et dans les « turnes », où le soir bavardaient les camarades de promotion, voici que toutes les discussions, tous les désaccords étaient oubliés. Chacun aimait Tolstoï, parce que chacun s’y retrouvait soi-même, et que « c’était une porte qui s’ouvrait sur l’immense univers, une révélation de la vie ». Mais c’était encore peu d’admirer l’œuvre ; « nous la vivions, elle était nôtre, nôtre par sa passion ardente de la vie, par sa jeunesse de cœur. Nôtre par son désenchantement ironique, sa clairvoyance impitoyable, sa hantise de la mort. Nôtre par ses rêves d’amour fraternel et de paix entre les hommes. Nôtre par son réquisitoire terrible contre les mensonges de la civilisation. Et par son réalisme et par son mysticisme. Par son souffle de nature, par son sens des forces invisibles, son vertige de l’infini ».

De ce jour, Tolstoï fut le guide de Romain Rolland ; mais un doute subsistait entre le maître et le disciple : Tolstoï considérait déjà (Qu’est-ce que l’Art ne paraîtra qu’en 1897-98) l’art comme « un vaste système de corruption, un culte du plaisir, une superstition intéressée de l’élite européenne dans la jouissance égoïste », tandis que R. Rolland aimait l’art sous toutes ses formes, avec passion, et surtout la musique, dont il ne pouvait se passer ; et voici que Tolstoï déchirait les pages les plus émouvantes de Beethoven, de Wagner, et les jetait à l’oubli, comme une œuvre « immorale » et « qui désunit les hommes ». Affligé d’un si brutal mépris, R. Rolland écrivit à Tolstoï pour lui exposer ses craintes, ses angoisses.

Le 4 octobre 1887, Tolstoï répondit, en français, une longue et noble lettre, que R. Rolland publia quinze ans plus tard (1902).[6] Lettre prophétique qui est comme un manifeste et un appel à l’art populaire : elle montrait le côté factice et vain de l’art et de la science, tels qu’ils étaient alors ; elle prouvait que l’art ne doit pas être la propriété d’une caste sociale privilégiée et que « les produits de la vraie science et du vrai art sont les produits du sacrifice et non des avantages matériels. » Elle disait notamment : « La science véritable et l’art véritable ont toujours existé et existeront toujours... » L’art s’étiole aujourd’hui, parce qu’il « n’a plus de racines dans la vie de la terre » parce qu’il est « l’œuvre de fantômes d’hommes, d’ombres d’êtres, de larves nourries de mots, de couleurs de tableaux, de sons d’instruments de musique, d’extraits de sensations. » Il ne peut vivre désormais que s’il s’oriente nettement dans un sens populaire.

Avec quelle joie, avec quelle émotion R. Rolland put lire cette lettre, au début de sa seconde année d’École ; une main amie se tendait vers lui, une lumière enfin éclairait sa route, une voix l’appelait « cher frère » et lui disait les mots humains et vivants qu’il attendait depuis si longtemps. Il réfléchit. Sa vie était fondée ; elle avait un but ; il n’allait plus à tâtons, comme un aveugle. Il savait. L’enseignement serait le métier, le gagne-pain, mais il ne vendrait pas son art : « La gêne n’est pas inutile à l’esprit. Une liberté trop grande est mauvaise inspiratrice ; elle porte la pensée à l’apathie et à l’indifférence. L’homme a besoin d’aiguillons. Le génie veut l’obstacle et l’obstacle fait le génie ». Et joyeusement, R. Rolland se remit au travail. C’est de cette époque que date sa première œuvre, une sorte de confession philosophique, intitulée Credo quia verum (1888), confession inédite, qui est connue seulement par les lignes très brèves où M. Seippel en a esquissé le sens général (op. cit. no 196, pp. 26-27). Essai d’inspiration panthéiste dont le point de départ est : Je pense, donc IL EST ou, plus exactement. Je sens, donc IL EST. « Contre la pensée intellectuelle pure, R. Rolland revendiquait les droits de la pensée sensation. De ce noyau central il faisait sortir tout le reste, une conception de Dieu et du monde extérieur, une explication de la liberté, enfin des règles morales et esthétiques ». Il faut souhaiter que cet essai « dont la lumière a toujours suffi à l’éclairer » soit, un jour prochain, publié.

N’oublions pas de noter un petit détail qui n’a pas été sans influence sur les élans, les douleurs de R. Rolland. À l’École, il n’eut vraiment qu’un seul ami, Suarès, son compagnon de Louis-le-Grand ; tous deux, musiciens épris de Reethoven et de Wagner, enthousiastes pour Dante, Shakespeare et Gœthe, se sont liés, se sont aimés, loin des camarades moqueurs ou méchants. Depuis, la destinée les emporta dans des sentiers différents. Le style, le goût, les idées, pourraient les opposer l’un à l’autre. Mais, entre dix-huit et vingt-cinq ans, tandis que « la vie est un malentendu incessant et cruel et que chacun vit près des autres sans jamais les comprendre, » (Saint-Louis, IV), R. Rolland et Suarès furent amis et se confièrent leurs doutes, leurs espoirs, leurs tristesses. Suarès était d’un autre sang et d’une autre race : il était juif et à ce mot des passions s’éveillent, des rancunes s’attisent, des vengeances se méditent. Suarès, juif, fut persécuté, moqué, raillé. R. Rolland souffrit de cette injustice et comprit, ce jour-là, tout le mal que l’on fait avec des mots. Il se promit dès lors de ne pas suivre le troupeau hurleur, et d’être bon — non pas faible — , mais humainement bon et fidèle à l’amour autant qu’à la vérité. Et peut-être, ce jour-là, eut-il l’idée première de son héros Jean-Christophe.


À l’École de Rome (1889-1891). — L’influence de Mlle Malwida de Meysenbug

Les concours finis en août 1889, R. Rolland, agrégé d’histoire, attendait, dans quelque ville lointaine, un poste de professeur, — et songeait à son œuvre d’artiste, quand ses maîtres de l’École Normale lui offrirent de partir, pour deux ans, comme élève à l’École française de Rome ; un de ses camarades, candidat à Rome, ayant échoué à l’agrégation, une des deux places était donc libre ; il devrait accepter. R. Rolland avait une certaine défiance contre l’Italie : la littérature, aux descriptions lyriques, avait tant abusé de ce décor qu’il croyait le connaître déjà avant de l’avoir vu ; cette musique bruyante, vulgaire et sentimentale, dont il avait entendu tant de fragments, le fatiguait par avance. Mais il se laissa convaincre et, le 17 octobre 1889, il était nommé élève à l’École française d’Archéologie et d’Histoire.

Le mois suivant, il partit pour l’Italie. Brusquement, comme un adolescent devant une femme, hier inconnue ou dédaignée, reçoit en plein cœur un coup de passion, il se sentit charmé, saisi, vaincu. Il s’éprit de Rome avec autant de naïveté que d’enthousiasme ; il connut ses musées, ses monuments, ses archives ; surtout il aima son ciel, son paysage. Mais il fréquentait peu ses camarades « Romains »: Audollent, Gsell, Jordan, — d’une promotion plus ancienne — et qui étaient tout le jour absorbés par leurs recherches d’érudition aux archives. Il vivait à l’écart, silencieux et presque sauvage. Un clair souvenir de ces jours de flânerie et de découverte éclaire doucement quelques pages de Jean-Christophe (La Nouvelle Journée, pp. 28-41). « La lumière romaine, les jardins suspendus, la Campagne que ceint comme d’une écharpe d’or la mer ensoleillée, lui révélèrent peu à peu le secret de la terre enchantée. » Surtout il fit la connaissance d’une femme dont les idées et l’amitié eurent sur lui une grande influence. Mlle Malwida de Meysenbug à qui l’avait recommandé son maître de l’École Normale, le professeur Gabriel Monod.

Mlle Malwida de Meysenbug, alors âgée de 72 ans, habitait derrière le Colisée, via Polveriera, un petit appartement, où l’on venait de partout en foule, comme en pèlerinage. L’histoire souffrante et courageuse de sa vie, autant que sa belle intelligence, justifiaient l’admiration et le véritable culte dont on l’entourait. Elle était née en 1816, à Cassel, la neuvième de dix enfants, d’une famille de protestants français réfugiés au xviie siècle. Son père, baron, était premier ministre de l’Électeur Guillaume Ier de Hesse-Cassel. Milieu aristocratique, protestant et conservateur où son esprit, indépendant et réfléchi, se heurte à maints préjugés. La révolution de 1848 éveille en elle le goût de la prédication humanitaire et l’amour des idées généreuses ; blâmée par sa famille, elle part seule et gagne sa vie en travaillant à un institut d’éducation, fondé à Hambourg par les communistes ; elle crée et dirige une école rationaliste, jusqu’au jour où la police intervient et la chasse (1852) ; elle s’exile en Angleterre, et par des leçons et des travaux de traduction parvient à ne pas mourir de faim. Londres est alors le refuge des exilés de toute l’Europe : Kossuth et Pulszky, Mazzini et Orsini, Herzen et Ogareff, Louis Blanc et Ledru-Rollin, agitateurs et proscrits de tous pays et de toutes doctrines. Elle devient leur amie, leur consolatrice. Elle se fait l’éducatrice des deux filles d’Alexandre Herzen, puis, en 1882, vient se fixer définitivement en Italie avec la plus jeune, Olga Herzen, qui ne la quittera que onze ans plus tard, en 1873, pour épouser Gabriel Monod. Dès lors, elle vécut à Rome ou à Tarente, — ne s’absentant que pendant les mois d’été qu’elle passait à Versailles, dans la famille Monod. À Rome, elle se lia d’amitié avec Wagner, Liszt, Lenbach, Nietzsche, Garibaldi, Ibsen. Ses mémoires,[7] — publiés sous le titre de Mémoires d’une Idéaliste avec, comme suite, Le Soir de ma vie, — évoquent, en maintes pages, le souvenir des amités illustres qui peuplèrent sa vie. Nietzsche[8] l’appelait « chère amie qui m’êtes une sœur » et la prenait pour confidente de ses tristesses et de ses efforts.

R. Rolland fut aussitôt l’un des plus fidèles du salon de Mlle de Meysenbug. Il y vient chaque soir, causer musique ou art, écouter ses souvenirs ou lui jouer quelque fragment de Mozart, de Bach, de Beethoven. Il fit partie de sa vie. Il fut son familier. Entre eux, une intimité exquise s’établit dont on retrouve un écho dans plusieurs pages des Mémoires de Mahvida de Meysenbug. Même tout le chapitre XII du Soir de ma vie est consacré au jeune Français enthousiaste qui « réveillait en elle la jeunesse de la pensée et un intérêt intense pour tout ce qui est beau et poétique ». Nous avons là un portrait de R. Rolland pris sur le vif qu’il serait impardonnable de négliger.

« Ses dons musicaux ne furent pas seuls, à m’attirer vers ce jeune ami... Sur tous les autres terrains de la culture intellectuelle, il me semblait être dans son élément, aspirant toujours à un plus complet développement de lui-même... Chez ce jeune Français, je retrouvai ce même idéalisme, cette même hauteur d’aspirations, cette même intelligence profonde de toutes les grandes manifestations intellectuelles que j’ai déjà trouvées chez des hommes supérieurs de nationalité différente. Il était grand admirateur de Tolstoï ; il aimait Mozart, Bach, et par-dessus tout Beethoven... Il était dans l’enthousiasme de Wagner... À Rome il contemplait surtout les chefs-d’œuvre de la Renaissance, et sous l’influence de la grandiose nature du Midi s’épanouissait dans l’étude comme une fleur qui a trouvé son terrain propice... » (Le Soir de ma vie, pp. 309-310).

Mlle Malwida de Meysenbug eut sur R. Rolland une grande influence — moins artistique et intellectuelle que morale. Elle ne fut pour rien dans l’orientation de ses idées philosophiques ; mais elle fut sa confidente, son guide, son bon génie. R. Rolland lui-même, dans une lettre à Paul Seippel (op. cit., n° 196, p. 33) en a témoigné. « C’est par le raisonnement de son âme épurée, calme, sereine, toujours jeune, après avoir traversé tant de misères, de tristesses, de vilenies, qu’elle eut une action sur moi, comme sur tant d’autres. »

C’est de Rome que datent ses premiers essais de théâtre, pièces historiques, actions romaines ou drames italiens que Mlle Malwida de Meysenbug fut la première à connaître et à admirer. Plusieurs des sujets qu’il avait choisis et traités se rapportaient à cette période de la Renaissance italienne qu’il étudiait alors avec passion et qu’il connaissait mieux que tout autre. « Il était si pénétré de l’esprit de ce temps-là, dit Mlle de Meysenbug, la peinture par ses personnages le lui avait si bien révélé, qu’eux-mêmes semblaient revivre, pénétrer dans son imagination et agir ainsi qu’ils auraient pu le faire à cette époque. » Nous ne savons que les titres de ces pièces : Orsino, Les Baglioni, Le Siège de Mantoue, et cette Jeanne de Vienne, où il contait l’aventure douloureuse et tragique d’une femme séduite par le connétable de Montmorency, puis abandonnée. Enfin des sujets à titre antique tels que Niobé, Caligula et surtout un Empédocle,[9] drame philosophique dont les idées directrices se retrouveraient dans son opuscule inédit, Credo quia vernm, écrit à l’École Normale en 1888. Il fut question de jouer une ou deux de ces pièces à la Comédie-Française. Mounet-Sully, qui les avait lues, en était enthousiasmé. Applaudissements, éloges ou promesses font partie du théâtre et n’engagent personne, puisqu’ils ne prouvent rien. Autant en emporte le vent. Un conflit d’acteurs s’éleva dans les coulisses. Le Bargy et Silvain désapprouvaient le choix. Le drame fut sacrifié. L’oubli l’enveloppa. Mais il faut souhaiter qu’un jour R. Rolland recherche, dans le carton où ils dorment, ces drames italiens et, les réunissant en un volume, en fasse le digne pendant de ses Tragédies de la Foi.

Deux années pleines (1889-90 et 1890-91) passèrent : années de travail et de réflexion, années de recherches[10] dans les bibliothèques pour la mise au point de sa thèse sur l’histoire de l’Opéra avant Lulli et Scarlatti. R. Rolland voulut les couronner royalement par une visite à Bayreuth, où Mlle de Meysenbug le reçut elle-même dans le parc de Wahnfried. Elle n’était pas venue saluer Cosima Wagner, sa fidèle amie, depuis 1883, depuis que le maître de l’Anneau des Nibelungen s’était endormi dans la mort. Ils s’inclinèrent ensemble devant la tombe où repose la dépouille humaine du poète ; ils assistèrent ensemble à une représentation de Parsifal, puis ils se séparèrent. R. Rolland, dit Mlle de Meysenbug, avait voulu « clore ainsi ses belles années de jeunesse passées en Italie et recevoir ces impressions sublimes en quelque sorte comme une bénédiction, au seuil de l’âge viril, pour ses travaux projetés, ses luttes et ses déceptions presque certaines. »

De retour à Paris, R. Rolland commença le rude apprentissage de la vie. L’amitié de ses parents, qui s’étaient installés dans le quartier des Écoles, parvint seule à lui adoucir la dureté des heures et la tristesse de la solitude. Le travail de sa thèse l’absorbait, le concert ou quelques lectures étaient les seules distractions qu’il se permettait. Un an plus tard, en 1892, R. Rolland se maria, et obtint une mission en Italie (1892-93) pour achever sa thèse. Il revit Mlle de Meysenbug avec laquelle il n’avait cessé de correspondre. Depuis 1891, ils s’écrivaient chaque semaine et, jusqu’au 26 avril 1903, jour où Mlle de Meysenbug s’éteignit, heureuse, comme dans une fête, à l’âge de 85 ans et 6 mois, ses lettres apporteront à son jeune ami « cette bénédiction que la vieillesse donne à la jeunesse » et lui diront sans fin que l’art véritable et sincère est le salut dans la douloureuse beauté de la vie quotidienne.

C’est pendant ce nouveau séjour à Rome que R. Rolland conçut les grandes lignes de son roman ; c’est dans ce décor lumineux et chaud, où Olivier retrouve Grazia, que lui est apparu « le héros aux yeux et au cœur purs » qui devait être Jean-Christophe. Il vit au bas de l’Apennin, dont les monts abrupts s’enchaînent et se déroulent ainsi qu’une farandole, « la mer, la mer latine et sa lumière d’opale où dorment suspendues des volées de petites barques, aux ailes repliées. » Il se grisa de lumière, de cette lumière « sang du monde qui coule dans l’espace comme un fleuve de vie et s’infiltre jusqu’au fond de notre chair, lumière plus nécessaire à la vie que le pain. » Il parcourut « le Forum rouge au soleil couchant », il connut « la joie de l’âme et des yeux » et aima « le sourire de ce ciel latin qui baigne la laideur des plus humbles choses, qui fleurit les pierres des vieux murs et communique à la tristesse même son calme rayonnement » (La Nouvelle Journée, pp. 39 à 57.) Il prit des notes, il marqua les thèmes de sa partition, il en fixa le rythme, il fit le plan de son œuvre. « La symphonie s’organise, l’ombre s’éclaire. Sur le long ruban de route qui se déroule, se marquent par étapes les foyers lumineux qui seront à leur tour dans l’œuvre en création les noyaux des petits mondes planétaires..., les grandes lignes du tableau sont arrêtées. À présent, son visage surgit de l’aube incertaine. Tout se précise : l’harmonie des couleurs et les traits des figures... »

Ainsi R. Rolland dit comment Jean-Christophe crée une symphonie (La Nouvelle Journée, pp. 216-217.) Ainsi est née et a grandi l’œuvre elle-même. R. Rolland est musicien avant tout, mais un musicien qui se règle selon certaines disciplines très strictes et qui a appris, à l’école de Gabriel Monod et de Paul Guiraud, la valeur des faits et l’art précieux de les assembler, de les coordonner.

C’est à Rome même, dès 1893, que R. Rolland écrit déjà des passages entiers de Jean Christophe. Il a bâti patiemment son héros ; mais celui-ci ne s’est mis en route que lorsque son maître eût « reconnu pour lui la route jusqu’au bout. » Plusieurs chapitres de la Foire sur la Place datent de cette époque ; certains portraits ont été esquissés et dessinés, certains épisodes ont été fixés bien avant l’Aube ou le Matin. Et cet aveu, adressé aux Amis de Christophe dès 1909 (Dans la Maison, p. 17), n’a étonné que les timides aux idées toutes faites et les critiques à gages. Ceux-ci ont voulu voir dans Jean-Christophe un roman. Ce n’est pas davantage un poème. C’est la vie d’un homme. Et « la vie d’un homme ne s’enferme point dans le cadre d’une forme littéraire ». La couleur de couverture peut tromper les ignorants. Mais qu’il évoque la vie de Beethoven, de Michel-Ange, ou qu’il raconte la vie de Jean-Christophe, R. Rolland est et demeure historien. Il est le savant qui travaille d’après des données précises et exactes ; il est le critique attentif qui note avec lenteur, — certains diront avec une gaucherie de traducteur, — mais toujours avec une loyale et impeccable sincérité, détails intimes, événements minuscules, faits divers sans importance apparente, tout ce qui rapproché, entassé, combiné, doit servir à l’évocation parfaite de son personnage ; il s’interpose entre eux et lui ; il ne crée pas, il recrée.

Je n’en veux d’autre preuve que ces quelques lignes que j’extrais d’une lettre, datée de 1909. « Pour dire la vérité sur la façon dont je travaille, mon état d’esprit est toujours celui d’un musicien, non d’un peintre. Je conçois d’abord comme une nébuleuse l’impression musicale de l’ensemble de l’œuvre, puis les motifs principaux et surtout le ou les rythmes, non pas tant de la phrase isolée que de la suite des volumes dans l’ensemble, des chapitres dans le volume et des alinéas dans le chapitre. Je me rends très bien compte que c’est là une loi instinctive ; elle commande tout ce que j’écris. »

La vie universitaire va reprendre R. Rolland, l’absorber peut-être, au point qu’il ne pourra plus achever l’œuvre qu’il porte en lui, — et qu’il devra dire adieu à ses rêves les plus chers... Non ! Il n’est pas besoin d’avoir des loisirs et des journées libres pour écrire. Au contraire ! La gêne du métier quotidien sera l’aiguillon. Il se débattra, il luttera, mais il vaincra : ce sera la récompense. Il a beaucoup écrit déjà, mais il n’a encore publié qu’un petit article d’érudition historique : Le dernier procès de Louis de Berquin[11] — où l’on pourrait déjà découvrir le polémiste et le défenseur ardent des justes causes, — quand il est chargé, en 1893, d’un cours complémentaire d’histoire de l’art dans les lycées de Paris... C’était, pour sa santé fragile, un poste moins pénible que celui de professeur d’histoire au Lycée de Bourges, qu’on lui avait offert à son retour de l’École de Rome, mais aussi un poste d’attente. Pour le reposer de ces courses incessantes à travers les lycées parisiens, on le nommait, au début de 1895, professeur suppléant de morale à l’École J.-B. Say. Petits incidents universitaires, dont Olivier entretiendra parfois Jean Christophe, non sans amertume (Dans la Maison). Mais c’en est fini de cette incertitude. Il passait sa thèse en Sorbonne le 19 juin 1895 et était reçu docteur ès lettres, avec la mention « très honorable ». Le sujet qu’il avait choisi et qu’il avait mûri et documenté pendant ses séjours italiens, Les origines du théâtre lyrique moderne : Histoire de l’Opéra en Europe avant Lulli et Scarlatti,[12] affirmait victorieusement ses goûts pour la musique ; pour la première fois, une thèse en Sorbonne ne traitait ni d’histoire, ni de littérature, ni de philosophie, et montrait la place — inconnue ou méconnue — que la musique tenait réellement dans l’histoire générale.

À la rentrée des vacances, R. Rolland était chargé d’un cours complémentaire d’histoire de l’art à l’École Normale supérieure, le 21 octobre 1895 : peinture et sculpture, architecture, gravure semblaient seuls se partager l’honneur d’avoir un historien. La musique devait encore attendre quelques années pour obtenir, dans cet enseignement, droit officiel de vie et de cité.

C’est à l’École Normale que R. Rolland eut, dès 1895, comme élève de seconde année, Charles Péguy, futur fondateur et gérant des Cahiers de la Quinzaine. La camaraderie d’élève à professeur se changa très vite en une solide amitié. R. Rolland sera un des premiers auteurs qu’éditera Péguy dès 1898, dans les « Cahiers » antérieurs aux Cahiers de la Quinzaine ; celui-ci n’écrira pas un livre sans que la première édition n’en soit établie par les soins de celui-là.


Ses premiers Essais dramatiques (1898-1902) : Saint-Louis, — Aërt, — Les Loups.

Sa vie universitaire fixée, R. Rolland peut enfin s’abandonner à sa fièvre d’écrire. Voici longtemps qu’il rêvait d’une réforme du théâtre français ; il considérait les pièces qu’il avait composées en Italie comme des essais et ne voulait pas les publier. Enfin parut dans la Revue de Paris (mars-avril 1897), Saint-Louis,[13] poème dramatique en cinq actes, écrit dès 1894, dans la façon de Shakespeare. Les lecteurs de la revue ne semblent pas avoir beaucoup goûté ce drame de « l’exaltation religieuse » qui montre le saint Roi, triomphant de nombreux obstacles par la vertu de sa foi, puis mourant pieusement au pied de la montagne, du haut de laquelle ses soldats aperçoivent Jérusalem. Saint-Louis n’en demeure pas moins une date dans l’œuvre de R. Rolland, curieux d’abord, comme l’a fait remarquer Paul Souday (Temps, 23 avril 1913), « à titre de document psychologique », mais aussi comme essai de reconstitution historique. La pièce est plutôt destinée à être lue dans un fauteuil que jouée sur un théâtre. Les dialogues et les tirades en sont d’une belle langue souple et harmonieuse ; telle scène entre Rosalie de Brèves[14] et le Roi ou l’adieu de Saint-Louis mourant devant la « mer verdoyante et dorée qui voile, là-bas, dans le lointain brumeux, la douce terre de France » feraient grand effet au théâtre, si quelque directeur avait la curiosité de tenter l’expérience.

Shakespeare est son maître au théâtre.[15] « Malgré Tolstoï, malgré Wagner, me disait-il dans une lettre en 1909, Shakespeare est de tous les artistes celui que j’ai constamment préféré depuis l’enfance. Et si ses drames historiques ne sont pas la seule partie de son œuvre que j’aime, du moins ils ont eu l’influence la plus directe sur moi en m’ouvrant les horizons de ce monde artistique nouveau et en m’en présentant les modèles incomparables ».

Mais voici que la Revue d’Art dramatique se reconstitue, élargit son programme et inaugure, en novembre 1896, une nouvelle série ; R. Rolland fait partie de ses collaborateurs réguliers et c’est là qu’il publie ses premiers articles de critique et d’histoire musicale (La Passion à Salzbach"")[16] (n° de septembre 1898) et qu’il donne par fragments, de mars à mai 1898, sa nouvelle pièce Aërt[17] qui célèbre « l’exaltation nationale ». Comme le roi Saint-Louis, le jeune Aërt, fils d’un stathouder vaincu et massacré par ses ennemis, est un héros et, dans les dialogues d’Aërt avec Lia ou avec son vieux maître de philosophie, on pourrait relever telles ou telles phrases prophétiques sur la guerre ou la paix qui s’éclaireraient tragiquement, au souvenir des événements d’hier. Aërt, désespéré de n’avoir pu libérer la Hollande, se suicide : renoncement à l’action, sacrifice paradoxal d’un dilettante, a-t-on dit, appliquant à l’auteur certaines déclarations de son personnage (P. Souday, Temps, 23 avril 1913), mais on aurait pu tout aussi bien — et plus justement — choisir les dernières paroles à Lia. « Ô désert, où il faut vivre pour rester fort, pour garder ses pensées à l’abri de ce monde menteur et meurtrier ! Vie odieuse qui vous écrase, dès qu’elle vous sent désarmé ! Je ne suis pas encore vaincu... je ne veux plus d’amour : l’amour pourrit l’âme... je me ressaisis, je m’appartiens à moi-même, je suis seul enfin... Fini de la confiance, de la pitié, de la tendresse. Fini de tout ce qui est lâche et humain ! Seule ma volonté ! »

Est-ce un aveu médité ou une confession involontaire, qu’importe. En cette minute, R. Rolland parle, ici, par la bouche d’Aërt. Seule sa volonté lui permettra de vivre et de réaliser son œuvre. Il semble qu’il en fasse ici le serment et s’apprête à la lutte.

Aërt fut joué au théâtre de l’Œuvre le 3 mai 1898.

La distribution en était bien choisie avec MM. Ripert (Dirck), Hardy (le stathouder). Buisson (Claes), Damery (maître Trojane), d’Avançon (le médecin), Hérouin (Govert), Mlle Laparcerie (Aërt) et Mlle Mitzi-Dalti (Lia). Le succès ne fut pas très grand et Stoullig (Annales du Théâtre, tome 24, 1898, pp. 570-572) l’appréciait en ces termes sévères : « Naïve historiette dont je ne vous garantis pas l’absolue nouveauté, mais qui, à défaut d’originalité, ne manque pas de charme en ingénuité, simulée peut-être ; car je ne m’étonnerais pas que l’auteur ait mis là-dedans beaucoup plus de sympathie et d’allégorie que n’en a voulu voir le commun des spectateurs ».

Mais voici que, quelques jours plus tard, le 18 mai 1898, le même théâtre de l’Œuvre représentait une pièce en trois actes intitulée Morituri[18] et dont l’auteur n’était autre que R. Rolland, sous le pseudonyme de Saint-Just. Elle avait été écrite au lendemain d’Aërt, en mars 1898, en quinze jours, au milieu d’une fièvre joyeuse d’enthousiasme. C’est la première d’une série glorieuse sur la Révolution française qu’il rêvait d’offrir et de dédier au peuple de Paris — et de voir jouer sur un vrai Théâtre du Peuple. Il s’était souvenu du Comité de Salut Public projetant, par le décret du 20 ventôse an II, d’instituer un Théâtre du Peuple destiné à « célébrer les principaux événements de la Révolution française. » (Théâtre de la Révolution, préface). Romain Rolland était épris, depuis son enfance, des grands souvenirs de 89, il avait lu les fragments de journal où son arrière-grand-père, J.-B. Boniard avait conté, en ce style exalté de l’époque, la prise de la Bastille et le retour victorieux du peuple sur la place de l’Hôtel-de-Ville ; il avait lu aussi ces notes si vivantes recueillies par le docteur Edme-François Bordet, et dont il trouva le manuscrit, jauni et vieillot, dans les papiers de son grand-père Edme Courot, ancien président de la Société scientifique et artistique de Clamecy. Il avait entendu tout jeune des récits de cette époque frémissante. N’y avait-il pas là une « Iliade de la nation française » dont il pouvait rêver d’être le poète dramatique ? La matière était riche et nouvelle. Il donnerait là « le spectacle d’une convulsion de la nature, d’une tempête sociale, depuis l’instant oià les premières vagues se soulèvent du fond de l’océan jusqu’au moment où elles semblent de nouveau y rentrer et où le calme retombe lentement sur la mer. »

Le projet est immense, mais il mérite que R. Rolland tente de le réaliser. En quelques mois il ébauche ses sujets : une dizaine suffiront pour embrasser ces quelques années. Sans tarder, il se met à les écrire. Il publie Morituri, sous leur titre nouveau : Les Loups, avec cet épigraphe « Homo homini lupus » et, tandis qu’il en corrige les épreuves, il écrit, en novembre 1898, les trois actes de Danton[19] qui paraîtront, un an plus tard (déc. 1899, janv.-fév. 1900) en trois fragments à la Revue d’Art dramatique. Puis il aborde l’histoire des Girondins proscrits dans le Triomphe de la Raison, et donne, avec le 14 Juillet, action populaire en trois actes, une large fresque de la première grande journée qui symbolise la Révolution.[20] À ces quatre pièces, provisoirement du moins, il limite ce Théâtre de la Révolution, se réservant de reprendre un jour ses notes et ses plans ébauchés. « Le 14 Juillet en était la première page et Danton le centre, la crise décisive, où fléchit la raison des chefs de la Révolution et où leur foi est sacrifiée à leurs ressentiments. Dans Les Loups où est peinte la Révolution aux armées, dans Le Triomphe de la Raisonelle traverse les provinces à la recherche des Girondins proscrits, elle se dévore elle-même. » (Théâtre de la Révolution, préface, p. VI).

Mais il ne suffisait pas d’écrire des pièces ; pour qu’elles vivent, il fallait qu’elles fussent jouées. Saint-Louis était demeuré enfoui dans le silence de la revue qui lui avait accordé son hospitalité ; Aërt, au Théâtre de l’Œuvre, n’avait eu qu’un succès très bref de curiosité. En revanche, Morituri avait bénéficié des allusions, que l’on crut y deviner, au double procès qui passionnait alors l’opinion publique : le récit d’une erreur judiciaire sous la Révolution, était, dit A. -Ferdinand Hérold (Mercure de France, juillet 1898, p. 267) « un drame rapide et sobre et fort bien conduit », qui, en réalité, ne devait rien aux événements politiques du jour. L’interprétation en avait été remarquable : à côté de Dalmoye qui avait créé un beau type du commandant Verrat, il y avait Bourrion (J.-B. Quesnel), Lafargue (Teulier), Luxeuil (commandant d’Oyron), Herouin (Chapelat), d’Avançon (Buquet), Bauduit (Vidalot), Daillard (Jean Amable) et Buisson (l’aubergiste). Mais la salle était houleuse, des tempêtes de cris : « à bas..., vive..., » s’entrecroisaient à chaque réplique et donnèrent de la première de Morituri l’aspect brutal et troublé d’une réunion électorale.

Ces deux tentatives sans lendemain démontrèrent à R. Rolland l’impossibilité de jouer à Paris d’autres pièces que des pièces parisiennes : artistes cabotins, qui n’en voulaient faire qu’à leur caprice et n’admettaient aucun conseil, directeurs de théâtre, imbus de leurs idées de plaire au public et toujours retranchés derrière leur ignorance prétentieuse, critiques indifférents ou veules, ennemis de toute innovation qui troublerait leurs habitudes saintes et dépasserait peut-être leur entendement.


Le Théâtre du Peuple

C’est pour lutter contre cet état d’esprit lamentable qu’un certain nombre de jeunes écrivains, Maurice Pottecher, Gabriel Trarieux, Louis Lumet, R. Rolland, sous les auspices de la Revue d’Art dramatique et de son actif directeur, Lucien Besnard, prirent l’initiative de renouer la tradition interrompue de la Révolution et de fonder un théâtre du peuple. En mars 1899, fut lancée une circulaire, « pour provoquer la réunion d’un congrès international de théâtre populaire, » véritable discours-manifeste qui, après vingt ans, garde encore aujourd’hui toute sa valeur et toute son actualité. (Publiée en appendice dans le Théâtre du Peuple, p. 187.)

« L’art est en proie à l’égoïsme et à l’anarchie. Un petit nombre d’hommes en ont fait leur privilège et en tiennent le peuple écarté. La partie la plus nombreuse et la plus vivante de la nation n’a point d’expression dans l’art. Il n’y a d’art que pour les blasés. ...Pour le salut de l’art, il faut l’arracher aux privilèges absurdes qui l’étouffent et lui ouvrir les portes de la vie. Il faut que tous les hommes y soient admis. Il faut enfin donner une voix aux peuples et fonder le théâtre de tous, où l’eÊfort de tous travaille à la joie de tous... Nous appelons à nous tous ceux qui se font de l’art un idéal humain et de la vie un idéal fraternel, — tous ceux qui ne veulent point séparer le rêve de l’action, le vrai du beau, le peuple de l’élite. Qu’on ne s’y trompe pas : il ne s’agit pas d’une tentative littéraire. C’est une question de vie ou de mort pour l’art et pour le peuple. Car si l’art ne s’ouvre pas au peuple, il est condamné à disparaître ; et si le peuple ne trouve pas le chemin de l’art, l’humanité abdique ses destinées ».

R. Rolland alors se voua tout entier à la défense de cette œuvre et de ceéte idée. Il multiplia ses appels dans les revues pour affirmer sa foi. Déjà, à côté de lui, Maurice Pottecher maintenait, depuis 1895, son Théâtre du Peuple[21] à Bussang, dans les Vosges, et bientôt, à son imitation, René Morax allait créer, en Suisse, à Mézières, le théâtre populaire du Jorat (mai 1908). En attendant que le théâtre du peuple fût constitué et solidement organisé, Romain Rolland faisait jouer, le 21 juin 1899, au Théâtre de l’Œuvre, le Triomphe de la Raison,[22] dont les belles tirades semblaient avoir été recueillies aux séances mêmes des Clubs révolutionnaires ; Stoullig (Annales du Théâtre, t. 25, 1899, pp. 375-376) se plaignit que l’œuvre eut peu de rapport avec le théâtre, et affirma que l’auteur était admirablement doué seulement comme écrivain et comme orateur ; mais une scène, entre toutes dramatique (Acte I, scène 3), réunissait les éloges de chacun : celle où les députés girondins, mis hors la loi et contraints de se cacher, voient défiler le cortège funèbre de Marat, dont on porte le corps au Panthéon, tandis que l’orchestre, dirigé par M. Tiersot, jouait la curieuse Marche lugubre de Gossec. Les acteurs avaient bien défendu la pièce :[23] Mitrecey (Antoine-Hugot-Cranville), Pollet (Guillaume Faber), Luxeuil (Adam Lux), Charny (Scevola Haubourdin), Damery (marquis de Maillé), Desauby (Anaxagore Poulet-Ruault), Avernès (un royaliste), Mlle Delvayr (la modiste Fossette) et Mlle Laincette (la Raison).

Danton[24] était donné, l’année suivante, au Nouveau Théâtre, par le Cercle des Escholiers, le 29 décembre 1900 et le lendemain dimanche, 30 décembre, au Théâtre Civique de Louis Lumet, au bénéfice des Tullistes de Calais ; un discours de Jaurès présentait l’œuvre au peuple de Paris. Une petite comédie en un acte de Mlle Paule Évian, intitulée : Indiscrétion, servait de lever de rideau. La distribution était excellente et digne de tous éloges, avec H. Burguet (Robespierre), Henri Perrin (Danton), Seruzier (Vadier), Capellani (Camille Desmoulins), Georges Barrias (Saint-Just), Bauer-Valin (Billaud-Varennes), Robert Liser (le président Hermann), Carlo (général Westerman), H. Lamothe (Hérault de Séchelles), A. Schneider (Fabre d’Églantines), Daniel (Philippeau) , Gavary-Charpenel (Fouquier-Tinville), Mlles Andral (Mme Duplay), Marie Marcilly (Lucile Desmoulins) et Blanche Toutain (Éléonore Duplay). Ce fut un beau succès pour la troupe des Escholiers ; mais si l’on goûta beaucoup le 1er et le 3e actes, pleins de vie et de force, on se montra sévère pour le second acte « rempli de discussions purement philosophiques. » (c. r. non signé de la Petite République, n° du 31 décembre 1900). Le discours de Jaurès — malheureusement non recueilli par les journaux — avait rehaussé l’éclat de cette soirée et R. Rolland s’est plu à l’évoquer, dans un article anniversaire de la mort du tribun.[25] C’est un des portraits les plus vivants que l’on ait du grand orateur : on le voit « sur l’estrade, allant de long en large, les bras derrière le dos, à pas lourds comme un ours », et On l’entend lançant « à la foule de sa voix monotone et cuivrée... de ces mots martelés qui... par toute la salle, faisaient bondir l’âme de tout un peuple uni dans la même émotion » (Au-dessus de la Mêlée, p. 152.)

Théâtres de fortune en des quartiers lointains, représentations rares et étriquées, critiques absents. Il fallait être joué sur une scène du boulevard pour qu’une pièce fît quelque bruit. Justement Gémier venait de sous-louer le théâtre de la Renaissance pour y donner une série de pièces nouvelles. Une pièce russe de Soukhovo-Kobiline, accompagnée du Portefeuille d’Octave Mirbeau, tenait encore l’affiche, quand commencèrent les répétitions du 14-Juillet, que Gémier monta avec le plus grand soin : la distribution était parfaite. À côté de Gémier qui faisait Hoche, il y avait Beaulieu (Marat), Capellani (Camille Desmoulins), Lenormant (de Vintimille), Fredal (de Launay), Godeau (Robespierre), Baudoin (Gouchon), Mosnier (de Flue), Berthier (l’invalide Briquart), Maxence (l’homme en faction), Jarrier (un crocheteur) ; Andrée Megard (la Contât), Heller (Lucile Desmoulins). La première, avec musique de scène de Tiersot, eut lieu le 21 mars 1902 et la presse fut presque unanime à joindre ses éloges aux applaudissements du public : on admira sans réserve l’animation du Palais-Royal au premier acte, dans un beau décor brossé par Brandt et Rabuteau, — l’éveil saisissant de Paris, rue Saint-Antoine, au second acte, et l’invasion du peuple à la Bastille, au troisième acte. Le héros de la pièce était ce personnage multiple, le peuple de Paris, auquel R. Rolland d’ailleurs avait dédié son œuvre (cf. c. r. de A. -F. Hérold, Mercure de France, t. 42, mai 1902, pp. 512-513 et surtout l’article de Eugène Morel, Revue d’art dramatique, 1902, pp. 100-107, qui donne des extraits importants des chroniqueurs et feuilletonnistes : Larroumet, L. Mühlfeld, Paul Fiat, E. Faguet, Catulle Mendès). Vingt-neuf représentations n’en épuisèrent pas le succès, mais des difficultés matérielles, des engagements antérieurs arrêtèrent la pièce au milieu d’avril. L’œuvre était vivante, alerte, humaine, et non pas simplement une « expressive et pittoresque reconstitution », comme la qualifiait Stoullig (Annales du Théâtre, tome XXVIII, 1902, pp. 395-397).

Tentative dernière qui démontrait, une fois de plus, l’impossibilité de faire accueillir des pièces conçues en dehors de nos conventions bourgeoises et de nos principes surannés. Ces drames, R. Rolland les réunira en volume, sept ans plus tard, en 1909, sous le titre de Théâtre de la Révolution.[26] Dans leur forme isolée, ils n’en gardent pas moins leur intérêt propre et entier : l’action est dégagée de toute intrigue romanesque qui pourrait l’encombrer et la rapetisser ; les intérêts politiques ou sociaux y sont mis en pleine lumière ; le peuple se mêle à la pièce, l’arrête, la dirige et devient lui-même acteur à la voix innombrable. Ces quatre pièces sont des actes détachés d’un grand drame : la Révolution. L’œuvre est interrompue, mais non abandonnée. Comme dans ces longues marches en avant des peuples et des générations, il faut savoir se reposer à temps et, enveloppant d’un même regard la route déjà parcourue, si petite derrière soi, comparée à l’étendue des routes prochaines, se ressaisir pour repartir plus fort, plus invincible vers le but et vers l’aube.

Il n’y a que les faibles qui se découragent d’un insuccès et s’endorment, rêveurs, sur la tâche commencée. Plus d’une fois encore, R. Rolland se servira de cette forme si vivante de la pièce de théâtre pour exprimer ses idées ou protester contre une injustice — et aussi pour évoquer, de façon plus concrète et plus vraie, tel épisode d’histoire ou telle scène dont il aura connu et étudié les personnages au cours de ses recherches érudites.

Je devance ainsi le cours des années et m’en excuse ; mais ces rapprochements, que la logique impose, sont nécessaires à la clarté de sa vie.

C’est de 1902 que date le drame « dédié à la civilisation » qui, sous le titre de : Le Temps viendra,[27] met en cause les événements anglais du Transvaal. Œuvre tragique et courageuse qui est une protestation loyale contre un crime et un appel à l’humanité. Puis, en 1904 et en 1905, deux pièces historiques, dont l’action se passe au grand siècle : La Montespan,[28] trois actes, et les Trois Amoureuses,[29] pièce en trois actes, qui met en scène, en 1665, Madame Henriette-Françoise de Gueméné et Antoinette de Beuvron. Délassements d’artiste qui se repose de sa lourde tâche, en se donnant à soi-même un spectacle dans un fauteuil.

Mais avant de clore à la dernière page cette période héroïque de sa vie, où il avait lutté, vainement d’ailleurs, pour créer un théâtre du peuple, R. Rolland, évoquant ses rêves, ses longs efforts, ses déceptions, voulut en fixer le souvenir. Ses articles publiés à la Revue d’Art dramatique[30] devinrent le point de départ d’un livre enthousiaste et sincère qu’il nomma le Théâtre du Peuple,[31] violent réquisitoire contre la tragédie classique, le drame romantique et le théâtre bourgeois, plaidoyer généreux pour le théâtre nouveau, plus humain, plus fraternel, d’où doit éclore le bonheur et ressusciter la vie. Il dénonçait certaines tentatives « prétentieuses qui... tentent de s’emparer du beau nom de Théâtre du Peuple pour le dénaturer... Le Théâtre du Peuple n’est pas un article de mode et un jeu de dilettantes. C’est l’expression impérieuse d’une société nouvelle, sa pensée et sa voix... Il s’agit de fonder un art nouveau pour un monde nouveau... La vie ne peut être liée à la mort. Or, l’art du passé est plus qu’aux trois quarts mort... Ne tremblez pas autour de vos Louvres et de vos bibliothèques dans la crainte de les perdre. Regardez moins derrière vous et davantage devant... Ayez le courage de vivre et de mourir... sans attacher l’avenir au cadavre des siècles morts : ce qui a été, a été ; et nous cherchons en vain à en réchauffer l’ombre... Puisse l’art populaire s’élever sur les ruines du passé ! »

Il y avait dans ce plaidoyer une ardeur si juvénile, une assurance si sincère, que certains, craignant de se laisser convaincre, crièrent au scandale et prétendirent que ce n’était là, à tout prendre, que belles et sonores phrases de rhétorique. L’argument était trop facile pour être pris au sérieux. Peut-être, par endroits, pourrait-on découvrir quelque épithète audacieuse, quelque comparaison neuve, mais trop brutale. Mais est-ce que l’on a le loisir de polir son style quand on est emporté par le flot de ses idées ? et ne vaut-il pas mieux cent fois, pour la démonstration de ces vérités, des apostrophes nerveuses, des phrases hachées, courtes, brutales et incisives comme des sentences, que des périodes solennelles et guindées, aux mots vides de sens ? La création d’un théâtre du peuple se heurte à tant de difficultés et violente tant de préjugés que le temps seul peut gagner la victoire. Une édition du Théâtre du Peuple aux Cahiers de la Quinzaine (novembre 1903), bientôt suivie d’une réimpression à la Librairie Hachette (1904), furent assez vite épuisées pour que, moins de dix ans plus tard, en janvier 1913, R. Rolland consentît à le republier, en ajoutant ce sous titre : Essai d’esthétique d’un théâtre nouveau[32] et en le faisant précéder d’une préface. Le style de celle-ci en est moins prophétique, plus assagi ; mais la confiance reste la même, en « un art mâle et robuste, exprimant la vie collective et préparant, provoquant la résurrection d’une race ». Certes, il sait « qu’un art du peuple ne fleurit pas aisément d’une vieille terre, dont le peuple s’est laissé peu à peu conquérir par les classes bourgeoises » ; mais il a Confiance que le peuple va se réveiller et mériter ce théâtre qui sera le sien. L’heure est proche : « autour du camp l’ennemi rôde. Et c’est justement l’heure où, dans l’aube qui pointe, les clairons sonnent la diane. »


Les Vies des hommes illustres : Beethoven et Michel Ange


L’ouragan de l’affaire Dreyfus avait bouleversé la France. R. Rolland en avait souffert, mais il ne s’était pas « passionné pour cette cause jusqu’à la frénésie comme des milliers de Français, sur qui, pendant sept ans, passa le vent furieux de cette sainte hystérie » (Dans la Maison, p. 65). Époque angoissante et trouble. Dans un vibrant article de la Revue d’Art dramatique (juillet 1900) intitulé le « Poison Idéaliste »[33] et dédié « à Charles Péguy et à ses Cahiers pour l’œuvre d’assainissement public qu’ils accomplissent », il jeta un cri d’alarme. Il dénonçait « l’affaissement général et subit des volontés, l’abdication de l’intelligence et un sentimentalisme d’adolescents vieillots » ; il disait « l’approche de la terrible crise morale et sociale qui commence à soulever le sol convulsionné et l’impuissance peureuse d’êtres débiles et incertains à la veille de la débâcle. » Le danger grandit et menace. « Il n’y a qu’un remède : la vérité. Il faut voir la vie comme elle est et le dire. Idéalistes, réalistes, tous ont le même devoir : prendre pour base l’observation réelle, les faits réels, les sentiments réels... Que l’artiste ose regarder la réalité en face pour la peindre. » Il répétait que l’on étouffe dans « une atmosphère pseudo-héroïque » et, dans un noble élan, il concluait « je me défie des mots à majuscule : Homme, Art, Nature, Âme. Décapitons ces idoles... Guerre au mensonge ! »

L’appel ne fut accueilli que de quelques fidèles. Mais déjà se devine, en ces accents, la parole ferme et loyale de Jean-Christophe ; et déjà l’on entend la voix vengeresse de celui qui va écrire la vie de Beethoven et la vie de Michel Ange. Alors les amis, les admirateurs deviendront légion. À chaque grande crise de la France, R. Rolland répétera : « Il n’y a qu’un remède : la vérité... guerre au mensonge ! » Un jour vint où ses adorateurs brûlèrent ce qu’ils avaient adoré. L’homme était pourtant resté le même, — mais les événements avaient changé.

Son Théâtre de la Révolution n’avait pas obtenu le succès qu’il était en droit d’espérer — et cependant il a confiance. C’est alors que pour ranimer « la foi des hommes dans la vie et dans l’homme » pour soutenir notre courage un instant défaillant, R. Rolland nous offre, comme exemple et comme leçon, la vie des héros. Oppressé par des soucis domestiques, déchiré dans son idéal, brisé dans ses rêves, il apprend et veut nous apprendre à écouter la voix des hommes illustres, à lire « dans leurs yeux, dans l’histoire de leur vie, que jamais la vie n’est plus grande, plus féconde — et plus heureuse — que dans la peine. » C’est son Beethoven, précédé de son admirable préface : « cri de douleur jeté dans un sursaut d’espoir, cri de misère gonflé de fraternelle humanité » Le monde étouffe. Rouvrons les fenêtres. Faisons rentrer l’air libre. Respirons le souffle des héros ». Est-il rien de plus noble et de plus consolant que ces pages, aux phrases hachées et fiévreuses, courtes comme des sanglots et prophétiques. Les hommes sont séparés les uns des autres. « Ils appellent au secours un ami. C’est pour leur venir en aide que j’entreprends de grouper autour d’eux les Amis héroïques, les grandes âmes qui souffrirent pour le bien. Ces Vies des Hommes illustres ne s’adressent pas à l’orgueil des ambitieux ; elles sont dédiées aux malheureux. Et qui ne l’est pas au fond ? À ceux qui souffrent, offrons le baume de la souffrance sacrée... Qu’ils ne se plaignent donc pas trop ceux qui sont malheureux, les meilleurs de l’humanité sont avec eux. Nourrissons-nous de leur vaillance et, si nous sommes trop faibles, reposons un instant notre tête sur leurs genoux. Ils nous consoleront. »

Quels sont ces amis que R. Rolland entreprend de grouper autour de nous ? C’est François Millet, pauvre et méconnu, victime des marchands de tableaux ; c’est Hoche, le guerrier vertueux, symbole du soldat révolutionnaire ; c’est Garibaldi, le héros de l’indépendance italienne ; c’est Thomas Paine, le glorieux révolutionnaire anglais ; c’est Schiller, le romantique et l’ami de la liberté ; c’est Mazzini, le patriote italien.[34]

Tous sont des héros, c’est-à-dire ceux qui furent grands par le cœur et non pas ceux qui ont seulement triomphé par la pensée ou par la force. Leur vie à tous « presque toujours, fut un long martyre. Soit qu’un tragique destin ait voulu forger leur âme sur l’enclume de la douleur physique et morale, de la misère et de la maladie, soit que leur vie ait été ravagée et leur cœur déchiré par la vue des souffrances et des hontes sans nom dont leurs frères étaient torturés , ils ont mangé le pain quotidien de l’épreuve ».

En tête de cette légion héroïque, R. Rolland donne la place « au fort et pur Beethoven ». C’est à la fin de janvier 1903 que parut[35] un petit livre de 92 pages, 43 pages de texte et 50 de documents, — testament et lettre — et bibliographie, d’impression nette et serrée, papier jaunâtre et solide, pareil à la toile de lin que tissaient jadis les grand’mères en bonnet, couverture vert clair, avec la firme étagée sur trois lignes inégales : « Cahiers de la Quinzaine, — paraissant vingt fois par an — Paris — 8, Rue de la Sorbonne, au rez-de-chaussée. » — De rares articles de journaux signalèrent ce livre : simples annonces, qui disaient : « vient de paraître » ; mais voici que de partout des amis inconnus se levèrent. Comme les Cahiers de Péguy ne se montraient à l’étalage d’aucun libraire, ces inconnus vinrent et achetèrent ce petit livre, cette vie d’un héros consolateur.

Ce fut, a dit Charles Péguy (Notre Jeunesse, p. 113) « infiniment plus qu’un commencement de fortune littéraire, une révélation morale, soudaine, un pressentiment dévoilé, révélé, la révélation, l’éclatement, la soudaine communication d’une grande fortune morale ».

En quelques semaines, l’édition fut épuisée. Une autre suivit, puis une autre encore ; les éditions se succédèrent. R. Rolland, à travers Beethoven, avait touché le cœur de milliers et de milliers de lecteurs inconnus.

C’est que Beethoven « est bien davantage que le premier des musiciens. Il est la force la plus héroïque de l’art moderne. Il est le plus grand et le meilleur ami de ceux qui souffrent et qui luttent. » (Beethoven, p. 52). Mais peut-on extraire des pages de cette œuvre, qui est le modèle même de la biographie exacte, vivante et passionnée ? Une nouvelle édition de Beethoven, à la librairie Hachette, puis une édition illustrée de luxe, chez Eugène Pelletan, attestent le juste succès de l’œuvre, sans parvenir à l’épuiser. Tant que des malheureux et des souffrants liront ce récit tragique, R. Rolland peut être certain de posséder des amis qui ne le trahiront pas.

Beethoven était la première « vie héroïque » publiée en France par Romain Rolland. Mais quelques semaines auparavant, au début de décembre 1902, il avait publié — en Angleterre — une biographie en anglais de François Millet.[36] Elle est inconnue en France ; aucune bibliothèque ne la possède ; et R. Rolland a promis d’en offrir un jour une version française : il se doit de ne pas oublier sa promesse.

Puis ce fut la Vie de Michel Ange[37] dont « l’achevé d’écrire » porte la date du 5 octobre 1905. Malgré l’écart des dates, je veux rapprocher ici ces deux vies d’hommes illustres parce qu’elles se font pendant. R. Rolland achève d’écrire Michel Ange, dans la semaine même où il commence de corriger les épreuves du tome III de Jean-Christophe : l’Adolescent. Et l’on peut dire que les trois premiers volumes : l’Aube, le Matin et l’Adolescent se placent d’eux-mêmes sous l’invocation de Beethoven, tandis que Michel Ange, « l’homme en proie au génie », guide et précède Jean-Christophe malheureux, aux prises avec la vie, avec la foi, avec les hommes.

Michel Ange, « un des vainqueurs du monde », nous donne, par son destin tragique et son génie torturé, la plus grande image « d’une souffrance innée qui vient du fond de l’être, qui le ronge sans relâche et qui ne le quittera pas avant de l’avoir détruit ». Lutte de Michel- Ange contre lui-même, ses indécisions, sa solitude, ses maladies perpétuelles ; lutte contre ses rivaux. Bramante ou Raphaël, contre sa famille qui l’exploite, contre le pape qui veut le domestiquer ; sa solitude privée d’amour comme d’amitié ; son désespoir après la reprise de Florence par les Médicis ; sa foi chrétienne méprisant les honneurs, le monde et la gloire, jusqu’à l’abdication dernière, sa mort... « dernier jour de sa vie, premier jour dans le royaume de la paix. »

Mais, dira-t-on, Beethoven, Michel Ange sont des génies, en dehors et au-dessus des hommes. Non, car leur souffrance les remet au niveau de leurs frères. R. Rolland a prévu l’objection quand il dit (Michel Ange, p. 10) « Je n’élève point des statues de héros inaccessibles. Je hais l’idéalisme couard qui détourne les yeux des misères de la vie et des faiblesses de l’âme. Il faut le dire à un peuple trop sensible aux illusions décevantes des paroles sonores : le mensonge héroïque est une lâcheté. Il n’y a qu’un héroïsme au monde, c’est de voir le monde tel qu’il est, — et de l’aimer. »

Ces héros, ces hommes illustres nous sont de très doux amis. Loin d’accroître notre quotidienne douleur du poids de leur propre douleur, ils nous aident à voir, d’un regard plus calme, les hommes et les choses, à nous laver l’âme des souillures, à fortifier notre cœur anémique ; et quand nous aurons clos le livre à la dernière page, quand nous aurons, en pensée, souffert les deuils et les souffrances de ces héros, nous ne gémirons plus comme des enfants, sur nos maigres chagrins ; nous serons forts, dignes et trempés pour le combat.

Bien qu’un rapprochement soit toujours un peu arbitraire et puisse sembler un artifice littéraire, je ne puis songer à ces Vies des hommes illustres qu’a entrepris d’écrire Romain Rolland, sans évoquer le souvenir de Plutarque. Il y a plus qu’une similitude de titres ; il y a ce passage de la Vie de Timoléon, où Plutarque nous explique pourquoi il a écrit son livre : « C’est d’abord pour les autres que j’ai entrepris d’écrire des biographies, mais j’ai bientôt commencé à y prendre plaisir et à en jouir moi-même ; tout en regardant comme dans un miroir les vies illustres que j’avais décrites je me suis efforcé, autant que possible, de régler ma vie d’après celle de mes héros. Ainsi, en nous familiarisant avec l’histoire, nous nous formons nous-mêmes, nous nourrissons notre esprit des actes de vertu et d’héroïsme, si bien que, lorsque la société, à laquelle nous nous trouvons nécessairement mêlés, nous présente des spectacles bas et ignobles, nous les chassons de notre esprit en fixant nos regards avec calme et sérénité sur quelques-uns de ces grands modèles. »

D’autres biographies viendront à leur date, les unes plus courtes comme celle d’Hugo Wolf (Musiciens d’aujourd’hui, p. 144), un de ces héros « qui meurent peu à peu, qui se survivent à eux-mêmes, qui assistent lentement à la ruine, pièce à pièce, de leur âme, » HugO Wolf, mort fou à trente-sept ans, après avoir subi toutes les lâchetés, les haines, les moqueries ; — les autres plus touffues, plus amples, comme celle de Haendel ou de Tolstoï. D’autres sont annoncées[38] comme celle de Giuseppe Mazzini, le patriote italien, qu’avait connu Mlle de Meysenbug dans son exil en Angleterre. R. Rolland avait enfin promis au regretté fondateur des Cahiers hivernais et du Centre, Paul Cornu, une Vie de Vauban, ce petit gentilhomme « morvandiot », devenu par son seul génie grand-maître de l’artillerie et maréchal de France ; défendant la vie de ses soldats jusqu’à se laisser accuser de lâcheté ; revendiquant l’égalité de l’impôt pour tous les habitants de France ; et, pour prix de ses services et rançon de son dévouement, disgracié de la cour, attaqué, calomnié, poursuivi et mourant seul, de tristesse et de désespoir, tandis que le bourreau mettait son livre de la Dîme royale au pilori. Olivier (Dans la Maison, p. 49) évoque avec émotion celui qu’il nomme son a pays le vieux Vauban aux yeux bleus ». Ces vies illustres fournissent de nobles et hautes leçons de morale et d’héroïsme. R. Rolland aura à cœur de ne pas oublier qu’il se doit de les écrire.


R. Rolland professeur, critique et historien musical


Cependant R. Rolland, dont l’existence matérielle est assurée, s’absorbe de plus en plus dans la musique et l’histoire musicale. La Revue de Paris[39] l’a accueilli, depuis 1899, comme critique musical[40] et publie ses beaux articles sur don Lorenzo Perosi, sur Richard Strauss, Jean Kuhnau, Vincent d’Indy, C. Saint-Saëns, Gluck, Lulli, Berlioz, etc. En même temps, la Revue d’Art dramatique, reconstituée en novembre 1896, donne, à côté de ses premières pièces de théâtre (Aërt, le Triomphe de la Raison, etc.), ses articles techniques ou critiques sur la Passion à Salzbach, sur les Oratorios de don Lorenzo Perosi, sur le Feuersnot de Richard Strauss, sur Mozart. La Revue se transforme à nouveau en 1901, et, sous le titre l’Art dramatique et musical, laisse désormais une part plus grande à la musique, si souvent mise à l’écart. Les efforts de R. Rolland ne sont pas étrangers à cette rénovation : les travaux des historiens et des esthéticiens français de la musique étaient inconnus ou dédaignés ; les essais dispersés s’ignoraient même les uns les autres. Ils se coordonnèrent enfin, en juillet 1900, au premier Congrès international de musique, tenu à Paris, lors de l’Exposition universelle ; l’activité de R. Rolland, secrétaire général du Congrès,[41] son savoir, sa bonne volonté, furent plus efficaces pour la musique que vingt articles ou manifestes. Il y eut encore des tâtonnements inévitables, mais la victoire était gagnée. Le cours d’Histoire de l’Art, qu’il professait à l’École Normale,[42] comprit dès lors quelques leçons sur l’Histoire de la Musique. En 1903, lors de la réforme de l’École Normale, lorsque celle-ci transporta en Sorbonne ses élèves et ses professeurs, son cours d’Histoire de l’Art se spécialisa et devint cours d’Histoire de la Musique.[43] C’était le juste couronnement de ses efforts : la musique s’échappait de l’exil et du dédain où on l’avait emprisonnée et obtenait droit de cité, droit de vie et la reconnaissance officielle de ses lettres de noblesse.

Mais deux événements y avaient, par à côté, puissamment contribué ! La fondation, en janvier 1901, de la Revue Musicale,[44] par Pierre Aubry, Jules Combarieu, Maurice Emmanuel, Louis Laloy et R. Rolland, et l’inauguration à l’École des Hautes Études Sociales, le 2 mai 1902, d’une École de Musique, dont la direction était confiée à R. Rolland. Son discours d’ouverture,[45] « De la place de la Musique dans l’Histoire générale », lui tint lieu de manifeste et de plaidoirie : il montrait l’importance de l’histoire de la musique dans l’ensemble de l’évolution de l’esprit humain et revendiquait pour elle la place qui lui était jusqu’alors refusée, en France, dans l’histoire générale ; il disait combien « elle se plie aux caractères de tous les peuples et de tous les temps... Elle s’adapte à toutes les conditions de la société... art de cour galante et poétique sous François Ier et Charles IX ; art de foi et de combat sous la Réforme ; art d’apparat et d’orgueil princier sous Louis XIV ; elle devient, aux approches de la Révolution, l’expression lyrique de personnalités révolutionnaires ; elle sera la voix des sociétés démocratiques de l’avenir comme elle fut celle des sociétés aristocratiques du passé. » C’est dans la musique que, souvent, aux époques inquiètes, l’humanité a mis son besoin éternel de bonheur. L’art ne meurt pas. « La lumière ne cesse pas de brûler ; seulement elle se déplace, elle va d’un art à l’autre comme d’un peuple à l’autre. » Aussi l’on ne peut isoler un art sans constater aussitôt des silences et des arrêts de vie. Les arts influent les uns sur les autres ; ils se pénètrent mutuellement ou ils en arrivent à se prolonger hors de leurs limites dans celles de l’art voisin. C’est une des idées qui sont le plus chères à R. Rolland et qu’il s’est efforcé, à maintes reprises, d’exposer et de justifier, dans ses cours en Sorbonne ou ses conférences de l’École des Hautes Études Sociales :[46] montrer l’histoire des rapports de la musique avec la vie intellectuelle et morale d’un peuple, faire en somme l’histoire comparée des arts et de la littérature. De ses cours naîtront, peu à peu, d’importants articles de revues ou même des livres, comme celui sur Haendel, ce génial improvisateur dont toute la musique « est vraiment conçue pour tout un peuple et non pour une élite de dilettantes » (p. 233).


Jean-Christophe (1904-1912)


C’est toujours la musique qui dirige sa vie ; elle lui a prodigué ses premières joies d’enfant, elle l’a aidé à nouer ses durables amitiés, elle lui a offert, jeune professeur, le sujet de sa thèse de doctorat, elle l’a sauvé de lui-même en lui tendant cette vie de Beethoven, comme un baume pour les blessures du monde, elle a été sa devise et sa raison d’être, et, par lui, a obtenu droit de cité dans l’enseignement et droit de cité dans l’histoire des arts, et c’est elle encore qui va inspirer, pendant des années, le roman héroïque et passionné d’un musicien et lui dicter les plus nobles pages de Jean-Christophe. L’immortelle musique, qui fut son âme, sa lumière, son refuge, va devenir sa gloire.

En février 1904 paraissait, aux Cahiers de la Quinzaine[47], un élégant volume, vêtu d’une couverture blanche, portant au milieu, en minuscules rouges, comme un titre ancien de psautier, ce simple nom propre : Jean-Christophe, et en sous-titre, en capitales noires, minces et longues, ce mot magique et flou : l’Aube. — Le mois de février n’était pas encore achevé qu’un second volume lui succédait : le Matin. Puis à chaque année, à chaque série nouvelle des Cahiers de Péguy, Jean-Christophe grandissait, s’imposait, se multipliait : les volumes blancs à titre rouge s’entassaient l’un sur l’autre et l’édition originale, qui paraissait rue de la Sorbonne, à tirage limité à deux ou trois mille exemplaires, était si rapidement épuisée qu’une édition nouvelle fut réimprimée à la librairie Ollendorff. Mais les éditions des Cahiers « contiennent nombre de pages qui appartiennent plus à la pensée de l’œuvre qu’à l’action » et qui ont été supprimées dans les éditions Ollendorff, et R. Rolland en avertissait ses lecteurs et amis, dans une Note, placée en tête de la Foire sur la Place (page xv) : il considérait les Éditions des Cahiers « comme des sortes de projets plus libres et plus complets, qu’il se réservait de resserrer après les avoir vus exposés au grand air ». À chaque instant, critiques et libraires confondaient encore les deux éditions, oubliant que Péguy, dans une lettre à Pages Libres (couverture du numéro du 29 juin 1907), les avait nettement différenciées et caractérisées : « l’édition en cahiers… est la seule édition complète en ce sens qu’un certain nombre de paragraphes que l’auteur y fait figurer ne figurent pas dans l’édition de librairie à 3 fr. 50. …Quand un travail paraîtra séparément aux cahiers et en librairie, l’édition en cahiers sera la plus large et la seule complète, elle débordera toujours l’édition de librairie. » Le dernier volume, qui portait en sous-titre : La Nouvelle Journée, paraissait en octobre 1912. L’œuvre formait dix-sept Cahiers de la Quinzaine, tandis que l’édition Ollendorff, « édition de grand public » comme l’appelait Péguy, la resserrait, la condensait en dix volumes in-16.

Œuvre énorme et diversement jugée qui, par son énormité même, a dérouté la critique. Comme elle ne rentrait pas aisément dans le cadre des genres littéraires que l’on a coutume d’étudier, les timides aux idées toutes faites, les critiques, habitués aux intrigues et aux dissertations, se sont effrayés. Charles Péguy, dans le Catalogue analytique sommaire des cinq premières séries des Cahiers, (octobre 1904, 1er Cahier de la VIe série, p. 320), le qualifiait en ces termes : « Ce roman, sans que je veuille le limiter en le définissant d’un mot, est essentiellement, éminemment le roman d’un musicien. » Mais devant les interprétations et les commentaires contradictoires, R. Rolland a pris soin, deux ou trois fois, de préciser ses intentions : en novembre 1906, il l’appelle « l’histoire de Jean-Christophe » (La Révolte, p. 15) ; mais en janvier 1909, s’adressant Aux Amis de Christophe, dans une sorte de préface, placée au seuil même de : Dans la Maison (pp. 17-18), il est plus net : « Il est clair que je n’ai jamais eu la prétention d’écrire un roman... Qu’est-ce donc que cet ouvrage ? Un poème ? Qu’avez-vous besoin d’un nom ? Quand vous voyez un homme, lui demandez-vous s’il est un roman ou un poëme ? C’est un homme que je fais. La vie d’un homme ne s’enferme pas dans le cadre d’une forme littéraire. Sa loi est en elle et chaque vie a sa loi. Son régime est celui d’une force de la nature. Il y a des vies humaines qui sont des lacs tranquilles, d’autres de grands cieux clairs où voguent les nuages, d’autres des plaines fécondes, d’autres des cimes déchiquetées. Jean-Christophe m’est toujours apparu comme un fleuve... »

Et l’image me semble très juste. Il a pris sa vie aux flancs des monts, dans une petite source mystérieuse ; ruisseau limpide et doux sur son lit de gravier, il a reflété de vieux rocs séculaires, des pins aux pommes écailleuses, et le ciel pur et les glaciers immaculés ; puis il est descendu, farouche, vers les plaines ; il s’est élargi ; les jours et les nuits l’ont vu passer, torrent d’écume, et rouler, dans une avalanche aux abîmes, des troncs d’arbres tordus, des pierres et des cascades de boue. Sa fureur dévastatrice s’est éteinte ; il coule, pacifique, dans un décor de prairies, de champs blonds, de vergers ; les villes, sur ses bords, se penchent pour y mirer leur songe ; il rencontre les passants sur son chemin de halage ; il va se promenant ; il s’attarde, et, comme un ruban, se noue et se dénoue, serpente en chatoyant de saison en saison ; ses flots, pleins des souvenirs lointains venus de tous les temps, éclairés de soleils ou d’étoiles, gonflés de paysages, vont, effort dernier, au soir vêtu de pourpre, vers la mer, où nous allons tous, la mort pitoyable où tout se confond. Ce fleuve, le petit Jean-Christophe l’a contemplé à l’aube de sa vie, en regardant, un jour, l’horizon par une fenêtre de la maison paternelle et peut-être d’avance, en suivant des yeux le Rhin majestueux qui coule vers son destin, a-t-il eu la vision étrange et confuse de son propre destin (l’Aube, pp. 112-117).

Avant de clore son « œuvre cyclique » à la dernière page, Romain Rolland voulut, en octobre 1912, dans une courte préface, dire adieu à ses amis et lui-même adieu à son âme passée. Dans l’Aube nouvelle, ou plutôt dans la Nouvelle journée (p. 9), qui est le titre provisoirement imprimé sur la couverture, il précise et explique son œuvre. « J’ai écrit la tragédie d’une génération qui va disparaître, je n’ai cherché à rien dissimuler de ses vices et de ses vertus, de sa pesante tristesse, de son orgueil chaotique, de ses efforts héroïques et de ses accablements sous l’écrasant fardeau d’une tâche surhumaine, toute une somme du monde, une morale, une esthétique, une foi, une humanité nouvelle à refaire... »

Jean Christophe n’est pas un roman, au sens banal du mot ; c’est une vie, une suite de romans ; une vie multiple, capricieuse, diverse, ondoyante, qui suit le rythme des jours, le bercement des deuils ou des joies ; une vie agitée ou calme, enthousiaste ou monotone, pareille à la vie et au destin. Les événements, si minimes qu’ils paraissent, ne sont là, comme le recommande Mme de Staël, dans sa préface de Delphine, « que l’occasion de développer les passions du cœur humain. » Musicien et historien avant tout, Romain Rolland a raconté ou, si l’on veut, reconstitué la vie de Jean-Christophe : biographie critique et passionnée, historique et romanesque, d’un musicien de génie, personnage imaginaire qui tient de Beethoven et de Wagner, de Mozart et de Gluck. C’est avec raison que M. Seippel (op. cit. numéro 196, pp. 163-164) a dit que les trois grandes vies héroïques de Beethoven, de Michel Ange et de Tolstoï « correspondent aux différentes parties de Jean-Christophe. » Non pas que R. Rolland ait écrit ces vies pour y cueillir des documents, mais pour se créer cette atmosphère héroïque nécessaire à la naissance de son œuvre. Le Grec Hérodote mettait chacun des livres de sa grande Histoire sous l’invocation et le patronage d’une Muse. De même on trouverait aisément, année par année, une « concordance » entre les « héros » qu’étudie R. Rolland et les époques de la vie de Jean-Christophe. D’autres rapprochements pourraient être tentés entre Jean-Christophe et Haendel, ou Gluck, ou Gœthe. Il en est un qu’il ne faut pas négliger avec ce compositeur roubaisien, Paul Dupin, dont l’existence fut si tragique et si douloureuse ; R. Rolland, qui fut son biographe,[48] l’a justement appelé « un des frères français » de Jean-Christophe. (Revue S. I. M., 1908, p. 1250).

Publié de 1904 à 1912 — mais en réalité conçu et composé entre 1894 et 1911 — Jean-Christophe est une œuvre si touffue, si vaste, si complexe, qu’elle échappe à toute analyse trop brève. Puisque les événements politiques contemporains, les accidents même de la vie de l’auteur et les biographies qu’il a écrites ont influé sur la vie et les sentiments de son héros, il faudra un jour replacer chaque épisode à sa date et rappeler (Cf. Dans la Maison, p. 17) que, tels chapitres satiriques de la Foire sur la Place, tels passages du Buisson ardent et de la Nouvelle Journée ont été rédigés avant 1902, et que telles pages sont prophétiques des incidents d’Agadir, mais n’en sont pas contemporaines.

Trois volumes, l’Aube, le Matin, l’Adolescent, avaient paru sans attirer beaucoup d’articles ou de comptes rendus, lorsqu’à la fin de 1905 le jury de la Vie heureuse, sur l’initiative de Mme de Broutelles, fit demander à la librairie des Cahiers des exemplaires de Jean-Christophe et décerna le prix de cinq mille francs à R. Rolland par dix voix sur dix-sept votants (2 décembre 1905).

Le fait mérite d’être noté en passant, parce qu’aucune démarche solliciteuse n’avait été faite, aucun article n'avait été écrit en sa faveur ; Péguy, lui-même, raconta[49] cette histoire avec étonnement et admiration. « Cette spontanéité de celui qui a la charge et la responsabilité de choisir et d’attribuer m’enchante. Cette histoire invraisemblable m’enchante comme une histoire du temps passé. »

Du jour au lendemain R. Rolland et Jean-Christophe furent connus du public. Mais tandis qu’à Paris les figurants de la littérature industrielle, marchands de vers ou vendeurs de romans accaparaient la foire sur la place et disposaient à l’étal de la rue leurs soldes défraîchis et leurs denrées infâmes, à l’étranger, en Allemagne, en Suisse, en Italie, en Angleterre, des articles dénonçaient à la France la valeur de Jean-Christophe et créaient sa renommée. Dans la grande Presse, il n’y eut que Gaston Deschamps qui consacra deux longues colonnes d’une Vie Littéraire du Temps,[50] à l’œuvre de l’ancien normalien, dont il avait été, aux heures « d’études », le « maître surveillant peu tyrannique. »

Est-il un portrait d’enfant tendre et fier, plus vivant — j’allais dire plus humain — que celui de Jean-Christophe Kraft, dans l’Aube, en même temps qu’une psychologie enfantine plus délicieuse en son exactitude, plus fine en sa vérité triste que les deux épisodes d’amitié d’Otto et de Minna dans le Matin ? — Minna, c’est l’humble et premier amour, joli comme un conte et grave en sa douloureuse désillusion, que nous avons tous eu, à l’âge naïf de l’éveil, pour une petite fille rieuse aux yeux d’or étonnés.

Est-il récit plus simple à la fois et plus tragique, plus délicat et plus mystérieux que l’épisode de Sabine dans l’Adolescent ? Sabine mourant au jour où elle va aimer Christophe, tandis que celui-ci joue la comédie d’amour à une fille, Ada, et qu’il se moque de la passion innocente et vraie d’une fillette, la petite Rosa. Le grand poète anglais, Mary Robinson,[51] qui a voué à cet épisode une admiration profonde, le juge ainsi : « Goethe aurait pu tenir la plume qui a écrit ces pages si naturelles dans leur puissance ou leur grâce, ces pages qui, relues pour la troisième ou la quatrième fois, semblent plus émouvantes encore. »

D’autres lui préfèrent le gracieux et noble épisode à Antoinette, et se plaisent à célébrer les mérites de cette « petite provinciale de France, raisonnable et sensible » qui se dévoue pour son frère Olivier. L’histoire d’Antoinette, a dit André Beaunier,[52] c’est « l’héroïsme de tous les instants, d’héroïsme qu’on ne voit pas, qui se prodigue dans le secret de la pauvreté. » Elle est le type de la jeune fille honnête, si souvent inconnue ou méconnue, dont la vie et l’amour aussi ne sont faits que de dévouement, d’abnégation et de sacrifice. Aussi Jules Bertaut, étudiant la Jeune fille dans la Littérature française (Louis Michaud, éd., 1911, pp. 265 à 280), n’a pas omis la pâle et charmante Antoinette, et lui donne pour compagne Henriette Sully, de Paul Bourget (La Terre promise), et Colette Baudoche, de Maurice Barrès.

Avec la Révolte commence une série de satires impitoyables, violentes, acérées. R. Rolland sait qu’il blessera ses lecteurs, mais il veut les blesser, et prend soin de les avertir en quelques mots (la Révolte, p. 15).

« Chacune de nos pensées n’est qu’un moment de notre vie. À quoi nous servirait de vivre, si ce n’était pour corriger nos erreurs, vaincre nos préjugés et élargir de jour en jour notre pensée et notre cœur ? Patience... chaque jour nous nous efforçons d’atteindre un peu plus de vérité... Comme dit un vieux proverbe, « la fin loue la vie et le soir le jour. »

Vérité ! C’est déjà l’appel qu’il jetait en 1900 dans son bel article sur le Poison idéaliste[53] ; c’est le cri de ralliement qu’il lancera toujours aux amis de Christophe hésitants ou égarés. Malgré les usages du monde, malgré le silence ou la critique, malgré l’homme, malgré la vie, R. Rolland ne veut que la vérité. Il ne mentira pas avec lui-même pour flatter celui-ci ou se ménager l’amitié de celui-là. Timide, il aura de l’audace ; généreux, il aura même de la brutalité pour dire à tous et contre tous ce que, sincèrement, il croit être vrai. Il s’est mis volontairement en dehors des coteries et des querelles ; il ignore les doctrines consacrées ; il méprise les recettes de métiers apprises dans les écoles, comme ces méthodes toutes faites qui mènent à l’érudition et donnent le talent : il faut dire la vérité, c’est là sa seule méthode, sa loi, sa discipline de travail et son secret. Prêt à combattre durement, dans la Foire sur la Place, ceux dont l’indigne succès dégrade et trahit les destinées du peuple de France, il écrira le Dialogue de l’auteur avec son ombre pour mieux crier et faire entendre ce cri : vérité. Jean-Christophe est un « pur », il a le droit et le devoir de parler, sa sincérité excusera toujours son fanatisme, parfois injuste. Il ne peut pas fermer les yeux pour ne pas voir le mal, il veut le regarder, s’en exalter ; car il y a bataille à livrer pour la vie et l’honneur de la race. Qu’importe si le bruit trouble quelques braves gens qui rêvent sous l’ombre illusoire de leurs lauriers, en se berçant de vieux mots menteurs et de fausses pensées ! « Qui a senti l’âme chevillée au corps de cette race qui ne veut pas mourir peut et doit hardiment mettre à nu ses vices et ses ridicules, afin de les combattre, — afin de combattre surtout ceux qui les exploitent et qui en vivent... Lutter, c’est faire le mal même pour faire le bien. » (La Foire sur la Place, pp. xxiii et xxvi).

Et Jean-Christophe se lança dans la bataille. Il frappa à droite, à gauche, sans arrêt, sans faiblesse. Feuilletonnistes musicaux ou critiques littéraires, faiseurs de romans ou cabotins de théâtre, historiens qui vendaient l’histoire ou philosophes si subtils qu’ils ne se comprenaient pas entre eux, tous les barbouilleurs de papiers et les grands hommes chauves aux doigts tachés d’encre, tous furent blessés, tous se reconnurent, aucun n’osa protester. C’était mieux qu’un livre de polémique : un acte de courage et de bonne foi. Le succès fut immédiat, profond, durable.

Les volumes de Jean-Christophe se succédaient. Régulièrement, chaque année, un tome nouveau — divisé parfois en plusieurs cahiers — paraissait sous la couverture blanche des Cahiers de la Quinzaine et était, peu après, réédité dans les éditions Ollendorff. Les Amies venaient de paraître, en janvier-février 1910, et Romain Rolland, voyant son œuvre bientôt finie, avait pris un congé à la Sorbonne, afin d’aller passer l’automne et l’hiver à Rome, achever les deux derniers tomes de Jean-Christophe. Pour conserver son entière liberté, il n’avait pas voulu accepter d’être le critique musical du nouveau journal Excelsior, quand, le 25 octobre 1910, un accident — semblable à celui qui fut fatal à l’illustre physicien Curie — mit ses jours en danger. Pris entre deux automobiles, en traversant l’avenue des Champs-Elysées, il chancela, se brisa le bras gauche en deux endroits... Sa fragile santé fut ébranlée pendant de longs jours. Son bras étant immobilisé, l’empêchait de revenir à son cher piano ; mais bientôt il se remettait au travail, rédigeant soit des pages de Jean-Christophe, soit des articles de critique musicale, lorsque, le 20 novembre 1910, la nouvelle se répandit à travers le monde, que Tolstoï, le prophète d’Iasnaïa Poliana, venait de s’éteindre à l’âge de quatre-vingt-deux ans.

Tout ému par la mort de celui qui avait été son premier maître et son premier guide, il entreprit d’écrire une vie du « héros » russe et d’ « apporter à cette mémoire sacrée son tribut de reconnaissance et d’amour ». Il se mit aussitôt à l’œuvre, amassa des notes et en quelques semaines écrivit une vie de Tolstoï qui parut à la Revue de Paris de février à avril 1911.

Aux premiers beaux jours, il vint se reposer en Suisse, aux environs de Vevey, et achever, dans le silence et le recueillement, quelques chapitres de la troisième partie de Jean-Christophe.

Il n’avait plus le temps désormais de reprendre ses cours de Sorbonne ; le 8 novembre 1911, un nouveau congé d’un an, pendant lequel il était suppléé par l’érudit musicologue André Pirro, lui permettait enfin d’accomplir ce voyage à Rome, retardé depuis 1910 par son accident. Séjour enchanteur de plusieurs mois, dont maintes pages de la Nouvelle Journée attestent la bienfaisante influence. « Quelle force et quel calme on y puise ! il faudrait y vivre des années », écrivait-il en mai 1912 à son biographe futur, Paul Seippel (op. cit. n° 196, p. 73).

Il revenait à Paris à la rentrée des vacances et, débordé par des travaux croissants, comprenant qu’il ne pourrait consacrer à sa tâche de professeur tout le temps qu’il voudrait, se résignait à quitter l’Université. Il démissionnait — non sans regret — le 12 novembre 1912, et le doyen de la Faculté des Lettres, M. Alfred Croiset, dans son Rapport au Conseil académique (1911-1912, édité en 1913, page 226), annonçait ce départ avec une certaine tristesse, parce que, disait-il, « le nom de M. R. Rolland, aimé du public, était pour la Faculté une parure et une force. »


Jean-Christophe et le Grand Prix de Littérature à l’Académie Française (1913)

Jean-Christophe était entièrement paru et Romain Rolland, comme « délivré de l’énorme fardeau du passé » (lettre à P. Seippel, op. cit. n° 196, p. 237), se préparait « au seuil d’un monde esthétique et moral nouveau », à de nouvelles tâches, quand l’Académie Française eut l’idée, le jeudi 5 juin 1913, de lui décerner son grand prix de littérature. Ce prix, d’après le règlement, « destiné à récompenser un roman ou toute autre œuvre d’imagination en prose, d’une inspiration élevée, publié au cours des deux années précédentes », avait été attribué, une première fois, à un débutant. En 1913, deux jeunes semblaient se partager les voix, quand un membre de la commission mit en avant le nom de R. Rolland. On décida de l’avertir de cette intention, et R. Rolland fit cette réponse : « Merci de votre bonne lettre. Je n’ai pas besoin de vous dire combien je me sentirais honoré d’un témoignage de sympathie de l’Académie.. J’en serais d’autant plus heureux qu’elle a paru jusqu’à présent indifférente à tout ce que j’ai écrit ; et cela me peinait un peu. Si pourtant un débutant paraissait digne du grand prix de littérature, je me ferais scrupule de le lui disputer : car c’est aux aînés mieux armés (et aussi plus apaisés) à céder le pas à leurs cadets plus faibles et impatients d’arriver... » Noble scrupule qui honore grandement R. Rolland. Après trois séances de discussion et cinq tours de scrutin,[54] le grand prix de littérature fut décerné à l’auteur de Jean-Christophe. M. Ernest Lavisse a résumé, en un article de la Revue de Paris,[55] les raisons qui avaient décidé du vote de l’Académie. Après une fine et judicieuse analyse de la Nouvelle Journée, venait cette conclusion (pp. 731-732) : « Cette « sympathie jamais lassée pour toutes les formes de la vie » est la grande vertu de ce livre, comme de toute l’œuvre de Rolland, œuvre admirable, si riche en idées, en pensées, en sentiments, en images, trop chargée de lyrisme peut-être, obscure par moments, très grave et très pure, bienfaisante parce qu’elle est pleine d’amour, qu’elle ignore le dédain, hait la haine, commande impérieusement l’espérance ».

Juste hommage qui couronnait noblement l’ensemble de l’œuvre. Mais, — il faut le remarquer une fois de plus et M. Lavisse s’est plu à noter ce trait de caractère, —[56] « R. Rolland est quelqu’un qui ne demande rien à personne. » Il n’a présenté aucun de ses ouvrages à un concours et n’a jamais dit « de ces aimables propos qui susurrent longtemps à l’avance quelque candidature. »

Sans être aussi enthousiaste, le rapport de M. Étienne Lamy,[57] secrétaire perpétuel de l’Académie Française, sur les concours de 1913, n’était pas moins élogieux : « cette œuvre est le poème de la sensibilité, de toutes les sensibilités, et cela explique son attitude. Il n’y a que les impassibles pour être brefs. Plus les choses nous disent de choses, plus il leur faut de temps pour nous parler. M. R. Rolland ne résume pas ses impressions, il les habite. Xavier de Maistre voyageait autour de sa chambre. M. R. Rolland a fait un voyage autour de son âme... Jean-Christophe représente la génération contemporaine. » Puis, esquissant à larges traits un portrait de ce héros, « auquel rien n’échappe des laideurs humaines et qui souffre de tout, » il justifie sa « sévérité qui n’est pas une méchante humeur qui remâche sa monotonie, mais au contraire une fièvre de probité qu’exaspèrent toute action, toute doctrine, toute tolérance malsaines.[58] »

Retour à la musique.
Haendel et l’Encyclopédie de la Musique


Mais, pour ne pas rompre l’unité de l’œuvre, il a fallu anticiper sur les dates, au risque de paraître oublier certains détails et de briser, légèrement, l’harmonie de cette vie laborieuse qui ne s’arrête pas à de glorieux incidents académiques.

Jean-Christophe est paru, et déjà R. Rolland, libre de toute attache professionnelle, a repris, avec une joie nouvelle, son rude travail ; la vie matérielle est assurée contre les hasards du lendemain ; le succès, sans qu’il l’ait cherché, est venu vers lui, avec la gloire ; enfin ses livres se vendent régulièrement et le chiffre de ses éditions commence à grandir chaque année et lui garantit une aisance relative, qui lui permet dès lors de poursuivre son œuvre en toute liberté d’esprit ; bientôt il éprouvera le besoin de réagir « contre la contrainte de dix ans dans l’armure de Jean-Christophe qui, d’abord faite à sa mesure, avait fini par lui devenir trop étroite. » (Colas Breugnon, Avertissement, p. 1). Et cependant, l’œuvre lentement et patiemment achevée, il éprouve, disait-il le 9 novembre 1912, dans une lettre à M. Paul Seippel (op. cit., n° 196, p. 236) « le sentiment de n’avoir encore rien dit, rien dit... Il semble que Jean-Christophe m’ait rendu le service de m’avoir délivré de l’énorme fardeau du passé. »

Roman d’un musicien, écrit par un musicien, symphonie formidable dont les trois parties se déroulent et s’équilibrent harmonieusement, tel est Jean-Christophe. Au seuil même de la Nouvelle Journée (pp. 11 et 12), écoutez encore cet hymne religieux et lent, hymne de reconnaissance à la musique « musique sereine, musique qui berças mon âme endolorie, musique qui me l’as rendue ferme, calme et joyeuse. » Est-ce un « divertissement », au milieu de son œuvre d’artiste ? Est-ce une nécessité de méthode qui l’invite sans cesse à entremêler l’érudition précise et grave à la vie de ses héros de roman ? Il semble ainsi se mieux préparer à des récits où l’imagination voisine avec l’histoire, et la biographie d’un homme de génie en est comme la préface, ou plutôt comme le prélude. C’est ainsi qu’en 1910 R. Rolland écrit, pour la collection des « Maîtres de la Musique » de la librairie Alcan, une étude musicale sur Haendel[59] qu’il se propose de reprendre, un jour prochain, et de récrire, pour en faire non plus une vie héroïque ou un portrait psychologique en pendant à Beethoven et à Michel Ange, mais un gros ouvrage consacré au caractère de Haendel, à son œuvre et à son temps. « Pour bien parler de cette vie, il faudrait une vie » (p. 1). R. Rolland, qui sait le prix du temps et toute la valeur des livres, estime n’avoir donné là qu’« une esquisse très sommaire, un aperçu de l’œuvre colossal » de son musicien. Espérons que le travail lui accordera bientôt les loisirs nécessaires pour dresser ce noble monument.

Mais voici des travaux d’histoire et d’érudition qui vont nécessiter de longues recherches dans les bibliothèques et d’importants dépouillements de revues. Quand Albert Lavignac, professeur au Conservatoire, avait réuni les plus éminents des professeurs, savants, artistes et musiciens, pour collaborer à sa grande Encyclopédie de la Musique, éditée chez Delagrave, il avait aussitôt fait appel à R. Rolland et lui avait confié quatre importants chapitres sur l’Opéra au xviie siècle en Angleterre, en Allemagne, en Italie et en France,[60] Ces questions ne lui étaient pas inconnues : sa thèse de doctorat, maints articles de Revues, ses cours des Hautes Études Sociales ou de la Sorbonne, l’avaient dès longtemps préparé à les traiter mieux que quiconque. Mais il était trop consciencieux et trop ami de son art pour se contenter des notes qu’il avait recueillies chemin faisant. Il voulut ne rien négliger, ne rien oublier. La bibliographie de chaque chapitre, les notes qui complètent le texte à tout instant attestent de son érudition très sûre et de son souci de ne pas écrire à la légère.

Enfin c’est encore à lui que s’adresse l’éditeur Edouard Champion, qui publie une édition critique monumentale des œuvres de Stendhal, pour préfacer les Vies de Haydn, Mozart et Métastase. R. Rolland compare les textes, fait des rapprochements avec tel passage de la Chartreuse ou de la Vie d’Henri Brulard, justifie Stendhal des attaques dont il a été l’objet ; et conclut en disant qu’il faut recueillir « cette voix ironique et nette au milieu de la tempête romantique ; mais quand on l’a entendue, on ne peut plus l’oublier. » (p. liv).

Toutes ces recherches ont obligé R. Rolland à des séjours prolongés à Paris ; mais il reste en correspondance avec ses amis de Suisse, et, pour être plus près d’eux et leur confier ses idées, il accepte, à partir de novembre 1912, de faire dans la Bibliothèque universelle et Revue suisse des Chroniques parisiennes régulières. Elles ne sont pas signées, et dès le premier jour on reconnaît aisément leur auteur à cet aveu (p. 397). « Mon ami Jean-Christophe qui veut avec l’égoïsme de tout créateur, faire vaincre son idéal, a traité souvent avec dureté tout ce qui dans l’art parisien est contraire à cet idéal... Ici même je reprendrai ce combat. » — On y entend un R. Rolland confiant dans la vie et plein d’un bel espoir dans une renaissance française. « Il semble que la jeune génération vienne de conclure un nouveau bail avec la vie... Tout renaît : toutes les forces dispersées, tous les germes qu’apportent, de tous les coins de l’horizon, les quatre vents de l’esprit... »


Colas Breugnon (1914)


R. Rolland préparait en 1913 « un drame et un roman sur des sujets contemporains et dans l’atmosphère un peu tragique de Jean-Christophe » quand il dut « brusquement laisser toutes les notes prises, les scènes préparées, pour cette œuvre insouciante à laquelle il ne songeait point le jour d’avant » (Colas Breugnon, Avertissement, p. 1). Cette œuvre, c’est Colas Breugnon ; R. Rolland, prévoyant que les lecteurs fidèles de Jean-Christophe seraient étonnés par ce roman « idéologique et moral », comme l’appelle M. Paul Souday,[61] a cru devoir les prévenir que nul ne fut plus surpris que lui, le jour où son héros clamecycois s’est imposé à lui et l’a forcé à écrire sous sa dictée le journal un peu cru et irrévérencieux d’une année de sa vie. Ce fut chez lui, après dix ans de contrainte, « un besoin invincible de libre gaieté gauloise jusqu’à l’irrévérence. » Il était revenu à Clamecy, « la ville des beaux reflets et des souples collines » (p. 17), qu’il n’avait pas revue depuis sa jeunesse — et dans ce décor familier du faubourg de Bethléem, en remontant par l’escalier de vieille Rome, depuis le Beuvron jusqu’à l’église Saint-Martin dont les cloches sonnent au réveil de Christophe, il eut l’idée d’écrire un « roman vieille France » (P. Souday, art. cité), dont il placerait l’action à l’époque de Louis XIII, sous le ministère Concini. Maître Colas Breugnon (Breugnon[62]) — mais non Brugnon, comme on lit sur les titres courants de quelques pages et même dans le texte (p. 91) — est un village des environs de Clamecy), artisan menuisier, grand buveur et bon vivant, note et commente pour notre joie une suite d’épisodes, dialogues et discussions. Il serait oiseux de chercher en ces pages des allusions politiques ou guerrières : c’est un livre « tout franc, tout rond, sans prétention de transformer le monde ni de l’expliquer, sans politique, sans métaphysique, un livre « à la bonne françoise », qui rit de la vie, parce qu’il la trouve bonne et qu’il se porte bien. » D’ailleurs, une courte « préface d’après guerre », datée de novembre 1918, nous apprend, pour éviter tout conteste, que « ce livre était entièrement imprimé, prêt à paraître avant la guerre ». L’avertissement qui le présente au lecteur est de mai 1914 ; et s’il se trouve dans le journal de Colas Breugnon le récit d’un siège et d’une émeute, c’est que la guerre est de toutes les époques. Une philosophie du moins s’en dégage. Colas Breugnon a pleine confiance dans la vie : la vieillesse, l’émeute, l’incendie de sa maison, la ruine de ses meubles amoureusement sculptés, les infirmités, les accidents (il se casse une jambe), l’obligent à venir habiter « la maison des autres », celle de ses enfants. Mais il accepte ces ennuis comme maux nécessaires et se console en lisant les Vies des Hommes illustres de Plutarque. « Bénis soient mes yeux par où s’infiltre en moi la vision merveilleuse enclose dans les livres ! » (p. 289) et voici que devant Colas Breugnon et devant nous, « entre les deux fossés des marges sur la page », défile le cortège des héros et des belles. Évocation majestueuse qui eût rempli de joie messire Jacques Amyot, traducteur de Plutarque ! Jamais peut-être n’ont été dits, en mots aussi simples et aussi vrais, le charme et la consolation des vieux livres (p. 294 et ss.). « Ils sont ma famille, ils sont moi, ils sont l’Homme. Que je plains les pauvres déshérités qui ne connaissent point la volupté des livres ! Il en est qui font fi du passé, fièrement, s’en tenant au présent... oui, le présent est bon. Mais tout est bon, corbleu ! et je prends de toutes mains... S’en tenir au présent, c’était bon au temps du vieil Adam... Mais nous qui avons l’heur de venir après lui dans une maison pleine où nos pères, nos grands-pères... ont entassé, tassé, ce qu’ils ont amassé, nous serions assez fous pour brûler nos greniers sous le prétexte que nos champs produisent encore du blé ! Le vieil Adam, il n’était qu’un enfant ! C’est moi, le vieil Adam ; car je suis le même homme et depuis j’ai grandi... Les peines et les joies de l’univers sont miennes. Qui souffre, j’en pâtis ; qui est heureux, je ris. Bien mieux que dans la vie, je sens à travers mes livres la fraternité qui nous lie, nous tous les porte-hottes et les porte-couronnes : car des uns et des autres il ne reste que cendres et la flamme qui, nourrie de la moelle de nos âmes, monte unique et multiple vers le ciel, en chantant avec les mille langues de sa bouche sanglante la gloire du Tout-Puissant. »

Combien d’amis de Jean-Christophe ont dû chérir maître Colas Breugnon pour ces mots si humains ! et combien ont dû répéter les phrases évocatrices sur l’art (p. 107) : « Un beau meuble est comme un fruit qu’on doit cueillir à l’espalier ; il ne saurait pousser sans l’arbre, et tel est l’arbre, tel le fruit... L’art est pour nous quelqu’un de la famille, le génie du foyer, l’ami, le compagnon et qui dit mieux que nous ce que tous nous sentons. » Aussi quand Colas voit ses meubles déchiquetés à grands coups de couteau, les boiseries fendues, les figurines mutilées, il ne peut que pleurer (p. 209). « L’homme n’est rien ; c’est l’œuvre qui est sacrée. Triple assassin celui qui tue l’idée. » — Et plus d’un rêveur relira la scène touchante où Colas et Belette, amoureux depuis trente-cinq ans, se retrouvent, vieillis, et se consolent de ne pas s’être mariés, parce qu’à tout prendre, « c’est peut-être mieux comme ça est... on souhaite toujours plus qu’il ne nous est donné. » (pp. 133 et 138.)


Pendant la Guerre.

« Au-dessus de la Mêlée » (1915)

et « Les Précurseurs » (1919). — Le Prix Nobel (1916)


Comme chaque année, depuis 1911, R. Rolland, en 1914, était venu se reposer dans cette Suisse amie qui lui semblait le seul « coin de terre où l’on pût respirer au-dessus de l’Europe » (Nouvelle Journée, p. 17). Christophe l’y avait déjà accompagné maintes fois. Non pour chercher un plaisir romantique. « Mais il ne pouvait oublier qu’ici il avait retrouvé sa force — il n’y retournait jamais sans un frémissement de gratitude et de foi... Que de combattants de la vie, que la vie a meurtris, ont retrouvé sur ce sol l’énergie nécessaire pour reprendre le combat et pour y croire encore ! » Christophe parlait de son œuvre, « du réveil des énergies françaises... il voulait s’en faire la voix retentissante qui plane au-dessus de la mêlée et qui donne la victoire prochaine... (Nouvelle Journée, p. 95).

R. Rolland s’est peut-être souvenu de cette phrase lorsqu’au début de la guerre, en septembre 1914, il intitulait Au-dessus de la Mêlée l’un de ses articles du Journal de Genève qui bientôt allait donner son nom au recueil[63] même des principaux articles parus du 2 septembre 1914 au 2 août 1915. Chaque fragment fut, à son tour, discuté, commenté ; l’auteur fut invectivé, honni, maudit. L’excès même des injures jetées par ses ennemis donna à R. Rolland des défenseurs et des amis. Quand ces pages — qui n’avaient souvent été connues en France que par des extraits incomplets ou blanchis par la censure — parurent (novembre 1915) en volume à la librairie Ollendorff, la tempête recommença plus violente de part et d’autre. Chacun voulut prendre parti. Adversaires et partisans se menacèrent, se déchirèrent, s’injurièrent autour de ce livre. Comme les journaux — de format plus réduit — n’avaient pas assez de place dans leurs colonnes pour insérer les manifestes et les répliques qui se succédaient sans pitié, la guerre de libelles s’envenimait : déjà une brochure de Henri Massis, au titre sensationnel Romain Rolland contre la France, avait, en juillet 1915, donné le branle à l’assaut. Dans le Bonnet Rouge (juillet-août 1915), J.-M. Renaitour prit aussitôt la défense de R. Rolland, s’attirant des répliques enflammées de Stéphane Servant, puis de Paul-Hyacinthe Loyson.[64] La polémique dura jusqu’à la fin de novembre 1915. C’est alors que parut un plaidoyer Pour Romain Rolland, publié à Genève et signé Henri Guilbeaux, qui coïncidait presque avec la mise en vente chez Ollendorff de Au-dessus de la Mêlée. Citations de textes, références aux articles amis ou ennemis, extraits de lettres, documentaient cette brochure et retraçaient l’histoire de cette querelle. De nombreux passages de ce dossier étaient enfin publiés et commentés, en avril 1916, comme appendice au livre de Paul-Hyacinthe Loyson, Êtes-vous neutres devant le crime. Puis peu à peu la tempête s’apaisait.[65] Les péripéties tragiques de la guerre absorbaient toutes les pensées et tendaient dans un effort immense les volontés des hommes. Le canon sur les champs de bataille étouffait le bruit des paroles. L’oubli descendait sur les mots vivants comme un voile de mort. Romain Rolland se tut, non pas qu’il renonçât pour jamais à la lutte, mais il remettait à des jours plus calmes le soin de dire toute sa pensée.

D’ailleurs, depuis des mois, R. Rolland, qui avait quitté sa résidence de Vevey pour s’établir à Genève, consacrait tout son temps à l’Agence Internationale des Prisonniers de guerre. Puisque sa santé chancelante le rendait par avance inapte à tout service militaire actif, et que son âge — né en janvier 1866, il avait quarante-huit ans et demi à la déclaration de guerre — le mettait dans une classe non mobilisable, il voulut, dans la mesure de ses forces, prendre sa part humaine de la guerre, et adoucir les souffrances ou consoler les malheureux.

Dans les premiers jours de novembre 1919, R. Rolland réunit en un volume une seconde partie des articles écrits sur la guerre et publiés par lui en Suisse depuis la fin de 1915 jusqu’au début de 1919. C’était la suite de son premier recueil Au-dessus de la Mêlée, en attendant qu’un troisième livre donnât les articles et lettres qui n’ont pu prendre place dans cette nouvelle série. Le titre qu’il lui a donné, les Précurseurs, s’explique et se justifie, parce que tous les articles sont « consacrés aux hommes de courage qui, dans les pays, ont su maintenir leur pensée libre et leur foi internationale parmi les fureurs de la guerre et de la réaction universelle» (p. 7) — et la dédicace, datée d’août 1919, précise les intentions de l’auteur ; elle porte ces mots : « À la mémoire des martyrs de la Foi nouvelle de l’Internationale humaine, à Jean Jaurès, à Karl Liebknecht, Rosa Luxembourg... victimes de la féroce bêtise et du mensonge meurtrier, libérateurs des hommes qui les ont tués ».

Cependant une grande joie fut donnée à R. Rolland.[66] Le prix Nobel pour la littérature, non décerné en 1914, puis réservé en 1915, lui fut attribué le 9 novembre 1916, — mais pour l’année 1915, — avec cette mention : « comme hommage rendu au grand idéalisme de ses écrits ainsi qu’à la sympathie et à la vérité avec lesquelles il a peint différents types humains. » Dès 1915, le comité Nobel de l’Académie suédoise pour la littérature[67] avait fixé son choix[68] sur l’auteur de Jean-Christophe sans rendre officielle sa décision ; plusieurs journaux l’avaient même annoncé par avance. Aussi quand la nouvelle fut confirmée à la fin de 1916, passa-t-elle presque inaperçue, et c’est à peine si quelques chroniqueurs la commentèrent. Dès que R. Rolland en eut connaissance, il écrivit à son éditeur, M. Humblot, pour lui dire que son intention était de « remettre la totalité du prix à diverses œuvres de bienfaisance, » ne demandant pour lui « que le droit de penser librement. » (Demain [Revue suisse], 1re année, nos 11-12, novembre-décembre 1916, p. 391-392).

On a dit que le Prix Nobel, consécration de toute une œuvre, couronnement d’une carrière, était attribué surtout à l’auteur de Au-dessus de la Mêlée et que les Suédois étaient germanophiles. La méchanceté ici se double d’une inexactitude. L’œuvre de R. Rolland est admirée à l’étranger, plus qu’aucune autre de nos écrivains contemporains, et j’en veux comme preuve le grand nombre de traductions dont elles ont été l’objet. Jean-Christophe et la Vie de Beethoven sont connus et lus dans toutes les parties du monde : éditions anglaises, américaines, allemandes, espagnoles, polonaises, russes, suédoises, italiennes, hollandaises, danoises, les ont répandus à des milliers d’exemplaires. Rapprochant R. Rolland de Maeterlinck et recherchant les raisons de leur grand succès à l’étranger, M. Albert Thibaudet a montré[69] qu’ils appartiennent tous deux « à ce qu’on pourrait appeler la littérature de liaison, » et qu’ils font « partie de ce courant cosmopolite qui est une des richesses et une des puissances de notre littérature, » R. Rolland est de race française et son œuvre, quoiqu’on en ait dit, en témoigne. S’il ne ressemble pas à M. Barrès, ni à M. Paul Bourget, ni à M. Pierre Loti, ou s’il n’appartient pas non plus, comme le veut M. Albert Thibaudet, « à la lignée de Zola, » c’est qu’il est lui-même et un des reflets de notre génie, et qu’il « représente un visage de la France tourné vers le dehors, accessible au dehors ».

L’historien n’a pas à se poser en défenseur bénévole, ni à justifier le Prix Nobel attribué à R. Rolland. Mais il y a eu trop de mensonges et trop d’insinuations malveillantes pour ne pas leur opposer ici le démenti d’un texte et la preuve d’un document officiel. On sait, par l’article de M. Lavisse et le rapport de M. Étienne Lamy (cf. pp. 63 à 65), les raisons qui, en juin 1913, avaient décidé l’Académie Française à décerner à R. Rolland le Grand Prix de Littérature, de même on sait, par la notice de M. Sven Söderman[70], ce qui a déterminé le vote de l’Académie suédoise. Le Prix Nobel de littérature est décerné, aux termes du testament de l’ingénieur Alfred Nobel, « à celui qui aura produit l’ouvrage littéraire le plus remarquable dans le sens de l’idéalisme ». M. Sven Söderman a examiné les titres de R. Rolland et les a résumés en quelques pages qui doivent être citées, au moins par fragments.

Parlant de ses deux volumes de critique musicale, Musiciens d’autrefois et Musiciens d’aujourd’hui, M. Sven Söderman déclare que R. Rolland « s’y révèle comme un juge éminent, un critique équitable et hardi, qui n’a jamais de préventions et ne s’inféode à aucun parti et dont le but essentiel est de chercher à parvenir par la musique aux sources mêmes de la vie », tandis que dans ses Tragédies de la Foi, il cherche à exposer, « sous le masque d’événements historiques, les luttes que les âmes fidèles à leur idéal ont à soutenir contre le monde » ; son Théâtre de la Révolution représente dans un cycle dramatique l’« Iliade de la Nation française. Ces drames, qui recherchent la vérité morale aux dépens de la couleur anecdotique, révèlent une intuition historique et mettent en scène des caractères bien vivants ». Dans son volume Au-dessus de la Mêlée, il soutient que l’« avenir de l’humanité est supérieur à l’intérêt des peuples. La guerre est pour lui une violence barbare et, au-dessus des luttes sanglantes des nations qui recherchent la puissance, il dirige nos regards sur la cause de l’humanité. » Mais l’œuvre maîtresse de R. Rolland, « celle pour laquelle il a obtenu le Prix Nobel de littérature, » est Jean-Christophe. « Cette œuvre puissante décrit la formation d’une personnalité dans laquelle nous pouvons nous reconnaître nous-mêmes ; elle montre comment un tempérament d’artiste, en s’élevant de degré en degré, arrive à se dresser comme un génie au-dessus du niveau de l’humanité, comment une nature puissante, qui a le plus noble et le plus impérieux désir de la vérité, de la santé morale et de la pureté artistique, avec un amour débordant de la vie, arrive à se frayer un chemin à travers les obstacles qui se dressent sans cesse devant elle, comment elle parvient à la victoire et à l’indépendance, et comment ce caractère et cette intelligence sont assez significatifs pour concentrer en eux toute une image du monde. » R. Rolland décrit non seulement la vie de son héros et de son entourage, mais encore les causes de la tragédie de toute une génération. « Il expose à larges traits le travail secret qui se fait dans les profondeurs cachées et par lequel peu à peu s’édifient les nations ; il parcourt tous les domaines de la vie et de l’art ; il contient tout l’essentiel de ce qui a été discuté ou tenté pendant les dernières dizaines d’années dans le monde intellectuel ; il réalise une nouvelle esthétique musicale ; il contient des discussions et des jugements sociologiques, politiques, ethnologiques, biologiques, littéraires , artistiques, souvent du plus haut intérêt. »

Puis, montrant combien la personnalité qui se révèle dans Jean-Christophe est « un type d’une rare fermeté et d’une forte structure morale », M. Sven Söderman évoque l’auteur à travers le héros et trace de Romain Rolland ce noble portrait : « Rolland ne s’est pas adonné à sa tâche pour suivre une impulsion littéraire ; il n’a pas écrit pour plaire ou pour amuser. Le « il faut » qui le pousse provient de sa soif de vérité, de son besoin de morale et de son amour de l’humanité ; la vie esthétique pour lui n’est pas faite seulement pour créer de la beauté, mais c’est avant tout un moyen de faire acte d’humanité. »

Enfin il conclut, — et les mots sur Jean-Christophe s’adressent avant tout à R. Rolland : « Jean-Christophe est une profession de foi et un exemple ; c’est un mélange de pensée et de poésie, de réalité et de symbole, de vie et de rêve qui nous attache, nous excite, nous révèle à nous-mêmes et possède un pouvoir libérateur, parce que c’est l’expression d’une force morale. »

M. Sven Söderman n’ignore pas les critiques passionnées qui ont été faites à R. Rolland, il sait sans doute qu’on lui reproche un style « incorrect ou plat » ; il a peut-être lu, quelque part, que ses livres ont l’air étrange de traductions — ou même (peu importe d’ailleurs la contradiction !) que ses œuvres gagnent à être traduites, « la traduction restituant au moins leur état de prose à ces pages d’alexandrins blancs... qui exaspèrent une oreille française ». Voici comment il leur répond :

« C’est un poète de grande envolée. Assurément il n’a accordé au roman lui-même qu’une place secondaire dans son œuvre, mais avec quelle maîtrise il évolue dans ce domaine ! Une figure comme celle de Jean-Christophe est une conception géniale, étonnante de spontanéité, de vie individuelle dans chaque trait, chaque mouvement, chaque pensée… L’observation de Rolland est précise et profonde ; il pénètre jusqu’au fond les êtres qu’il décrit ; il étudie les caractères et il peint les âmes avec un art psychologique incomparable. Notamment ses portraits de femmes sont des œuvres de maître. Aux milieux sociaux les plus différents, bourgeoisie, politiciens, rentiers, artistes, il emprunte des types d’une étonnante vérité. Quelquefois la description se concentre en quelques raccourcis dramatiques et pathétiques d’une force extraordinaire ; quelquefois elle s’étend pour former d’immenses peintures de mœurs qui frappent par la perspicacité de la vision et par leur singulière pénétration. Avec sa sincérité foncière, Rolland ne peut se résoudre à se servir d’artifices de style. Il dit d’une manière exacte et naturelle ce qu’il a à dire et rien de plus. Mais lorsque sa pensée s’enflamme, lorsque son cœur s’emplit d’émotion, d’amour, de colère, d’enthousiasme, de mépris, de joie ou de tristesse, alors un souffle enfle la phrase et donne au texte une beauté que, seuls avant Rolland, les plus grands maîtres de la prose française ont su atteindre. »

Et M. Sven Söderman, admirateur loyal de Jean-Christophe, ne devance-t-il pas le jugement impartial de la postérité lorsqu’il termine sa notice par ces mots :

« L’auteur de Jean-Christophe est une des figures littéraires les plus imposantes de l’époque contemporaine ; c’est un esprit puissant, un poète original ; et son œuvre maîtresse a déjà marqué sa place dans la littérature mondiale parmi les œuvres les plus originales, les plus hardies et les plus saines de notre siècle ».


Liluli (1919). — Empédocle d’Agrigente (1918)
Pierre et Luce (1918)

Après des mois d’angoisse et de travail fiévreux à Genève, R. Rolland vient passer les mois d’été de 1916 à Thun, sur les bords de l’Aar, — avant de se réfugier à Sierre, dans le Valais, où, pendant tout l’hiver 19161917, il reprend sa tâche d’écrivain : il rédige son grand manifeste : Aux peuples assassinés,[71] sombre et douloureux appel, auquel répond bientôt cette consolante et noble évocation de l’histoire, qu’il intitule : La route en lacets qui monte. Reprenant un propos qu’avait tenu, devant lui, Renan, en 1887, il proclame que le chemin de l’humanité est une route de montagne ; elle monte en lacets et il semble par moments qu’on revienne en arrière. Mais on monte toujours. (Les Précurseurs, p. 20). Il faut savoir « écouter le rythme de l’Histoire », et confiant dans la vie, ne jamais désespérer de l’avenir ; « tout travaille à notre idéal, même ceux dont les coups s’efforcent à le ruiner, » et c’est ainsi, malgré le gaspillage insensé de richesses et de vies, que les âmes libres sauvent perpétuellement, au long des siècles, « cette statue d’argile, la Civilisation, toujours prête à crouler. »

Mais déjà une grande œuvre retenait toute son attention, un vaste roman, appelé alors L’un contre tous, pour lequel il accumulait notes et ébauches, lorsqu’au printemps de 1917, R. Rolland quitta Sierre pour s’installer à Villeneuve, au fond du lac Léman, et y écrire aussitôt une tragi-comédie, Liluli, qui s’imposait d’abord à son esprit, et qui devait, dans le plan primitif, former le second acte d’un drame philosophique plus complet, appelé L’Âne de Buridan. Satire bouffonne qui tient de la fantasmagorie et de la comédie italienne, et s’apparente à la fois à Voltaire, à Shakespeare et à Aristophane, Liluli est trop symbolique et trop irréelle pour être disséquée dans une analyse. On y voit « Liluli, l’enjôleuse », qui est l’illusion ou le mensonge charmant, conduisant les peuples avec son gai refrain : « l’avenir, ça ira » ; la Vie, personnage sans tête qui broie tout ; la Paix, ventrue et moustachue ; la Liberté, coiffée du bonnet phrygien et armée d’un fouet de charretier ; l’Égalité, qui taille et rogne de son sécateur tout ce qui dépasse ; la Fraternité, sorte de nègre anthropophage ; la déesse Llôp’ih, c’est-à-dire l’Opinion, « le maître de la danse » ; les Gallipoulets et les Hurluberloches, les deux peuples rivaux, qui vont s’entretuer sous les yeux des Gras, c’est-à-dire des dirigeants et des diplomates ou « toucheurs de bœufs », etc., sans oublier Polichinelle qui éclate de rire. Sous des aspects grotesques, apparaît la terrible fatalité de la guerre ; l’illusion, entraine les hommes à leur perte ; mais qu’on ne confonde pas ici l’idéalisme, nécessaire comme la vie, avec telle ou telle idéalisation meurtrière et asservissante ; qu’on ne conclue pas, à la légère, d’un désespoir profond à un « pessimisme intégral ».

Cependant un épisode de son roman L’un contre tous avait paru dans les journaux suisses en décembre 1917, précédé d’une note explicative qui donnait les raisons de ce titre : « ce titre, non sans ironie, qui s’inspire, en retournant les termes, de celui de la Boétie, Le contre Un, ne doit point donner à penser que l’auteur ait l’extravagante prétention d’opposer un seul homme à tous les hommes, mais qu’il appelle à la lutte, aujourd’hui urgente, de la conscience individuelle contre le troupeau », et d’une introduction qui prévenait le lecteur que « le sujet de ce livre n’est pas la guerre, mais que la guerre le couvre de son ombre. Le sujet de ce livre est l’engloutissement de l’âme individuelle dans le gouffre de l’âme multitudinaire ». La composition de Liluli l’a détourné de son roman, et voici, pour quelques mois, qu’il dit adieu à ses notes et ébauches. La correspondance innombrable qu’il reçoit de tous les pays de l’univers, les visites, les conversations, usent un temps précieux et morcellent ses journées. Il a tenu tête aux injures, aux cris, aux calomnies et, demeuré ferme et patient, au milieu de ses espoirs souvent déçus et de ses angoisses, il attend une éclaircie. Les tempêtes qu’ont soulevées ses articles, sans le désabuser ni le décourager, l’ont fatigué. Les jours sont troubles. Il fait sombre et triste sur le vieux monde et la mort n’a pas achevé son œuvre. R. Rolland a besoin de se rasséréner, de se reconquérir. Déjà pour célébrer le tricentenaire de la mort de Shakespeare, il a publié, en avril 1916, dans une revue suisse Demain, un article intitulé : La Vérité dans le théâtre de Shakespeare,[72] fragment d’un vaste ouvrage sur le grand poète anglais, dans lequel il s’efforcera non point de porter, après tant d’autres scribes et discutailleurs, un jugement d’ensemble, mais bien plutôt de « mettre en lumière sa vision intrépide de la vie ». Certes, il se devait de ne pas oublier celui qui avait été son maître préféré depuis l’enfance (cf. p. 29) et dont Tolstoï, lui aussi, avait tracé un jour une silhouette curieuse et paradoxale.

Mais ce passionné de liberté, ce « fidèle », épris de foi humaine, qui « dans cet entr’égorgement de la civilisation eût redit volontiers la devise d’Antigone : « Je suis fait pour l’amour et non pas pour la haine », (Jean-Christophe, Dans la Maison, p. 244) souffrait de ne pouvoir, si faible et un contre tous, sauver l’humanité. Sa santé chancelante l’oblige au repos ; ses nerfs tendus depuis des années sont épuisés. L’air de mensonge lui semble irrespirable. Il lui faut se reposer quelques mois, se retremper dans la solitude et dans l’art bienfaisant, se récréer. Il sent qu’il est vain de vouloir trop tôt dissiper les nuages et projeter une aveuglante lumière. Est-ce une crise intellectuelle et morale où vont sombrer ses pensées, pareille à celle qui l’avait bouleversé il y a trente ans, à l’École Normale ? Va-t-il être obligé de chercher une certitude nouvelle sur laquelle il puisse bâtir sa vie ? Non ! Le salut, il va le trouver, comme il y a trente ans, dans la lecture et la méditation d’un philosophe pré-socratique, Empédocle d’Agrigente ; justement un savant italien, Ettore Bignone[73], vient de publier, en 1916, à Turin, dans la collection Il pensiero greco, une longue étude sur le vieux philosophe grec, avec une traduction italienne de ses fragments et des principaux témoignages antiques sur sa personne, sa pensée et son œuvre. C’est avec ce guide, rencontré « dans un pèlerinage sur la route des siècles… très loin à l’horizon de l’histoire hellénique », que R. Rolland se remet au travail ; il étudie les quatre cent cinquante vers qui seuls nous ont été transmis, fragments admirables qui « ont le charme fascinant des beaux marbres mutilés. Le rêve des siècles acheva le geste absent de la Vénus et la cadence interrompue de la pensée du poète ». Il cherche, il réfléchit et, en avril 1918, il écrit et publie dans la première série des Cahiers du Carmel une grave méditation philosophique sous le titre de : Empédocle d’Agrigente et l’Âge de la Haine[74]. Empédocle est contemporain de la victoire de Salamine et sa voix est humaine, sa parole est toute moderne ; il nous dit : « l’homme n’est que vicissitudes » ; la joie et la douleur, la gloire et le désastre se suivent sans pitié et « nous avons oublié la sagesse suprême de l’acceptation » (p. 19). L’amour suit toujours la haine ; après le bouleversement, on voit poindre l’harmonie, au loin, « comme la lueur d’une étoile, par la déchirure des nuées » (p. 23). Bientôt, sans doute, nos yeux verront « le beau ciel, le soleil de Panhumanité, qui fut et qui sera de lointains en lointains dans l’infini du Temps. Il est dès à présent, il est en qui le rêve » (p. 46).

Puisque nos maîtres philosophes ne nous ont pas suivis dans la tempête, puisque le christianisme ne nous donne plus « l’aliment » dont nous avons besoin, puisque tous les systèmes sont vieux et désuets, Romain Rolland nous offre l’immortelle leçon d’Empédocle et nous dit d’entendre « son chant d’espoir et de paix, la splendide symphonie de la vie universelle, dont les dissonances cruelles périodiquement se résolvent en des accords de lumière » (p. 11).

C’est sous l’invocation du philosophe grec que R. Rolland, pour la seconde fois, reprend sa marche en avant et s’apprête à écrire les livres nouveaux — biographies, romans ou pièces de théâtre — qui lentement achèveront l’œuvre dont il a jeté les premières assises il y a plus de vingt ans.

La guerre hante toujours sa pensée : elle constituait tout le sujet de Liluli, cette farce satirique et joyeuse ; elle va former l’atmosphère et le fonds de cette pure idylle d’amour, Pierre et Luce, écrite en 1918. Le récit commence le mercredi soir 30 janvier 1918, quand Pierre Aubier, fils d’un magistrat, rencontre pendant une alerte, dans le « métro », la délicieuse petite Luce. Innocente douceur de cet amour si pur, bavardages charmants, rêveries à deux, espérances jolies, — tandis qu’au loin, sur les champs de bataille et sur Paris, la guerre accomplit sa besogne de mort. Pierre et Luce sont heureux et le bonheur ressemble à un éternel sourire. Puis, pour fêter leurs fiançailles secrètes, ils vont dans une église recevoir la bénédiction de la musique. Leurs doigts restaient « joints, entrelacés ensemble comme les pailles d’une corbeille. Ils étaient une seule chair que les ondes de musique parcouraient de leurs frissons ; leurs cœurs, fondus d’amour, touchaient aux cimes de la joie la plus pure. » Soudain le gros pilier auquel ils étaient adossés remua, chancela et croula. Serrés l’un contre l’autre, Pierre et Luce furent anéantis. Ceci se passait le Vendredi Saint 29 mars 1918 ; un obus allemand, d’un canon à longue portée, venait d’écraser l’église Saint-Gervais.


Clérambault, histoire d’une conscience libre pendant la guerre (1920)

Soudain, le 4 mai 1919, une dépêche rappelait R. Rolland à Paris, près du chevet de sa mère mourante. Heures angoissantes et tragiques ! Après des années de séparation, il revit les siens, auxquels l’attachait une amitié tendre et douce, si délicate et si fidèle : des lettres quotidiennes avaient atténué un peu les épreuves de cette longue absence, — plus cruelle qu’un exil : son père, vaillant vieillard, alerte et doux ; sa sœur, demeurée son guide et son plus sûr conseiller, — et sa mère, souriante et bonne, et si confiante à ses pensées, l’accueillirent. Mais le mal lentement triompha : la nuit et le silence se firent sur cette intelligence. Le convoi s’en vint jusqu’au cimetière bourguignon. Dernier déchirement, dernier adieu. R. Rolland, rentré à Paris, n’y demeura que quelques jours : fatigué, excédé du vain tumulte de cette ville en délire, il se hâta de retourner en Suisse et de reprendre sur sa table les notes, les ébauches qu’il avait craint de ne jamais revoir. Le travail console, le travail apaise la douleur et délivre du présent. R. Rolland, en août 1919, se remit à son roman L’Un contre tous, commencé à Sierre en 1916 et délaissé depuis 1918. La guerre, comme un grand nuage sombre, recouvrait toutes ses pages ; mais le sujet, c’est exactement l’histoire d’une conscience libre pendant la guerre, comme l’annonce le sous-titre du futur roman qui, désormais, s’intitule Clérambault. Roman ? ce mot prête à confusion. Le qualificatif du « Roman-méditation », que certains lui ont donné, est encore inexact. R. Rolland est un historien et Clérambault, comme Jean-Christophe, s’apparente à ses biographies héroïques, dont il a donné des modèles achevés. D’ailleurs, il prendra soin, avant de publier son livre, d’écrire à ce, sujet dans un Avertissement au lecteur, daté de mai 1920 : « Cette œuvre n’est pas un roman, mais la confession d’une âme libre au milieu de la tourmente, l’histoire de ses égarements, de ses angoisses et de ses luttes… J’ai voulu faire la description du dédale intérieur où erre en tâtonnant un esprit faible, indécis, vibrant, malléable, mais sincère et passionné pour la vérité. » Puis, craignant que l’on ne s’ingénie à voir dans Clérambault, comme hier dans Jean-Christophe, son propre portrait) et que l’on ne croie découvrir, avec une subtilité facile, ici des allusions à sa vie intime, là des jugements sur tel ou tel, R. Rolland met le lecteur en garde contre tout danger d’interprétation. « Qu’on n’y cherche rien d’autobiographique ! Si je veux un jour parler de moi-même, je parlerai de moi-même, sans masque et sans prête-nom. Bien que j’aie transposé dans mon héros certaines de mes pensées, son être, son caractère et les circonstances de sa vie lui appartiennent en propre. »

Clérambault est un poète, un homme doux et bon, pur de cœur et faible de caractère, qui vit heureux et paisible entre sa femme Pauline, sa fille Rosine et son fils Maxime. Il est pacifiste et démocrate, et s’est fait « l’interprète de toutes les idées nobles et humaines ». Quand la guerre éclate, il s’enthousiasme : un patriotisme ardent a fait place à sa foi pacifique ; son fils est mobilisé ; c’est la guerre dernière, celle qui mettra fin à la guerre elle-même ; à l’offensive de printemps, Maxime tombe et, confondu parmi les milliers de morts anonymes, est porté disparu. Angoisse du père qui cherche, implore un renseignement, et qui, en dix jours, vieilli, cassé, épuisé, comprend enfin douloureusement que son fils est mort, « le plus cruel n’est pas encore de le perdre, c’est d’avoir contribué à sa perte, » et s’écrie, dans son exaltation fiévreuse : « Le sang de mon fils est sur moi… je lui ai fermé les yeux, il me les a rouverts. » Déjà, confusément, se prépare dans son esprit un revirement terrible. En vain, il fait le tour de ses amis, essayant de lire en eux, d’écouter, d’observer : les professeurs lui apparaissent comme étant tous rhéteurs, sophistes et procéduriers ; les écrivains poètes ou romanciers ignorent tout et parlent à tort et à travers ; « stupide envoûtement des mots abstraits ! À quoi sert-il de détrôner les rois et quel droit de railler ceux qui meurent pour leurs maîtres si c’est pour leur substituer des entités tyranniques qu’on revêt de leurs oripeaux ? » et Clérambault s’emporte contre cet « idéalisme menteur et maladif… L’homme voit, dans les idées pour lesquelles il combat, sa supériorité d’homme. Et j’y vois sa folie. » (p. 110). C’est, à vingt ans de distance, le même cri que R. Rolland jetait dans son bel article de juillet 1900, intitulé le Poison idéaliste.[75]

Clérambault, cependant, passe par des alternatives de confiance et d’abattement ; son ami, le savant Hippolyte Perrotin, oppose à sa douleur « l’inhumanité calme de sa pensée » et lui démontre, avec une cruelle bonhomie, que « la guerre n’a jamais empêché la terre de tourner, ni la vie d’évoluer. C’est même une des formes de son évolution… Cette crise n’est rien de plus qu’un phénomène de cystole, une contraction cosmique, tumultueuse et ordonnée, analogue aux plissements de la croûte terrestre, accompagnés de tremblements destructeurs. L’humanité se resserre. Et la guerre est son sisme. » (p. 132). Mais Clérambault veut être libre, se dégager de ses instincts et de ses passions, pour tâcher de « voir par dessus les nuages de poussière qui s’élèvent des troupeaux sur la route du présent, pour embrasser l’horizon, afin de situer ce qui se passe dans l’ensemble des choses et l’ordre universel. » Sur ces entrefaites, il va voir à l’hôpital un camarade de son fils Maxime, un enfant de l’Assistance, Aimé Courtois, qui a reçu dix-sept blessures et est amputé des deux jambes. La résignation de ce blessé, sa passivité fataliste le font souffrir. Assez de ce silence qui lui semble de la lâcheté ! il parlera. Clérambault publie, pour soulager sa conscience d’homme libre depuis tant de mois opprimée, de petits pamphlets. Le premier est intitulé : « Ô Morts, pardonnez-nous. » « J’avais un fils. Je l’aimais, je l’ai tué ! Pères de l’Europe en deuil, pères veufs de vos fils, ennemis ou amis, tous couverts de leur sang, c’est pour vous que je parle… Je pense aux fils encore vivants… Chaque meurtre nouveau tue mon fils une fois de plus… Je dois épargner aux pères qui viendront la douleur où je suis… La patrie c’est vous, pères. La patrie, c’est nos fils. Tous nos fils. Sauvons-les ! » Un second pamphlet suivit, dédié « à Celle qu’on a aimée », c’est-à-dire la patrie. Mais, déformé par un journal, il fut bafoué, maudit ; et Clérambault connut soudain la haine tenace de ses amis d’hier : Léo Camus le traite de criminel ; son camarade de lycée. Octave Berlin, l’appelle ennemi public ; Perrotin se moque de lui ; le fils d’un des amis, Daniel Faure, tout en reconnaissant que ses pensées sont peut-être justes et vraies, les juge inopportunes. Autour de lui, ce n’est qu’hostilité : sa femme, aigrie par tout ce bruit, lui en veut ; seule, sa fille Rosine le comprend, l’approuve, mais le supplie de ne pas écrire. « Il n’y a pas besoin de tout écrire. »

Qu’importe, il ne peut se taire, il ne s’appartient plus, il souffre d’avoir parlé et il sent qu’il va de nouveau parler. Et il jette son « Appel aux vivants » ; « La mort règne sur le monde. Vivants, secouez son joug !… Vive la vie ! Seule la vie est sainte. Et l’amour de la vie est la première vertu… Hommes, il n’est pas vrai que vous soyez les esclaves des morts et par eux enchaînés comme des serfs à la terre… soyez maîtres des jours… soyez libres. » Mais le silence mure Clérambault dans une tombe. Il est désespérément seul. On l’abandonne, on le fuit et lui-même se sent « un contre tous, l’ennemi commun, le destructeur des illusions qui font vivre ». Lent et douloureux calvaire : c’est son amie, Mme Mairet, la veuve du biologiste, habituée à la recherche de la vérité, qui a besoin d’idéaliser et de croire que son mari est tombé au front pour une cause sainte ; c’est sa nièce Aline, qui en vient à oublier son propre deuil, la mort de son mari, devant le nouveau-né, son espoir et son cher printemps. Cependant une joie lui fut donnée : un étudiant, blessé, Julien Moreau, vint le remercier du bien que lui avait fait la lecture de ses articles. Une lumière dans sa nuit : « bonheur étrange qu’éprouve une âme à sentir qu’elle participe au bonheur d’autres âmes… » Son œuvre n’était pas vaine, sa parole n’était pas inutile et ne retombait pas dans l’insondable silence. « Toute pensée vraie, qu’elle soit ou non comprise, est le vaisseau lancé qui remorque à sa suite les âmes du passé. » Puis il rencontre Edme Froment, le paralytique, couché sur un lit d’hôpital, un « mort vivant » qui affirmait « le devoir absolu, pour qui porte la flamme d’un idéal puissant, de le dresser au-dessus de la tête de ses compagnons. Des millions d’hommes ont vécu et sont morts pour que surgisse une fleur suprême de pensée. » La nature dépense des peuples pour créer un Boudha, un Eschyle, un Newton, un Beethoven. Certes, ces individualités supérieures dominaient les peuples et les siècles ; et Clérambault se disait « qu’être en notre temps, être soi, être libre, est le plus grand des combats. Les êtres qui sont eux-mêmes dominent, par le seul fait du nivellement des autres ». Un jour, Clérambault fut inculpé d’infraction à la loi sur les indiscrétions en temps de guerre : chaque après-midi, il se rendait chez le juge pour être interrogé. Cependant la haine, comme un orage, s’accumulait autour de lui, grandissait, menaçait. Il fut injurié dans les journaux ; puis il fut bousculé, frappé, piétiné dans la boue. Enfin, Victor Vaucoux, un oisif qui le haïssait, le tua d’un coup de revolver ; — Clérambault s’endormit dans la mort en murmurant : « Il n’y a plus d’ennemis », Clérambault le faible qui fut l’un contre tous, écrasé, rejeté, bafoué, mais libre. « L’un contre tous est l’un pour tous. Et il sera bientôt l’un avec tous. Jamais la pensée de l’homme solitaire n’est comme lui isolée. L’idée qui surgit en l’un germe déjà en d’autres ; et quand un malheureux, méconnu, outragé, la sent lever dans son cœur, qu’il ait la joie ! C’est que la terre se réveille. La première étincelle qui brille en une âme seule est la pointe du rayon qui va percer la nuit. »

L’œuvre de Romain Rolland.
Son style. — Son influence.


La Vie de Beethoven, Tolstoï, Michel-Ange, Jean-Christophe, Colas Breugnon, Clérambault, et tant de pages d’histoire et de critique musicales, sont les fragments gigantesques et bien ordonnés d’une œuvre qui s’édifie, se complète peu à peu. On ne peut donc porter sur elle que des jugements inexacts et provisoires. Déjà on s’est trop hâté de juger Jean-Christophe dès les premiers volumes, sans même attendre la publication des deux tomes qui couronnent le livre et lui donnent son sens entier. On ne se prononce pas sur une fresque immense qui contient la vie d’un homme et d’un peuple, après en avoir aperçu quelques fragments d’un œil partial et distrait. On ne condamne pas au feu l’œuvre d’un homme parce que la lecture de quelques chapitres — un jour d’orage — ou de mauvaise digestion — vous a mis en colère. N’oublions pas que Michel-Ange ne permit au pape Jules II d’entrer en contact avec son Jugement dernier de la chapelle Sixtine, que lorsqu’il l’eût entièrement achevé.

Mais, telle qu’elle est déjà, l’œuvre de R. Rolland s’impose. Elle a son style, son esthétique, sa morale.

Par haine du mensonge livresque, par antipathie de toute méthode littéraire, par sincérité surtout, R. Rolland méprise la phrase. Il rejette la livrée quelle qu’elle soit : épithète mondaine ou phraséologie conventionnelle, il admet tous les mots aux mêmes honneurs et brutalise, s’il le faut, la syntaxe héréditaire. Certes, ce style, volontairement monotone, consciemment pauvre et simple, me repose des phrases artificielles, bourrées jusqu’à en éclater de mots à effets et d’adjectifs à parures ; j’aime mieux la lueur douce et sans tremblement de ma vieille lampe, coiffée de l’abat-jour cartonné, que l’éclat dur, scintillant et aveuglant d’une ampoule électrique. Mais je craindrais l’ennui si, de page en page, dans ce style silencieux, n’éclataient, impérieusement comme une fanfare, une invective lyrique, un dithyrambe enthousiaste, ou si l’idée trépidante, vibrante soudain dans un coup d’aile, ne s’élargissait, éternelle et dépassant l’humanité, dans une formule martelée, splendide et brutale comme une strophe classique. Il évite tout ce qui, douceur séductrice des mots, périphrases ingénieuses, rythme balancé des périodes, pourrait sembler de l’art pour l’art, détourner l’attention et recouvrir, jusqu’à la cacher, l’âme de l’œuvre : la pensée. Et cependant, ce style uniforme et sans éclat, ce style journalier qui paraît fuir au courant de la plume sans ratures, arrive à ce miracle de se faire oublier ; on n’entend plus le son des syllabes, on ne voit plus le dessin imprimé des lettres, on perçoit par delà les mots, par delà les phrases, l’horizon d’un décor, le paysage d’une pensée ; on est en dehors du livre, on comprend, on vit avec l’idée ; on est, pendant quelques pages, dans un état de rêve et de béatitude.

Et l’on pense aux conseils[76] de Christophe à Olivier : « Ne t’inquiète point du verbe, des recherches subtiles où s’énerve la force des artistes d’aujourd’hui. Ce ne sont pas des paroles que tu dois dire, ce sont des choses. Tu parles à tous : use du langage de tous. Il n’est de mots ni nobles ni vulgaires ; il n’est de style ni châtié ni impur ; il n’est que ceux qui disent ou ne disent pas exactement ce qu’ils ont à dire. Sois tout entier dans tout ce que tu fais, pense ce que tu penses et sens ce que tu sens. Que le rythme de ton cœur emporte tes écrits ! Le style, c’est l’âme ! » (Les Amies, p. 80). R. Rolland a donné là une belle leçon aux stylistes épris d’étrangetés et aux rhétoriqueurs sans idées.

M. Georges Guy-Grand, étudiant « le conflit des croyances et les mœurs littéraires d’avant-guerre »[77] et rapprochant Romain Rolland d’Anatole France, traçait de l’auteur de Jean-Christophe un portrait assez dur et injuste qui vaut cependant d’être retenu, parce qu’il représente la moyenne de ces fausses opinions : « Jeune, il avait souffert du manque de directions. Il s’était détourné de ses aînés français, les Taine, les Renan, dont le pessimisme le glaçait, dont l’intellectualisme ne le nourrissait pas. Il avait demandé à des maîtres étrangers ce dont avait besoin son âme de musicien : à Wagner sa profondeur trouble ; à Tolstoï, frère plus pur de Rousseau, son christianisme. Il s’était fait ainsi ce que Nietzsche voulait qu’on eût : une âme d’européen. Par cette discipline, il était revenu à ce qu’il y a de plus généreux dans notre tradition française : il avait chanté tous les héroïsmes, celui de Saint-Louis comme celui de Danton,… en même temps qu’il continuait à demander à ce qu’eût de meilleur la vieille Europe, un Reethoven, un Michel-Ange, des foyers d’enthousiasme et d’énergie… R. Rolland enseignait des choses généreuses et fortifiantes ; il chantait la liberté, l’héroïsme, le sacrifice ; son idéalisme s’efforçait centre le matérialisme délétère où il avait trouvé l’Europe… Pourquoi n’aboutissait-il pas ? C’est qu’il lui manquait ce qu’il avait trop dédaigné chez nos maîtres à nous : la clarté, la décision, la forte systématisation intellectuelle. Il avait la chaleur du cœur, il lui manquait la discipline de l’esprit. Un Anatole France était une intelligence sans flamme, un Romain Rolland une flamme sans direction… Ni les problèmes de la politique, ni ceux de l’économie ne l’intéressaient ; R. Rolland ne connaissait que des aspirations ou des velléités. » Et M. Guy-Grand cherchait à expliquer cette attitude ou cette faiblesse par la toute puissance de la musique, qui « dissout les assises de la vie, » qui « échauffe ou déprime, transporte ou ravit, » mais qui jamais n’est une « ouvrière de clarté et de droit et n’édifie pas. »

Toute l’œuvre de R. Rolland, — prise en bloc — et non artificiellement découpée, — oppose à ce jugement sommaire un démenti formel. Mais l’art subtil des citations tronquées, attribuant en propre à l’auteur les paroles diverses et contradictoires de ses héros de roman ou de ses personnages de théâtre, excelle à prouver n’importe quelle attitude, à démontrer n’importe quelle théorie. À regarder les hommes, les événements ou les choses de trop près, on risque de ne pas les voir exactement et de déformer dans son souvenir l’image et l’impression d’après lesquelles on les jugera : on attribue une importance exagérée — et ridicule — à tel détail qui fait saillie et apparaît, au premier coup d’œil, en pleine lumière, tandis qu’on néglige et qu’on rejette dans l’ombre tel fait capital qui, tout d’abord, ne s’était pas détaché assez nettement. Il en est d’une œuvre artistique comme d’un paysage : il faut du recul dans le temps et dans l’espace pour les bien voir l’un et l’autre, — sainement, posément, utilement. Il faut que la dureté des couleurs s’atténue, que les contours s’estompent, que l’éclat factice et trompeur se ternisse, — non pas pour envelopper, égaliser le décor dans une teinte neutre et banale, mais pour en adoucir les vaines brutalités d’un instant, comme un rayon de soleil qui trompe notre vision — et rendre aux détails essentiels leur exacte lumière et leur juste et précise valeur. L’histoire — et à plus forte raison une biographie — exige un certain recul, et un certain silence : les bruits de la rue empêchent d’entendre, de même que la lumière trop vive, en fatiguant le regard, empêche de voir.


L’œuvre de R. Rolland n’est pas finie ; elle se poursuit, elle se continue, elle évolue. En elle tout est mouvement, jusqu’au jour où la mort l’arrêtera, et laissera sur quelque page inachevée la phrase en suspens et le chapitre interrompu. Alors seulement, un jugement pourra être porté, et encore faudra-t-il ne jamais fixer la pensée de l’auteur — ou de ses héros — au hasard de ses étapes, — mais la prendre dans sa lente évolution, en notant[78] « la direction et la marche, le rythme et la route ». La vie d’un homme est semblable à une route : elle va, selon le terrain, l’heure ou la saison, tour à tour ensoleillée ou sombre, rapide et joyeuse à la descente, ou lente et pénible et comme essoufflée à la montée, ou chantante et rêveuse, cheminant par la plaine ; ici, elle est bordée d’aubépines et, là, elle s’amuse en circuits, enlacée comme un ruban, aux flancs des coteaux ; ailleurs, elle est si poussiéreuse que les nuages soulevés par les pas empêchent de voir l’horizon et, plus loin, elle semble rebelle, tant les pavés qui la recouvrent sont inégaux et cahotants. N’importe ! il faut la parcourir toute, il faut la voir de son point de départ à son point d’arrivée, comme une seule ligne, pour savoir, en conscience et vraiment, si elle est bonne ou mauvaise. Vous n’avez pas le droit de vanter la douceur de cette route ou de maudire à jamais sa dureté, si vous n’avez été son compagnon que pendant quelques instants : vous ne la connaissez pas. Un rayon de soleil ne suffit pas plus à illuminer un chemin, qu’une flaque de boue et un liseré de cailloux ne rendent tout son parcours cruel et malaisé. De la vie et de l’œuvre d’un homme, vous ne pouvez extraire une minute ou une phrase et, feignant de croire que cette minute ou cette phrase reflète et résume toute la vie et toute l’œuvre, porter un solennel jugement plein de fausseté.

En 1912, deux revues, l’une nivernaise, Ombres et Formes, éditée à Saint-Pierre-le-Moûtier, l’autre belge, Flamberge, publiée à Gand, ouvrirent une vaste enquête sur R. Rolland. Parmi les nombreuses réponses, une mérite d’être recueillie, c’est celle de Jules Claretie (Ombres et Formes, t. IV [1913], p. 4) : « R. Rolland, c’est plus qu’un talent, c’est une âme, c’est une conscience. Il est pour les générations vivantes un exemple vivant… en un mot, il est un guide », et lui même soulignait le mot. C’est à peu près les mêmes mots qu’employait récemment M. Georges Duhamel, l’auteur si humain de Civilisation et de la Vie des Martyrs, lorsque, dans un noble article de philosophie sur « l’écrivain et l’événement »,[79] il disait : « L’écrivain doit être un guide, un conducteur, un inspirateur ; il ne saurait, sans déchoir, devenir un serviteur soumis, un avocat à gages. Il allume le flambeau, il déploie l’étendard, il se fait bouclier ou glaive, il s’offre en holocauste », et montrait avec quel tranquille courage, R. Rolland, « un grand cœur, un cœur généreux…, en refusant de se laisser emporter dans l’espèce de raz de marée qui submergeait l’Europe intellectuelle et mettait en péril le sens critique de maints bons esprits… a porté le conflit dans une sphère élevée. Refuser de perdre connaissance dans l’affolement général, ce n’est point renoncer à son rôle, c’est parfois donner à ce rôle un sens nouveau ».

Jean-Christophe, Colas Breugnon et Clérambault — si dissemblables à tant de point de vues — sont des formes nouvelles de roman. Toute comparaison, tout rapprochement sont interdits. Là, rien de déjà vu, de déjà entendu. H.-G. Wells, dans deux longs articles du Temps (18 et 21 juin 1911) sur l’objet et le développement du roman contemporain en Angleterre, étudiait successivement ces questions : « Le roman doit-il amuser ? — un roman a-t-il le droit d’être long ? — le rôle social du roman moderne ; — le roman comparé au théâtre et à la biographie ». R. Rolland est l’un des écrivains cités par Wells, qui ont eu l’audace de rompre avec les errements passés, la liberté de l’auteur doit être entière pour le choix du sujet et la manière de le traiter. « Le roman n’est pas une chaire… mais le romancier sera le plus puissant des artistes parce que lui seul saura discuter, analyser, éclairer la conduite ». C’est en ce sens que Jean-Christophe est un modèle d’un nouveau genre ; on n’y trouve pas seulement des idées, mais des âmes. Certains ont pu s’y tromper. Quand j’ai publié en 1909, aux Cahiers du Centre, des extraits de R. Rolland, j’avais recueilli et groupé sous le titre d’Idées (p. 124), lambeaux de pages, fragments de tirades, débris d’articles, tout ce qui, par sa formule harmonieuse ou sa beauté morale, pouvait servir de maximes de vie, d’exemples ou de leçons. R. Rolland, en approuvant ce choix et ce titre, ajoutait : « Pour moi les âmes sont beaucoup plus importantes que les idées, et je suis beaucoup plus un « animiste », si je puis dire, qu’un « idéaliste ».


R. Rolland est un « homme ». Il n’appartient à aucune école et n’a l’ambition d’en fonder aucune. Il s’est, malgré les apparences, toujours et volontairement, placé en dehors des coteries et des querelles ; mais d’autres ont voulu l’y confondre. Il a pris position à des heures tragiques, parce qu’il ne pouvait pas se désintéresser des événements, et fermer ses oreilles aux bruits de la mêlée. Il est resté lui-même, il a marché avec la vie et avec son temps et continue aujourd’hui de poursuivre sa route qui n’est jamais pareille, selon que l’éclairé l’aube, le midi ou le crépuscule, et selon qu’elle s’attarde dans la forêt paisible, ou qu’elle traverse une cité bruyante. Il juge son œuvre à peine commencée, et plus d’une fois a supplié ses amis — et ses ennemis — qu’on lui laisse au moins le temps de dire ce qu’il avait à dire. L’œuvre déjà existe : elle a sa place, elle a sa raison d’être, elle s’impose. Attendez.

Novembre 1921.
  1. Nos citations et renvois se réfèrent toujours au texte original des Cahiers de la Quinzaine.
  2. Cf. Bibliographie, n° 97.
  3. Comparaison faite par Morton-Fullerton, dans Terres Françaises,(Colin, 1908), p. 37.
  4. La date de naissance est 1866 — et non 1868, comme l’indiquent le Catalogue général de la Librairie française d’Otto Lorenz, tome XV, p. 721 (les tomes suivants ont rectifié l’erreur) et le Nouveau Larousse illustré, tome VII, p. 360. Mais l’erreur se trouve également dans l’Index Biographique placé en tête de la Revue d’Art Dramatique et Musical au xxe siècle, année 1901, page lxi, revue à laquelle collaborait activement R. Rolland.
  5. D’après les archives du Lycée Louis-le-Grand, registre d’inscription des externes, f° 5, n° 88. — Pour les curieux qui croient que les succès scolaires ont un sens quelconque, disons que R. R. eut en rhétorique, 1883, un 1er accessit, vétérans, en histoire et un 5e de récitation ; en 1884, 4e accessit d’histoire et 4e de langue latine : en 1885, pas de nomination ; et en 1886 (philosophie) un 6e accessit d’excellence et un 2e prix d’histoire.
    (Renseignements obligeamment fournis par M. Ch. Guillot).
  6. Cf. Bibliographie N° 27.
  7. Mémoires d’une Idéaliste, par Malwida de Meysenbug, traduits de l’allemand avec une préface de Gabriel Monod, 2 vol. in-12, Paris, Fischbacher, 1900, xvii + 436 p. et 316 p.
    Le Soir de ma vie (Suite des Mémoires d’une Idéaliste), précédée de la Fin de la vie d’une Idéaliste, par Gabriel Monod, Fischbacher, 1008, xvi + 400 p.
    Sur Mlle de Meysenbug, voir aussi deux articles d’Alfred Dumaine, Confession d’une démocrate allemande : Malwida de Meysenbug, dans la Revue de la Semaine, 10 juin 1921, pp. 131-152, et 17 juin 1921, pp. 278-299, et l’article de Dominique de Bray, dans la Flamberge, cité à la Bibliographie n° 204.
  8. Cf. Daniel Halévy, La Vie de Frédéric Nietzsche, C. Lévy, 1909, p. 180 et ss., 220 et ss., etc.
  9. Empédocle, le philosophe d’Agrigent, est un héros cher à R. R. Il avait été son premier guide avec les autres philosophes présocratiques, à l’époque où il cherchait « une certitude sur laquelle il pût fonder sa vie ». Près de trente ans plus tard, en 1918, il sera encore son guide et R. R. lui consacrera des pages enthousiastes. Cf. plus loin, et Bibliographie, n° 114.
  10. Pendant lesquelles R. Rolland ne rédigea que son « Mémoire » d’étude, obligatoire, en seconde année, pour les élèves de l’École. Ce Mémoire, dont le sujet était emprunté à l’histoire diplomatique du {sc|xvi}}e, était intitulé : Histoire des négociations diplomatiques depuis le sac de Rome jusqu’à la paix de Cambrai, d’après les lettres et instructions du cardinal Salviati, légat en France de juin 1527 à août 1529 et les documents du temps. Il parvenait à l’Académie des Inscriptions le 24 avril 1891, et était analysé par Gaston Boissier, dans le « Rapport annuel présenté au nom de la Commission des Écoles de Rome et d’Athènes ». (Cf. Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles- Lettres, 4e série, t. XIX, 1891, pp. 391-392.) Boissier, après quelques réserves, note déjà : « La narration de M. Rolland est intéressante et indique un véritable sens historique ».
  11. Cf. Bibliographie n° 96. — Louis de Berquin, condamné à mort et exécuté en 1529, par sa faute et pour avoir voulu obtenir une éclatante justification de sa conduite et de ses opinions.
  12. Cf. Bibliographie n° 32.
  13. Cf. Bibliographie n° 1.
  14. C’est un nom qui, certainement, rappelle le village près de Clamecy, où un parent de R. Rolland eut longtemps une étude et où lui-même, enfant, vint passer souvent les vacances.
  15. R. Rolland prépare un livre entier sur Shakespeare dont il a publié un fragment. Cf. Bibliographie n° 104.
  16. Cf. bibliographie n° 33.
  17. Cf. Bibliographie n° 2.
  18. Cf. Bibliographie n° 5.
  19. Cf. Bibliographie n° 6.
  20. Cf. Bibliographie n° 7.
  21. Cf. à ce sujet Maurice Pottecher, Le Théâtre du Peuple, renaissance et destinée du théâtre populaire, XXI, 288 p., in-12. Ollendorf, 1899.
  22. ibid.
  23. Cf. Bibliographie n° 3. — La Revue d’Art dramatique indique une distribution différente avec Dessonnes pour le rôle d’Adam Lux, R. Liser pour le marquis de Maillé, et Mlle Debligny pour la Raison.
  24. Cf. Bibliographie n° 6.
  25. Cf. Bibliographie n° 109, republié dans Au-dessus de la Mêlée, pp. 151-161.
  26. Cf. Bibliographie n° 8.
  27. Cf. Bibliographie n° 9.
  28. Cf. Bibliographie n° 10.
  29. Cf. Bibliographie n° 11.
  30. Cf. Bibliographie n° 14 à 18.
  31. Cf. Bibliographie n° 19.
  32. Cf. Bibliographie n° 19 C.
  33. Cf. Bibliographie n° 105.
  34. Ces biographies sont annoncées au verso de la couverture du Beethoven, édition des Cahiers).
  35. Cf. Bibliographie n° 21.
  36. Cf. Bibliographie n° 22.
  37. Cf. Bibliographie n° 24.
  38. L’édition Hachette de la Vie de Michel Ange (1907) annonce au dos du faux-titre comme étant en préparation une Vie de Mazzini.
  39. Elle publie, dès janvier 1896, un article sur la Décadence de la Peinture italienne qui est un résumé de sa thèse latine. — Cf. Bibliographie n° 93.
  40. Sur R. Rolland critique musical, cf. Ribliographie n* 202, article de Max Hautier.
  41. Cf. Bibliographie n° 45.
  42. Cf. pour les dates de la vie universitaire de R. R. le Rapport du Conseil de l’Université de Paris au Ministre de l’Instruction publique, année scolaire 1903-1904, page XII, note 7, et le Bulletin administratif du Ministère de l’Instruction publique, passim.
  43. La première leçon eut lieu le jeudi matin 17 novembre 1904, à l’Amphithéâtre Turgot. Cf. l’annonce qui est faite par Charles Péguy à la fin du 5e Cahier de la VIe Série, pp. 214-215 (Cahiers de la Quinzaine) et pour la liste des cours de R. R. en Sorbonne, voir Bibliographie n° 90.
  44. Appelée d’abord Revue d’Histoire et de Critique musicale, à partir de 1902, devenue bi-mensuelle sous le titre plus court de Revue musicale.
  45. Cf. Bibliographie n° 51, republié dans Musiciens d’autrefois.
  46. Cf. Bibliographie n° 91 et la liste des cours professés par R. R. à l’École des Hautes Études Sociales.
  47. Cf. Bibliographie no 28.
  48. Cf. Bibliographie n° 77.

    Notons que Paul Dupin a composé, sur un poème de Paul Gerhardt, une œuvre musicale (chant et piano) intitulée Jean-Christophe et divisée en quatre parties : I. Oncle Gottfried ; II. Méditation (d’après un passage de l’Aube) ; III. Berceuse à Louisa par son fils Jean-Christophe ; IV. Christliches Wanderlied ou Chant du Voyageur chrétien, — et une autre Suite qui porte comme sous-titres : I. Sérénade du grand-père ; II. La mort de l’oncle Gottfried ; III. Sabine ; IV. Antoinette.

  49. Cahiers de la Quinzaine, 8e Cahier de la viie série, 31 décembre 1905, après les vers d’André Spire, intitulés Et vous riez, pp. 98, 99 et 104, 107.
  50. Cf. Bibliographie n° 160.
  51. Cf. Bibliographie, n° 194.
  52. Cf. Bibliographie, n° 152 (p. 693).
  53. Cf. des extraits de cet article page 42 de ce livre ; à rapprocher de certaines pages de Clérambault, citées plus loin.
  54. Les voix des 29 votants — majorité absolue 15 — se partagèrent ainsi : Premier tour: R. R., 13 ; Émile Clermont (auteur de Laure), 9; Ernest Psichari (auteur de l’Appel des Armes), 5 : bulletins blancs, 2. — Second tour : R R., 14 ; Clermont, 13 ; Psichari, 1 : blanc, 1. — Troisième tour : R. R., 14 ; Clermont, 14 ; blanc, 1. — Quatrième tour : R. R., 13 ; Clermont, 12 ; Psichari, 3 ; blanc, 1. — Cinquième tour : R. R., 15 ; Clermont, 10 ; Psichari, 2 ; blancs, 2. — René Bazin, directeur en exercice, proclama R. R. lauréat du Grand Prix de Littérature. (Journal officiel du 8 juin 1913, p. 4940).
  55. Cf. Bibliographie, n° 181.
  56. Les dédicaces de Romain Rolland prouvent bien son indépendance de caractère. Les Loups portent ces simples mots : « à Péguy », — Danton : « à mon Père » ; — Le 14 Juillet : « au peuple de Paris » ; — Le Temps viendra : « dédié à la Civilisation » ; — Le dernier volume de Jean-Christophe : « En terminant cette œuvre, je la dédie aux âmes libres — de toutes les nations — qui souffrent, qui luttent et qui vaincront » ; — Colas Breugnon : « à saint Martin des Gaules, patron de Clamecy » ; — Le Triomphe de la Liberté, fête populaire (avec musique d’Albert Doyen) : « au peuple de Paris, en mémoire de Jean Jaurès ».
  57. Cf. Bibliographie, n° 179.
  58. Certains critiques ont reproché à R. Rolland d’avoir choisi un « héros allemand ». Georges Pourcel, dans un article du Parthénon (20 octobre 1913, pp. 22-30), intitulé L’homme de génie : Jean-Christophe, leur avait déjà répondu : « Peut-être une inclination d’esprit, sympathie marquée pour la patrie de Gœthe et de Beethoven, où l’âme, semble-t-il, a plus de profondeur et de gravité. Et sans doute ceci : M. R. R. avait le dessein préconçu de faire venir son musicien à Paris. Il fallait que Jean-Christophe jugeât la France du dehors avec le recul et la liberté d’esprit nécessaires ». Mais R. Rolland, tenant à dissiper toute équivoque, prit soin de préciser les raisons de son choix, dans un article du Parthénon (5 novembre 1913, pp. 67-68), intitulé Les origines germaniques de Jean-Christophe. « J’ai eu plus d’une raison pour choisir les pays rhénans comme patrie de mon héros. D’abord son génie musical : c’est une plante qui, jusqu’ici, n’a pas trouvé chez nous des conditions propices pour se développer vigoureusement. Puis… mon dessein d’observer la France avec des yeux tout neufs de Huron candide et barbare. Mais j’avais une autre raison secrète et plus profonde : ce sera une réponse aux harangues des pangermanistes qui viennent de fêter avec fracas l’anniversaire de la « Bataille des Nations ». Le pays de Beethoven et de Jean-Christophe ne sera jamais pour moi un pays étranger. Je ne suis pas de ces lamentables Français qui, dans la rage qu’ils mettent à appauvrir la France, afin de la réduire à eux et à leurs amis, ne seraient pas loin de la ramener aux limites du domaine de leur Philippe-Auguste et qui traitent d’étranger le Genevois Jean-Jacques. Je ne tiens pas plus de compte de leur nationalisme rétréci que de l’arrogance de l’impérialisme allemand qui, par droit de conquête, s’étale impudemment dans des terres qu’il a volées… Quand dix siècles de conquête germanique auraient passé sur le Rhin, ils ne feraient point que Rome et que Byzance n’y aient enfoncé leur proue et que la grande route qui mène des Alpes latines aux Pays-Bas du Nord n’ait été fécondée par les semences de liberté, qu’ont répandues, sur leur passage, les flots de pèlerins. Le Rhin est une coulée de lumière qui mûrit les coteaux et les âmes d’Occident ; elle n’est pas plus à vous, Allemands, qu’elle n’est à nous : elle est à l’Europe. Elle ne nous divise point, elle nous réunit. Qu’il en puisse être de même de mon Christophe, votre fils et le nôtre. »

    [Passage capital, que je m’excuse d’avoir rejeté en note ; mais je n’ai pu le retrouver que, tardivement, au cours de la mise en page. La revue Le Parthénon figure bien sur les rayons de la Bibliothèque Nationale, mais avec de telles lacunes qu’il est impossible d’y faire des recherches utiles.]

  59. Cf. Bibliographie n° 82.
  60. Cf. Bibliographie n° 89.
  61. Cf. Bibliographie n° 198 (5).
  62. Cependant M. Jouve dit (op. cit., Bibliographie N° 175, page 331) : « Le véritable titre de l’ouvrage est Colas Brugnon ; ce titre a subi une modification sur la couverture, pour des raisons imposées à l’auteur. Le premier titre, Colas Brugnon, a dû être modifié, en raison de la protestation d’une personne portant le même nom. »
  63. Cf. Bibliographie n° 106
  64. Tous ces articles du Bonnet Rouge ont été réunis en brochure sous le titre Au-dessus ou au cœur de la Mêlée : une polémique républicaine. Cf. Bibliographie n° 142.
  65. Cf. Bibliographie n° 118 à 151, une liste alphabétique des principaux articles et brochures se rapportant au rôle de R. R. pendant la guerre. À compléter utilement par les références que donne le n° 130.
  66. R. Rolland est le plus jeune des lauréats du prix Nobel de littérature. Cf. à ce sujet Léon Deffoux, Petite histoire du Prix Nobel de Littérature, dans le Mercure de France, du 15 janvier 1920, pp. 558-562.
  67. Composé de MM. H. -G. Hjärne, ancien professeur d’histoire à Upsal, président ; Esaias Tegnér, ancien professeur de langues orientales à Lund ; K.-A. Melin, docteur ès lettres, professeur de lycée ; E.-A. Karlfeldt, docteur ès lettres, secrétaire perpétuel de l’Académie; P.-A. Hallström, homme de lettres.
  68. Les Prix Nobel 1914-1918, p. 9. Le volume annuel Les Prix Nobel (Norstedt, éd. à Stockholm), rédigés en français et en suédois, avec compte rendu des conférences, portraits des lauréats, notices biographiques et bibliographiques et fac-similé des diplômes reçus, n’avait pas reparu depuis la guerre. Un volume embrassant les années « 1914-1918 » a paru en 1920. Faut-il noter que la Bibliothèque Nationale de Paris n’a acheté que le premier volume (1901) de la collection qui, heureusement, se trouve complète à la Bibliothèque de l’Institut ?
  69. Cf. Bibliographie n° 200.
  70. Publiée dans Les Prix Nobel en 1914-1918, pp. 67-70.
  71. Cf. Bibliographie n° 113.
  72. Cf. Bibliographie n° 104.
  73. Empedocle, studio critico, traduzione e commenta delle testimonianze e dei frammenti, in-16, 688 pages, Turin, Bocca, 1916.
  74. Cf. Bibliographie n° 114. L’œuvre porte cette dédicace : « À l’évocateur énergique d’Olympischer Frühling, à Cari Spitteler qui, par delà les siècles, renoua la tradition des poètes-philosophes d’Ionie. En affection et respect. »
  75. À comparer avec les extraits cités page 42 de ce livre.
  76. À rapprocher du jugement très fin de Vernon Lee, sur le style de R. Rolland. Cf. ibliographie n° 184, p. 589.
  77. Mercure de France, 16 juillet 1919, pp. 201-202.
  78. Note de R. Rolland, datée de novembre 1916, citée par P.-J. Jouve (op. cit. Bibliographie n’175), p. 169.
  79. Mercure de France, 15 décembre 1919, pp 594 et 595.