Romanciers anglais contemporains - George Meredith

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Romanciers anglais contemporains - George Meredith
Revue des Deux Mondes5e période, tome 43 (p. 567-601).
ROMANCIERS ANGLAIS CONTEMPORAINS

GEORGE MEREDITH

Il n’est pas d’écrivain étranger plus exposé que M. George Meredith à être méconnu chez nous et mal jugé, car aucun n’est mieux fait pour nous déconcerter, j’oserai dire nous fatiguer et nous irriter, aussi longtemps du moins que nous n’avons pas pris sur nous de plier devant lui nos habitudes et d’accepter cette originalité. Ses défauts, qui ont d’abord détourné de lui ses compatriotes eux-mêmes, sont l’excès de qualités si profondément autochtones qu’elles nous séduisent moins qu’ils ne nous choquent. Son originalité est excentrique, artificielle et maniérée. Il faut la découvrir sous les complications et les recherches où elle ne se complaît pas moins que ne le fait dans ses apprêts et ses artifices la beauté anglaise, si fraîche pourtant, si luxuriante et si vive. Nous devons cet effort à la notoriété de M. Meredith, à la place d’honneur qu’il a lentement et péniblement conquise dans son pays[1], au respect surtout qu’imposent le labeur ininterrompu d’un demi-siècle et la haute probité d’une vie littéraire sans concessions ni marchandages. Nous le devons enfin à la rare valeur de son œuvre, si anglaise tout ensemble et si humaine. Nous ne risquons de perdre ni notre temps ni notre peine en essayant d’éclairer une figure qui, avec celles de MM. Thomas Hardy, Rudyard Kipling et Swinburne, domine les lettres anglaises contemporaines.


I

La première condition, si l’on veut comprendre ou seulement lire les romans de M. George Meredith, c’est d’oublier tout ce que nous avons accoutumé d’attendre d’un roman, tout ce que nous avons l’habitude d’y trouver. Pour divers qu’ils soient, depuis la Princesse de Clèves jusqu’à Pêcheur d’Islande, prenez-les tous, ceux de Balzac comme ceux de George Sand, et ceux d’Octave Feuillet comme ceux de Flaubert, la romantique Notre-Dame de Paris et la réaliste Madame Bovary, les analyses de M. Paul Bourget, les impressions de M. Pierre Loti : il y a toujours une action qui marche à un dénouement à travers des péripéties ; des personnages qui participent à cette action et y manifestent leur caractère. Ils sont écrits dans une langue qui s’adresse à tous et dont l’idéal n’est nullement de se faire déchiffrer comme un palimpseste ou interpréter comme un texte métaphysique. Un roman français est écrit pour être lu, non pour être médité, commenté, annoté. Avec toutes les différences qu’entraîne le génie des peuples, les grands romans étrangers ressemblent en cela aux nôtres. Tess d’Urbervilles ou Jude l’Obscur de M. Thomas Hardy, Résurrection de Tolstoï, La Garde au Rhin de Clara Viebig, Jérusalem de Selma Lagerlöf, ces chefs-d’œuvre qui expriment si profondément la vie et l’âme de leurs pays d’origine, ne nous sont pas moins accessibles que les productions nationales ; et l’imprévu des mœurs ou l’inconnu des âmes n’y fait que relever d’une pointe de surprise ou de curiosité l’émotion de nos cœurs.

M. Meredith a tenu et gagné la gageure d’être un grand romancier en dehors de cette tradition incontestée et universelle. Il a pratiqué à sa manière le « splendide isolement » qui fut un temps la devise politique de sa patrie. Une telle attitude n’eût peut-être pas été possible ailleurs que dans cette Angleterre si exceptionnellement complaisante à l’individualisme. La force singulière du sens social, loin d’y entraver, en effet, l’expansion de l’individu, la favorise, comme si l’assurance de ne pas manquer à l’essentiel du devoir commun suffisait à légitimer et à couvrir toutes les libertés personnelles. Nous ne concevons guère l’harmonie en dehors de la « conformité. » Les Anglais aiment et acceptent le « non-conformisme » en toutes choses. « Voltaire, qu’il l’ait voulu ou non, — dit précisément à propos de George Meredith un des grands lettrés de Cambridge, M. G. M. Trevelyan, — n’a jamais fait de nous autres Anglais un meilleur éloge que quand il a dit que nous avions une centaine de religions. Aujourd’hui, nous pouvons nous vanter aussi d’avoir cent sortes de poésie[2]. » En France, nous n’avons, somme toute, qu’une poésie : de Ronsard à Victor Hugo, elle est la même, et c’est elle encore que nous retrouvons dans les meilleurs des Parnassiens, chez les derniers venus de nos bons poètes. Nous n’avons qu’une poésie, et toute notre histoire ne nous montre-t-elle pas à l’œuvre l’idée fixe d’une même religion — ou d’une même irréligion — pour tous ?

Cet idéal de la « conformité » se manifeste en art par les exigences du goût, qui modère et limite l’initiative de l’individu, en la soumettant aux lois non écrites de la raison commune et aux sommations impérieuses du sentiment universel. Le goût naît d’une entente, spontanée ou réfléchie, instinctive ou volontaire, entre des esprits délicats et raffinés dont l’activité individuelle, pour des raisons en fait fort diverses, est étroitement subordonnée à l’harmonie collective. De ceux-là elle pourra s’étendre à d’autres ; mais plus ou moins nombreux, ils n’aimeront jamais et ne s’accorderont jamais à louer que des œuvres dont le parfait équilibre peut soutenir un jugement unanime. Ainsi seront éliminés les excès, les disparates, toutes les divagations du sens propre, ses extravagances et ses excentricités. La mesure sera dès lors la qualité souveraine de l’œuvre, le suprême besoin de l’esprit, la condition indispensable du plaisir esthétique. Sans doute l’autorité du goût peut devenir oppressive, arrêter un élan, contenir un caprice, retenir une envolée. Sa tyrannie est parfois une entrave ; mais une certaine perfection n’est possible que sous sa royauté. Nul peuple n’est plus sensible que le Français à cette perfection ; nul n’en a moins le souci que l’Anglais. Nous n’entendons point faire de cette remarque un éloge à notre endroit, une critique à son égard : nos qualités ont leurs revers, et ses défauts sont rachetés par d’étonnantes beautés. La littérature comparée serait un jeu bien puéril si elle consistait à faire comparaître les œuvres étrangères devant un étalon national pour y mesurer leur valeur et les classer à l’avenant. C’est fermer son intelligence et sa sympathie au génie anglais que de vouloir le soumettre aux rigueurs et à l’unité de notre goût. Si nous insistons sur la nécessité de surmonter nos préférences et de dépouiller nos habitudes, c’est que jamais l’effort n’aura été plus nécessaire ni plus difficile.

Les romans de M. George Meredith sont un défi au genre lui-même. L’action ne se ramasse pas en une intrigue, et les personnages ne sont point évoqués en un portrait. A travers une longue suite de scènes et une multitude infinie de détails, il nous appartient de saisir le sujet et de construire les caractères : à notre esprit de rassembler les faits, les gestes, les paroles et d’en, tirer un sens. L’auteur nous y aide par ses réflexions, ses observations, ses dissertations ; mais il ne se met point à notre place et n’assume point notre tâche. Il dispose le plus minutieusement qu’il peut devant nous, trop minutieusement peut-être, les élémens de la réalité et laisse à notre propre vigueur et à notre propre pénétration le soin de la reconstituer et de la comprendre. Son art n’a nul souci d’être moins complexe ou moins difficile que la vie : il lui suffit d’être plus appuyé et plus insistant. Il a pour but, non de suppléer à l’activité de notre pensée, mais de la provoquer et de l’exciter. Il l’exige et il l’éveille. Les romans de M. Meredith sont par-dessus tout des romans intellectuels. Pour un lecteur paresseux ou distrait, ils ne peuvent qu’être tour à tour fastidieux et inintelligibles, à part quelques traits ou quelques scènes qui s’imposent malgré tout, comme les aspects les plus sublimes ou les plus délicieux d’un paysage arrêtent le regard fatigué du voyageur. Si nous voulons suivre l’auteur et nous intéresser aux comédies et tragédies où il nous convie, il faut donner une égale et intense attention aux mouvemens des personnages, à leurs propos, et à ses allusions, à ses commentaires. Il faut le regarder en les écoutant, l’écouter tandis que nous les regardons, car souvent son sourire seul nous donnera la clef de leurs paroles, comme plus d’une fois aussi nous ne pourrons, sans ce qu’il nous dit, pénétrer le secret de leur attitude ou de leurs actes. Jeu passionnant, travail fécond : encore faut-il en être capable, vouloir s’y donner et le pouvoir. Ce n’est pas le cas de tous, et à tort ou à raison, jusqu’à M. George Meredith, on demandait au roman tout autre chose.

Faut-il donc reprocher à ce romancier d’en avoir élargi le cadre et regretterions-nous qu’il eût montré un esprit trop original et trop novateur ? Non certes. Et c’est à nous de ne pas nous révolter contre une originalité à la fois dédaigneuse et impitoyable, qui nous parle complaisamment sa propre langue, sans nul souci que nous l’entendions ou non. Tout l’esprit de société est dans cette maxime favorite de notre XVIIe siècle, que « l’honnête homme parle pour se faire entendre. » M. George Meredith, au témoignage même d’un de ses plus sagaces admirateurs, M. Marcel Schwob, « ne pense ni en anglais, ni en aucune langue connue : il pense en meredith. » A nous de nous initier à cette pensée et d’apprendre cette langue ! Se mettre à notre portée, l’auteur ne daigne. En cela, il ressemble à nos « décadens » et telles de ses pages, le Prélude de l’Égoïste par exemple, font penser à M. Stéphane Mallarmé. Gardons-nous cependant de les détacher de l’ensemble autrement riche et complexe auquel elles appartiennent et qui donne à leur difficulté son véritable caractère ; gardons-nous de confondre l’excès d’une originalité réelle avec l’effort exaspéré, maladif, vers l’originalité. La personnalité de M. George Meredith est si forte qu’il ne peut être autre qu’il n’est. Nous n’avons plus alors le droit de nous en offenser et c’est au contraire notre devoir de l’accepter, de nous élever jusqu’à lui.

Il faut en prendre notre parti : M. Meredith ne fera rien pour nous rendre la tâche moins ardue. Il semble plutôt avoir la coquetterie de sa manière et se faire un point d’honneur de nous l’imposer. Deux de ses chefs-d’œuvre, Diana of the Crossways et l’Égoïste, s’ouvrent par des dissertations à peu près inintelligibles, qui pourraient suffire à empêcher le lecteur d’aller plus loin. Les cinquante premières pages de One of our Conquerors nous défilent les associations d’idées qui se succèdent dans l’esprit de M. Victor Radnor à la vue d’une tache de boue sur son gilet blanc.

Nulle part le sujet n’est exposé, nulle part il n’y a présentation proprement dite des personnages, presque jamais l’intérêt ne se concentre dans des épisodes. De menus détails interminablement se succèdent ; les visites alternent avec les promenades sans autre raison que de faciliter les conversations ; celles-ci nous manifestent les âmes, et il arrive un moment où l’auteur estime qu’il nous les a suffisamment montrées : le roman est fini. Voici les dernières lignes de l’Égoïste :


Ainsi et sans s’en priver, le monde dont il avait à la fois la crainte et le culte inconscient s’en donna sur sir Willoughby Paterne et son changement de fiancées, jusqu’au jour où les préparatifs pour les fêtes du mariage vinrent lui rendre aux yeux du comté quelque chose du splendide éclat qu’avait connu la fête de sa majorité. En même temps, deux amans se rencontraient entre la Suisse et les Alpes tyroliennes sur le lac de Constance. Assise à côté d’eux comme une sœur, la Muse comique a cessé de sourire ; mais à un regard vers le reste de la troupe qu’elle vient de quitter, elle pince les lèvres.


Vous ne saisissez pas cette allusion de George Meredith à sa théorie favorite ? Qu’importe ? Et peut-être la comprendriez-vous, ainsi que l’énigmatique Prélude, si vous aviez lu l’Essai sur la Comédie. Ni l’obscurité, ni la monotonie, ni les longueurs ne préoccupent l’auteur qui va, vient, s’arrête, fait le tour de ses personnages et de ses idées, travaille devant vous, raisonne tout haut, médite et raille, sans jamais se demander si vous le suivez et si vous pouvez le suivre, tout entier au maniement délicat de ses outils et au mécanisme compliqué de sa pensée.

Car cette pensée mêle de la façon la plus imprévue et la plus déconcertante l’inspiration poétique et la puissance de l’entendement, l’imagination et l’intellect. Les métaphores se succèdent et se précipitent. Elles nous apparaîtront comme l’incohérence même, si nous voulons en épuiser la signification concrète : leur richesse nous devient le pire des embarras dès que nos sens la réalisent. Chacune d’elles n’est là que pour une seule analogie : laquelle ? Il faut la saisir et passer. Notre activité mentale est entretenue ainsi dans une excitation qui lui donne ensemble la joie et la fatigue d’un exercice violent. Sans cesse, d’ailleurs, nous devons sauter d’un point à un autre. Entre deux termes successifs de sa pensée, M. George Meredith supprime comme oiseux tout intermédiaire ; l’esprit n’a pas où se poser : s’il tombe, c’est dans le vide. A lui de calculer son élan. S’il lui faut des chemins unis pour y traîner ses rêveries nonchalantes, qu’il ne s’aventure pas sur les pierres aiguës de ce torrent ! Elles suffiront au voyageur plus hardi et plus agile pour avancer parmi le bouillonnement des eaux vives.


II

Par ses excès d’originalité, par sa manière intransigeante, M. Meredith déroute ses compatriotes autant que nous. Mais il les choque moins, parce qu’ils sont moins sensibles aux outrances de l’individualisme et que leur goût est moins exigeant. A peine franchie, d’ailleurs, cette première enceinte de défenses hérissées qui gardent la hautaine demeure du maître, ils auront bien vite la rassurante impression de se retrouver chez eux, dans le vieux home anglais où ils reconnaîtront leurs mœurs, leur esprit, leurs traditions et leur caractère.

L’individualisme anglais trouve peut-être sa première manifestation, la plus visible et la plus universelle, dans l’amour du home. L’individu veut être chez lui. Il lui faut une demeure où il soit son maître, organise sa vie privée, installe ses habitudes, se retranche, pour ainsi dire, et se fortifie. On a tout dit sur le home, sa signification, sa poésie. Il témoigne, à coup sûr, que ses habitans vivent par eux-mêmes plus que par autrui et n’éprouvent pas ce besoin, si fort chez certaines races, de se prodiguer et de se répandre. Le plus aventureux des héros de M. Meredith, Harry Richmond, après d’innombrables péripéties, aborde au foyer, où il s’installe avec la jeune fille qui l’emporte sur toutes les autres femmes rencontrées au cours de sa vie errante, la vraie jeune fille anglaise, Jeannette Ilehester. Voyez l’idéal de ce garçon qui a couru le monde :


Je souhaitais que mon père et moi fussions ensemble dans les mêmes termes que M. Temple et son fils, — et ses filles, puis-je ajouter. Leurs discours portaient la marque du bonheur ; ils ne se querellaient avec personne ; leur train de vie était d’accord avec leur condition. Je me trouvais dans un intérieur anglais, simple et bien ordonné ; le père en était le pilier, les jeunes filles en faisaient l’ornement, le fils en représentait l’espoir et se préparait à prendre la succession paternelle. J’enviais ceux qui possédaient ce foyer ; et je pensais à Jeannette, si bien organisée pour en créer un semblable, à condition que son compagnon ne fût pas un rêveur fantasque.


La résidence seigneuriale de la gentry et de la noblesse n’est qu’une extension du home. La vie des hautes classes, que nous représente à peu près exclusivement M. Meredith, se passe presque tout entière dans le manoir. Elle ne ressemble en rien à notre « vie de château. » Nous n’en avons guère l’analogue chez nous, où il n’y a plus de classes, où les châtelains, s’ils sont riches, ne font le plus souvent que passer quelques semaines chaque automne, dans leurs domaines, deux ou trois mois au plus, à la saison des chasses et, s’ils sont pauvres, ou détachés du monde, y vivent confinés, mécontens, inutiles, suspects à leur voisinage bourgeois ou populaire. Le manoir n’est pas un lieu de passage : on y demeure ; il est le port d’attache de la famille, la résidence de son chef, le centre de son autorité et de son action. Partout ailleurs, celui-ci se sent dépaysé, et sa personnalité s’efface ou se dissout. Là, elle se ramasse et s’affirme. « Un jour, sir Willoughby, de la manière tranquille qui était la sienne, l’informa qu’il était devenu un hobereau, un gentilhomme campagnard. Il avait déserté Londres, qu’il abominait comme un cimetière des individualités. Il entendait vivre dans ses propriétés[3]. » La maison a toujours des hôtes, car chacun a ses invités, et le maître, comme un patricien romain, a sa clientèle. Avec sir Willoughby, à Patterne Hall, vivent ses deux tantes, les ladies Eléonore et Isabelle, son cousin Vernon Whitford et le jeune Crossjay, un petit parent pauvre qu’il élève, sans compter les invités de passage que nous voyons tour à tour ou ensemble : le docteur Middleton, sa fille Clara, le colonel de Craye. Le premier chapitre de Richard Feverel nous présente les hôtes de Raynham Abbey. Le baronnet a recueilli sa sœur, sa nièce, un de ses frères, son oncle, deux neveux. Le maître et seigneur a sa petite cour.

Mais chacun garde sa vie ; et nous retrouvons ici l’individualisme dans les mœurs. Garçons et filles reçoivent leurs amis, sont reçus chez eux. Les intrigues se nouent et se dénouent à l’insu des parens ou sans qu’ils y prennent garde. Dans Sandra Belloni, le jeune officier Wilfrid Pole, en congé de convalescence après une blessure reçue dans l’Inde, quitte la maison paternelle au petit jour sans prévenir personne. « Le départ imprévu de celui-ci étonnait quelque peu ses sœurs, mais cette surprise ne dura guère. Au bout d’une quinzaine, elles reçurent de lui une lettre datée de Stornley, où l’avait emmené, disait-il, le frère de lady Charlotte… » Quant au père, notable commerçant de la Cité, il est assez occupé de ses affaires et sans doute il ne pense pas plus à demander des explications qu’on n’a l’idée de lui en offrir. C’est l’ « unobtrusive Mr. Pole : » il n’est pas importun. Lui-même, aussi bien, disparaît parfois sans un mot et tandis que Wilfrid, « sur un yacht qu’il venait d’acheter, allait de port en port, recrutant un équipage d’élite pour une tournée de plaisir que lady Charlotte l’avait chargé d’organiser, » il agonise à Londres dans une chambre d’hôtel, sans que ses filles s’étonnent ou s’inquiètent de ne pas le voir reparaître à la villa où il rentrait chaque soir et modifient en rien « leur train de vie élégant, leurs manèges ambitieux, leurs jeux de bel esprit et de coquetterie[4]. »

Ces jeux mènent assez loin, et nous assistons, entre les couples, à un chassé-croisé singulier qui fait passer un prétendant d’une sœur à l’autre, brouille les préférences comme des cartes avant une partie dont un mariage est l’enjeu. Cornelia Pole, recherchée par un opulent membre du Parlement, sir Twickenham Pryme, baronet, a laissé peu à peu s’établir entre elle et le pauvre organiste de village, — jeune gentilhomme déshérité, — Purcel Barrett, une intimité dont son inexpérience ne pressent pas la portée et qui lui fait manquer sa vie, tandis qu’elle mène le malheureux au suicide. Nous pourrions multiplier les exemples.

Cet individualisme est un trait si essentiel du caractère anglais qu’il est consacré par la loi, dans l’étrange facilité qu’elle accorde au mariage. Les enfans peuvent se marier non seulement sans le consentement des parens, mais encore à leur insu. C’est là pour les romanciers une source inépuisable de situations tragiques, nées la plupart de la contradiction entre le prestige de l’autorité paternelle, plus forte là-bas que chez nous, et la liberté absolue du fils ou de la fille, dans l’acte le plus grave de leur vie. Quoi ! le père élève ses enfans comme il l’entend ; il est leur maître absolu, leur souverain, governor ; il leur partage sa fortune à sa guise, les déshérite à son gré. Mais un caprice de jeune homme, une illusion de jeune fille sont plus forts que sa raison ou que sa volonté. Il ne peut ni empêcher, ni conseiller : il est désarmé devant le fait accompli. C’est toujours par le mariage que commencent les amoureux dans le roman anglais : le reste suit de là. Le reste, c’est, par exemple, dans l’œuvre de M. Meredith, le dénouement de Richard Feverel[5], un des plus déchirans que je connaisse dans la littérature romanesque. Sir Austin Feverel, blessé d’un coup mortel par la trahison de sa femme, a édifié sur son infortune personnelle toute une philosophie et élevé son fils d’après un « système. » L’enfant doit arriver ignorant, vigoureux et pur, à « l’âge magnétique, » l’âge des attractions fortes. Son père le mettra alors en présence de la jeune fille savamment choisie qui lui permettra de réaliser l’union parfaite. La vie est plus forte que les systèmes et elle se joue d’autant mieux de nous que ceux-ci nous laissent plus désemparés quand leur armature ne nous soutient plus. A vingt ans, Richard est un superbe adolescent, chaste et ardent. Il voit Lucy Desborough ; il l’aime. Lucy est la santé, la beauté, la jeunesse ; en face de cette apparition merveilleuse, Richard se trouve devant son idéal vivant, la réalisation spontanée de son rêve, l’exquise révélation de la femme et de l’amour. Ils ne peuvent être séparés : leur union semble un décret des destins. Sir Austin lui-même le reconnaîtra, — quand il est trop tard. Richard finirait inévitablement par épouser Lucy ; mais il commence par-là, pour abandonner sa femme presque aussitôt, et essayer de reconquérir le cœur de son père. Quelle singulière conception de l’obéissance chez l’un et de l’autorité chez l’autre ! Quand Richard revient, il est obligé de châtier d’abord le séducteur qui a rôdé autour de son foyer. Il est blessé dans un duel. Lucy meurt, accablée par l’émotion de cette suprême épreuve que tant d’autres ont précédée. Rien ne subsiste du plus beau rêve d’amour, des plus divines promesses.

L’esprit anglais n’est pas moins individualiste que les mœurs : il se plaît à ses propres points de vue, s’y attarde sans s’inquiéter de la peine qu’on peut avoir à l’y suivre ou du plaisir que l’on peut prendre à s’y arrêter avec lui ; il est aussi personnel que le nôtre est social, et l’on peut dire d’un mot qu’il a son « humeur. » Il s’y complaît, il s’y abandonne, largement, avec délices. On cherche souvent bien loin l’explication de l’humour : il prend mille formes ; mais je me demande si, au fond, et dans ce qu’il a d’essentiel, il ne se ramène pas à cette complaisance égoïste de l’esprit pour ses propres dispositions, s’il n’est pas, avant tout, son aptitude à jouer seul. L’humour serait une sorte de sport solitaire, un exercice où se dépense tantôt la saine vigueur de l’esprit et tantôt sa fièvre. S’il se manifeste le plus souvent par un contraste entre l’idée et l’expression, c’est que ce contraste même est un jeu ; s’il consiste, en bien des cas, dans une copieuse précision de détails, c’est que ces détails font jouer, comme disent les psychologues, nos facultés représentatives ; et si enfin vous préférez le définir dédaigneusement, avec sir Willoughby, « le choc du bon sens contre de nouveaux exemples d’absurdité, » c’est alors, n’en doutez point, votre propre sens que vous appelez le bon et que vous amusez à la comédie dont le régale le monde. En quoi d’ailleurs différerait l’humour du comique et de l’esprit s’il ne se donnait carrière avec cette hautaine ou sereine indifférence du plaisir et de l’opinion d’autrui ?… Imaginez maintenant que ce penchant individuel ne soit contenu ni par notre amour passionné de la clarté, ni par notre sentiment de la mesure ; supposez que l’humour pratique l’allusion et tour à tour s’attarde ou s’évertue ; pour peu qu’il aime l’effort et s’accommode de l’obscurité, il se fera volontiers subtil, recherché, bizarre ; il prendra cette forme si spéciale à M. George Meredith quand il s’abandonne à « meredithiser. » Telles sont les quatre grandes pages de commentaires ou plutôt de variations sur le « mot triomphant » de Mrs Mountstuart : « Il a de la jambe ! » Nous ne saurions imaginer jusqu’où peut aller en ce sens la liberté du mauvais goût. On en jugera d’après quelques lignes.


… Alcibiade sortant des mains de Louis XIV, perruquier, ne pourrait le surpasser… il a la jambe de Rochester, de Buckingham, de Dorset, de Suckling ; la jambe qui sourit, qui salue ; obséquieuse envers vous et à force de beauté se suffisant ; qui hésite en un tendre juste milieu de séduction et d’arrogance, d’audace et de discrétion ; entre « vous m’adorerez » et « je vous suis dévouée, » votre seigneur et votre esclave en une personne. Une jambe de flux et de reflux, et de raz de marée. Une telle jambe, quand on la voit en devoir de se retirer, va droit au cœur des femmes. Rien ne leur est plus fatal… Valets et courtisans, et highlanders écossais, et aussi le corps de ballet, ainsi que les charretiers, ont des jambes évidentes, assez bien faites. Mais que sont-elles ? Non pas les instrumens modulés dont nous parlons, — simplement des jambes créées pour faire le travail des jambes : brutes muettes. Tandis que la jambe de notre héros, c’est la poésie, l’augure, la vaillance. Il avait une jambe comme Cicéron avait une langue. C’est un luth pour répandre l’harmonie sur sa maîtresse, une rapière pour vaincre son inflexibilité. De fait, une jambe qui contient un cerveau, une âme. Dans ses ombres, se tapit une embuscade ; sa lumière est une surprise. Cela fait rougir, pâlir, murmurer, s’exclamer.


O Cathos, ô Madelon, vous êtes dépassées !

Comme l’esprit, le caractère cède à son humeur. Rien n’arrête sur sa pente une personnalité forte que ne contient pas une sociabilité affinée, active. Les salons, la Cour, la conversation ont durant des siècles façonné notre caractère à la conformité. Les originaux sont l’exception chez nous, dans l’art aussi bien que dans la vie. Les plus fameux personnages de nos romans sont des types, je dirais presque des symboles, tant l’universel transparaît en eux à travers le particulier. Rappelons-nous Eugénie Grandet ou Julia de Trécœur, Mme Bovary, Rastignac, Rubempré, Numa Roumestan, Tartarin. Les personnages les plus saisissans accentuent des caractères généraux, non individuels. Le roman anglais nous présente ordinairement des physionomies plus déterminées, plus singulières, et il nous peint avec complaisance des originaux, des excentriques. De son premier roman, The Ordeal of Richard Feverel, à son dernier, The amazing Marriage, de sir Austin au comte de Fleetwood, M. Meredith nous en a donné une galerie où se détachent en pied et grandeur naturelle Hippias Feverel, dit la Dyspepsie, Adrian Harley, le jeune sage cynique, Roy Richmond, M. Périclès…

C’est qu’en effet l’individualisme joue à l’aise dans ce milieu où il n’intéresse aucun organe essentiel de la vie sociale. Il peut se donner libre carrière à la surface, car le fond est assuré, hors de ses prises. Il n’y a pas de peuple plus solidement enraciné dans la tradition ; et c’est ce que nous montrent aussi les romans de M. Meredith. Il passe pour un esprit très avancé en Angleterre, un radical. Il a peint avec une complaisance évidente des types comme Nevil Beauchamp, ce jeune officier noble et de grande famille tory, qui se lance dans l’action politique et va jusqu’à se proclamer républicain ; comme le docteur Shrapnel, conçu à l’image de nos républicains de 1848, naïfs et ardens, rêveurs et réformateurs, théoriciens épris d’idéologie humanitaire et de vastes architectures sociales. Certes on ne peut pas dire que l’auteur de Beauchamp’s Career et des Aventures de Harry Richmond ait, comme ses compatriotes en général, le fétichisme de la tradition sociale. Sans parler des autres traits épars dans son œuvre, il a dressé avec sir Willoughby Patterne, de Patterne Hall, une incomparable figure de l’égoïsme anglais, tel qu’il peut s’épanouir à la faveur de l’esprit de caste et des institutions aristocratiques. Il y a dans la mercuriale du professeur allemand démocrate à Harry Richmond une rude attaque contre la féodalité d’Angleterre : « Vos nobles ne sont que des riches gonflés de traditions vides : leur orgueil est insupportable parce qu’il ne repose sur rien et ils tirent leur substance d’alliances avec les marchands. Est-ce qu’ils sont vos chefs ? Marchent-ils à votre tête dans les lettres, dans les arts, dans le gouvernement ? Non, pas même, je le sais, pas même dans le service militaire !… Vous ne faites tous qu’une seule masse et vous luttez dans le courant pour sortir et vous coucher et vous rouler sur les rives et y cuver votre indigestion. Vous travaillez si dur que vous n’avez plus qu’un but : engraisser et jouir[6]. » Mais précisément parce que M. Meredith, avec une rare clairvoyance et une ouverture d’esprit plus large que tous les systèmes, sait considérer les divers aspects des choses, il ne pouvait méconnaître la force et la grandeur des traditions anglaises et son œuvre leur fait la place qu’elles ont en réalité. Si la muse comique, essentiellement humaine et cosmopolite, regarde avec ironie quelques particularités nationales, s’amuse des admirations bourgeoises pour la noblesse et sourit de la gravité avec laquelle chacun considère les sacro-saintes frontières des classes[7], la pénétrante intuition de l’observateur lui révèle la vertu d’un ordre social qui ne comporte ni les jalousies, ni les haines, la stabilité d’un monde où la confiance monte d’en bas au-devant du pouvoir et ne cesse de renouveler avec lui un mariage de raison dont le sentiment fait les accords. L’aristocratie n’a jamais cessé en somme d’exercer son patronat comme une fonction naturelle. En échange, on l’estime, on l’admire, on l’aime. L’histoire, dans ce pays, n’a pas subi les dislocations de nos cataclysmes : elle n’a pas vu se creuser d’abîmes que les traditions ne sauraient plus franchir. Le passé, dont aucune tourmente n’a balayé l’empreinte, marque le présent de sa poésie. Cette poésie, M. Meredith la perçoit et l’exprime. Voyez seulement le personnage de lord Romfrey[8], le magnifique représentant de la vieille noblesse, robuste et fin, pénétrant et rude, combatif et chevaleresque. Le voici, au dénouement, devant l’Adversaire. Il a lutté pour arracher le jeune homme à l’influence de Shrapnel, il s’est exaspéré dans la lutte au point de frapper un jour le vieillard. Il a été vaincu. Nevil n’a pas renoncé à ses idées ni à son action ; il a épousé la fille adoptive de son maître. Maintenant le jeune homme est mort. Les deux rivaux se retrouvent près de la dépouille de celui qu’ils ont aimé et qui brave, loyal, hardi, était bien, après tout, du sang du vieux comte. « Ma femme est allée près de Mrs Beauchamp, dit-il ; elle l’amènera avec le bébé à Mount Laurels… Je vous prends avec moi : il ne faut pas que vous soyez seul. »

Non moins profondément que dans la tradition, l’Anglais est enraciné dans la nature. Sans doute est-ce surtout parce qu’il est moins adonné à la vie sociale. Quelles que soient les raisons, le fait est là, et nous le retrouvons dans les romans de George Meredith. Nous avons certes le sentiment de la nature et nos prosateurs depuis Rousseau, nos poètes depuis le romantisme en ont donné les plus splendides témoignages. Mais si notre sensibilité nous associe à la vie des choses, si notre imagination prête des couleurs à la nature ou lui en emprunte, si l’art, en un mot, ou ce qu’il y a d’artiste en chacun de nous, s’inspire des aspects de la terre et du ciel, nos regards sont incontestablement tournés vers le côté humain de la réalité ; ils aiment la contempler tout entière dans le miroir de l’âme. La vie anglaise est une plante vivace, arrosée de pluie, gonflée de sève, trempée de fraîcheur et battue des vents. Sa poésie a des gouttelettes de rosée, des parfums de pétales mouillés. Les romanciers anglais, — nous l’avons remarqué déjà à propos de M. Thomas Hardy[9], — ne détachent pas l’homme de la nature qui le soutient, l’enveloppe, l’absorbe quelquefois. Il en est sorti, il y tient encore par mille fils et à tout moment il y rentre. C’est une familiarité intime, dont les liens ne se relâchent que pour se resserrer bientôt davantage. On a dit d’une des plus charmantes jeunes filles de M. Meredith, Clara Middleton, qu’en elle transparaît l’Oréade[10]. Presque toutes ont quelque chose de la beauté, de la grâce, de la force de la nature : Vittoria, souple, ardente et fine comme les paysages de sa patrie ; Rhoda Fleming, robuste et saine comme la campagne anglaise où s’est passée sa jeunesse ; Carinthia, hardie et pure comme les sites grandioses d’Autriche parmi lesquels elle a grandi… On peut dire que la plupart des grands romans anglais se passent dehors. Tess d’Urbervilles de M. Thomas Hardy, ses Woodlanders, ou The Return of the native sont à cet égard comme Richard Feverel ou Diana of the Crossways. Que de promenades, que d’averses, que de nuits dans les bois ou sur les grandes routes ! Quand Richard va sortir enfin du mauvais enchantement où l’a comme immobilisé la grande crise de sa jeunesse, à l’heure même où son cœur tourmenté s’agite dans les dernières convulsions, quand il va comprendre la vie, comprendre l’amour, voici que « la nature parle[11]. » Un orage éclate dans la forêt. Le déluge vient apaiser le désir de la terre, et le jeune homme goûte un sauvage plaisir à se sentir inondé. Soudain l’haleine des reines-des-prés monte jusqu’à lui ; le parfum de ces fleurs qui est là, sur les pentes d’une colline rhénane, lui rappelle sa première scène d’amour, l’éclatant et radieux matin anglais où il rencontra Lucie. Qu’a-t-il fait de son bonheur et de son amour ?… Il se baisse et sa main cherche la fleur dans les ténèbres. Elle rencontre quelque chose de tiède qui bondit à son contact ; mais elle l’a saisi : c’est un tout petit levreau que son chien avait effrayé. Il le cache sous son vêtement contre sa poitrine et continue sa marche rapide. Là-bas, en Angleterre, un enfant vient de lui naître, vers lequel tout son être est maintenant tendu. « Et voici qu’il se laissait aller à une étrange sensation qu’il éprouvait. Cela montait le long de son bras avec un indescriptible frémissement, sans rien communiquer à son cœur. C’était quelque chose de purement physique, qui s’arrêtait et recommençait jusqu’à ce qu’il en fût envahi : tout son sang tressaillait d’une façon singulière. Il s’avisa que le petit être qu’il tenait sur sa poitrine lui léchait la main. Maintenant qu’il connaissait la cause, il n’y avait plus rien de merveilleux ; mais maintenant qu’il connaissait la cause, son cœur était touché et en faisait plus de cas. Le doux chatouillement continua sans interruption tandis qu’il marchait. Que lui disait-il ? Le langage humain n’aurait pu être à ce moment même aussi expressif. » L’orage est fini, la nuit cède à l’aurore, l’univers respire : les collines sont baignées de soleil et Richard, à la lisière de la forêt, voit devant lui une plaine couverte de blé mûr qui s’étend sous l’espace infini d’un ciel matinal…

Une humanité en contact si direct, en communion si intime avec la nature, doit participer de son inconsciente sagesse. Sous la forme la plus humble, c’est une sorte d’instinct. M. Meredith nous présente plusieurs de ces personnages tout proches de la terre, que nous retrouvons dans la plupart des romans anglais. Ses paysans, — Mas’Gammon entre autres[12], — comme ceux de M. Thomas Hardy, ont quelque chose de si primitif qu’on croit voir en eux, suivant l’énergique expression d’un critique anglais, à travers ce qu’ils ont d’humain, le limon des origines[13]. Mais insensiblement leur humanité se dégage et s’élève : solide et tranquille encore, elle s’approche assez de nous pour que nous puissions nous réconforter à son contact. En ce genre, l’étonnante figure de Mrs Berry qui, vue du dehors, peut paraître d’abord caricaturale, n’a pas été surpassée. Mrs Berry est la nourrice de Richard Feverel. Sans le savoir et sans le vouloir, car elle l’a depuis longtemps perdu de vue, elle l’assiste au moment de son mariage secret et c’est chez elle qu’il trouve un asile. D’instinct, elle est du côté de la nature et de l’amour. Que sera-ce quand elle aura reconnu son cher baby ? Elle accourt auprès de sa femme, dès qu’elle y devine sa présence nécessaire, et elle devient la nourrice de l’enfant. Elle est toujours là, comme la vérité de la vie, l’infaillible bon sens, la force des choses et leur douceur. « Berry à la rescousse, » dit le titre d’un des chapitres. La saveur de ses propos ne saurait passer dans une autre langue. Mais tous les lecteurs pensent d’elle ce qu’en dit la gracieuse et intelligente lady Blandish : « J’aimerai cette Mrs Berry jusqu’à la fin de mes jours. En vérité, je crois qu’elle a deux fois plus de raison qu’aucun de nous, — science comprise et tout le reste[14]. »

Mais la raison peut être plus consciente, plus efficace aussi, quand elle éclaire et soutient la volonté, quand elle domine les hasards de la vie et assure l’homme contre leur fatalité autant que contre ses propres faiblesses. Il y a une forme de sagesse supérieure au sens commun et aux impulsions naturelles : c’est l’intuition d’une âme forte et sereine, la constance d’une volonté droite ; c’est le « caractère. » Les plus beaux héros de M. Meredith, ses héros favoris, ceux qui ont le dernier mot dans ses livres, parce qu’ils doivent l’avoir dans la vie, sont des caractères : Merthyr Powys, Vernon Whitford, Redworth. Il est impossible de ne pas les rapprocher de ceux qui ont toutes les sympathies de M. Thomas Hardy : Gabriel Oak, Winterborn, Diggory Venn. Éprouvés dans l’amitié, fidèles dans l’amour, calmes devant la vie, ils représentent l’Anglais robuste et sain, énergique de corps et d’âme, the typical Saxon, comme Diana appelle l’un d’eux. M. Thomas Hardy les a pris parmi l’humble population des campagnes, M. Meredith dans les hautes classes de la société. Ceux-là sont frustes, ceux-ci plus raffinés ; mais le fond est le même et la délicatesse des sentimens n’est pas moindre chez les premiers que chez les seconds. C’est que les uns et les autres sont assez courageux pour faire face à la vie et l’envisager autrement que dans sa relation avec leurs désirs, leurs plaisirs et leurs caprices. Ils la voient dans sa vérité ; ils la comprennent et ils l’acceptent. Ils ne sont ni des égoïstes, ni des passionnés. Le désintéressement les mène à l’amour, au véritable amour, qui se renonce et s’oublie, donne tout, n’exige rien, et finit par triompher. Vernon épouse Clara, Redworth épouse Diana, et nous pressentons, nous espérons que Sandra sera un jour la femme de Merthyr Powys.


III

Toute la « philosophie » de la vie qu’on peut dégager des romans de M. Meredith n’est en somme que cette apologie bien anglaise du caractère, étendue et approfondie. Les héros comme Merthyr, Redworth et Vernon sont ceux qui correspondent le mieux à la réalité de la vie, et c’est pourquoi finalement ils triomphent dans la grande épreuve, ordeal, où Richard Feverel a succombé.

C’est toujours un exercice artificiel et un peu risqué de rechercher et d’exposer la philosophie d’un écrivain, d’un artiste. Un philosophe a un système, c’est-à-dire un point de vue sur les choses, une manière de se les représenter, et de nous les expliquer. Il traduit en quelque sorte le monde, pour sa propre pensée et pour la nôtre, en langage intelligible, et cette traduction n’en peut donner que le sens général, le dessin abstrait, sans relief, sans couleur et sans vie. L’art se tient nécessairement plus près de la réalité concrète ; il lui emprunte tous ses moyens d’expression ; il en est non plus la traduction, mais l’image. Cela est surtout vrai de l’art du romancier. Si le poète[15] peut s’inspirer de la signification des choses autant que de leur beauté, et si la conception qu’il s’en fait n’est pas moins puissante que leur réalité même à lui dicter ses vers ; s’il peut y avoir, par conséquent, une poésie des idées dont un Alfred de Vigny, un Sully Prudhomme, par instant un Leconte de Lisle, Mme Ackermann dans quelques-uns de ses vers, nous ont donné d’émouvans exemples, on ne voit guère comment une œuvre dont l’essence est de reproduire la vie réelle, ou d’en créer une imitation, pourrait sans fausser cette représentation, sans la simplifier et l’immobiliser, c’est-à-dire sans manquer son but, la subordonner aux exigences de la dialectique et de la raison raisonnante. La matière du roman doit rester complexe, ondoyante et diverse. Mais il est bien permis au romancier d’arrêter nos regards sur tel ou tel aspect de la réalité, d’avoir et de laisser voir ses opinions, ses préférences, ses sympathies. Il a bien le droit de penser et de sentir ; et nous avons bien le droit de chercher dans son œuvre ses pensées et ses sentimens. Si nous sommes en présence d’un véritable romancier, il faudra les dégager d’une richesse et d’une variété qu’il n’a pas ramenées à leur mesure, et qui de toutes parts les déborde, les envahit, comme une végétation naturelle et vivante. C’est le cas de M. Georges Meredith. Il n’a pas écrit des « romans à thèse, » et dans ceux mêmes où domine manifestement quelque grande idée, la vie mêle au thème principal sa diversité, sa richesse ; les personnages restent concrets, individuels, chacun avec le mélange de bien et de mal dont ne sait pas s’accommoder le parti pris des systèmes. L’esprit de M. Meredith se maintient au centre même de la vie : il promène en tous sens un regard qui en embrasse les manifestations les plus diverses ; il les voit, il les rend avec leur vérité, leur originalité distincte. C’est par là qu’il est un romancier. Libre à nous maintenant de l’appeler philosophe quand il les compare, les estime et les juge !

Mais nous devrons commencer par reconnaître, si nous voulons éviter la duperie des mots, que cette « philosophie » est avant tout une négation des systèmes en ce qu’ils ont de partial et d’exclusif. Tout système s’attache à un aspect des choses et, après l’avoir considéré comme s’il était unique, arrive insensiblement à l’affirmer tel et à nier tout le reste. Ainsi se posent et s’opposent ces termes extrêmes sur lesquels s’épuisent nos facultés dialectiques : optimisme et pessimisme, plaisir et devoir, loi et liberté, matière et esprit, soi et autrui… Si la pensée se dérobe aux prises de ces simplifications, si tout en restant assez souple pour se plier à la réalité multiple, elle est assez ferme pour s’y attacher, elle saura bientôt se servir des systèmes au lieu de s’y asservir et les fera tourner à une intelligence plus large de la vie qui les condamnera l’un par l’autre, et les dépassera tous. Il semble bien que ce soit là le point de vue de M. George Meredith. C’est aussi celui du sens commun. Mais l’équilibre instable où se tient sans savoir pourquoi ni comment la moyenne humanité, ce juste milieu où la pousse et l’arrête l’antagonisme des forces extrêmes, l’artiste peut l’atteindre par une intuition directe et profonde, capable de pénétrer au cœur des choses. Le plus beau système est une géniale partialité ; la philosophie d’un grand artiste, — d’un dramaturge comme Shakspeare ou Molière, d’un poète comme Hugo, d’un romancier comme Meredith, — n’est le plus souvent qu’un sens commun sublime.

Un critique anglais appelle George Meredith, the prophet of sanity, le prophète de la santé[16]. C’est cela même. Il est venu apporter aux hommes de vieilles vérités dans un évangile rajeuni qui les a fait paraître nouvelles. Et de fait elles le sont, puisqu’elles se révèlent dans un jour nouveau, et qu’on ne saurait séparer, sinon par la plus factice des abstractions, une vérité de la lumière qui, à bien dire, ne l’accompagne pas, mais la constitue et l’impose. C’est seulement grâce à cette lumière que nous voyons pour la première fois ce qui était sans cesse sous nos yeux sans frapper nos regards ; c’est grâce à elle que nous comprenons enfin, que nous savons… Il ne faut donc pas s’attendre à trouver des idées bien originales chez M. Meredith : aussi bien n’est-ce pas l’affaire du romancier. Regardons agir les personnages, écoutons parler les faits. Il y a, derrière les apparences sur lesquelles glissent trop souvent nos regards indifférens, inattentifs ou blasés, une signification inconnue, qui apparaîtra soudain quand la main de l’artiste écartera le rideau familier. Le génie n’invente pas : il indique du doigt le cœur des choses, et nous frémissons devant la réalité dévoilée. Ce n’est pas cette réalité qui est nouvelle, mais notre impression : c’est sur notre esprit qu’il travaille, et dans notre esprit qu’il crée.

Les romans de M. Meredith semblent se proposer de faire lever dans notre esprit une vision du monde tel qu’il est, de la vie prise comme un fait, avec ses élémens essentiels et ses facteurs fondamentaux, de l’homme et de la femme considérés aussi sous leur vrai jour, dans leur nature réelle et leurs justes relations. Tout cela, bien entendu, non point théoriquement, dans l’absolu, mais aux simples clartés de l’observation, aux leçons de l’expérience, aux seules lumières de la sincérité courageuse. La vie n’est point jugée au nom d’un système, mais elle impose au contraire à l’esprit des vérités qu’il fait ensuite rayonner sur elle pour éclairer ses replis les plus secrets. Chaque exagération se réfute alors elle-même par les démentis qu’elle s’attire, les contradictions qu’elle suscite, les conséquences qu’elle entraîne. Pour celui qui regarde simplement, honnêtement la vie, il n’est pas d’excès qui ne se révèle tel dans les faits. La vie droite se tiendra donc entre les excès opposés. « Notre civilisation est fondée sur le sens commun. Si vous voulez vivre sainement, il faut commencer par en être persuadé[17]. »

Cette conviction guidera non seulement notre conduite, mais nos jugemens. Nous verrons avec clarté, avec sérénité, les écarts en l’un ou l’autre sens, et ce désaccord de la vie sociale avec la vie droite éveillera en nous l’esprit comique.


Lumineux et vigilant, il ne dépasse jamais les hommes et ne traîne jamais en queue… La destinée à venir des hommes sur la terre ne l’attire pas. Leur honnêteté et leur beauté présentes l’intéressent ; et chaque fois qu’ils deviennent disproportionnés, boursouflés, affectés, prétentieux, enflés, hypocrites, pédans, fantastiquement délicats ; chaque fois qu’il les voit s’abuser eux-mêmes, ou aller à l’aveuglette, se déchaîner en idolâtries, dériver dans les vanités, amonceler des absurdités, projeter avec imprévoyance, comploter follement ; chaque fois qu’ils sont en désaccord avec les opinions qu’ils professent, et violent les lois non écrites, mais reconnues, qui les engagent à une considération réciproque, chaque fois qu’ils offensent la saine raison et l’impartiale justice, sont faux dans l’humilité, ou rongés de vanité, individuellement ou en masse, l’Esprit d’en haut apparaîtra humainement malin et jettera sur eux une oblique lueur, suivie de salves de rire argentin. C’est là l’esprit comique[18].


Nous avons là comme un aperçu ou un programme de l’œuvre entier de M. Meredith. Nous en voyons surtout l’intention et le sens. Cette muse comique qui l’inspire, c’est l’amour de la vérité, de la vie telle qu’elle pourrait être, telle qu’elle est quand elle échappe aux ravages de nos faiblesses, de nos passions ou de nos vices ; c’est le goût de la rectitude et de l’équilibre, contre lesquels toute faute met l’homme dans une attitude comique. Savoir rire de cette attitude, voilà la véritable sagesse, entre la folie des sentimentalistes ou agelastes, qui ne rient de rien, et celle des hypergelastes, qui rient de tout. Mais pourquoi rire ? Ne serait-il pas plus philosophique de discuter, plus noble de s’indigner, plus humain peut-être de s’attrister, plus juste enfin de blâmer ou de plaindre ? Non certes, et il importe ici de bien comprendre la pensée de M. Meredith, intimement liée à sa conception de l’esprit comique. La discussion est oiseuse, l’indignation inintelligente, la tristesse impuissante. Seul le rire est sensé et efficace : il constate un écart et son coup de fouet ramène dans la voie. Né du sentiment de la disproportion, il l’éveille à son tour. Il est comme une riposte directe du bon sens qui, frappé d’un rayon, le renvoie aussitôt, — dans l’œil. « Et ceci, de soi-même, vous épargne la peine de l’ardeur satirique et l’amer désir de frapper lourdement. Vous partagez le sublime courroux qui ne veut pas blesser les imbéciles, mais simplement démontrer leur sottise… La perception du comique donne la haute consécration. Vous devenez citoyens d’un monde choisi, le plus élevé que nous connaissions par rapport à notre vieux monde, qui n’est guère ultra-céleste. »

Sans colère et sans haine, car il voit la misère de la vie, cet esprit comique n’exclut pas le pathétique, bien au contraire : en promenant ses clartés sur les discordances que sa finesse de perception sait découvrir, il nous laisse voir ce qu’elles ont de douloureux et de tragique. Alfred de Musset est allé bien loin dans l’esprit de Molière quand il a salué


Cette mâle gaieté si triste et si profonde
Que lorsqu’on vient d’en rire on devrait en pleurer.


Il nous suffirait, pour caractériser la plupart des personnages de M. Meredith, de reprendre le titre d’un de ses romans : The Tragic Comedians. Oui, comédiens tragiques dans leurs faiblesses ou leurs erreurs, sir Austin Feverel, avec son système pour l’éducation de son fils ; Richard Feverel, qui rêve d’être le champion de toutes les femmes et trahit la sienne ; Wilfrid Pole, dont le cœur incertain oscille entre Sandra Belloni et lady Charlotte ; sir Willoughby avec l’inconsciente férocité de son égoïsme et les raffinemens où lui-même ne le reconnaît plus. Comédiens tragiques, tous ces hommes qui se trompent sur leurs propres sentimens et trompent les autres. Comédiennes, versant soudain dans la tragédie en y entraînant ceux qui les approchent, ces grandes coquettes avides de remporter la victoire dans la bataille des sexes, et habiles à se servir des armes que l’homme leur a imposées : Judith, de Richard Feverel, Violetta, de Vittoria, Mrs Lowell, de Rhoda Fleming, la comtesse de Saldar, d’Evan Harrington ; comédiennes, les faibles en lutte avec le moi factice que leur a fait l’éducation et le milieu, comédiennes comme Clotilde[19], ou les vaniteuses misses Pole, à la fois positives et romanesques ; comédienne même, au sens où l’auteur de l’Essai sur la Comédie prend ce mot, c’est-à-dire sujette de la muse comique, la sentimentale Laetitia « qui porte un roman d’amour sur ses cils, » et brûle son cœur comme un encens devant le beau sir Willoughby.

Mais c’est surtout dans l’inéluctable fatalité des conséquences qu’éclate le pathétique de la vie. Les faits ne pardonnent pas, et les innocens souffrent aussi bien que les coupables. Lucy est la victime des fautes de Richard et de son père. « Les dieux, » comme dit M. Meredith dans ses poèmes pour désigner les puissances responsables de cette loi d’airain des conséquences, les dieux ont la mémoire longue et ils vengent les péchés des pères sur les enfans. Nos méfaits retombent sur les autres autant que sur nous-mêmes. Si chacun de nous pouvait voir la somme des maux dont il est responsable, il se détournerait avec horreur de ses fautes. Nous reconnaissons ici un des plus beaux traits peut-être du roman anglais. Comment ne pas penser à l’uteur d’Adam Bede et de Romola[20], devant ce sentiment profond de ce qu’elle appelait l’effrayante vitalité de nos mauvaises actions ? « Nos actions sont comme nos propres enfans, elles vivent et agissent en dehors de notre propre volonté. Bien plus, des enfans peuvent cesser d’exister, mais jamais nos actions : elles ont une vie indestructible, soit au dedans, soit au dehors de la conscience que nous en avons[21]. » L’enfer des conséquences est le véritable enfer, et s’il est plus conforme à la réalité des faits qu’à l’idéal de nos aspirations, il n’en émeut que plus fortement notre sensibilité et offre ainsi un admirable thème aux romanciers.

Comment donc faut-il vivre et que doit faire l’homme pour rester dans cette voie droite hors de laquelle l’esprit comique chasse comme sur ses terres, cette voie dont nous ne pouvons sortir sans nous exposer aux souffrances et aux désastres ? L’homme n’est ni ange ni bête. M. Meredith distingue trois élémens dans sa nature : le corps, l’intelligence, l’âme, blood, brain, spirit. Il faut les développer ensemble, laisser à chacun sa place et son rôle, nourrir la vigueur animale, la subordonner à la pensée, s’élever ainsi jusqu’à cette vie supérieure, cette vie forte, ardente et noble, où la passion est guidée par la raison, la pensée réchauffée par l’émotion. C’est l’épanouissement de l’être humain dans l’équilibre parfait de ses puissances et la plénitude de son humanité. M. Meredith a intitulé son dernier volume de vers the Reading of Life ; nous dirions assez bien : le Sens de la Vie. Il comprend la vie de manière à en goûter toutes les douceurs, toutes les délicatesses, toutes les sublimités et aussi les plus humbles joies, qu’il ennoblit en les pénétrant de sentiment et de pensée, les plus matérielles, qu’il épure et spiritualise en allant à elles avec son âme tout entière. « Les vrais poètes et les vraies femmes, dit-il, ne partagent pas ce dédain de la matière qu’affecte le monde : ils ont l’intuition innée de ce qu’il y a de divin en elle[22]. »

M. Meredith poursuit de ses sarcasmes le « sentimentalisme ; » il nous en montre la fausseté et le danger. Le sentimentalisme est une sorte d’illusion qui nous détache de la simple réalité, pourtant si belle, et nous porte à idéaliser des ombres vaines. Laetitia Dale est victime de la manie sentimentale quand elle se fait de sir Willoughby une idole comblée de toutes les perfections ; et, inversement, Purcell Barrett cède à cette même manie quand, au lieu de voir Cornelia Pole telle qu’elle est, jeune fille indécise sous ses allures hautaines, il exige ou attend d’elle une clairvoyance qu’elle ne peut avoir et un courage qu’il n’a pas. Sentimentale elle-même, à sa manière, la belle Cornelia qui aurait cru déchoir en traitant l’affaire de son mariage, « comme cela se pratique entre simples mortels, » et qui se fût effrayée de procédés si terre à terre « comme trop peu aristocratiques et contraires aux raffinemens dont elle avait contracté l’habitude malsaine[23]. » Sentimentalisme enfin, et du plus absurde, l’amour de la fleur quand il s’accompagne du mépris des racines, le culte de la beauté s’il n’entraîne pas le respect des conditions terrestres qui l’entretiennent. M. Meredith admire l’adorable Lucy Desborough et il veut que nous la trouvions exquise quand elle mange des œufs à la coque, aussi exquise que lorsqu’elle nous éblouit, un matin d’été, sous son grand chapeau de paille, du teint éclatant qu’ils lui ont fait. « Oui, voyez-moi cela, » dit avec enthousiasme cette brave Mrs Berry, « elle est solide sur ses pieds ; elle vous regarde droit dans les yeux ; ce n’est pas une de vos demoiselles aux airs penchés[24]. »

Voilà le véritable idéal de la jeune fille. Et pareillement voici l’amour dans toute sa plénitude et sa richesse : « les sens avec leur flot de sève vivante, la camaraderie des intelligences et les âmes confondues dans cette union complète des deux natures[25]. » C’est cet amour que réaliseront Clara et Vernon Whitford, Diana et Redworth, Merthyr Powys et Sandra. C’est celui que Richard Feverel verra sombrer dans le plus déchirant désastre, après en avoir goûté l’enivrante douceur. Il faut lire en entier le merveilleux chapitre XV, Ferdinand et Miranda, et le chapitre XIX, Intermède sur un sifflet de deux sous. Jamais l’innocence n’a été parée d’une telle splendeur ni la vérité d’une telle poésie ; jamais l’art n’a dépassé ni peut-être atteint, pour une inspiration si forte et si pure, une telle magnificence d’expression. C’est d’une beauté achevée et incomparable. Le romancier qui a écrit ces deux chapitres, — ce poème du premier amour, — est digne du premier rang dans tous les pays…

Mais avant d’arriver à comprendre l’amour, à comprendre la vie, il faut passer par bien des épreuves. Si leur terme n’est pas toujours tragique, comme dans Richard Feverel, elles entraînent toujours des souffrances et exigent des efforts qui sont le prix douloureux de la virilité spirituelle. M. Meredith n’idéalise pas la jeunesse : il la voit telle qu’elle est, charmante par la fraîcheur et la vivacité des sentimens, par l’élan des aspirations et la force des désirs, mais ignorante, inexpérimentée, indécise, portée à exiger trop de la vie et trop peu d’elle-même. Ces défauts sont inévitables : non plus que d’autres plus graves, ils n’importent pas. Qu’est-ce donc qui importe ? « On peut aussi être un vaillant garçon, et dur, exigeant, hypocrite, et je ne sais quoi encore dans la jeunesse. La question posée par la nature est celle-ci : — A-t-il le cœur de recevoir et de garder une impression ? — car, s’il l’a, les circonstances le forceront d’avancer et dégageront la figure d’un brave homme de la masse des contradictions. En retour de tels bienfaits, il paie ordinairement de tout ce qu’il estimait de plus précieux dans cette vie terrestre. Sur quoi, bien qu’elles aient fait de lui un homme, il récrimine contre la nature et les circonstances, sans prendre garde que la création de l’homme en lui est leur seul devoir[26]. »

Les « circonstances » sont presque toujours les mêmes dans les romans de M. Meredith. S’il met ses personnages aux prises avec les grands problèmes : — le radicalisme anglais dans Beauchamp’s Career, le socialisme dans The Tragic Comedians, l’esprit révolutionnaire dans Vittoria, l’indépendance sociale de la femme dans Diana of the Crossways, — il nous les montre toujours et partout engagés dans cette bataille des sexes dont la sagesse et le bonheur sont l’enjeu. L’homme, en effet, ne se manifeste jamais mieux que dans ses opinions et sa conduite à l’égard des femmes. Voyez Willoughby : son égoïsme ne s’épanouit tout entier, ne déroule tous ses replis et ne révèle tous ses secrets qu’à l’épreuve de l’amour. L’amour est la grande épreuve de Richard Feverel. « Que les femmes disent ce que nous sommes pour elles ; pour nous, elles sont le recul ou le progrès de la vie, Lesbie ou Béatrice : à notre choix… Elles sont ce que nous renfermons de meilleur ou de pire[27]… »

A notre choix : nous sommes les ouvriers de leur destinée, responsables donc de leur avilissement ou de leur noblesse. M. Meredith combat pour la femme, mais se place bien au-dessus du féminisme. S’il veut qu’elle ait des droits, un esprit et une âme, il est aussi loin que possible de lui assigner comme idéal l’indépendance d’un individualisme solitaire. A ses yeux, la vie complète est dans l’union, dans l’amour. La femme y apporte cette spontanéité qui l’apparente au poète, cette beauté qui nous fait chérir en elle le plus pur miroir de la beauté du monde, cette spiritualité enfin dont est capable sa nature moins matérielle et plus subtile, dès qu’elle n’est pas détournée de sa véritable fin. Diana Warwick, Sandra Belloni, Clara Middleton, voilà ce que vous apportez à ceux qui sont dignes de vous, à ceux que l’épreuve a révélés les plus forts et les meilleurs, vraiment hommes et, pour tout dire d’un mot, des caractères. Ceux-là ont remporté la véritable victoire et seuls ils peuvent rencontrer le bonheur, parce que seuls ils vivent dans le sens même de la vie…


IV

Comment cette inspiration, si simple en somme et si sensée, si mesurée, si « moyenne, » s’est-elle traduite en un art si complexe, si intense et si tourmenté ? Rien n’est plus essentiel au génie de M. Meredith que la forme même de ses romans, leur technique originale, leur style. Ce n’est point assez, pour expliquer son œuvre ou du moins en évoquer la physionomie, d’écarter ce qui nous déconcerte en elle, de mettre en lumière ce qu’elle a de local et d’humain : il faut encore, il faut surtout dégager et préciser ce qu’elle a de personnel, car jamais personnalité ne fut plus qualifiée ni plus irréductible ; et de même qu’une analyse de la comédie de Marivaux doit nous conduire à pénétrer le sens et à saisir les secrets du marivaudage, de même on ne saurait étudier les romans de M. Meredith sans en venir, en fin de compte, a ce que la critique anglaise appelle déjà « meredithese. »

Nulle part peut-être autant que dans l’opulente Angleterre, la vie n’a prodigué sur un fond persistant de simplicité, voire de rudesse, l’infinie variété de ses raffinemens et de ses nuances. C’est George Meredith lui-même qui, avec une intuition profonde, a comparé la vie anglaise à une fleur dont le temps, comme un jardinier capricieux, s’est amusé à varier délicatement les dessins et les teintes[28]. Et il nous laisse entendre que son art ne se dérobera pas au soin de les noter, c’est-à-dire rivalisera de complication avec leur diversité et de subtilité avec leur richesse. La pensée la plus simple et le sentiment le plus universel se réaliseront sous des formes rares, imprévues, comme les manières d’aujourd’hui enveloppent de leur noblesse ou de leur grâce, de leur élégance ou de leur affectation, les actes primitifs, dont la persistance est reconnaissable encore chez ce peuple si fortement enraciné dans ses habitudes et ses caractères. L’expression est luxuriante chez M. Meredith comme sont luxueux les dehors de la vie anglaise qui, énergique et rude au fond, raffine indéfiniment et sans mesure sur les apparences. Regardez un intérieur anglais, coquet, paré et si plaisant aux yeux. Toutes ces broderies empesées, tous ces carrés, losanges et ronds, dentelés, festonnés, ajourés et lustrés, qui ne tiennent pas sur les meubles vernis, cette profusion de bibelots nets, tous ces accessoires d’argent clair, de limpide cristal, de faïences tendres, voilà bien le décor approprié à ce home chéri qu’on quitte si aisément, à cette chambre où l’on n’entre que pour dormir, fenêtres ouvertes, dans un lit mal bordé, à cette dining room où le breakfast rapide et le lunch sommaire ramènent chaque jour le même poisson grillé, le même lard frit, le même rosbif et les mêmes légumes cuits à l’eau. Oui, et c’est la grandeur du peuple anglais, c’est sa force, le fond est resté simple, énergique. Northmans ou Saxons, ou l’un et l’autre à la fois par le mélange des races, hommes et femmes, garçons et jeunes filles, trouvent encore leur plus vif plaisir à chevaucher sous le ciel, à nager ou ramer, à lutter en plein air d’agilité ou d’adresse : seul l’observateur superficiel ne reconnaît pas les cavaliers de jadis dans le cavalier et l’amazone qui galopent le long des allées de Hyde Park, ni les rudes jouteurs du moyen âge dans les gracieux partenaires d’un match de tennis. George Meredith les reconnaît. Il aime retrouver et suivre, derrière les arabesques de la vie sociale ou sentimentale, le dessin élémentaire des instincts primordiaux.

Car ce romancier est un psychologue, d’une pénétration singulière. Son esprit, comme un feu subtil, dissout les ensembles que la vie lui présente et, pour nous en faire mieux saisir la structure, les reconstitue sous nos yeux. Ses romans sont des synthèses réfléchies et volontaires, postérieures à l’analyse et fondées sur elle. S’ils n’ont rien de la fiction où se joue une fantaisie détachée du réel, ils ne se bornent pas non plus, comme ceux d’un Maupassant, par exemple, à laisser la vie renaître en eux sous l’image expresse de sa première forme. La manière de M. Meredith n’est pas de celles qui puissent permettre aux faits de se rendre eux-mêmes. Son imagination est constructive. Elle n’a pas la transparence qui réfléchit le monde, mais l’activité qui le reconstitue. L’auteur est une sorte de démiurge qui nous prodigue, au fur et à mesure qu’il crée, explications et commentaires. Et peu à peu pourtant l’illusion de la vie s’insinue en nous ; peu à peu, malgré l’activité que l’auteur déploie sous nos yeux, nous avons la sensation de la réalité ; car il est un réaliste, à sa manière qui ne ressemble à aucune autre. Elle se rattache d’abord au réalisme anglais, c’est-à-dire à ce contact avec la réalité que gardent si aisément des esprits positifs, naturellement étrangers à notre besoin logique de simplification et de système. Quand, par exemple, après cette soirée où Sandra lui a livré tout son cœur, Wilfrid s’enfuit pour ne pas s’engager définitivement dans la voie où un moment d’ivresse lui a fait mettre le pied, M. Meredith analyse les dispositions du jeune homme avec une finesse impitoyable, et il conclut : « Tout ceci n’est pas précisément très désintéressé ni très noble. Beaucoup de bonnes âmes vont s’indigner et prendre Wilfrid en grand mépris. A tort ou à raison, je ne saurais, quant à moi, partager ce sentiment. Il s’agit d’un très jeune homme, pur de tout mauvais dessein, de toute lâche pensée, mais peu sûr de lui-même et des autres, d’un enfant gâté qui n’a point l’habitude des décisions viriles, d’un garçon timide que le ridicule épouvante. [La veille au soir, dans une bagarre, il avait été quelque peu défiguré.] A défaut de tout autre mérite, il a celui d’être vrai, d’obéir naïvement à ses instincts, d’être une créature de chair et d’os, non pas une poupée de convention[29]. » C’est la vérité des âmes, des sentimens, que recherche l’auteur et nous trouvons chez lui le réalisme psychologique d’un Stendhal. Il introduit ses personnages et les rapproche n’importe comment. Une visite lui suffit, moins encore : une rencontre. L’artifice est si simple, le procédé si monotone que nous en serions bien vite excédés, si nous ne détournions notre attention vers le véritable intérêt du roman, qui est l’analyse des sentimens et des caractères.

À cette acuité singulièrement précise d’analyse l’auteur ajoute une finesse de sensibilité qui lui fait recevoir et garder de vives images. Il y a en lui un impressionniste, riche des plus rares trésors. Rien ne lui sera plus facile que de faire surgir devant nous la réalité tout entière sous son double aspect, le monde extérieur et le monde intérieur, celui des sens et [celui de l’âme, rapprochés, comparés et parfois confondus dans une même vision qui les embrasse l’un et l’autre, les associe, perçoit leurs relations les plus intimes, utilise leurs analogies, Les domine, pour tout dire, et en dispose de manière à nous surprendre, nous faire réfléchir et nous charmer. Lorsque Clara commence à juger son fiancé et à se détacher de lui, lorsqu’elle ne peut plus supporter sans une sorte de terreur ses assiduités, l’égoïste Willoughby, qui ne pense qu’à lui-même et ne voit que lui, se fait à contresens plus empressé et plus tendre. Où trouverions-nous rendue avec plus d’intensité, de bonheur et d’audace, cette impression de jeune fille : « Le gouffre d’une caresse s’enfla devant elle comme une énorme vague qui se creuse sous sa crête frisée. Clara se baissa vers un bouton d’or ; le monstre passa près d’elle sans la toucher. » La poésie sort ainsi du cœur même des choses, où George Meredith, artiste autant que psychologue, en atteint les sources vives. Sa divination pousse jusqu’aux racines mêmes de la vie qu’il transplante dans le jardin de son art. Nous étonnerons-nous qu’une merveilleuse floraison fasse éclater à nos yeux charmés l’éternelle nouveauté du monde ? Tout est rajeuni : la nature, l’amour, la souffrance et la joie, nos sentimens et nos instincts. Pour cet esprit pénétrant et intuitif, il n’y a plus rien d’insignifiant ni de banal : tous les tressaillemens de notre sang, toutes les manifestations de notre intelligence, tous les élans de notre âme — blood, brain, spirit — prennent un sens et une lointaine beauté. Le monde s’éclaire et se colore, en nous et hors de nous. Les romans de M. Meredith débordent de poésie, comme ces belles demeures anglaises qui disparaissent sous le chèvrefeuille, les pampres ou les roses, dès qu’un pied de chaque arbuste, solidement enraciné dans le sol, étreint les murs de ses vivaces rameaux et projette en tous sens le rayonnement de ses branches, l’épanouissement de ses fleurs.

Dans ce monde auquel la psychologie du romancier donne une vérité si précise et son imagination une poésie si vivante, les personnages sont des individus, non des types. Les voici dans toute leur complexité, leur singularité, qui les dérobe aux prises de nos classifications et de nos divisions. Il n’y a pas de science du particulier, et ce sont bien là des êtres particuliers, tels que nous en présente la réalité. Nous les avons montrés tantôt plus spécialement anglais, tantôt d’une vérité humaine plus générale. Ce n’est pas leur valeur documentaire ou leur signification qui nous intéresse ici, mais la manière même dont ils sont conçus et traités. On chercherait en vain dans notre littérature — classique, romantique ou naturaliste — un pareil procédé. Notre génie est dramatique et les personnages de nos romans sont, au sens où la critique littéraire prend ce mot, des caractères, je dirais volontiers des rôles, personæ dramatis, subordonnés à l’action et n’existant guère que dans la mesure où ils y participent. L’action, ici, au contraire, leur est subordonnée. Elle est essentiellement psychologique et intérieure ; elle se déroule lentement, avec les mille plis et replis de ces individualités complexes, dont elle épouse, en quelque sorte, les sinuosités, afin de nous conduire à travers leur dédale. Le plus souvent il n’arrive rien aux personnages, mais la manière même dont il ne leur arrive rien, dit un critique anglais, est impressionnante. C’est que les secrets de leur pensée et de leur cœur nous sont insensiblement livrés. Nous pénétrons ainsi dans leur intimité ; nous n’ignorons plus rien de leurs sentimens ni de leurs idées, de leur conduite, de leurs mœurs, de leurs manies : ils nous deviennent familiers et cette connaissance minutieuse, toute concrète, qui n’a rien de scientifique, est celle qui convient à l’art et en fait l’image de la vie. Mais elle échappe aux formules, comme l’action se dérobe aux péripéties et reste indépendante de l’intrigue. Les romans les plus caractéristiques de George Meredith, l’Égoïste, Diana of the Crossways, Beauchamp’s Career, n’ont pas d’intrigue ou plutôt celle-ci n’a aucun intérêt en elle-même. Il n’y a pas de dénouement proprement dit à Diana ; il n’y en a pas non plus à l’Égoïste. Ce dernier roman qui est, on n’en peut guère douter, le chef-d’œuvre de M. Meredith, le plus caractéristique de sa manière et le plus expressif de son génie, se passe tout entier en conversations[30].

Ecoutons donc, car il ne faut rien moins que les innombrables propos des personnages pour nous les faire connaître. Ils causent plus qu’ils n’agissent, comme dans la vie où l’action décisive, l’action significative n’éclate que rarement, au bout d’un long défilé de jours ordinaires qui l’ont préparée et amenée. C’est la vie de ces jours que nous représente M. Meredith et elle se déroule au salon, dans le parc, dans la bibliothèque. On dîne, on se promène, on se visite. Les propos s’échangent en commun ou en tête à tête. Chacun livre à travers tout cela un peu de son esprit, de son humeur, de ses goûts, de ses faiblesses ou de ses vertus. Écoutons.

L’attention que demandent de telles œuvres n’est donc pas ce gros intérêt, violemment secoué par les catastrophes et capable de s’accrocher aux péripéties. C’est une attention de tous les instans, assujettie à la marche du récit, aux progrès de l’analyse, aux démarches des personnages et à tous les mouvemens de l’auteur ; assez patiente pour s’attarder avec lui, le suivre s’il s’égare, s’arrêter quand il s’arrête et mettre toujours les pas dans ses pas ; une attention souple, tenace, infatigable et capable d’essor. Si M. Meredith la surmène quelquefois, c’est qu’il excelle à l’éveiller et à l’entretenir. Son expression est une suggestion perpétuelle qui ne nous laisse pas de repos. Elle fait appel tour à tour et sans trêve à notre réflexion, à notre imagination, à notre sensibilité, à notre savoir. La fantaisie, la philosophie, la mythologie se mêlent dans son esprit et se disputent le nôtre. Un des chapitres de Richard Feverel est intitulé the Magian Conflict. C’est un dialogue entre un journalier et un rétameur ambulant, dont l’humble philosophie traduit en son langage — en son jargon — l’antique problème qu’agitaient déjà les mages lorsqu’ils opposaient Ormuzd et Ahriman. Il faut, pour comprendre le titre de ce chapitre, connaître la religion de Zoroastre et avoir surtout la perspicacité de l’y reconnaître. L’admirable scène de l’orage — « Nature speaks » — débute par une allusion à Briarée dont nous ne pénétrons le sens que si nous voyons dans le jeune Richard, comme l’auteur nous y a invités ailleurs, une sorte de Titan nuageux en révolte contre les lois sociales, qui régissent notre monde comme Jupiter gouvernait le monde ancien. Chaque ligne de ces pages compactes a sa portée qu’il faut saisir et mesurer. Tout est combiné, calculé, par un esprit toujours en acte, qui ne néglige rien, ne se laisse rien imposer par la passivité de la mémoire ou de l’imagination. Il pense toujours et les moindres détails sont pénétrés d’intention et de pensée. Les noms ont leur sens : Diana of the Crossways, voilà qui est intraduisible. The Crossways, c’est le nom du domaine familial, et cela signifie les carrefours ou les routes qui se coupent, quelque chose d’analogue à la destinée de Diane. Et Diane, c’est aussi l’exquise Artemis, la vierge farouche, déesse des jeunes filles ; c’est l’idéal féminin, dans sa grâce et dans sa force ; c’est la reine brillante des nuits ; c’est l’Hécate qui préside aux enchantemens ; c’est enfin la déesse des carrefours. Le roman de M. Meredith égale et défie le symbolisme compliqué de la mythologie grecque. Un chapitre de Richard Feverel est intitulé : « The Little Bird and the Falcon. » Le petit oiseau et le faucon, c’est Lucy Desborough et le grand séducteur, lord Mountfalcon. La bonne Berry apporte enfin un peu de tendresse et de secours : A Berry at the rescue, une baie, — pour le petit oiseau. Nous ne pouvons multiplier indéfiniment les exemples et pourtant il faudrait donner une idée de cette incroyable puissance. Le verbe de M. Meredith est celui d’un penseur, d’un artiste et d’un poète : il s’insinue partout à la fois dans notre esprit et frappe à toutes les portes fermées. Pas un coin ne doit rester endormi : il faut que partout s’éveillent les idées et les images, que partout frémissent la pensée et le rêve…

De là ce style déconcertant, qui vise surtout à l’intensité et s’efforce d’être suggestif plutôt que définitif, si contraire à notre idéal français de la perfection achevée et du mot unique. Ne lui demandons point ce contentement, auquel nous sommes habitués, d’une plénitude et d’une clarté absolues. C’est en nous que la pensée doit naître et le tableau surgir : George Meredith ne s’inquiète ni de brosser celui-ci, ni de formuler celle-là. La fin s’impose à lui et il nous jette fiévreusement les moyens, sans mesure et sans choix, avec une hâte qui semble trahir la peur de les laisser perdre ou refroidir. « L’art d’écrire consiste à faire lever la vision intérieure au lieu de brosser le tableau comme pour l’œil. L’esprit vole et n’attendez pas qu’il s’arrête devant vos descriptions pour en coordonner les détails[31]. » On conçoit ce qu’un tel style demande et exige du lecteur. On ne s’étonne plus que beaucoup répugnent ou échouent à fournir un pareil effort. Les mieux disposés ou les mieux doués ont besoin d’un entraînement. Il faut pouvoir suivre un esprit aussi prompt à mobiliser toutes ses ressources. Le temps que nous réalisions une image, il nous en donne déjà une autre, qui se superpose à la première si nous ne l’avons pas abandonnée assez vite : et voici venir la confusion. Ou bien c’est une analogie dont il faut prendre quelque chose sans la presser : par un aspect elle nous éclaire, par tous les autres elle nous égare ; il faut saisir le bon et passer. Dans un de ses poèmes, M. Meredith nous dit que le rire de Shakspeare est « large comme dix mille bœufs qui paissent[32]. » Sans doute veut-il nous suggérer l’idée de quelque force innombrable, tranquille et heureuse : gardons-nous de pousser la comparaison davantage et profitons de la leçon qu’ailleurs il nous donne : « Mrs Mountstuart détestait l’analyse de ses mots : ils indiquaient, sans plus. Attrapez leur sens au vol : ne les disséquez pas[33]. »

Cette concision où l’esprit de l’auteur se ramasse pour porter plus loin et où celui du lecteur s’aiguise et quelquefois s’émousse, cette activité d’un style qui nous harcèle sans trêve et d’une énergie qui se travaille sans repos, conviennent à des romans dont l’effet n’est pas de bercer un moment les imaginations paresseuses ni de flatter leur fantaisie, mais de dresser devant des intelligences secouées de leur torpeur, enfiévrées et lucides, une saisissante image de la vie humaine, avec ses tragédies et ses comédies, son appel à la pitié et son invitation au sourire. Doué d’un si vaste sens de la réalité, également capable d’ironie et de pathétique, M. Meredith dresse « sa figure d’aisée et superbe prépondérance » au-dessus des romanciers vivans de l’Angleterre. Et en dépit des apparences qui peuvent déconcerter, il n’est point en leur compagnie comme un phénomène. Si forte est la tradition du roman anglais que les plus indépendans ou les plus rebelles ne lui échappent jamais complètement ; et il serait curieux d’en suivre l’influence chez George Meredith. « Sa manière de conter est une singulière fusion de l’ancienne et de la nouvelle. Ce maître de l’impressionnisme moderne a toutes les habiletés d’un Fielding, unissant ainsi les ressources distinctives des deux écoles[34]. » Il n’est pas sans analogies avec ses grands contemporains. On peut le comparer à Dickens pour la copieuse richesse des détails, l’humour, le sens de la caricature ; à Thackeray pour la finesse et la subtilité des portraits de femmes et pour l’ironie ; à George Eliot pour la gravité des questions qu’il soulève et le sens profond de la vie[35]. Nous avons essayé de montrer par combien de traits il est éminemment anglais et tout ce qu’il y a aussi dans son œuvre de vérité humaine. « Je vois de plus en plus, disait R. L. Stevenson après une lecture de l’Égoïste, que Meredith est bâti pour l’immortalité. » Longtemps inconnu ou méconnu dans son propre pays, il n’aura pas achevé sa carrière sans se voir rendre une éclatante justice. Au mois de février 1898, à l’occasion de son soixante-dixième anniversaire, ses « camarades de lettres » lui envoyèrent une adresse qui est, dans sa noble simplicité, l’hommage des plus grands noms de la littérature anglaise contemporaine. « Du commencement à la fin, vous avez été sincère vis-à-vis de vous-même, et toujours vous avez visé à la plus haute perfection. Nous sommes heureux de voir que vos mérites, reconnus jadis par un petit nombre seulement, ont aujourd’hui un vaste cercle d’admirateurs qui s’élargit de plus en plus. Nous vous souhaitons de longues années encore, durant lesquelles vous puissiez continuer à faire de bon ouvrage, réjoui par la pensée de celui que vous avez déjà fait et encouragé par la certitude qu’il recevra un cordial accueil de nombreux lecteurs pleins de sympathie pour vous. » Parmi les trente signataires de choix, les romanciers Barrie, Thomas Hardy, Henry James et Mrs Ward ; le poète Algernon Charles Swinburne ; les historiens James Bryce et W. E. H. Lecky ; le critique Edmund Gosse ; M. John Morley ; Leslie Stephen. L’Amérique, Boston, du moins, Philadelphie, New-York, les grands centres de culture, ont accueilli tardivement ces œuvres et semblent vouloir rattraper le temps perdu. Dès 1864, la Revue des Deux Mondes, — elle a bien le droit d’en revendiquer l’honneur, — donnait une excellente traduction abrogée de Sandra Belloni, suivie bientôt de Richard Feverel[36]. Depuis, le public français n’a pas eu l’occasion de faire plus ample connaissance avec George Meredith[37]. Sans doute ses romans sont difficiles : il faut les étudier plutôt que les lire. Quelle richesse, en récompense, cet artiste subtil, cet étroit observateur de la vie offre au lecteur attentif ! Quel bienfait nous en pourrions attendre, nous dont les romans, s’ils n’ont aucun des défauts opposés aux qualités de M. Meredith, sont trop souvent dépourvus des qualités opposées à ses défauts ! Que l’esprit se fraye un chemin à travers ces fourrés et s’habitue aux jeux de la lumière et de l’ombre dans ces bois enchantés : il cédera bien vite à leur prestige. On admire alors M. Meredith et quand on pense qu’il est aussi, — d’aucuns disent surtout, — un poète et le poète de Modern Love, on se dit que, si ses romans surchargent de trop de broderies personnelles leur trame anglaise et humaine pour être unanimement salués et aimés comme de purs chefs-d’œuvre, ils sont néanmoins de très grands romans, dont l’auteur s’impose comme une personnalité de premier ordre, à coup sûr le premier homme de lettres de l’Angleterre à l’heure actuelle, aux yeux mêmes de ceux qui hésitent ou se refusent à l’en proclamer le plus grand romancier.


FIRMIN ROZ.

  1. La renommée de George Meredith, établie dès les premiers jours ici même et dans un cercle de lettrés et d’artistes, ne commença à s’étendre qu’en 1819, après l’Égoïste. Le célèbre critique W. E. Henley présenta l’œuvre dans quatre Revues et contribua plus que personne non seulement à son succès, mais encore à l’évolution de l’opinion publique à l’égard du romancier. M. Meredith, né en 1828, était alors âgé de 51 ans. Son premier grand roman, The Ordeal of Richard Feverel, avait paru vingt années plus tôt, en 1859.
  2. The Poetry and Philosophy of George Meredith, p. 3.
  3. The Egoist, ch. IV.
  4. Nous citons, pour cette œuvre, la traduction abrégée de G.-D. Forgues, dans la Revue des 15 novembre, 1er et 15 décembre 1864.
  5. Voyez la Revue des 15 avril, 1er et 15 mai 1865.
  6. Barry Richmond, ch. XXIX.
  7. Voyez notamment les misses Pole et Tinley dans Sandra Belloni.
  8. Beauchamp’s Career.
  9. Voyez la Revue du 1er juillet 1906.
  10. Henriette Cordelet, La Femme dans l’œuvre de Meredith. (Revue germanique, mars-avril 1906.)
  11. The Ordeal of Richard Feverel, XLII : Nature speaks.
  12. Rhoda Fleming.
  13. Richard Le Gallienne, George Meredith, Some Characteristics, p. 63.
  14. The Ordeal of Richard Feverel, chap. XLV.
  15. N’oublions pas ici que M. Meredith est un poète, un des grands poètes de l’Angleterre contemporaine, — surtout un poète, va-t-on jusqu’à dire quelquefois, non sans paradoxe. La production du poète s’est déroulée parallèlement à celle du romancier et se prolonge après elle. Le premier volume de Poèmes est de 1851 ; le dernier, A Reading of Life, with Other Poems, de 1901, tandis que le dernier roman, The Amazing Marriage, date de 1895. — La poésie de M. Meredith nous donne l’expression la plus directe et la plus complète de sa pensée ou, si l’on veut, de sa « philosophie. »
  16. G. M. Trevelyan, ouv. cité.
  17. Essai sur la Comédie.
  18. Essai sur la Comédie, traduction Henry-D. Davray. Paris, Société du Mercure de France, 1898.
  19. The Tragic comedians, « Étude sur une histoire bien connue. » Sigismond Alvan n’est autre, en effet, que Ferdinand Lassalle et cette Clotilde est Hélène von Dœnniges que le célèbre socialiste disputa à son fiancé dans un duel où il fut blessé mortellement. M. Meredith a tiré de cette histoire un de ses chefs-d’œuvre.
  20. Adam Bede parut la même année que Richard Feverel, 1859 ; Thackeray donnait The Virginians et Dickens The Tale of Two Cistes. Ces concordances ne sont pas inutiles si l’on veut replacer l’œuvre de M. Meredith dans l’ensemble du roman anglais contemporain.
  21. George Eliot, Romola, chap. XVI.
  22. Diana of the Crossways (fin).
  23. Sandra Belloni, ch. XXI.
  24. The Ordeal of Richard Feverel, ch. XXVII.
  25. Diana of the Crouways, ch. XXXVII
  26. Sandra Belloni, ch. XIII.
  27. The Egoist, cha. XXXIII.
  28. « In our fat England, the gardener Time is playing all sorts of delicate freaks in the hues and traceries of the flower of life. Aud shall we not note them ? » (Sandra Belloni.)
  29. Sandra Belloni.
  30. Voyez, sur l’Égoïste, la belle conférence de M. Emile Legouis. (Revue germanique, juillet-août 1905.)
  31. Diana of the Crossways.
  32. « Broad as ten thousand heeves at pasture » Spirit of Shakespeare.
  33. « Like all rapid phrasers, Mrs Mountstuart detested the analysis of her sentence. It had an outline in vagueness and was flung out to be apprehended, not dissected. » The Egoist, chap. V.
  34. R. Le Gallienne, George Meredith, pp. 48-49.
  35. Peut-être est-ce ici le lieu de rappeler la mémorable tentative de vie en commun qui rapprocha, en 1862, ces rares artistes : Dante Gabriel Rossetti, Swinburne, William Rossetti et George Meredith. Il n’est pas sans importance que M. Meredith ait appartenu si étroitement à ce groupe et nous devons mentionner aussi, parmi les influences propres à expliquer la complexité de son talent, qu’il étudia, comme Carlyle, dans les Universités allemandes.
  36. Sandra Belloni (Emilia in England) 15 novembre, 1er et 15 décembre 1864 ; — L’Épreuve de Richard Feverel, 15 avril, 1er et 15 mai 1865. En 1869, l’auteur de ces « réductions, » G.-D. Forgues, dans un article sur le Roman anglais contemporain, parlait avec clairvoyance de G. Meredith.
  37. Il est vraiment regrettable qu’un écrivain de cette valeur et de ce rang ne soit pas représenté par une seule de ses œuvres dans nos collections de chefs-d’œuvre étrangers. Je reconnais que la difficulté de le traduire est grande comme en témoigne la version qui nous a été donnée de l’Egoïste. Nous savons pourtant qu’une traduction de Diana of the Crossways est sur le point de paraître.