Romanciers et Ecrivains contemporains – Mme Charles Reybaud

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ROMANCIERS
ET
ÉCRIVAINS CONTEMPORAINS

Mme CHARLES REYBAUD.

Le grand botaniste Linné avait eu l’heureuse et poétique idée d’une horloge ou calendrier des fleurs. L’année tournait dans un cercle de couleurs et de parfums : les mois se reconnaissaient aux groupes de couleurs harmonieusement assortis, et des parfums aux arômes subtils donnaient la date des jours. La nature faisait sentir ses révolutions par ses influences les plus secrètes, et laissait raconter son histoire par les plus gracieux et les plus frêles des êtres sortis de son sein. Je suis étonné que quelque fin dilettante, quelque voluptueux amateur de littérature, n’ait pas eu une idée analogue à celle de Linné, et n’ait pas essayé de tracer le plan d’un calendrier de lectures. Le bon Charles Lamb, ce délicat gourmet de vieille littérature, qui a connu et épuisé les plus secrets plaisirs de l’amateur de livres, a eu vaguement une idée pareille ; mais son esprit ne s’en est pas emparé fortement, et il l’a laissé s’envoler. Il vous dira bien quelle lecture vous paraîtra la plus savoureuse dans une vieille chambre d’auberge, quelle autre convient en diligence, quel humoriste il est agréable d’ouvrir une heure avant le dîner, près du feu d’une cuisine brillante et luisante comme les intérieurs hollandais, ou de quel vieux poème il est doux d’occuper son esprit aux longues heures du soir, devant un pot de bière luthérienne ; mais ses observations, qui sont toutes très judicieuses et très fondées, ne sont que des observations de détail, comme celles d’un homme qui tourne dans un cercle de lectures étroit et restreint. Il n’a même pas entrevu l’idée du calendrier de lectures que nous demandons. Il est très vrai cependant que les livres ont leurs saisons ; et correspondent à telles périodes de l’année et même à telle époque d’un mois déterminé, comme ils correspondent aux diverses dispositions de l’esprit, et qu’on ne peut pas plus les lire avec profit en dehors de leur saison naturelle qu’en dépit de la disposition d’esprit qu’ils réclament. Allez donc lire les Méditations de Descartes lorsque l’attention vous fait défaut, ou bien essayez de prendre plaisir aux Provinciales lorsque votre esprit est troublé par quelque souvenir absorbant ou hanté par quelque fantôme. Il ne me semble guère moins absurde de lire indifféremment toute sorte de livres à n’importe quelle époque de l’année, à moins d’y être contraint par les obligations du dur métier de critique.

Il faudrait varier ses lectures selon les mois et les jours, comme le fidèle varie ses prières selon les offices qu’il doit suivre ou les saints patrons qu’il veut implorer. Aux longues soirées de l’hiver conviennent les lectures prolongées et sérieuses, la sévère métaphysique, les enchantemens de l’éloquence, les émotions fortes et soutenues de la grande littérature dramatique. Aux journées de printemps molles et tièdes se rapportent naturellement toutes les tribus des lyriques et des élégiaques. Aux mois d’automne conviennent les livres des sages revenus des illusions de ce monde, mais qui de ces illusions ont gardé au moins le sourire, les Essais de Montaigne, les comédies de Molière, le Don Quichotte, le Wilhelm Meister, à la condition de réserver expressément pour les jours de pluie et de brouillards les livres de ceux de ces sages qui se sont trop abandonnés à leur verve morose ou à leur misanthropie, les Voyages de Gulliver par exemple, ou les romans de Voltaire. Pour les mois de l’été, je n’oserais recommander qu’un seul grand poète, l’Arioste. L’été est la saison favorable pour goûter à loisir ses belles inventions, l’exubérante fertilité de son imagination puissante, et cette plénitude de bonne humeur qui fait de sa poésie un vrai cordial. C’est dans la saison où l’on se sent heureux de vivre et de contempler autour de soi l’opulence de la vie qu’il faut lire cette œuvre, inondée, comme la nature en été, d’une lumière riche, claire, triomphante, cette œuvre pleine aussi de frais ombrages et d’asiles discrets. À l’exception de ce grand poète, les lectures qui conviennent à la saison d’été doivent être d’une nature calmante et douce ; un peu de frivolité même ne leur nuirait pas. La saison invite au repos, aux plaisirs faciles ; les livres qu’on peut ouvrir sans préparation, dont on peut se détacher sans peine pour les reprendre une heure après, qu’on peut traiter en bons compagnons et en connaissances aimables, sont donc les bienvenus. Nous désirons volontiers que rien dans nos lectures ne nous rappelle, même de loin, les fatigues de l’étude ou les émotions que nous avons pris si souvent plaisir à éprouver. Ce serait maintenant une peine pour nous que de trop admirer, de trop sentir, de trop penser. C’est la saison des romans sans prétention philosophique ou sociale, des histoires d’amour, des récits qui peuvent remplacer la conversation d’un ami et faire passer agréablement les lourdes heures de la journée. Une gracieuse histoire d’amour ou un récit de piquantes aventures remplira bien mieux le far niente des mois d’été, sera bien mieux en harmonie avec la vie de loisirs mondains qu’on y mène, que le plus beau poème. Quel livre aimeriez-vous à lire sous les ombrages d’un grand parc et à laisser entr’ouvert sur le banc de gazon où vous vous êtes assis ? Quelque sentimentale aventure, j’imagine, plutôt que quelque ouvrage trop austère, qui put faire croire qu’un pédant était assis à la place que vous venez de quitter. L’été est donc la vraie saison des romans, et parmi les romans, ceux qui n’ont aucune prétention philosophique, politique et sociale, qui sont écrits selon le précepte : ad narrandum, non ad probandum, seront surtout les préférés.

Il y a bien longtemps que je cherchais l’occasion d’entretenir les lecteurs de la Revue des romans de Mme Charles Reybaud, ou, pour mieux parler, — car je n’ai pas à leur présenter une inconnue, — de rappeler à leur souvenir les récits ingénieux et variés de cette femme spirituelle et sensée. L’occasion attendue s’est présentée enfin avec l’arrivée des mois de la belle saison. Les romans de Mme Reybaud sont une de ces lectures qui calment et qui reposent, une des mieux appropriées à cette période de l’année où l’homme, lassé des luttes de sa profession et quelquefois des orages de son cœur, vient demander à la vie un peu de répit et à la nature un peu d’ombre. Emportez-les, comme nous l’avons fait nous-même, à la campagne, au bord de la mer, aux eaux de France ou d’Allemagne, et vous verrez quelle douce compagnie ils vous tiendront et quels bons remèdes contre l’ennui ils sauront vous fournir. Ils vous donneront juste le genre d’émotions que vous réclamez, des émotions qui n’aient rien d’excessif et qui ne troublent pas le repos que vous cherchez. Ils vous entretiendront d’aventures et de sentimens qui sont les aventures et les sentimens de ceux qui vous approchent ; ils vous raconteront le roman non de héros exceptionnels et au-dessus de la moyenne ordinaire de l’humanité, mais le roman des hommes et des femmes qui passent devant vous et avec lesquels vous causerez ce soir. Au sortir de la vie active, des luttes de passion et d’intérêts que vous avez eu à soutenir, ce ne serait pas pour vous, j’imagine, un grand plaisir que d’être obligé de supporter la société d’un héros de roman ou de drame tyrannisé par ces mêmes passions que vous voulez fuir ; il n’est personne certainement qui regardât comme un délassement de passer une semaine avec une Clarisse Harlowe en chair et en os, ou d’écouter les plaintes de quelque inconsolable Childe Harold. Avec Mme Reybaud, vous n’avez à craindre aucun péril de ce genre ; ni ses héros, ni ses héroïnes ne sont tyranniques et absorbans, et leurs sentimens sont de ceux que vous serez heureux de partager, quel que soit le besoin de far niente de votre cœur et de votre esprit.

De tous les romans contemporains, les romans de Mme Reybaud sont peut-être ceux qui répondent le plus exactement à l’idée que nos pères se faisaient de ce genre de littérature. Ils avaient sur ce point des idées aussi simples que les nôtres sont compliquées, ils avaient même quelque préjugés assez bien fondés que nous ne partageons plus, peut-être à tort. Dans leur pensée, un roman était tout simplement un récit d’amour ou d’aventures, mais surtout d’amour, dont les personnages étaient pris dans le milieu ordinaire de la société, et qui n’avait d’autre but que d’amuser. Nous avons changé tout cela ; nous avons fait du roman une chaire et une tribune, un moyen de vulgarisation et de propagande des idées. Nous avons voulu qu’une histoire d’amour nous invitât à réfléchir sur les lois du mariage, que la description d’un caractère nous présentât le résumé de toute une classe de la société, qu’une idylle campagnarde fût un cours d’économie rurale, et une aventure d’atelier une dissertation concluante en faveur des classes ouvrières. Systèmes philosophiques, vieilles et nouvelles religions, problèmes politiques, il n’est rien que nous n’ayons cru pouvoir faire exprimer au roman. Là ne se sont pas bornées cependant nos prétentions. De ce genre autrefois dédaigné et réputé futile, nous avons voulu faire le premier de tous. Le roman est devenu un poème en prose qui prend les formes les plus diverses, et qui aspire à remplacer tous les genres, depuis l’épopée jusqu’à la simple idylle. Ce n’est pas nous qui blâmerons la transformation que le roman a subie de nos jours. Nous devons à cette révolution de nouveaux plaisirs et un certain nombre de chefs-d’œuvre ; cependant nous ne pouvons nous empêcher parfois de regretter l’humble chrysalide d’où le brillant papillon s’est élancé. En se transformant et en s’agrandissant, le roman a beaucoup trop agi à la manière des parvenus ; il a trop oublié son origine. Le souvenir de l’ancien genre s’est perdu au milieu des splendeurs de date récente. On a fait des poèmes, mais on a souvent oublié de faire des récits. Sous prétexte d’analyse et de poésie, on s’est dispensé d’être concis, rapide et net. L’ancien roman, se réduisant au récit, était parfois un peu sec ; nous avons remplacé cette sécheresse par l’exubérance des détails parasites. Pour trop vouloir apprendre les arts de peindre et d’analyser, nous avons presque désappris l’art de raconter.

C’est cet art quelque peu oublié que Mme Reybaud fait revivre parmi nous. Elle ne vise pas à la profondeur et à la philosophie, elle se contente d’amuser et d’émouvoir. Si la nature des passions et des sentimens qu’elle décrit est susceptible d’éveiller quelque réflexion, elle l’indique en passant et sans insister. Elle a pour les personnages qu’elle met en scène le même genre de discrétion que les personnes bien élevées portent dans les relations du monde ; elle expose leurs aventures et leurs malheurs sans les commenter ni en rechercher les causes. Elle ne raconte que ce qui est apparent et extérieur, et n’essaie pas de surprendre les faits invisibles qui ont donné naissance aux péripéties qu’elle déroule. Elle est donc conteuse, et rien que conteuse ; là est son originalité et son charme. Cet art de conter est chez elle un véritable don de nature qu’elle exerce naïvement ; ce n’est pas le résultat d’un effort prémédité et d’une pensée systématique. Elle ne s’est pas dit que le récit devait être la trame et la substance même du roman ; elle ne s’est pas donné pour tâche d’être avant tout concise et rapide, de subordonner ses autres facultés à cette faculté principale de conter. Si elle n’a aucun goût pour l’analyse et la description minutieuse des caractères, ce n’est pas par un parti-pris de sa volonté, c’est par une sorte d’instinct naturel qui lui est commun avec tous ses compatriotes. Comme presque toutes les natures méridionales, Mme Reybaud s’en tient aux apparences, aux surfaces, à l’action extérieure ; le fait suit la pensée sans retard et sans hésitation, le geste accompagne la parole, l’accent marqué la passion, l’aspect accuse le sentiment intérieur. Dès le début de son récit, les sentimens et les passions suivent la pente qui leur est indiquée par la fatalité des situations au milieu desquelles ils apparaissent, comme une source suit la pente des terrains sur lesquels elle doit couler. Dès leur entrée en scène, ses personnages se mettent en marche pour arriver au but qu’ils poursuivent sans dévier de leur route ou faire des haltes trop prolongées, qui retarderaient le dénoûment. À l’inverse de la méthode employée aujourd’hui, l’auteur ne raconte et ne décrit pas le caractère de ses héros pour faire comprendre leurs actes ; mais il laisse raconter leur caractère par ces actes mêmes. C’est, dis-je, une vieille méthode ; mais, si elle est vieille, elle n’en est pas moins bonne, car les écrivains d’autrefois n’en connaissaient pas d’autre, et elle est même la seule que puisse employer en toute sécurité l’écrivain qui se propose de narrer plutôt que de prouver, et qui prend la plume avec la pensée d’écrire un roman qui soit un récit. Quiconque veut exceller dans cet art difficile du récit doit se garder de donner dans le travers contemporain, lequel consiste à décrire le caractère des personnages avant d’exposer leurs actions, et doit observer au contraire cette méthode à laquelle Mme Reybaud est restée constamment fidèle, qui laisse le caractère se former sous les yeux du lecteur par la lente accumulation des actes du personnage. La vérité morale ne perd rien d’ailleurs à l’observation de cette règle. Cachée pendant tout le cours du récit, elle se retrouve au dénoûment. Lorsque les passions sont allées jusqu’au bout d’elles-mêmes, ont révélé tout ce qu’elles contenaient en bien et en mal, la vérité morale apparaît pour sanctionner et pour conclure.

Le roman de Mme Reybaud, c’est donc le roman tel que le comprenaient nos pères, c’est l’ancien récit à la française, mais rajeuni et paré selon les modes nouvelles. Pour n’avoir aucune des prétentions du roman de date récente, il n’a cependant rien d’antique ni de suranné. Pour peu qu’on l’observe attentivement, on y remarque mille nuances qui accusent l’influence de doctrines littéraires qui étaient inconnues à nos pères. Dans les premiers récits de l’auteur par exemple, on sent l’influence des nouvelles écoles littéraires. Il s’y trouve une recherche quelquefois heureuse de la couleur locale et historique, qui accuse le voisinage des œuvres de l’école romantique. Une pointe de ce cosmopolitisme que nous portons tous en nous aujourd’hui se laisse aussi très distinctement apercevoir ; l’imagination de l’auteur ne tourne pas dans le cercle restreint où aimait à tourner l’imagination des conteurs d’autrefois ; elle est plus curieuse, plus ardente, plus mobile et voyageuse. Elle aime la poésie des temps passés, les paysages des contrées lointaines, les vieilles histoires dont les cloîtres conservaient le secret. Quoique la Provence soit avant tout sa terre natale et de prédilection, celle à laquelle elle aime toujours à revenir, celle qui l’inspire le mieux et qui lui a fourni ses plus belles histoires, — Misé Brun, Clémentine, le Cadet de Colobrières, Mademoiselle de Malepeire, — Mme Reybaud a fait plus d’une excursion à l’étranger et a gardé comme une teinte légère des mœurs et des passions qu’elle a traversées dans ses lectures. Elle a étudié l’Espagne et la littérature espagnole, et quelques accens de ces passions sérieuses et tenaces, inconnues aux populations légères et violentes de notre midi, se sont gravés ineffaçablement dans sa mémoire, qui en a été surprise et comme saisie. Son imagination provençale possède une sorte de sympathie instinctive pour tous les pays du midi ; sans sortir de sa Provence, elle les a devinés et elle s’est plu mainte fois à en décrire les paysages et les mœurs. C’est ainsi que sont nés tous ses gracieux récits des colonies françaises et espagnoles, Mézélie, la Petite Reine, Sydonie, Madame de Rieux. Son imagination a donc beaucoup plus voyagé que ne le croient certains lecteurs, et que nous ne le pensions nous-même avant d’avoir lu ses premiers romans ; mais, chose remarquable, ses excursions se sont toujours bornées aux pays du midi. Sa curiosité s’arrête aux pays chauds qui lui rappellent la terre natale, et son talent n’a jamais eu aucun caprice pour les pays du nord, dont il semble ne pas comprendre la poésie. Aussi son œuvre, quand on la considère dans son ensemble, présente-t-elle à peu près l’aspect que devait présenter, il y a environ un siècle, avant que le cosmopolitisme moderne eût détruit la variété et la poésie des costumes, cette spirituelle ville de Marseille dont elle a gardé l’accent ineffaçable. Sur le port, mêlés à la population provençale, se promènent, comme de vivans échantillons de toutes les races méridionales, de riches marchands génois, des Espagnoles en mantille, des Mexicains et des créoles au teint bronzé, des marins grecs et même quelques Turcs en turban ; maison n’y aperçoit pas d’échantillons de la race blonde, ou si par hasard il s’en rencontre, ils restent à l’écart et ne se confondent pas avec cette population brune dont ils ne comprennent pas le langage et les turbulentes passions.

Le talent de Mme Reybaud est donc plus compliqué qu’on ne pourrait le croire d’abord, car à l’art de conter elle joint la curiosité et l’intelligence. Aussi cet ancien roman qu’elle fait revivre a-t-il perdu sous sa plume ce ton monochrome, ou pour mieux dire cette pâleur qui le distinguait trop autrefois. De légères couches de couleur locale étendues çà et là lui font un fard agréable qui rehausse sa physionomie. La nouvelle littérature lui a aussi comme enseigné certaines inflexions de voix et certaines habiletés de diction qui rompent la monotonie de débit qui lui était trop habituelle. Enfin la curiosité moderne et le cosmopolitisme contemporain lui ont fourni une variété de sujets qui lui était inconnue autrefois. C’est toujours l’ancien roman, c’est-à-dire une histoire sans prétention philosophique ou politique, mais l’ancien roman arrange, embelli, composé selon les méthodes nouvelles et revêtu du costume du temps. Et non-seulement il porte notre costume, mais quelquefois même il fait des concessions à la mode régnante. Au début de sa carrière, Mme Reybaud ne craignit pas, je l’ai dit, de faire porter à ses premières œuvres quelques-uns des ornemens que l’école romantique avait alors mis en vogue, et vous retrouverez sans grands efforts la trace de cette influence dans le Château de Saint-Germain, Elys de Sault, Espagnoles et Françaises. Quoiqu’elle n’ait jamais affiché d’opinions politiques très marquées et qu’elle n’ait jamais fait de sa plume un instrument de prédication, cependant la plupart de ses romans trahissent une influence libérale qui accuse le voisinage de 1830, et quelques-uns même, comme Hélène, une tendance radicale fort discrète, mais assez marquée. Enfin dans ceux de ses romans qui ont été écrits depuis 1848, on sent une certaine complaisance pour les nouvelles tendances littéraires. Sans accepter formellement la mode, elle lui a, cependant obéi. Elle a sacrifié, avec le bon goût et la discrétion qui lui sont propres, aux doctrines du réalisme, et il y a tel de ses romans des dernières années, Faustine par exemple, qui n’est autre chose qu’une histoire comme on les aime aujourd’hui, une histoire réaliste, seulement écrite avec finesse, correction et sobriété.

Mais ce ne sont là que des détails qui n’altèrent ni ne modifient beaucoup l’essence de son talent et de sa nature. En dépit des influences qu’elle a subies, elle n’est ni romantique, ni philosophe, ni prêcheuse politique, mais conteuse. En dépit des excursions lointaines de sa curiosité et des milieux divers qu’elle a traversés, elle est restée Provençale. Conteuse et Provençale, voilà les deux caractères très marqués de son esprit et de son talent. Elle est Provençale des pieds à la tête, Provençale d’esprit, d’habitudes, de langage et surtout d’éducation. Son éducation vaut la peine qu’on s’y arrête un instant, car elle a laissé sur ses écrits une marque très profonde, et l’on peut dire même qu’elle lui doit tout ce qu’elle est devenue ; elle lui doit et son tour d’esprit, et son goût des choses de l’intelligence, et la substance même des récits qu’elle a composés.

Elle a eu le goût des choses de l’intelligence, parce qu’on l’avait autour d’elle et parce que sa jeune imagination se trouva de bonne heure, doucement stimulée par la conversation d’un père homme d’esprit et médecin distingué, le docteur Arnaud. Sans songer à devenir savante, la jeune fille se trouvait ainsi comme imbibée et pénétrée de littérature. « Je l’entendais parler de curiosités historiques, pour lesquelles il avait beaucoup de goût, de beaux-arts et surtout de peinture, et je me mis à lire les mêmes livres qu’il lisait, » nous écrivait-elle dans une lettre récente en réponse à quelques questions que nous lui avions adressées. Chez elle, les deux grandes influences souvent contraires et hostiles qui se disputent et déchirent l’esprit de l’enfant, — car l’esprit de l’enfant a ses révolutions et ses luttes quelquefois aussi douloureuses que celles de la jeunesse et de l’âge mûr, — l’instinct d’imitation et la curiosité, s’unirent sans querelle et grandirent sans trouble sous la protection de cette éducation paternelle, d’autant plus efficace qu’elle s’exerçait sans préméditation. Il n’y a pas eu chez Mme Reybaud de vocation littéraire à proprement parler, elle n’a connu aucune de ces circonstances déterminantes qui forcent l’esprit et lui imposent leurs dures conditions. Nulle voix ne lui a crié : Tu seras écrivain. Non, elle s’est laissé glisser lentement et doucement sur la pente facile où son éducation l’avait placée. Rarement on est entré dans la littérature avec moins de préoccupations personnelles et de parti-pris ; elle a écrit des romans à peu près comme on fait la connaissance d’un voisin que le hasard a placé à votre porte ; on le voit passer si souvent qu’on finit par le saluer, et après un certain nombre de saluts on arrive à lui parler le plus naturellement du monde. Sa vie présente un tout petit détail qui est bien l’image fidèle de sa destinée littéraire : Mme Reybaud est très versée dans la connaissance de la langue et de la littérature espagnoles ; mais ce n’est pas, comme on pourrait le croire, à un goût particulier pour l’Espagne et à un choix prémédité qu’elle doit cette érudition. De même qu’elle avait lu les livres dont parlait son père parce qu’elle l’en entendait parler, elle apprit l’espagnol parce qu’une de ses amies devait se marier en Espagne. Cet incident, qui présente, disons-nous, une image fidèle de sa destinée littéraire, fut en même temps, tout léger qu’il soit, la cause déterminante de sa vocation. Comme pour apprendre une langue il faut de toute nécessité faire des traductions, l’étude de l’espagnol fut l’occasion qui lui mit à la main cette plume élégante et facile qu’elle n’a plus quittée depuis lors. Sa vocation littéraire est donc des plus simples ; il serait impossible d’y rattacher la moindre anecdote dramatique. Cette vocation est un fruit si naturel de son éducation qu’il est permis de supposer que, si l’auteur eût été élevé par un autre père, ses vives facultés n’auraient senti aucun désir de s’exercer sur des sujets littéraires ; elles se seraient épanouies et auraient donné tous leurs parfums dans le milieu ordinaire de la vie et n’auraient été appréciées que de ceux qui l’auraient approchée et connue. Nous devons de la reconnaissance au docteur Arnaud, puisque, sans l’influence insensible qu’il exerça sur l’esprit de sa fille, nous aurions peut-être été privés de ces récits charmans qui ont occupé nos heures de loisir, et dont quelques-uns comptent au nombre de nos plaisirs intellectuels.

La seconde influence, celle qui a non plus déterminé sa vocation, mais qui, cette vocation une fois arrêtée, a fourni à son esprit les matériaux et la substance de ses écrits, c’est le pays même dans lequel elle est née. La plupart des histoires qu’elle a racontées sont des histoires provençales conservées par la tradition, des aventures restées célèbres dans telle localité, ou des anecdotes contemporaines de l’enfance de l’auteur recueillies dans les conversations du foyer domestique ou du voisinage. Même les plus récentes, comme l’histoire de Faustine, qui se rapporte par sa date à la fin du règne de Louis-Philippe, sont des anecdotes rapportées par l’auteur au retour d’une visite à sa Provence bien-aimée. Ce sont là les meilleurs de ses récits ; ils se distinguent par une physionomie originale et un accent particulier qui manquent à ceux de ses romans qui sont le résultat de ses lectures, comme Espagnoles et Françaises, Mézélie, la Petite Reine, Madame de Rieux. Ce que l’on doit louer principalement dans ces derniers, c’est cet art du récit qui n’abandonne jamais Mme Reybaud ; soyez sûr cependant que s’il y a un personnage intéressant ou un épisode original dans ces histoires exotiques, c’est un personnage de la France méridionale ou un épisode provençal. Ainsi la meilleure nouvelle du recueil intitulé Espagnoles et Françaises est l’Avocat Loubet, histoire de cours d’assises du temps passé ; ainsi le meilleur épisode de Mézélie, roman de la première manière de l’auteur, mais où ne manquent ni la variété, ni l’attrait, c’est le séjour de Mme d’Effanges et de ses filles chez leurs vieilles cousines d’Avignon. L’intérieur des vieilles demoiselles est peint avec cette science intime qui résulte d’une longue habitude. Partout dans ses récits on sent que l’auteur a son véritable domicile en Provence, et qu’elle n’a partout ailleurs, même à Paris, où elle a séjourné si longtemps, que des pied-à-terre. Comme elle connaît bien, d’instinct et d’habitude plutôt que d’observation attentive et d’étude patiente, ces vives et charmantes populations du midi parmi lesquelles elle a vécu, et comme elle les fait agir et parler familièrement devant nous ! Ce sont parens, voisins et camarades dont elle nous dira les moindres particularités. Elle sait tous les détails du costume et de l’ameublement, le nom du chien, l’âge du chat, et par qui fut donné le singe qui gambade dans l’antichambre. Ce qui est plus précieux encore que ces mille détails amusans, ce sont les traits originaux du caractère de ces populations qu’elle nous présente sans prétention philosophique, et qu’elle nous fait comprendre ou reconnaître. Les voilà bien telles qu’elles sont, ces populations si mobiles en apparence, qui trompent l’observateur superficiel comme trompent certaines physionomies, ces populations qu’il ne faut jamais prendre au mot, et dont l’intempérance de langage dissimule admirablement les véritables sentimens ; fines, rusées, pratiques sous air d’imprudence et de violence, sages sous air de folie ; si humbles et si modestes, qu’elles semblent parfois presque basses, et cependant si bien armées de ce don que le vieux marquis de Mirabeau appelait le don terrible de la familiarité, si lentes et si paresseuses, et cependant si actives, — si pleines de déférence pour le rang, et cependant d’une individualité si opiniâtre. Vous retrouverez sans peine dans les récits de Mme Reybaud les contrastes qui distinguent ce pays de la tradition la plus inébranlable et des coups de main les plus anarchiques, vous y reconnaîtrez surtout cette forte et solide empreinte que l’ancien régime y a laissée, cette empreinte qui se rencontre dans le caractère du méridional le plus démocrate, de celui qui se vante le plus bruyamment de ses opinions modernes. Tous les récits de Mme Reybaud sont en réalité des récits de cet ancien régime dont elle a pu voir dans son enfance les passions encore enflammées, les mœurs encore vivantes, et qui est entré pour une grande part dans son éducation. Ces vieilles histoires de couvent qu’elle nous raconte avec une connaissance si exacte, si circonstanciée, des lieux, des habitudes, des détails domestiques de la vie claustrale, elle les a presque vécues, ayant été élevée dans un vieux couvent par des carmélites que la révolution avait sécularisées de la veille. « Je connus ainsi, dit-elle dans la lettre que nous avons déjà citée, les détails de la vie religieuse et les pratiques traditionnelles dont aucun livre ne fait mention. Les nouveaux couvens n’ont nullement la physionomie des anciens. » Le Cadet de Colobrières, Félise, le Moine de Chaalis, sont nés de cette connaissance intime et pour ainsi dire de cette expérience de la vie claustrale, comme ses autres récits : Misé Brun, Mademoiselle de Malepeire, le Cabaret de Gaubert, l’Oncle César, sont nés de la tradition orale et populaire. Aussi la vie qui anime les romans de Mme Reybaud n’est pas cette vie ardente, personnelle, qui naît seulement de l’âme de l’écrivain ; c’est le même genre de vie qui anime la parole transmise par la tradition, le récit oral.

Quoiqu’elle soit très libérale, l’ancien régime a donc fait presque tous les frais de poésie de ses romans. C’est à l’ancien régime que revient l’honneur de ses meilleures peintures et de ses plus intéressans personnages : la description du couvent des Annonciades, que la jeune Félise trouble de sa pétulance et scandalise de ses ardeurs ; celle de la Roche-Farnoux, où trois générations languissent et se dessèchent comme des fleurs privées d’eau, en attendant la mort d’un vieillard qui s’obstine malicieusement à ne pas sortir de ce monde ; celle du château de Colobrières, où la vieille famille des Colobrières meurt noblement de faim, et s’en console en se répétant que noblesse oblige et qu’oisiveté est le premier devoir d’un gentilhomme. Donnez de tels sujets de récit à quelque romancier contemporain, même doué de génie, mais qui n’ait pas reçu l’empreinte et comme le baiser de l’ancien régime expirant : il fera des récits aussi intéressans que ceux de Mme Reybaud, plus grands peut-être, mais à coup sûr moins vrais et moins exacts. Donnez à ce romancier l’histoire de Misé Brun, si vous voulez, et elle pourra lui fournir la matière d’un beau livre ; mais il y a tel détail poétique qui naît de la vérité locale qu’il ne rencontrera jamais, par exemple l’horreur secrète qu’inspire à la jeune femme ce lourd chapelet, insigne de la confrérie de pénitens dont son mari fait partie. Un romancier qui aurait vécu plus loin que Mme Reybaud de cette vie de la vieille Provence n’aurait jamais trouvé un pareil trait. Il aurait expliqué la répugnance de la jeune femme par des raisons plus sommaires, plus générales, plus banales, par des raisons qui pourraient s’appliquer aux Provençales d’aujourd’hui tout aussi bien qu’aux Provençales d’autrefois ; mais le moyen par lequel cette répugnance se change en horreur, cette suprême goutte d’eau qui fait déborder le vase trop plein, cette flèche presque invisible qui va toucher et détruire les ressorts les plus cachés et les plus fins de l’affection, cet imperceptible rien qui triomphe de l’âme contre laquelle ont échoué les plus puissans assauts de la passion, voilà ce qu’un autre romancier n’aurait pas rencontré, parce que ce détail appartient non pas à la vie générale de l’âme, mais à la vie particulière qu’elle a menée à telle époque de la durée. L’âme humaine est semblable en effet à un vaste palais dont les galeries et les salles sont toujours ouvertes, et où les générations d’aujourd’hui peuvent se promener comme s’y sont promenées leurs devancières, mais dont les cabinets et les chambres particulières se sont fermés successivement après le départ de chaque génération. Celui qui, par héritage, par éducation ou par heureux hasard du sort, n’a pas en sa possession les clés qui ouvrent ces chambres ne peut avoir une idée exacte de la vie des générations qui les ont habitées ; quelquefois même il arrive que ces clés se perdent et ne se retrouvent jamais. Mme Reybaud possède celle qui ouvre la salle où dorment les souvenirs de l’ancien régime provençal.

La biographie intellectuelle de Mme Reybaud peut, comme on le voit, tenir en quelques lignes. Elle a été élevée par un père homme d’esprit, elle a passé son enfance et sa jeunesse dans un pays riche en souvenirs historiques et en traditions romanesques, et elle en a ressenti l’influence poétique. Autour d’elle cependant, on n’était rien moins que bien disposé en faveur de cet ancien régime expirant, qui façonnait sa jeune imagination. Ses parens et ses amis étaient dévoués à la cause libérale et révolutionnaire, et leurs opinions devinrent et sont restées les siennes ; mais, en femme sensée et finement pratique, elle a eu l’art de séparer ses opinions de ses émotions et les intérêts de son esprit de ceux de son imagination. Ses opinions libérales ne lui ont jamais inspiré un mot d’amertume ou de colère contre ces personnages de l’ancien régime dont son imagination aimait les vertus domestiques, les habitudes religieuses, et jusqu’aux préjugés si honorables et aux scrupules si noblement fondés, et sa familiarité avec ces mœurs d’un caractère plus noble que les mœurs nouvelles n’a cependant jamais eu le pouvoir de rabaisser dans son estime la société nouvelle à laquelle elle appartenait. Mme Reybaud appartient pour ainsi dire à deux régimes de société, et elle a su faire bon ménage avec tous les deux ; par son éducation et sa tournure d’imagination, elle appartient à l’ancien régime ; par sa naissance, ses amitiés et ses opinions, elle appartient à la société issue de la révolution. Son père, le docteur Arnaud, était un libéral très déterminé. Parmi ses amis d’enfance et de jeunesse, nous rencontrons les noms destinés à devenir illustres de deux jeunes gens, inconnus alors, mais déjà enflammés de ces passions libérales qui devaient s’exprimer quelques années plus tard par des écrits historiques qui ont passé eux-mêmes à l’état d’histoire, tant ils sont intimement liés aux souvenirs des luttes de la restauration et de la révolution de 1830. Ces deux jeunes gens, originaires comme elle de la ville d’Aix en Provence, étaient MM. Thiers et Mignet. Depuis cette époque, les vicissitudes de la vie ont séparé ces trois compagnons de jeunesse et les ont jetés sur des rivages différens, mais leur amitié réciproque n’a point souffert de cet éloignement. C’est plaisir que d’entendre Mme Reybaud revenir sur cette période déjà lointaine de sa vie, tracer les portraits de ses jeunes amis, décrire la pétulante mobilité d’esprit, de gestes, de visage de M. Thiers, la gravité attentive et studieuse de M. Mignet, raconter quelque anecdote sur l’amitié naissante qui devait unir de liens si indissolubles l’Oreste et le Pylade du parti libéral. Elle les voit et les peint tels qu’ils étaient alors ; ni les années, ni les changemens politiques n’ont diminué sa vive sympathie pour eux. On me dit que de leur côté ils ont conservé pour elle les mêmes sentimens qu’autrefois, et qu’ils ont su payer son affection de retour. Nous ne citerons qu’un fait que Mme Reybaud ignore probablement, mais qui se rapporte trop directement à notre sujet pour que nous le passions sous silence. C’est à l’intervention et à l’influence de M. Thiers que Mme Reybaud a dû ses premiers rapports avec ce recueil.

Pendant son ministère de 1835, M. Thiers sut trouver assez de loisir, au milieu des soucis politiques qui l’assiégeaient, pour penser à son amie de jeunesse, qui avait débuté dans les lettres depuis quelques années déjà, mais dont les premiers essais n’avaient pas attiré encore l’attention dont elle était digne. Lui, ministre tout-puissant, ne craignit pas un jour de se faire solliciteur pour elle : je dis justement solliciteur, car il n’existait alors aucun lien de sympathie politique entre la direction de ce recueil et M. Thiers. On courait le risque d’un refus, ce qui n’est jamais agréable, même pour ceux qui ne sont pas ministres ; ce fut une admission qu’on obtint. Une nouvelle présentée par un ami officieux fut insérée dans la Revue de Paris, alors, placée sous la même direction que la Revue des Deux Mondes. Cette nouvelle, très originale de fond, très modeste de forme, intitulée Lazarille, fut, on peut le dire, le véritable début de Mme Reybaud dans la carrière littéraire. À cette nouvelle en succédèrent plusieurs autres, toujours heureuses, et révélant un talent de plus en plus sûr de lui-même. Aussi le succès ne se fit-il pas attendre, et Mme Reybaud fut-elle bientôt conviée à quitter ce théâtre de la Revue de Paris pour celui de la Revue des Deux Mondes, où elle débuta par le récit intitulé la Petite Reine. J’ai relevé avec plaisir ce petit incident, qui fait honneur à M. Thiers, et j’ai voulu le porter à la connaissance de Mme Reybaud, parce qu’il lui prouvera que cette sympathie que je lui ai si souvent entendu exprimer était méritée, et que, contrairement à ce qui arrive trop souvent, hélas ! dans ce monde, où nous aimons par ignorance des êtres que nous devrions haïr, son amitié avait raison et ne se trompait pas d’adresse.

La carrière de Mme Reybaud a donc été aussi facile que sa vocation avait été naturelle et simple. Son talent s’est montré pareil à une source qui coule entre deux rives égales, sur un lit de sable fin et uni, avec une lenteur silencieuse. Cette source favorisée n’a rencontré aucun de ces pittoresques accidens de terrain qui pouvaient troubler son heureuse expansion ; pas de ces cailloux qui roulent avec un bruit sec au fond de l’eau et rompent indiscrètement le silence qu’elle aimait à garder, pas de ces anfractuosités des rives qui arrêtent l’onde au passage et la font sangloter, pas de ces pentes dangereuses qui la précipitent en lui arrachant un de ces mugissemens pareils à un cri de désespoir, ou un de ces légers cris pareils à un cri de surprise et de folle terreur. Rien n’indique sa présence, et le promeneur passerait sans s’apercevoir qu’il est près d’un vif et frais courant de l’eau la plus limpide, n’étaient un miroitement lumineux et les images reflétées d’objets qu’on ne voit pas. Mme Reybaud a continué sa vie littéraire comme elle l’avait commencée, allant toujours d’un même pas et d’une même allure ; il n’y a guère de phases, de périodes, de changemens de manières dans ce talent aimable. Ses romans ne sont pas le résultat des révolutions de sa pensée : aussi ont-ils tous un certain air de famille et ne se distinguent-ils que par des nuances légères. Ils ne tranchent pas l’un sur l’autre, et il n’en est aucun qui pourrait réclamer sur ses frères une supériorité orgueilleuse, qui oserait se donner le droit de les traiter avec trop de mépris. Dans cette nombreuse et presque patriarcale famille de romans, qui ressemble à une de ces vieilles maisons du temps passé, où le père et la mère présidaient chaque jour à une table de vingt enfans, il n’y a pas de ces disparates choquantes et de ces inégalités qui paraissent des injustices. Ils ont tous même bonne apparence, même air de santé, même charme de visage, si bien qu’on est presque embarrassé de choisir. On peut prendre presque au hasard parmi ses héros et ses héroïnes, on est à peu près sûr de tomber sur une charmante fille ou sur un aimable garçon. Quelle pépinière d’heureux ménages seraient les œuvres de Mme Reybaud, si les héros et les héroïnes de romans pouvaient se marier ! Il n’y a vraiment entre ses récits d’autre différence que celle du bien au mieux et du mieux au très bien.

Cependant, comme il arrive souvent, ce ne sont pas les aînés que sont les plus beaux, ni, je crois, les préférés de leur mère. Les enfans intermédiaires et surtout les derniers venus sont ceux qui ont été le plus chéris et qui sont encore regardés avec le plus d’amour. Il y a une éducation aussi pour la maternité, et ce ne sont pas toujours les jeunes mères qui sont le plus prodigues de caresses. Mme Reybaud, semblable en cela aux jeunes mères, a mieux aimé ses enfans à mesure qu’elle en a eu davantage, et ils lui ont coûté plus de joie à mesure qu’ils lui ont coûté moins de douleur. Elle-même nous a fait à cet égard sa confession. « J’apprenais l’espagnol, et naturellement je me mis à faire des traductions, par-ci par-là, de ce qui me frappait ; puis j’écrivis de mauvaises petites nouvelles informes, puis un roman, un mauvais roman historique très bête, puis encore un autre roman historique qui ne valait pas mieux que son aîné ; il n’en faut pas parler… Depuis mon début, j’ai toujours tâché de faire de mieux en mieux, et quand mes premiers livres me tombent sous les yeux, je me voile la face. » Mme Reybaud est injuste vraiment pour ces premiers livres : j’ai fait récemment la connaissance de plusieurs d’entre eux, et je les ai trouvés de très amusante compagnie, moins différens même de leurs cadets que l’auteur ne veut bien l’avouer. Et puis il faut dire pour leur justification qu’ils existent depuis plus longtemps que les autres ; les grâces de l’enfance ont pu se flétrir et les rides se former. Cette remarque de détail une fois faite, j’accorde bien volontiers que les derniers romans ont une supériorité marquée sur les premiers. Les premiers n’étaient qu’amusans et gracieux, ceux de l’âge intermédiaire ont été pathétiques et émouvans, et les derniers venus sont tout à fait remarquables. Un progrès continu au sein d’une fécondité assez surprenante, telle est à peu près la formule du talent de Mme Reybaud. L’Oblat est le premier livre dans lequel apparaisse d’une manière sensible ce progrès continu, dont Mademoiselle de Malepeire et l’Oncle César sont les derniers termes. « De mieux en mieux » est, comme nous l’avons vu, la devise de Mme Reybaud, dont la carrière littéraire n’a pas connu ces irrégularités du talent qui sont si fréquentes chez la plupart des écrivains. Sa carrière littéraire est tout à fait conforme à la logique et tout à fait conforme aussi à cette opinion qui, assimilant le métier d’écrivain à tous les autres, croit qu’on y devient plus habile à mesure qu’on l’exerce davantage, et que le dernier livre d’un auteur doit être nécessairement le meilleur. Cette opinion, qui est fausse pour la plupart des écrivains, se trouve vraie par exception pour Mme Reybaud.

J’ai dit que les récits de Mme Reybaud répondaient à l’idée que nos pères se faisaient du roman ; cependant elle se sépare d’eux complètement sur un point essentiel. Nos pères exigeaient en effet du roman certaines conditions assez particulières, et qui ne répondent plus du tout à nos opinions d’aujourd’hui. Un roman pour eux n’était pas comme pour nous une peinture de la réalité, c’était une sorte d’histoire équivoque, hybride, à moitié vraie, à moitié fausse, une combinaison d’aventures qui pût créer à la fois la double illusion du réel et du chimérique. Ils voulaient que le roman fût romanesque, c’est-à-dire, dans leur pensée, excentrique et en dehors des lois obligatoires et rationnelles de la vie. Cette condition du romanesque était imposée non-seulement aux aventures des personnages, mais à leurs sentimens et à leurs caractères. Jamais ils n’auraient admis qu’un héros ou une héroïne de roman pût s’exprimer simplement comme tout le monde, remplir ses devoirs comme tout le monde, et qu’un caractère naturel et simple fût susceptible de rencontrer des aventures extraordinaires. Il devait y avoir dans leur tournure, leurs paroles et leurs sentimens une certaine exagération qui leur imposât la marque du romanesque, et les parquât dans une classe à part. Cette exagération était la ligne de démarcation qui séparait les personnages de roman des hommes et des femmes de la vie réelle. Une honnête femme ne pouvait être une héroïne de roman qu’à la condition d’être trop vertueuse. Un amant n’était digne de ce titre de romanesque qu’à la condition d’être fidèle ou coupable à l’excès. Il ne lui suffisait pas d’être malheureux, il fallait qu’il le fût jusqu’au martyre. En toutes choses, dans les plus petites comme dans les plus grandes, ils devaient dépasser les limites ordinaires qui bornent les actes et les sentimens de l’homme. Il leur était défendu d’admirer un site, de jouer du clavecin, de prier Dieu, de faire leur salut et surtout de se damner comme les autres mortels. Cette obligation bizarre imposée aux héros de roman jetait sur leurs personnes un voile équivoque, un je ne sais quoi d’immoral qui rejaillissait sur le genre même, et lui avait fait le mauvais renom qu’il avait chez nos pères. C’est qu’il y a toujours quelque chose de malsain dans l’exagération, quelque chose de coupable dans l’abus des vertus les plus dignes d’estime. Il est presque inhumain d’être trop vertueux, et même, quoique cela semble étrange à dire, presque immoral d’être trop malheureux ; cela vous place dans une condition exceptionnelle, que vos semblables ne comprennent pas, et qui les remplit de doutes et d’anxiétés. Aussi nos pères considéraient-ils un roman comme un mauvais livre, et, étant données les conditions singulières qu’ils lui imposaient, je ne saurais conclure qu’ils eussent tort.

De leurs idées, Mme Reybaud n’a accepté qu’une partie ; elle a repoussé toutes celles qui tendaient à faire du roman un genre pernicieux et coupable. Comme eux, elle pense qu’un roman est avant tout un récit amusant, qui vise non à instruire, mais à faire passer tranquillement de douces heures et à occuper les loisirs laissés par les devoirs de la vie. Comme eux, elle pense qu’un roman doit être une histoire d’aventures et d’amour, surtout d’amour, et que l’inattendu et l’imprévu doivent y dominer. Comme eux enfin, elle veut qu’un roman soit une histoire exceptionnelle, et, comme ils disaient naïvement, une de ces histoires qui ne se rencontrent pas tous les jours, par exemple l’histoire d’une demoiselle noble, exaltée par la solitude, les chimères et les mauvaises lectures, qui épouse un paysan, et qui, au lieu de l’homme naïf qu’elle a rêvé, ne trouve qu’un rustre tout au plus digne du coup de couteau dont elle l’honore dans un accès d’indignation et de mépris trop justifié, ou celle d’une honnête bourgeoise qui s’éprend d’un capitaine de voleurs, et ne découvre la profession de son amant que lorsqu’elle le voit monter à la potence. Mais elle a refusé de donner à ses héros et à ses héroïnes ces exagérations de sentimens et de langage qui les sépareraient des hommes réels. Chez elle, le romanesque s’arrête aux actions et aux aventures de ses personnages, il n’atteint ni leur caractère ni leur cœur. Ses héros traversent des aventures exceptionnelles, mais ils parlent et pensent comme tout le monde ; ils sont vertueux sans emphase, simples, sensés, naturels, honnêtes dans leurs allures, mesurés dans leur langage ; ils n’ont pas l’air de savoir le rôle qu’ils jouent. On peut dire d’eux en toute vérité qu’ils sont des héros de roman, et qu’ils n’en sont pas plus fiers pour cela. Aussi n’y a-t-il dans ses romans rien qui rappelle cette quasi immoralité que nous trouvons dans les romans qui enchantaient nos grand’mères, rien de ces vapeurs malsaines qui s’exhalent de sentimens affectés et exagérés. Un jour que je l’interrogeais sur le but moral qu’elle s’était proposé en écrivant certains de ses romans, elle me répondit : « J’ai vu dans la vie que le vice est aimable, et que la vertu est ennuyeuse, et j’ai voulu donner à la vertu tous les attraits du vice. » Nous lui rendons ce témoignage, qu’elle a très fidèlement et très heureusement rempli le programme qu’elle s’était tracé.

Et cependant, — contradiction qui peut amener à réfléchir sur les lois qui régissent l’art, et bien faite pour dérouter les consciences honnêtes qui ont déjà répondu oui avec empressement au programme de Mme Reybaud, — les plus remarquables de ses récits sont ceux qui racontent les folies sinistres et les crimes de l’amour. Au milieu de cette nombreuse famille de jeunes héros et de jeunes héroïnes, à la physionomie assurée et modeste, au cœur sage et tendre, qui ont tous l’air de ne pas mieux demander que de ne pas être des personnages de roman, quatre personnages se font distinguer par ces signes particuliers qui révèlent les êtres prédestinés au malheur, à la passion, et, pour tout dire, voués au roman. Donnons au lecteur leur signalement, afin qu’il puisse aller droit à eux, s’il en éprouve le désir, et qu’il puisse les reconnaître au milieu de la foule de leurs frères et de leurs sœurs. Le premier est un jeune gentilhomme, résultat d’une faiblesse maternelle, dont le visage doux et résigné s’illumine d’un rayon languissant semblable à l’agonie d’une espérance, le moine de Chaalis ; — le second, une jeune religieuse du couvent des Annonciades, fille d’un gentilhomme supplicié pour avoir obéi aux suggestions homicides d’un amour criminel, l’ardente Félise, qui entend chanter dans ses veines la sinistre musique du sang paternel. Cette autre est Misé Brun, la belle bourgeoise, dont les passions, jusqu’alors sommeillantes, s’éveillent pour ne plus se rendormir le jour où elle fait la rencontre d’un chef de bandes dont elle ignore le nom redouté. Enfin se présente la dernière et la plus étrange peut-être, la jeune baronne de Malepeire, âme vaine, imagination chimérique, troublée par la solitude et chauffée à blanc par les lectures dangereuses, qui, par un coup de tête insensé, s’unit à un paysan, se punit de son erreur en assassinant son mari, et finit ses jours dans la condition de servante. Les quatre récits où sont racontées les tristes histoires de ces personnes tranchent sur tous les autres d’une manière remarquable ; je les recommande spécialement à l’attention de ceux de nos lecteurs qui ne les connaîtraient pas encore, et au ressouvenir de ceux qui les connaissent. Ce sont quatre beaux récits, non plus seulement intéressans et amusans comme les autres œuvres de l’auteur, mais d’une lecture instructive, en ce sens qu’ils engagent à réfléchir et à rêver sur les passions de l’âme, et qu’ils peuvent ajouter quelque chose à nos connaissances psychologiques. Dans la douloureuse histoire du moine de Chaalis, on peut étudier l’impuissance des âmes prématurément brisées, leur résignation sans lumière et sans joie, toute semblable à un visage de saint qui aurait perdu son nimbe lumineux par un accident dont Dieu seul aurait le secret, et cette indifférence qui fait que tout suaire leur est bon pour s’y coucher et ensevelir leur léthargie morale. Lisez aussi l’histoire de Misé Brun, si vous voulez connaître vraiment les angoisses d’une honnête femme qui se sent progressivement envahie par le fléau de l’amour, et l’aspect particulier que prend la passion chez une âme vertueuse : ce n’est pas un incendie comme chez les âmes païennes et mondaines, ou chez les cœurs fiers et sans frein ; c’est une lente et irrésistible inondation. Des flots de rêveries coupables montent sans bruit, baignent l’âme et la détrempent, ruinent sa base, ébranlent sa solidité, détachent une à une ses résistances, jusqu’à ce qu’enfin elle s’affaisse et s’écroule. Les terreurs, les angoisses, les pressentimens de Misé Brun, ses conversations avec son confesseur le père Théotiste, ses prières impuissantes, composent un tableau des plus pathétiques, et auquel on peut donner le nom de dramatique, quoiqu’il n’y ait en scène qu’un seul acteur visible.

Mais le plus beau de ces récits est sans contredit Mademoiselle de Malepeire ; c’est à mon avis le chef-d’œuvre de l’auteur, et il s’en est fallu de bien peu que ce petit livre ne fût tout à fait un chef-d’œuvre. Mme Reybaud a surmonté la très grande difficulté de ce sujet, qui est des plus heureux, mais qui est aussi des plus scabreux : elle a su rendre intéressante une héroïne qui n’est pas, qui ne pouvait pas être sympathique un seul instant. Nous nous intéressons à elle sans pouvoir l’aimer, ni la haïr, sans nous sentir le droit de la mépriser, par un sentiment compliqué, mélange de curiosité et de compassion, plus élevé que la curiosité cependant, et moins doux au cœur que la compassion. Le lecteur ressent à cette lecture quelque chose de la stupeur qui s’empara de la noble assistance le soir fatal où Madeleine de Malepeire déclara en face de sa famille et de son fiancé que l’abbat Pinatel était son amant et l’époux de son choix. Cette variété bizarre de l’amour de tête, ce sentiment semblable à un calcul lentement formé, cette exaltation d’un esprit vain, raisonneur et médiocre, échauffé par les lourdes vapeurs de lectures dangereuses ou trop fortes pour lui, cette générosité sans grandeur d’un cœur aride, ont été décrits par Mme Reybaud avec une grande finesse et une intelligence remarquable. Elle explique et fait suivre à merveille tous les mouvemens illogiques et désordonnés de cette âme étrange. Ce qui augmente encore l’effet dramatique de ce beau récit, c’est que la passion, qui en fait le ressort principal, n’a en elle-même rien de sérieux ; elle n’est qu’une simple sottise, une illusion, une vapeur colorée de l’esprit, et cependant les conséquences en seront forcément plus désastreuses que celles de l’erreur la plus sérieuse. Le roman est aussi composé avec plus d’art, plus de souci des effets, plus de préoccupation des détails pittoresques que l’auteur n’en apporte d’ordinaire dans ses récits, dont le principal caractère est une facilité cursive. La narration est bien coupée et bien répartie entre les deux conteurs, le vieux marquis et le curé Lambert ; la description de la vieille servante morne et taciturne qui cache sous ses traits flétris par le désespoir, l’âge et la honte, la sépulture d’une beauté depuis longtemps éteinte, le vieux portrait au pastel, la passion posthume qu’il éveille dans le cœur du jeune homme, composent un début des plus heureux, qui fait naître dans l’esprit du lecteur cette inquiétude et cette curiosité craintive qu’éveille la présence du mystère. Si les romans de Mme Reybaud étaient condamnés, ce qu’à Dieu ne plaise, à être oubliés de ceux qui nous succéderont, et qu’on me demandât quel est celui que je voudrais sauver de l’oubli, je nommerais Mademoiselle de Malepeire, et après celui-là je demanderais grâce et faveur pour les trois autres que j’ai nommés : Félise, le Moine de Chaalis et Misé Brun.

Mademoiselle de Malepeire est l’œuvre capitale et tout à fait importante de Mme Reybaud, non-seulement parce que ce roman s’élève beaucoup au-dessus des autres au point de vue de l’art, mais parce qu’il tranche sur eux tous par la nouveauté de la passion qui y est analysée. Ses autres récits se bornent en quelque sorte à nous promener dans les régions déjà connues de l’âme humaine. Celui-ci au contraire explique un sentiment qui n’avait jamais été décrit auparavant. Ce sentiment est la découverte de l’auteur, c’est l’îlot ajouté par elle à la géographie des passions, la plante non décrite ajoutée à l’herbier des sentimens humains. Les romans de Mme Reybaud révèlent en général une connaissance positive et étendue des passions, bien qu’un peu sommaire et élémentaire. On y trouve un excellent résumé des caractères généraux et des effets les plus fréquens des passions, un résumé de tout ce qui a été dit sur elles de plus certain et de plus pratique ; mais ce résumé n’ajoute aucune observation nouvelle à la somme des connaissances acquises sur ce vaste et inépuisable sujet. Mademoiselle de Malepeire au contraire est un chapitre inédit du grand livre qui est toujours en cours de publication. Là l’auteur ne s’est pas contenté de promener le lecteur dans des campagnes qui sont celles de tout le monde, elle l’a fait entrer dans un petit domaine réservé qui est à la fois sa conquête et son titre de gloire.

Mme Reybaud n’a jamais écrit que des romans. Femme sage et avisée, elle s’est dit sans doute que l’ambition était souvent une mauvaise conseillère, que succès modeste, mais assuré, valait mieux que triomphe incertain, et qu’en littérature comme dans la vie, un bon tiens valait mieux que deux tu l’auras. Elle a été de cet avis qu’on devait toujours faire les choses qu’on avait appris à faire, et qu’on était sûr par conséquent de bien faire. Comme Candide, elle a cultivé son petit jardin sans souci du parc ou de l’enclos du voisin ; mais, plus sage que le héros de Voltaire, elle n’a pas eu à subir, avant d’adopter cette résolution, les tristes désenchantemens d’une expérience chèrement acquise : elle n’a pas acheté par les échecs et les défaites d’une témérité punie le droit de rentrer dans son jardin, car elle n’en est jamais sortie. Cependant le démon de l’ambition littéraire a rôdé quelquefois autour d’elle, et je ne jurerais pas qu’irrité de tant de sagesse, il ne lui ait parfois chuchoté aux oreilles de perfides conseils. Elle n’est jamais sortie de son jardin, disons-nous ; mais une ou deux fois elle s’est surprise à regarder par-dessus les murs. Un instant elle a caressé le désir de joindre à son titre de romancier celui d’auteur dramatique, et en cela elle ne faisait que partager une ambition qui tourmente presque tous ses compatriotes. Les méridionaux sont très portés à croire qu’ils pourraient réussir au théâtre, et c’est généralement du côté de la scène qu’ils portent tous les efforts de leur ambition. On croirait au premier abord que cette ambition doit être couronnée de succès, car ils ont en apparence toutes les qualités qui font réussir au théâtre. Leur conversation, pleine de verve et d’esprit comique, leur personne plein d’entrain et de vivacité vous prédisposent favorablement à l’égard de leurs tentatives ; le rideau se lève, et bientôt il ne reste plus rien de vos illusions. Ce qu’ils ont de verve, d’entrain, d’esprit comique, de passion, semble absolument inhérent à leur être et ne pouvoir pas plus se communiquer que ne peut se communiquer la force ou la beauté. Ce don dramatique est une propriété de leurs personnes, ce n’est pas une faculté de leur esprit. C’est ainsi seulement que je puis m’expliquer leurs échecs dans le genre dramatique, qui, par un privilège particulier, semble être le domaine des populations plus froides et moins pétulantes du nord, les Champenois, les Parisiens, les Normands. Mme Reybaud a bien des qualités qui conviennent à l’auteur dramatique : elle possède la rapidité, la bonne humeur, la verve ; elle possède à un degré éminent le don de rendre visibles par l’action et le débit les plus secrètes nuances de sa pensée, le don de jouer, de représenter ses observations morales, de communiquer dramatiquement, pour ainsi dire, ses réflexions à son interlocuteur. Aurait-elle mieux réussi au théâtre que la plupart de ses compatriotes ? Cela est possible, mais douteux. Elle aurait pu réussir à la longue, après un apprentissage toujours pénible, lorsqu’il n’est pas fait dans la jeunesse, peut-être après plusieurs échecs ; c’eût été acheter trop cher un succès douteux. Elle-même semble l’avoir senti, car elle ne s’est pas fait prier pour condamner à l’oubli un Sébastien de Portugal que le comité du Théâtre-Français avait reçu à correction en 1845 ou 1846, et pour jeter au panier un essai de comédie moderne composé dans ces dernières années, et nous croyons qu’elle a sagement agi.

Certaines personnes, et je suis du nombre, je l’avoue, aiment à deviner un écrivain d’après ses œuvres, et cherchent volontiers dans les livres une image de l’auteur. Nous voulons croire que l’écrivain ressemble à ses écrits, et nous sommes douloureusement désappointés lorsque nous apprenons, lorsque nous découvrons que le miroir est infidèle, ou que l’image qu’il reflétait est obtenue par un art magique et ne répond à aucune personne réelle. Cette opinion, si honorable, si profondément enracinée dans le public, et qui est fondée sur les instincts les plus vrais de la conscience, mérite presque cependant de porter le nom de préjugé, tant elle reçoit de fréquens démentis ; mais nous aimons à informer ceux qui partagent cette croyance, et qui n’ont pu s’en guérir malgré l’expérience, qu’ils n’ont à craindre avec Mme Reybaud aucune déception de ce genre. L’aimable Provençale est tout à fait la femme que laissent soupçonner ses romans, et l’idéal que le lecteur a pu se former de sa personne ne souffrirait, j’en suis sûr, aucune atteinte de la connaissance intime de la réalité. Spirituelle, sensée, familière, elle était digne de vivre dans la compagnie des bonnes gens qu’elle a mis en scène, et rien n’empêche de croire en effet qu’elle a vécu avec eux. Certainement elle a aidé la pauvre baronne de Colobrières à rapiécer ses vieilles robes, et donné en son absence des ordres à la Rousse pour le maigre souper de la famille ; certainement elle a prêté la main à la réconciliation de la famille de Colobrières avec la famille Maragnon. Elle causait sans doute avec la tourière du couvent des Annonciades le jour où Félise vint frémissante frapper à la grille qu’elle avait cru ne plus voir s’ouvrir pour elle. Elle est, comme ses héros et ses héroïnes, modeste, patiente, sachant prendre la vie comme elle se présente et le vent comme il souffle. Pas plus qu’eux elle n’appartient à la race des abstracteurs de quintessence et des poursuivans de chimères. Elle sait combien le bonheur idéal est une friandise difficile à obtenir, et en femme pratique elle ne le conseille à personne et se borne à recommander le bonheur tout fait ou celui qu’on peut se faire avec les élémens qu’on a sous la main. La mélancolie lui est inconnue autant que la subtilité ; il n’y a pas de malheur qui lui paraisse inconsolable : elle admet volontiers que les tristesses ont une limite, et qu’on ne doit pas plus porter éternellement un chagrin qu’on ne porte éternellement un deuil. Pour tout dire, sa personne est en si parfaite harmonie avec ses écrits, que nous n’avons pas hésité à tracer d’elle ce léger croquis, et à le donner comme la conclusion la plus naturelle et la plus logique à la fois des pages que nous lui avons consacrées.


Émile Montégut.