Romans et Contes de Théophile Gautier/Jettatura/05

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Jettatura
Romans et ContesA. Lemerre (p. 192-201).


V


L’heure des repas était passée depuis longtemps, et les feux de charbon qui pendant le jour changeaient en cratère du Vésuve la cuisine de l’hôtel de Rome, s’éteignaient lentement en braise sous les étouffoirs de tôle ; les casseroles avaient repris leur place à leurs clous respectifs et brillaient en rang comme les boucliers sur le bordage d’une trirème antique ; — une lampe de cuivre jaune, semblable à celles qu’on retire des fouilles de Pompeï et suspendue par une triple chaînette à la maîtresse poutre du plafond, éclairait de ses trois mèches plongeant naïvement dans l’huile le centre de la vaste cuisine dont les angles restaient baignés d’ombre.

Les rayons lumineux tombant de haut modelaient avec des jeux d’ombre et de clair très pittoresques un groupe de figures caractéristiques réunies autour de l’épaisse table de bois, toute hachée et sillonnée de coups de tranche-lard, qui occupait le milieu de cette grande salle dont la fumée des préparations culinaires avait glacé les parois de ce bitume si cher aux peintres de l’école de Caravage. Certes, l’Espagnolet ou Salvator Rosa, dans leur robuste amour du vrai, n’eussent pas dédaigné les modèles rassemblés là par le hasard, ou, pour parler plus exactement, par une habitude de tous les soirs.

Il y avait d’abord le chef Virgilio Falsacappa, personnage fort important, d’une stature colossale et d’un embonpoint formidable, qui aurait pu passer pour un des convives de Vitellius si, au lieu d’une veste de basin blanc, il eût porté une toge romaine bordée de pourpre : ses traits prodigieusement accentués formaient comme une espèce de caricature sérieuse de certains types des médailles antiques ; d’épais sourcils noirs saillants d’un demi-pouce couronnaient ses yeux, coupés comme ceux des masques de théâtre ; un énorme nez jetait son ombre sur une large bouche qui semblait garnie de trois rangs de dents comme la gueule du requin. Un fanon puissant comme celui du taureau Farnèse unissait le menton, frappé d’une fossette à y fourrer le poing, à un col d’une vigueur athlétique tout sillonné de veines et de muscles. Deux touffes de favoris, dont chacun eût pu fournir une barbe raisonnable à un sapeur, encadraient cette large face martelée de tons violents : des cheveux noirs frisés, luisants, où se mêlaient quelques fils argentés, se tordaient sur son crâne en petites mèches courtes, et sa nuque plissée de trois boursouflures transversales débordait du collet de sa veste ; aux lobes de ses oreilles, relevées par les apophyses de mâchoires capables de broyer un bœuf dans une journée, brillaient des boucles d’argent grandes comme le disque de la lune ; tel était maître Virgilio Falsacappa, que son tablier retroussé sur la hanche et son couteau plongé dans une gaine de bois faisaient ressembler à un victimaire plus qu’à un cuisinier.

Ensuite apparaissait Timberio le portefaix, que la gymnastique de sa profession et la sobriété de son régime, consistant en une poignée de macaroni demi-cru et saupoudré de cacio-cavallo, une tranche de pastèque et un verre d’eau à la neige, maintenait dans un état de maigreur relative, et qui, bien nourri, eût certes atteint l’embonpoint de Falsacappa, tant sa robuste charpente paraissait faite pour supporter un poids énorme de chair. Il n’avait d’autre costume qu’un caleçon, un long gilet d’étoffe brune et un grossier caban jeté sur l’épaule.

Appuyé sur le bord de la table, Scazziga, le cocher de la calèche de louage dont se servait M. Paul d’Aspremont, présentait aussi une physionomie frappante ; ses traits irréguliers et spirituels étaient empreints d’une astuce naïve ; un sourire de commande errait sur ses lèvres moqueuses, et l’on voyait à l’aménité de ses manières qu’il vivait en relation perpétuelle avec les gens comme il faut ; ses habits achetés à la friperie simulaient une espèce de livrée dont il n’était pas médiocrement fier et qui, dans son idée, mettait une grande distance sociale entre lui et le sauvage Timberio ; sa conversation s’émaillait de mots anglais et français qui ne cadraient pas toujours heureusement avec le sens de ce qu’il voulait dire, mais qui n’en excitaient pas moins l’admiration des filles de cuisine et des marmitons, étonnés de tant de science.

Un peu en arrière se tenaient deux jeunes servantes dont les traits rappelaient avec moins de noblesse, sans doute, ce type si connu des monnaies syracusaines : front bas, nez tout d’une pièce avec le front, lèvres un peu épaisses, menton empâté et fort ; des bandeaux de cheveux d’un noir bleuâtre allaient se rejoindre derrière leur tête à un pesant chignon traversé d’épingles terminées par des boules de corail ; des colliers de même matière cerclaient à triple rang leurs cols de cariatide, dont l’usage de porter les fardeaux sur la tête avait renforcé les muscles. — Des dandies eussent à coup sûr méprisé ces pauvres filles qui conservaient pur de mélange le sang des belles races de la Grande-Grèce ; mais tout artiste, à leur aspect, eût tiré son carnet de croquis et taillé son crayon.

Avez-vous vu à la galerie du maréchal Soult le tableau de Murillo où des chérubins font la cuisine ? Si vous l’avez vu, cela nous dispensera de peindre ici les têtes des trois ou quatre marmitons bouclés et frisés qui complétaient le groupe.

Le conciliabule traitait une question grave. Il s’agissait de M. Paul d’Aspremont, le voyageur français arrivé par le dernier vapeur : la cuisine se mêlait de juger l’appartement.

Timberio le portefaix avait la parole, et il faisait des pauses entre chacune de ses phrases, comme un acteur en vogue, pour laisser à son auditoire le temps d’en bien saisir toute la portée, d’y donner son assentiment ou d’élever des objections.

« Suivez bien mon raisonnement, disait l’orateur ; le Léopold est un honnête bateau à vapeur toscan, contre lequel il n’y a rien à objecter, sinon qu’il transporte trop d’hérétiques anglais…

— Les hérétiques anglais paient bien, interrompit Scazziga, rendu plus tolérant par les pourboires.

— Sans doute ; c’est bien le moins que lorsqu’un hérétique fait travailler un chrétien, il le récompense généreusement, afin de diminuer l’humiliation.

— Je ne suis pas humilié de conduire un forestiere dans ma voiture ; je ne fais pas, comme toi, métier de bête de somme, Timberio.

— Est-ce que je ne suis pas baptisé aussi bien que toi ? répliqua le portefaix en fronçant le sourcil et en fermant les poings.

— Laissez parler Timberio, s’écria en chœur l’assemblée, qui craignait de voir cette dissertation intéressante tourner en dispute.

— Vous m’accorderez, reprit l’orateur calmé, qu’il faisait un temps superbe lorsque le Léopold est entré dans le port ?

— On vous l’accorde, Timberio, fit le chef avec une majesté condescendante.

— La mer était unie comme une glace, continua le facchino, et pourtant une vague énorme a secoué si rudement la barque de Gennaro qu’il est tombé à l’eau avec deux ou trois de ses camarades. — Est-ce naturel ? Gennaro a le pied marin cependant, et il danserait la tarentelle sans balancier sur une vergue.

— Il avait peut-être bu un fiasque d’Asprino de trop, objecta Scazziga, le rationaliste de l’assemblée.

— Pas même un verre de limonade, poursuivit Timberio ; mais il y avait à bord du bateau à vapeur un monsieur qui le regardait d’une certaine manière, — vous m’entendez !

— Oh ! parfaitement, répondit le chœur en allongeant avec un ensemble admirable l’index et le petit doigt.

— Et ce monsieur, dit Timberio, n’était autre que M. Paul d’Aspremont.

— Celui qui loge au numéro 3, demanda le chef, et à qui j’envoie son dîner sur un plateau ?

— Précisément, répondit la plus jeune et la plus jolie des servantes ; je n’ai jamais vu de voyageur plus sauvage, plus désagréable et plus dédaigneux ; il ne m’a adressé ni un regard ni une parole, et pourtant je vaux un compliment, disent tous ces messieurs.

— Vous valez mieux que cela, Gelsomina, ma belle, dit galamment Timberio ; mais c’est un bonheur pour vous que cet étranger ne vous ait pas remarquée.

— Tu es aussi par trop superstitieux, objecta le sceptique Scazziga, que ses relations avec les étrangers avaient rendu légèrement voltairien.

— À force de fréquenter les hérétiques tu finiras par ne plus même croire à saint Janvier.

— Si Gennaro s’est laissé tomber à la mer, ce n’est pas une raison, continua Scazziga qui défendait sa pratique, pour que M. Paul d’Aspremont ait l’influence que tu lui attribues.

— Il te faut d’autres preuves : ce matin je l’ai vu à la fenêtre, l’œil fixé sur un nuage pas plus gros que la plume qui s’échappe d’un oreiller décousu, et aussitôt des vapeurs noires se sont assemblées, et il est tombé une pluie si forte que les chiens pouvaient boire debout. »

Scazziga n’était pas convaincu et hochait la tête d’un air de doute.

« Le groom ne vaut d’ailleurs pas mieux que le maître, continua Timberio, et il faut que ce singe botté ait des intelligences avec le diable pour m’avoir jeté par terre, moi qui le tuerais d’une chiquenaude.

— Je suis de l’avis de Timberio, dit majestueusement le chef de cuisine ; l’étranger mange peu ; il a renvoyé les zuchettes farcies, la friture de poulet et le macaroni aux tomates que j’avais pourtant apprêtés de ma propre main ! Quelque secret étrange se cache sous cette sobriété. Pourquoi un homme riche se priverait-il de mets savoureux et ne prendrait-il qu’un potage aux œufs et une tranche de viande froide ?

— Il a les cheveux roux, dit Gelsomina en passant les doigts dans la noire forêt de ses bandeaux.

— Et les yeux un peu saillants, continua Pepina, l’autre servante.

— Très rapprochés du nez, appuya Timberio.

— Et la ride qui se forme entre ses sourcils se creuse en fer à cheval, dit en terminant l’instruction le formidable Virgilio Falsacappa ; donc il est…

— Ne prononcez pas le mot, c’est inutile, cria le chœur moins Scazziga, toujours incrédule ; nous nous tiendrons sur nos gardes.

— Quand je pense que la police me tourmenterait, dit Timberio, si par hasard je lui laissais tomber une malle de trois cents livres sur la tête, à ce forestiere de malheur !

— Scazziga est bien hardi de le conduire, dit Gelsomina.

— Je suis sur mon siège, il ne me voit que le dos, et ses regards ne peuvent faire avec les miens l’angle voulu. D’ailleurs, je m’en moque.

— Vous n’avez pas de religion, Scazziga, dit le colossal Palforio, le cuisinier à formes herculéennes ; vous finirez mal. »

Pendant que l’on dissertait de la sorte sur son compte à la cuisine de l’hôtel de Rome, Paul, que la présence du comte Altavilla chez miss Ward avait mis de mauvaise humeur, était allé se promener à la villa Reale ; et plus d’une fois la ride de son front se creusa, et ses yeux prirent leur regard fixe. Il crut voir Alicia passer en calèche avec le comte et le commodore, et il se précipita vers la portière en posant son lorgnon sur son nez pour être sûr qu’il ne se trompait pas : ce n’était pas Alicia, mais une femme qui lui ressemblait un peu de loin. Seulement, les chevaux de la calèche, effrayés sans doute du mouvement brusque de Paul, s’emportèrent.

Paul prit une glace au café de l’Europe sur le largo du palais : quelques personnes l’examinèrent avec attention, et changèrent de place en faisant un geste singulier.

Il entra au théâtre de Pulcinella, où l’on donnait un spectacle tutto da ridere. L’acteur se troubla au milieu de son improvisation bouffonne et resta court ; il se remit pourtant ; mais au beau milieu d’un lazzi, son nez de carton noir se détacha, et il ne put venir à bout de le rajuster, et comme pour s’excuser, d’un signe rapide il expliqua la cause de ses mésaventures, car le regard de Paul, arrêté sur lui, lui ôtait tous ses moyens.

Les spectateurs voisins de Paul s’éclipsèrent un à un ; M. d’Aspremont se leva pour sortir, ne se rendant pas compte de l’effet bizarre qu’il produisait, et dans le couloir il entendait prononcer à voix basse ce mot étrange et dénué de sens pour lui : « Un jettatore ! un jettatore ! »