Romans et Contes de Théophile Gautier/Jettatura/09

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Jettatura
Romans et ContesA. Lemerre (p. 231-239).


IX


L’observation de Paul sur les cornes données par le comte Altavilla parut faire plaisir au commodore ; Vicè sourit, montrant sa denture dont les canines séparées et pointues brillaient d’une blancheur féroce ; Alicia, d’un coup de paupière rapide, sembla poser à son ami une question qui resta sans réponse.

Un silence gênant s’établit.

Les premières minutes d’une visite même cordiale, familière, attendue et renouvelée tous les jours, sont ordinairement embarrassées. Pendant l’absence, n’eût-elle durée que quelques heures, il s’est reformé autour de chacun une atmosphère invisible contre laquelle se brise l’effusion. C’est comme une glace parfaitement transparente qui laisse apercevoir le paysage et que ne traverserait pas le vol d’une mouche. Il n’y a rien en apparence, et pourtant on sent l’obstacle.

Une arrière-pensée dissimulée par un grand usage du monde préoccupait en même temps les trois personnages de ce groupe habituellement plus à son aise. Le commodore tournait ses pouces avec un mouvement machinal ; d’Aspremont regardait obstinément les pointes noires et polies des cornes qu’il avait défendu à Vicè d’emporter, comme un naturaliste cherchant à classer, d’après un fragment, une espèce inconnue ; Alicia passait son doigt dans la rosette du large ruban qui ceignait son peignoir de mousseline, faisant mine d’en resserrer le nœud.

Ce fut miss Ward qui rompit la glace la première, avec cette liberté enjouée des jeunes filles anglaises, si modestes et si réservées, cependant, après le mariage.

« Vraiment, Paul, vous n’êtes guère aimable depuis quelque temps. Votre galanterie est-elle une plante de serre froide qui ne peut s’épanouir qu’en Angleterre, et dont la haute température de ce climat gêne le développement ? Comme vous étiez attentif, empressé, toujours aux petits soins, dans notre cottage du Lincolnshire ! Vous m’abordiez la bouche en cœur, la main sur la poitrine, irréprochablement frisé, prêt à mettre un genou à terre devant l’idole de votre âme ; — tel, enfin, qu’on représente les amoureux sur les vignettes de roman.

— Je vous aime toujours, Alicia, répondit d’Aspremont d’une voix profonde, mais sans quitter des yeux les cornes suspendues à l’une des colonnes antiques qui soutenaient le plafond de pampres.

— Vous dites cela d’un ton si lugubre, qu’il faudrait être bien coquette pour le croire, continua miss Ward ; — j’imagine que ce qui vous plaisait en moi, c’était mon teint pâle, ma diaphanéité, ma grâce ossianesque et vaporeuse ; mon état de souffrance me donnait un certain charme romantique que j’ai perdu.

— Alicia ! jamais vous ne fûtes plus belle.

— Des mots, des mots, des mots, comme dit Shakspeare. Je suis si belle que vous ne daignez pas me regarder. »

En effet, les yeux de M. d’Aspremont ne s’étaient pas dirigés une seule fois vers la jeune fille.

« Allons, fit-elle avec un grand soupir comiquement exagéré, je vois que je suis devenue une grosse et forte paysanne, bien fraîche, bien colorée, bien rougeaude, sans la moindre distinction, incapable de figurer au bal d’Almacks, ou dans un livre de beautés, séparée d’un sonnet admiratif par une feuille de papier de soie.

— Miss Ward, vous prenez plaisir à vous calomnier, dit Paul les paupières baissées.

— Vous feriez mieux de m’avouer franchement que je suis affreuse. — C’est votre faute aussi, commodore ; avec vos ailes de poulet, vos noix de côtelettes, vos filets de bœuf, vos petits verres de vin des Canaries, vos promenades à cheval, vos bains de mer, vos exercices gymnastiques, vous m’avez fabriqué cette fatale santé bourgeoise qui dissipe les illusions poétiques de M. d’Aspremont.

— Vous tourmentez M. d’Aspremont et vous vous moquez de moi, dit le commodore interpellé ; mais, certainement, le filet de bœuf est substantiel et le vin des Canaries n’a jamais nui à personne.

— Quel désappointement, mon pauvre Paul ! quitter une nixe, un elfe, une willis, et retrouver ce que les médecins et les parents appellent une jeune personne bien constituée ! — Mais écoutez-moi, puisque vous n’avez plus le courage de m’envisager, et frémissez d’horreur. — Je pèse sept onces de plus qu’à mon départ d’Angleterre.

— Huit onces ! interrompit avec orgueil le commodore, qui soignait Alicia comme eût pu le faire la mère la plus tendre.

— Est-ce huit onces précisément ? Oncle terrible, vous voulez donc désenchanter à tout jamais M. d’Aspremont ? » fit Alicia en affectant un découragement moqueur.

Pendant que la jeune fille le provoquait par ces coquetteries, qu’elle ne se fût permises, même envers son fiancé, sans de graves motifs, M. d’Aspremont, en proie à son idée fixe et ne voulant pas nuire à miss Ward par son regard fatal, attachait ses yeux aux cornes talismaniques ou les laissait errer vaguement sur l’immense étendue bleue qu’on découvrait du haut de la terrasse.

Il se demandait s’il n’était pas de son devoir de fuir Alicia, dût-il passer pour un homme sans foi et sans honneur, et d’aller finir sa vie dans quelque île déserte où, du moins, sa jettature s’éteindrait faute d’un regard humain pour l’absorber.

« Je vois, dit Alicia continuant sa plaisanterie, ce qui vous rend si sombre et si sérieux ; l’époque de notre mariage est fixée à un mois ; et vous reculez à l’idée de devenir le mari d’une pauvre campagnarde qui n’a plus la moindre élégance. Je vous rends votre parole : vous pourrez épouser mon amie miss Sarah Templeton, qui mange des pickles et boit du vinaigre pour être mince ! »

Cette imagination la fit rire de ce rire argentin et clair de la jeunesse. Le commodore et Paul s’associèrent franchement à son hilarité.

Quand la dernière fusée de sa gaieté nerveuse se fut éteinte, elle vint à d’Aspremont, le prit par la main, le conduisit au piano placé à l’angle de la terrasse, et lui dit en ouvrant un cahier de musique sur le pupitre :

« Mon ami, vous n’êtes pas en train de causer aujourd’hui et, « ce qui ne vaut pas la peine d’être dit, on le chante » ; vous allez donc faire votre partie dans ce duettino, dont l’accompagnement n’est pas difficile : ce ne sont presque que des accords plaqués. »

Paul s’assit sur le tabouret, miss Alicia se mit debout près de lui, de manière à pouvoir suivre le chant sur la partition. Le commodore renversa sa tête, allongea ses jambes et prit une pose de béatitude anticipée, car il avait des prétentions au dilettantisme et affirmait adorer la musique ; mais dès la sixième mesure il s’endormait du sommeil des justes, sommeil qu’il s’obstinait, malgré les railleries de sa nièce, à appeler une extase, — quoiqu’il lui arrivât quelquefois de ronfler, symptôme médiocrement extatique.

Le duettino était une vive et légère mélodie, dans le goût de Cimarosa, sur des paroles de Métastase, et que nous ne saurions mieux définir qu’en la comparant à un papillon traversant à plusieurs reprises un rayon de soleil.

La musique a le pouvoir de chasser les mauvais esprits : au bout de quelques phrases, Paul ne pensait plus aux doigts conjurateurs, aux cornes magiques, aux amulettes de corail ; il avait oublié le terrible bouquin du signor Valetta et toutes les rêveries de la jettatura. Son âme montait gaiement, avec la voix d’Alicia, dans un air pur et lumineux.

Les cigales faisaient silence comme pour écouter, et la brise de mer qui venait de se lever emportait les notes avec les pétales des fleurs tombés des vases sur le rebord de la terrasse.

« Mon oncle dort comme les sept dormants dans leur grotte. S’il n’était pas coutumier du fait, il y aurait de quoi froisser notre amour-propre de virtuoses, dit Alicia en refermant le cahier. Pendant qu’il repose, voulez-vous faire un tour de jardin avec moi, Paul ? je ne vous ai pas encore montré mon paradis. »

Et elle prit à un clou planté dans l’une des colonnes, où il était suspendu par des brides, un large chapeau de paille de Florence.

Alicia professait en fait d’horticulture les principes les plus bizarres ; elle ne voulait pas qu’on cueillît les fleurs ni qu’on taillât les branches ; et ce qui l’avait charmée dans la villa, c’était, comme nous l’avons dit, l’état sauvagement inculte du jardin.

Les deux jeunes gens se frayaient une route au milieu des massifs qui se rejoignaient aussitôt après leur passage. Alicia marchait devant et riait de voir Paul cinglé derrière elle par les branches de lauriers-roses qu’elle déplaçait. À peine avait-elle fait une vingtaine de pas, que la main verte d’un rameau, comme pour faire une espièglerie végétale, saisit et retint son chapeau de paille en l’élevant si haut, que Paul ne put le reprendre.

Heureusement, le feuillage était touffu, et le soleil jetait à peine quelques sequins d’or sur le sable à travers les interstices des ramures.

« Voici ma retraite favorite, » dit Alicia, en désignant à Paul un fragment de roche aux cassures pittoresques, que protégeait un fouillis d’orangers, de cédrats, de lentisques et de myrtes.

Elle s’assit dans une anfractuosité taillée en forme de siège, et fit signe à Paul de s’agenouiller devant elle sur l’épaisse mousse sèche qui tapissait le pied de la roche.

« Mettez vos deux mains dans les miennes et regardez-moi bien face. Dans un mois, je serai votre femme. Pourquoi vos yeux évitent-ils les miens ? »

En effet, Paul, revenu à ses rêveries de jettature, détournait la vue.

« Craignez-vous d’y lire une pensée contraire ou coupable ? Vous savez que mon âme est à vous depuis le jour où vous avez apporté à mon oncle la lettre de recommandation dans le parloir de Richmond. Je suis de la race de ces Anglaises tendres, romanesques et fières, qui prennent en une minute un amour qui dure toute la vie, — plus que la vie peut-être, — et qui sait aimer sait mourir. Plongez vos regards dans les miens, je le veux ; n’essayez pas de baisser la paupière, ne vous détournez pas, ou je penserai qu’un gentleman qui ne doit craindre que Dieu se laisse effrayer par de viles superstitions. Fixez sur moi cet œil que vous croyez si terrible et qui m’est si doux, car j’y vois votre amour, et jugez si vous me trouvez assez jolie encore pour me mener, quand nous serons mariés, promener à Hyde-Park en calèche découverte. »

Paul, éperdu, fixait sur Alicia un long regard plein de passion et d’enthousiasme. — Tout à coup la jeune fille pâlit ; une douleur lancinante lui traversa le cœur comme un fer de flèche : il sembla que quelque fibre se rompait dans sa poitrine, et elle porta vivement son mouchoir à ses lèvres. Une goutte rouge tacha la fine batiste, qu’Alicia replia d’un geste rapide.

« Oh ! merci, Paul ; vous m’avez rendue bien heureuse, car je croyais que vous ne m’aimiez plus ! »