Rome contemporaine/Voyage

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Lévy Frères (p. 5-56).
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VOYAGE.


Tout chemin, dit-on, mène à Rome. Mais pour nous autres citoyens de Paris, le plus court est celui qui passe par Marseille.

Pourquoi le nom de la Canebière est-il comique à Paris ? D’où vient que Marseille et les Marseillais ont hérité du privilége de nous faire rire, depuis que la Garonne et les Gascons ne nous amusent plus ? Les sandis ! et les cadédis ! qui égayaient les contemporains de Molière, sont tombés dans le domaine de l’histoire, comme les joyeusetés militaires inscrites sur les murs de Pompéi : on ne rit plus qu’aux jurons marseillais. Dans les réunions de jeunes gens, un conteur qui sait faire le Marseillais est sûr d’enlever l’auditoire ; certaines facéties, appuyées de certaines grimaces et assaisonnées d’un certain accent, désopilent infailliblement la rate la plus réfractaire. Tout est risible dans le Marseille de convention que les plaisants nous ont fait : l’aridité du sol, la malpropreté des rues, l’infection du port, la grossièreté des hommes. Le Marseillais pour rire est une sorte de macaque bourru qui mange de l’ail, épure des huiles, vend des nègres et tutoie tout le monde. Pourquoi ce ridicule est-il échu au peuple le plus actif et le plus intéressant qui soit en France ? Pourquoi les descendants les plus directs de l’ancienne Grèce servent-ils de plastron aux Athéniens de Paris ? Pourquoi tous ces menus crimes de lèse-majesté contre la reine de la Méditerranée ? Pourquoi ? pourquoi ? pourquoi ?

Parce que Marseille a fourni aux journaux de Paris une douzaine de rédacteurs malins qui nous ont fait un peu trop spirituellement les honneurs de leur pays. Je ne parle ni de M. Amédée Achard, ni de M. Méry, ni de M. Louis Reybaud, ni de M. Léon Gozlan, ni de ceux qui étaient assez riches de leur propre fonds pour laisser Marseille en paix. Mais après l’émigration des princes est venue l’émigration des peuples. Toutes les fois qu’un petit Provençal frétillant d’ambition, vide d’idées, débarque dans les bureaux d’un petit journal, son article de début est tout trouvé : la Canebière ! Les premiers ont plaisanté, les suivants ont enchéri ; le comique a fait place au bouffon, le bouffon au grotesque, et Marseille a reçu des mains de ses enfants cinq ou six couches de ridicule qui ne s’effaceront pas en un jour. Elle s’en console en disant : c’est ma faute ; je ne serais pas ridicule si je n’avais pas fait tous ces hommes d’esprit.

Pour ma part, je l’avoue humblement, Marseille ne m’a pas fait rire. C’est un spectacle qui donne à penser. Pour peu qu’on s’intéresse à l’avenir de la France, on observe avec une curiosité passionnée cette ville vivante et croissante, qui grandit presque à vue d’œil, comme une plante des tropiques ; on suspend sa respiration pour regarder courir ce peuple aventureux qui galope follement dans tous les chemins du progrès, au risque de s’y rompre le cou.

J’avais quitté Paris au milieu de mars, un grand mois avant la fin de l’hiver. Mais les hivers de Paris sont si agréables qu’un homme de travail ne saurait s’y arracher trop tôt. Je m’en allais très-loin et pour longtemps, chargé de mille questions à résoudre, heureux d’avoir un but, et consolant tous mes regrets par l’espoir de rapporter un livre.

De Paris à Marseille, le voyage me parut très-long, car je sentais que dans un avenir prochain on pourrait le faire plus vite. Sans doute il est agréable de traverser la France en vingt heures, dans une excellente voiture ; mais la vapeur ne tient pas encore tout ce qu’elle nous a promis. Lorsqu’on voyage pour voyager, c’est-à-dire pour jouir à chaque pas de la variété des objets, on ne saurait aller trop lentement ; mais lorsqu’on prend le chemin de fer, c’est pour arriver, et non pour autre chose : on ne saurait donc aller trop vite. Le chemin de Paris à la Méditerranée, un des plus parfaits qui soient en France, s’arrête encore trop souvent et trop longtemps lorsqu’il traîne des voyageurs. Il transporte la malle des Indes en douze heures ; il a fait mieux ces jours passés : une locomotive expédiée de Marseille avec un paquet de l’administration est tombée, neuf heures après, comme une bombe, dans la gare de Paris. Voilà le véritable emploi des chemins de fer. Pour la simple promenade, une canne suffit.


À partir de Lyon, où nous perdîmes une heure, le climat s’adoucit, le soleil devint piquant et les arbres fleurirent au bord de la route : vous auriez dit que le printemps accourait au-devant de nous. On nous avait donné des chaufferettes à Paris, on nous offrit des glaces à Valence. Ces transitions paraîtront encore bien plus miraculeuses lorsqu’on pourra s’endormir à la Bastille et s’éveiller en vue du château d’If.

Entre la ville d’Arles et l’étang de Berre, le chemin longe une plaine immense, plus triste que la lande la plus désolée. On l’appelle la Crau ; la nature a pris soin d’y semer des cailloux avec une prodigalité fabuleuse. Les hommes ont essayé çà et là d’y semer autre chose, mais la récolte est encore à venir. Lorsqu’on mesure des yeux cette étendue de sol désespéré, on regrette le temps où rien n’était impossible à la baguette des fées. J’espère que la chimie industrielle, cette fée des temps modernes, saura faire croître le blé depuis les jardins d’Arles jusqu’aux salines de Berre. La question est à l’étude ; je connais même un jeune savant qui se pique de la résoudre.

Mais pardonnez-moi cette station : les chemins de fer en font de bien plus longues.

Les voyageurs qui sortent de la gare descendent à Marseille par de larges allées bordées de belles maisons et plantées de vieux arbres. C’est l’abord d’une grande ville. Le chemin se rétrécit brusquement au bas de la rue Noailles : on fait cent pas à l’ombre, dans une sorte de corridor étranglé. Mais tout à coup l’air, la lumière, l’espace, tout abonde à la fois. Une place monumentale s’arrondit autour de vous deux avenues immenses s’étendent à droite et à gauche. En face, une rue beaucoup plus large mais infiniment moins longue que la rue de Rivoli, vous montre le vieux port bourré de navires. Saluez ! c’est la rue Canebière !

La Canebière est une porte ouverte sur la Méditerranée et sur l’univers entier car la route humide qui part de là fait le tour du monde. La Canebière a vu débarquer, en 1856, quatre cent mille voyageurs et deux millions de tonneaux de marchandises, qui font deux milliards de kilogrammes. Les terrains de la Canebière se vendent à raison de mille francs le mètre carré, ou dix millions l’hectare. La Canebière est donc une des rues les plus laborieuses, les plus utiles et les plus respectables du monde civilisé.

Le port qui la termine, ou plutôt qui la continue, lui donne une physionomie originale. Les costumes pittoresques de l’Orient l’émaillaient encore il y a quelques années, mais cet heureux temps n’est plus. L’Orient n’envoie plus ses costumes au bout du monde. Il conserve avec soin les quelques turbans qui lui restent, pour s’en faire honneur aux yeux des étrangers et leur prouver qu’il est bien l’Orient.


Lorsqu’on descend vers le vieux port en suivant la Canebière, on voit à gauche la nouvelle ville, proprement alignée en pays plat ; à droite, le vieux Marseille entassé pêle-mêle sur sa montagne. La ville de l’avenir est située plus loin, au delà du vieux Marseille, le long des ports de la Joliette.

La nouvelle ville est nette et même élégante. Elle sent son Paris d’une lieue ; autrefois elle sentait tout autre chose. Le temps n’est plus où les citoyens jetaient par les fenêtres le trop plein de leurs maisons. Trois grandes rues parallèles traversent le jeune Marseille dans toute sa longueur. La rue de Rome a quelque chose de notre rue Richelieu : il faut que la ressemblance soit sensible, puisque le conseiller de Brosses la remarquait déjà il y a cent ans. La rue Saint-Ferréol est une agréable copie de la rue Vivienne, quoique la bourse se tienne dans la rue Paradis. C’est en plein air, sous le ciel, que les Marseillais se réunissent deux fois par jour pour traiter leurs affaires. Ils ont bien un petit bâtiment de zinc ou de carton pour s’abriter en cas de pluie, mais ils n’y entrent presque jamais. C’est un usage si bien établi, que le matin entre onze heures et demie et une heure, et le soir entre quatre et cinq, les cochers font un détour pour éviter la rue Paradis. Quand la nouvelle Bourse qui s’achève sur la Canebière sera livrée aux marchands et aux spéculateurs, ils n’y viendront que si on les pousse, et ils n’y demeureront que si on les enferme.


Marseille a ses Champs-Élysées. On voit aux environs du cours Bonaparte des rues entières, de petits hôtels bien construits, confortables, et même décorés avec goût. Je pourrais en citer un qui serait remarqué partout, même à Paris. Cette ville nouvelle, qui pourtant ne manque ni d’air ni de lumière, s’est donné le luxe de deux grandes promenades. L’une est une corniche taillée dans le roc au bout de la mer, et à distance respectueuse du port ; on l’appelle le Prado. L’autre est un jardin zoologique, agréablement situé, richement planté, et garni d’un beau mobilier vivant. Les théâtres, les châteaux des fleurs, les cafés, les statues (car Marseille en a deux), le musée et le lycée sont dans la ville neuve ; vous vous en doutez bien.


Quant à la ville ancienne, je voudrais vous en donner une idée en la comparant à quelque quartier de Paris ; mais, heureusement pour nous, nous n’avons plus rien de semblable. Cette montagne impraticable aux voitures, inaccessible aux dames, rebutante aux yeux et à l’odorat, pavée de boue fétide, arrosée par des égouts semblables à des torrents, ne ressemble à rien au monde, si ce n’est au Ghetto de Rome qu’un écrivain du dix-huitième siècle appelait une archisaloperie. L’industrie, la misère et la débauche se partagent ce lieu de plaisance.

On y voit des quartiers considérables réservés à l’ébattement des matelots ; et par une tolérance que je ne m’explique pas bien, le drapeau tricolore sert d’enseigne au commerce qui fait le moins d’honneur à la France. Jamais si noble pavillon n’a couvert si orde marchandise.

Il faut être un archéologue bien résolu pour aller chercher des perles dans ce fumier. Cependant, je m’y suis enfoncé un beau matin, sous la conduite d’un jeune magistrat fort instruit, M. Camoin de Vance. Nous avons dévisagé ensemble quelques maisons du treizième et du quatorzième siècle, et une admirable façade taillée en pointes de diamant ; un palais de justice qui n’est pas un chef-d’œuvre d’architecture, et une prison qui ressemble à toutes les prisons du bon temps. L’hôtel de ville ne manque pas de grandeur ; on voit à la Consigne une demi-douzaine de tableaux médiocres, et un excellent bas-relief du Marseillais Puget. La halle au poisson vaut qu’on s’y arrête un instant pour entendre parler les dames : la rhétorique de nos harengères est bien pâle auprès de celle qui fleurit là.

Il reste encore une tranche de l’ancienne cathédrale que les Marseillais appellent la Majeure ou la Major. Ce vénérable édifice était construit sur les ruines d’un temple païen ; on l’a tant et si bien rogné, que d’antique et de moderne, de païen et de chrétien, il n’y a plus de quoi faire une église de village.

Mais à deux pas plus loin, entre la vieille ville, qui doit disparaître, et la ville de l’avenir, qui grandit vite, on voit sortir de terre le soubassement d’une cathédrale qui promet.

La vieille ville a fait son temps ; on rasera non-seulement les bicoques qui s’y entassent, mais encore la montagne qui les porte. L’avenir de la Joliette est à ce prix, et vous l’allez comprendre en deux mots : Paris se porterait-il vers les Champs-Élysées si la montagne Sainte-Geneviève occupait la place de la Concorde ?

Pour le moment, les poissons et les oiseaux vont de Marseille à la Joliette plus commodément que les hommes. Cependant la ville future se bâtit pour un peuple nombreux. J’ai vu sept maisons énormes, uniformes, et d’une architecture trop riche à mon gré. Les marchands de Carthage n’ont jamais logé leurs ballots dans des temples si magnifiques, et M. Mirès peut déjà rendre des points à Didon.

La Société des ports de Marseille, fondée et baptisée par ce grand financier, a pour but l’exploitation de plusieurs hectares de terrains situés en face des nouveaux ports. Elle n’a rien de commun avec la construction des ports et les travaux du génie maritime ; elle n’ouvre pas un asile aux navires battus par le mistral ; ce ne sont pas là ses affaires. Ses relations avec les bassins qui se construisent à la Joliette, sont des relations de voisinage, et elle s’appelle Société des ports parce qu’elle demeure à côté.

Ce n’est pas à dire que la spéculation de M. Mirès et de ses actionnaires ait été inutile au peuple de Marseille. La ville avait des terrains à vendre ; terrains infects, marécageux, pourris par les déjections de la savonnerie, difficiles à bâtir, et pour comble de disgrâce, battus de tous les vents qui font rage dans le pays. Ces petits défauts sont compensés par le voisinage immédiat d’un port qui a de l’avenir ; cependant aucun des acquéreurs qui se présentèrent n’offrait plus de vingt francs du mètre. M. Mirès en donna cinquante, et les Marseillais lui tapèrent dans la main.

L’affaire est bonne dès à présent pour la ville ; elle le sera un jour pour M. Mirès. La ville empoche des millions qui ne l’embarrassent pas, car elle est endettée et entreprenante. M. Mirès rentrera dans son argent quand ses terrains seront bâtis et surtout lorsqu’ils communiqueront directement avec Marseille. La vieille ville, qui gêne tout le monde, le gêne plus particulièrement que personne. Aussi offre-t-il de déraciner la montagne au plus juste prix.

Dans cet état de choses, je ne ferai pas l’imprudence de décrire plus longuement une ville qui sera peut-être bouleversée demain. Marseille a cela de commun avec Paris qu’il faut renoncer à le peindre, sous peine de recommencer le portrait tous les jours. Je gage au contraire que Bordeaux est à un pavé près, ce qu’il était l’an passé au mois d’avril. Et je promets de vous faire une peinture de Rome que nos arrière-petits-neveux pourront vérifier mot pour mot, si la révolution ne s’en mêle.


Le progrès se trémousse aux environs de Marseille aussi bien que dans les rues ; il envahit du même pas la ville, les faubourgs et la banlieue la plus reculée. Cette campagne était renommée autrefois pour son aridité, et, Dieu me pardonne ! la voilà verte. Les Marseillais sont allés chercher la Durance, et ils l’ont amenée par la main jusque chez eux. L’eau circule dans toutes les maisons de la ville jusqu’à l’étage le plus élevé ; elle arrose les rues dans cette patrie de la poussière ; elle féconde les jardins, elle met de l’herbe dans les prés.

Cependant ne craignez pas que la Provence devienne une succursale du pays de Caux ; le soleil est toujours là. Il dessine sur la mer bleue les profils charmants de Ratonneau, de Pomègue ou du château d’If ; il argente finement les belles montagnes grises qui couronnent Montredon ; il fait fleurir dans les rochers le romarin et le cactus, et les asperges colossales de l’aloès ; il distille le parfum pénétrant des arbousiers et des lentisques.

Voilà ce qu’un nouveau débarqué aperçoit du premier coup d’œil en entrant à Marseille. Maintenant, s’il vous plaît, causons un peu avec les habitants ils ne demandent pas mieux.


Ceux qui ont vu Marseille en 1815, en parlent comme d’une succursale du grand désert. L’unique port de la ville était vide ; la population se montait à 90 000 habitants qui mouraient de faim. Les choses ont bien changé, surtout dans les dernières années. Le recensement de 1841 a compté 147 000 Marseillais ; celui de 1856 en donne 235 000 : c’est une augmentation de près de 90 000 âmes en quinze ans. Le chiffre des naissances s’est accru d’un huitième en 1857 ; il faut donc augmenter d’un huitième le chiffre de la population, ce qui le porte à 265 000. Ajoutez la population flottante, les étrangers non compris dans le recensement, les Français omis volontairement[1] dans un intérêt local : vous verrez que Marseille est une ville de 290 000 âmes. Deux cent mille de plus qu’en 1815 !

Je n’ai pas besoin d’ajouter que ces deux cent mille Marseillais ne sont pas tous nés à Marseille. L’accroissement rapide d’une cité ne s’explique point par la fécondité exceptionnelle des mariages. Partout où il y a de l’argent à gagner, les citoyens accourent et demeurent et la population s’accroît, sans que les femmes s’en mêlent. Marseille grandit encore tous les jours par les invasions intéressées du nord et du midi. Elle renfermait, au mois de décembre 1857, plus de dix-huit mille sujets sardes. Les Italiens, les Grecs et les Espagnols sont l’étoffe dont on fait presque tous les Marseillais.


Malgré la diversité de leurs origines, ils ont une physionomie commune et pour ainsi dire un air de famille. Ce n’est pas qu’il existe à proprement parler un type marseillais ; mais le soleil du midi, la vie en plein air, la préoccupation des affaires, la multitude des distractions, l’alternative continuelle du travail et du plaisir ont marqué toutes ces figures d’une empreinte qui se reconnaît. Les Marseillais ont l’œil vif, la parole prompte, le geste infatigable. Leur esprit aventureux et leur tempérament sanguin les poussent aux grandes entreprises et aux grandes folies. Peu de Français sont plus agiles à faire et à défaire une fortune. Dans presque tous les pays du monde, le père de famille amasse les millions et le fils les dépense : on voit à Marseille des hommes de tout âge cumuler les deux rôles du père et du fils. Âpres au gain, prodigues de leur temps et de leur peine, ils s’arrêtent de temps en temps, comme l’écureuil sur la branche, pour croquer le fruit de leur travail. Leur vie est partagée autrement que la nôtre : nous travaillons dans l’âge du plaisir, et nous commençons à prendre du bon temps le jour où nous n’en pouvons plus ; le Marseillais n’attend pas pour mordre à la pomme que ses dernières dents soient tombées.

Il a l’esprit ouvert, comme l’horizon qui l’environne ; il a voyagé, ou il voyagera ; la Méditerranée est un faubourg de Marseille qu’il visitera tôt ou tard. Il pense que le Sénégal n’est pas bien loin, et que Paris est à sa porte. Si les affaires le retiennent à son comptoir, il peut voir le monde sans sortir de chez lui : est-ce que l’univers entier ne défile pas sur la Canebière ? Il a vu des échantillons de tous les pays ; il sait un peu de tout sans avoir mis le nez dans les livres ; il est en état de raisonner sur toutes les questions, quoiqu’il se donne rarement la peine d’en approfondir une ; la facilité de sa conception, l’ouverture de son esprit, sa promptitude à parcourir la superficie des choses en font un causeur agréable, et il trouve toujours le temps de causer.

Presque tous les Marseillais ont la même dose d’esprit naturel et le même degré d’instruction : peu de savoir et beaucoup d’idées. La ville de France où l’égalité des hommes ressemble le moins à une chimère, c’est Marseille. Pas plus de castes que sur la main : il ne saurait y avoir de vieille noblesse dans une population toute neuve. Les principaux habitants sont des parvenus, dans le sens le plus honorable du mot ; les autres ont l’espoir de parvenir en travaillant. Il n’y a donc que deux catégories de Marseillais : ceux qui ont fait leur fortune, et ceux qui cherchent à la faire. La première classe est moins nombreuse qu’on ne le suppose généralement, et je vous en ai expliqué la cause ; c’est que la fureur de jouir est plus forte que le désir d’accumuler. Il n’y a pas dans la ville dix fortunes de cinq millions. Les simples millionnaires, si l’on en faisait le recensement, ne seraient pas plus de quarante. Ces favoris du sort ne se targuent pas de leur supériorité financière : soit qu’ils se souviennent de ce qu’ils ont été, soit qu’ils méditent quelquefois sur l’instabilité des fortunes les mieux assises, ils accueillent avec bonhomie ceux dont le chemin n’est pas fait. Le Marseillais, riche ou pauvre, est avant tout familier, sans façon et bon enfant. Je connais peu de villes où l’on se tutoie davantage, et où l’on fasse moins de cas des politesses inutiles ; on devait être ainsi dans les républiques marchandes de la Grèce.


Cette bonhomie ne règne pas seulement dans le langage : on la trouve dans les mœurs et jusque dans les affaires. Elle s’étend quelquefois si loin que les marchands de la vieille roche en seraient tout étonnés. Du temps où florissaient le seigneur Arnolphe, le digne Orgon et ce bon monsieur Dimanche, un marchand qui ne faisait pas honneur à sa signature était un homme perdu : il n’avait qu’à se jeter à l’eau la tête la première. Ces principes absolus sont encore en vigueur dans quelques départements de la France. Si une crise commerciale venait interrompre pour six mois la prospérité de Rouen, chaque Normand, fort de son droit et pénétré de ses vieilles idées, exécuterait impitoyablement son voisin et son compère, et dormirait sans remords. Mais que le même accident se produise à Marseille, tout s’arrangera à l’amiable, et vous verrez cinquante liquidations tolérées pour une faillite déclarée. Est-ce bienveillance ou prévoyance ? compassion aux embarras du prochain ou retour sur soi-même ? Je n’ose me prononcer là-dessus. Toujours est-il qu’à Marseille un créancier aime mieux encaisser dix pour cent et se taire que de sévir contre son débiteur.

Il y a quelques années, un Marseillais qui avait fait fortune à l’étranger après quelques vicissitudes, légua son bien à sa ville natale et stipula que les revenus seraient employés à la délivrance des prisonniers pour dettes. On vit alors un légataire bien embarrassé : c’était le conseil municipal de Marseille. Il avait beau chercher des prisonniers pour dettes : on n’en faisait pas dans le pays. Peu s’en fallut que le legs ne fût réexpédié pour l’autre monde comme inutile, injurieux et incompatible avec les usages reçus. L’affaire en était là quand un bourgeois avisé dit à son voisin : « Fais-moi jeter en prison pour dettes ; on me délivrera sur le legs du bonhomme, et nous partagerons l’argent. » L’invention parut si sage que la prison trouva enfin quelques locataires. Elle n’en aurait jamais eu sans le legs du bon Marseillais.


Cette tolérance américaine, cette indifférence en matière de religion commerciale, a des inconvénients que je n’ai pas besoin de signaler. Cependant elle n’est pas sans quelques avantages. En lâchant la bride aux spéculateurs hardis, en rassurant les timorés, elle a accéléré le progrès de la ville et contribué à la prospérité de la France. Je sais tout ce qu’on peut dire avec juste raison contre l’esprit d’aventures, mais quand je vois quel essor les Marseillais donnent à la fortune publique, avec quel élan ils se jettent dans une affaire, de quel train ils souscrivent à une entreprise dès qu’elle paraît bonne, comme leurs capitaux sont hardis, prompts à sortir et enclins à se multiplier par le mouvement, je sens comme une secrète démangeaison d’excuser ce romantisme commercial qu’ils naturalisent chez nous.

Faut-il ajouter que la grandeur des intérêts et la hardiesse des entreprises les rendent larges, hospitaliers et généreux jusqu’à la prodigalité ? Des marchands de l’école primitive (on en trouve encore quelques échantillons à Rouen, à Lyon et à Saint-Étienne) seraient étonnés de voir comme l’or glisse dans les mains d’un négociant marseillais. La pièce de vingt francs n’est pas plus timide à Marseille qu’à Paris ; elle s’y cache aussi peu ; elle y fait les mêmes culbutes. Le luxe, vice excellent, salutaire et louable entre tous lorsqu’il est soutenu par le travail, fleurit sur la Canebière aussi insolemment que sur nos boulevards. Marseille consomme plus de soieries que Lyon et plus de rubans que Saint-Étienne ; la Réserve voit sauter plus de bouchons que le Moulin-Rouge ou le Pavillon d’Armenonville ; enfin, chose incroyable à dire ! toutes les loges du grand théâtre sont louées à l’année.


J’ai passé à Marseille une semaine de huit ou dix jours. Les habitants m’ont fait les honneurs du pays et d’eux-mêmes avec une cordialité charmante. J’ai trouvé leurs logis et leurs cœurs ouverts, et je me suis convaincu qu’ils n’étaient pas plus avares de leur amitié que du reste. Ce que je sais de leurs petits défauts, c’est eux qui me l’ont dit ; car ils se confessent volontiers.

Ils avouent que l’amour du grand air et certain esprit de vagabondage les poussent trop souvent hors du logis. S’ils se montrent chez eux deux ou trois fois par jour, ils n’y demeurent guère. Les affaires, le cercle, le jeu, le bruit, le mouvement, le cigare, certain laisser aller qu’on ne se permettrait pas chez soi : voilà les liens qui réunissent les hommes en groupe et les retiennent loin de la maison. Cette vie en dehors commence avec la puberté et se prolonge aussi loin que la vieillesse. Le mariage l’interrompt pendant toute la durée d’une lune de miel, puis l’habitude reprend ses droits. Il y a beaucoup de délaissées. Pour se consoler, elles se jettent dans les bras de la religion ; elles vont aux églises. Il leur serait facile d’aller plus loin, car elles sont jolies, ou du moins fort piquantes. Mais elles n’ont de vif que les yeux, et c’est bien heureux pour messieurs les maris.


Vous pensez bien que des promeneurs si acharnés ne perdent pas grand temps à la lecture. Ils sont petits mangeurs de livres, et trouvent que c’est déjà bien joli de feuilleter les journaux. Si les libraires m’ont dit vrai, il ne se vend pas dix Molière en un an, dans cette ville de deux cent quatre-vingt-dix mille âmes, et, passé les étrennes, il ne s’en vend pas un. Les libraires sont bien postés pour ce genre de statistique, puisqu’ils se chargent de l’approvisionnement des esprits. Cependant on compte dans Marseille quelques hommes sérieux et cultivés ; ils ont de quarante-cinq à soixante ans ; c’est une génération qui s’en va. On y compte aussi deux amateurs de peinture, dont l’un est par surcroît un connaisseur érudit. Il possède cinq tableaux, si j’ai bonne mémoire, mais le nombre n’y fait rien. C’est la Madeleine de Van Dyck, un admirable Christ de Rembrandt, et trois Poussin, dont un chef-d’œuvre. Ces cinq toiles sont conservées par leur maître avec un respect religieux dans un salon fait exprès, éclairé par le haut : des idoles dans un temple. L’autre galerie ne soutient pas la comparaison, quoiqu’elle ait coûté davantage et qu’elle vaille peut-être aussi cher (150 000 francs environ.)


La peinture moderne n’est pas en grand honneur à Marseille, et chaque fois qu’il y naît un artiste de talent, plaignez-le. La faim le chassera bientôt vers Lyon, vers Paris, ou même (cela s’est vu) jusqu’à Constantinople. On peut s’étonner à bon droit que les riches négociants, lorsqu’ils bâtissent à la ville ou à la campagne, prodiguent les marbres, les stucs, les métaux et les bois précieux, et lésinent uniquement sur l’art, qui est le plus beau luxe de la vie. J’ai visité au bord de la mer, des pavillons fort élégants, situés à merveille, bien bâtis, bien meublés, tapissés de plantes rares, entourés de fontaines délicieuses, peuplés d’oiseaux miraculeux, et déshonorés par des fresques de cabaret. Un seul millionnaire a eu le courage d’introduire les artistes dans son hôtel de Marseille, et sa villa de Montredon. Cet exemple sera-t-il suivi ? Je le souhaite, mais je ne l’espère point. Il n’est pas impossible que la génération nouvelle s’éprenne de curiosité pour les arts ; mais, si j’en crois mes pressentiments, elle s’attachera de préférence aux chevaux, aux voitures, et à toutes les niaiseries du sport.

La chasse est déjà en grand honneur aux environs de la Canebière. C’est plaisir d’entendre les Marseillais railler eux-mêmes leur passion pour cet exercice bruyant. Ils y font, en effet, plus de bruit que de besogne, car le gibier est presque introuvable dans le pays. Tel chasseur s’est mis en campagne avec des guêtres de sept lieues, qui rapporte une alouette à la maison. Tout château, toute villa, toute bastide, et jusqu’au plus modeste cabanon est flanqué d’un poste aux grives. Le poste est un cabinet de feuillage entouré de perchoirs qui attendent l’oiseau. Malheur à la pauvre bête qui se fourvoie dans le département des Bouches-du-Rhône ! Tous les arbres où elle essaye de se poser la mettent sous le feu d’un ennemi. Elle fuit d’un poste à l’autre au milieu du plomb, du bruit et de la fumée jusqu’à ce qu’elle tombe morte ; et cent chasseurs arrivent à l’hallali pour se disputer la proie. Faute de grives, on tue les merles ; faute de merles, les moineaux ; faute de moineaux, les hirondelles. Une hirondelle, dit-on, se vend quatre sous au marché. La campagne est dépeuplée d’oiseaux, car les tirailleurs marseillais ont un coup d’œil infaillible. Si, dans le calme profond d’une nuit de printemps, le rossignol élevait imprudemment sa belle voix limpide, les chasseurs se mettraient bientôt en campagne, et ils ne le manqueraient pas.


Je n’ai pas assisté à ces chasses invraisemblables, et je redis là-dessus ce que mes amis de Marseille m’ont conté. Mais j’ai vu de mes yeux les Marseillais au théâtre, et c’est toujours un spectacle intéressant. Ils aiment sincèrement la musique comme tous les peuples du Midi : on ne m’ôtera pas de l’esprit qu’il entre un peu d’affectation dans le dilettantisme du Nord. Les Marseillais aiment donc la musique et ils vont à l’Opéra pour autre chose que pour dire : « J’y suis allé. » Sont-ils grands connaisseurs ? je n’en jurerais pas. Y a-t-il vraiment quelque public qui s’y connaisse ? J’ai entendu hier soir un parterre italien applaudir les chanteurs toutes les fois qu’ils criaient trop haut ; le même phénomène se produit souvent à Marseille. On y fait un joli triomphe au talent pur et classique de Mme Caroline Duprez ; mais lorsque M. Armandi est en voix, c’est bien autre chose ! M. Armandi est un ténor plus que médiocre ; nous l’avons vu faire naufrage à l’Opéra dans le rôle de Robert. Il s’est échoué à Marseille, et là, pour la bagatelle de cinq mille francs par mois, il excite alternativement l’enthousiasme et la fureur du public. On le siffle et on l’applaudit dans le même morceau ; on lui jette des pommes et des bouquets, on l’élève aux nues et l’on menace de le noyer dans le port. La devise de ce public devrait être : « À outrance ! »

On lui sert des drames et des vaudevilles dans une salle assez malpropre mais toujours pleine : la vogue est là. J’y ai vu la première représentation d’un drame inédit de M. Alexandre Dumas : les Gardes forestiers. La pièce était improvisée, mais on y sentait en plus d’un endroit la griffe du maître. Le public se montra indécis jusqu’à la fin du troisième acte ; il ne disait ni oui, ni non. Il était flatté de savoir qu’un homme de talent et de réputation était venu de Paris tout exprès pour lui servir des primeurs, mais sa vanité ombrageuse ne voulait pas être dupe en acceptant du rebut. Deux ou trois scènes excellentes le rassurèrent pleinement et lui prouvèrent jusqu’à l’évidence qu’on ne se moquait pas de lui. Alors commença un trépignement de joie, une furie d’admiration qui n’était pas encore apaisée, trois heures après la chute du rideau. Le nom de l’auteur fut proclamé au milieu d’une pluie de bouquets ; l’Athénée ouvrier lança sur la scène une couronne de papier doré, aussi grande que l’anneau de Saturne ; le régisseur apporta sur un coussin de velours une couronne d’argent massif ; l’auteur, traîné devant la rampe, essuya une bordée d’acclamations qui le fit presque tomber à la renverse. Il s’enfuit à son hôtel ; toute la salle le suivit. Un concert d’instruments s’organisa sous les fenêtres. Bon gré mal gré, il fallut paraître au balcon, descendre dans la rue, écouter des harangues, parler au peuple, embrasser la foule : la ville ne se coucha pas avant trois heures du matin. Voilà les Marseillais, quand ils s’y mettent. Le lendemain, la pièce ne fit pas d’argent. Les Marseillais avaient fait leurs réflexions et ils pensaient que, tout bien considéré, le drame qui les avait fait trembler, pleurer et rire, était écrit trop facilement. Cependant l’affiche du Gymnase portait en grosses lettres : les Gardes forestiers, par M. Alexandre Dumas, membre de l’Athenée ouvrier de Marseille. Le même jour, on donnait à l’Opéra : le Barbier de Séville, par MM. Beaumarchais et Castilblaze. J’aime assez monsieur Beaumarchais.


Vous ne connaîtriez qu’à moitié le peuple de Marseille si j’oubliais de vous dire qu’il est ennemi juré du peuple d’Aix. Athènes ne fut jamais plus animée contre ses voisins d’Égine. Aix est une ci-devant grande ville ; elle a essuyé des malheurs ; elle a encore de beaux restes. Il lui reste surtout une cour impériale, un archevêché et une petite Sorbonne qui plairaient fort aux citoyens de Marseille. Ils se demandent avec quelque mécontentement pourquoi ces choses-là ne se vendent pas au marché.

Les habitants d’Aix ne font pas d’affaires et ne gagnent pas d’argent. Ils ont de beaux noms, de beaux hôtels, des châteaux respectables, grevés de quelques hypothèques. Ils regardent d’assez haut l’esprit mercantile et l’activité frétillante des Marseillais ; ils se flattent de dédaigner les choses matérielles ; ils fréquentent les cours de la Faculté des lettres ; leur royaume n’est pas de ce monde ; ils sont de purs esprits ; ils ressemblent aux lis de la vallée, qui ne savent ni filer ni tisser et qui n’en portent pas moins la robe blanche. Si toutes les villes de France étaient animées de cet esprit-là, nous ne serions pas à la tête de la civilisation.

Il faut entendre les Marseillais sur le chapitre de leurs voisins ! Je me souviens qu’un jour du mois de mars, nous étions une vingtaine de bavards assis, après diner, dans la serre d’un château qui domine la mer. La conversation avait déjà fait deux ou trois fois le tour du monde. Un convive nous avait raconté comment certain pacha d’Égypte, désireux de mettre à la tête de ses troupes une musique européenne, écrivit à son correspondant de Marseille de lui en expédier une. Le négociant acheta les instruments les plus perfectionnés et les embarqua pour Alexandrie. Le pacha, ravi de la beauté de tous ces cuivres, les distribua sur-le-champ aux soldats les plus vigoureux de son armée, et leur ordonna, sous peine du bâton, de lui jouer quelque chose. Ils exécutèrent une cacophonie si prodigieuse qu’on les fit rouer de coups et qu’on en appela d’autres. Après plusieurs expériences également inutiles, le pacha conçut des doutes sur la qualité de la marchandise qu’on lui avait envoyée. Il se plaignit ; le commissionnaire protesta qu’il avait fait pour le mieux, et une longue correspondance s’ensuivit. Enfin le Marseillais s’avisa de demander au pacha s’il avait des musiciens ? « Parbleu ! répondit l’autre, si j’avais des musiciens, je n’aurais pas besoin de musique. »

Un autre nous avait dit l’histoire beaucoup plus nouvelle de ce roi du Gabon qui écrivit (toujours à Marseille), pour demander des cuirasses. Livraison faite, il procéda lui-même à la première expérience, réunit le conseil des ministres, le cuirassa de ses propres mains, le disposa en groupe serré, et tira dans la masse un canon chargé à mitraille. Non-seulement ce monarque noir veut laisser les cuirasses pour compte ; mais il réclame le prix de sept ou huit Excellences mises à mal par le canon.

Aix nous fut dépeint à son tour, sous des couleurs plus bizarres que l’Égypte ou le Gabon. Il n’était personne qui n’y fût allé, qui n’eût vu faucher les rues, trouvé des tortues sur la grande place, rencontré des chaises à porteur, entendu sonner le couvre-feu à quatre heures du soir, ou arraché quelque grande toile d’araignée à la porte d’une boutique. Un des assistants s’était rendu célèbre, il y a quelques années, en proposant au conseil municipal de Marseille d’acheter les maisons d’Aix pour une vingtaine de millions et de donner congé à tous les indigènes. De cette façon, l’archevêché, la cour impériale et les trois Facultés auraient dû, bon gré mal gré, se transporter à Marseille. Cette idée, assez plaisante en elle-même, vous semblerait infiniment plus comique, si je pouvais transcrire ici les gestes de l’orateur, la vivacité de sa physionomie, l’éclat de ses yeux ; tout l’esprit, toute la gaieté, toute la bonhomie et toute la malice qui éclairait toutes les figures de l’auditoire. M. Alexandre Dumas est peut-être le premier causeur de France : il joua presque dans cette conversation le rôle d’un personnage muet. La faconde marseillaise de M. Berteaud l’avait abasourdi.


L’industrie, le commerce et la spéculation se partagent la ville de Marseille.

L’industrie habitait autrefois le sommet des montagnes, le bord des torrents, les profondeurs des forêts ; je la trouve mieux logée dans les ports. La mer apporte les matières premières et remporte les produits manufacturés. Le grand ouvrier, le moteur universel, le charbon qui fait retentir les marteaux de l’usine, se transporte économiquement sur toute la surface des mers. Marseille sera dans un peu de temps une des capitales de l’industrie française, et ses fabriques feront un tapage à réveiller Bordeaux.

En attendant, les principales industries de la ville occupent déjà quelque vingt mille ouvriers. On y fait beaucoup de sucre, d’huile et de savon, car nous sommes dans la métropole de l’épicerie française.

Le sucre de cannes nous arrive des colonies dans des caisses ou dans des couffes, sous la forme d’une poussière noirâtre et grumeleuse. Les raffineurs marseillais le mélangent, le fondent, le cuisent, le clarifient, le sèchent en pains, et le pulvérisent de nouveau. Ils sèment sur toutes les côtes de la Méditerranée cette poudre blanche, cristalline et étincelante dont les Méridionaux sont si friands. La métamorphose du sucre noir en sucre blanc durait trois ou quatre semaines, du temps que le trajet de Marseille à Constantinople durait trois ou quatre mois. Aujourd’hui la vapeur, qui peut tout, transforme le sucre en huit jours et le transporte en une semaine, et nos raffineurs renouvellent leur capital pour ainsi dire à chaque instant. Sur cent millions de kilogrammes qui se consomment tous les ans dans la Méditerranée, Marseille en fournit vingt ; les Belges et les Hollandais font le reste. Avant dix ans, s’il plaît à Dieu, tout le marché nous appartiendra et Marseille sera en mesure de sucrer la Méditerranée comme une simple tasse de café.


Ce n’est pas de l’huile d’olive qu’on fabrique à Marseille : ôtez-vous ce préjugé de l’esprit. L’huile d’olive se fait à la campagne, petitement, dans la mesure des récoltes, toujours modestes ; c’est presque une industrie domestique. Les moulins de la ville, qui tournent vingt-quatre heures par jour, écraseraient en un moment toutes les olives de la Provence. C’est une viande trop creuse à mettre sous leur dent : apportez-leur des navires chargés de sésame, d’arachides ou de noix de coco ; voilà le régime qui leur convient.

Sésame, ouvre-toi ! c’est le mot d’Aladin dans le conte des Mille et une Nuits. À cette phrase magique, la cave aux trésors s’ouvre toute grande. Qui nous l’eût dit, quand nous étions enfants, que le sésame, en dehors de toute féerie, renfermait d’inépuisables trésors ? C’est une petite graine de l’Inde, plate, allongée, noirâtre ; j’en ai vu de belles montagnes dans les magasins de Marseille. On le fait passer au laminoir. Sésame, ouvre-toi ! Il en sort une huile blanche, limpide, excellente à manger. On le porte ensuite sous des meules énormes en granit d’Écosse : Sésame, ouvre-toi ! On le soumet à l’action de machines hydrauliques qui brisent une colonne d’acier comme un enfant casse un joujou : Sésame, ouvre-toi ! On l’écrase à chaud ; on en tire de l’huile pour la savonnerie, de l’huile pour l’éclairage, et lorsqu’on l’a épuisé jusqu’à la dernière goutte, il reste un tourteau, une galette qui sert encore à engraisser les champs.

Le sésame d’Aladin est appelé aux plus hautes destinées. Il détrônera les arachides, les colzas, les pavots, les faînes, les noix et même les olives, lorsque le fret des navires de l’Inde coûtera un peu moins cher. Petite graine deviendra grande dès qu’on aura percé l’isthme de Suez.

Je ne veux pas quitter les huiles et les sucres sans vous parler du spectacle le plus intéressant qu’on m’ait montré à Marseille. On m’a fait voir dans un bureau fangeux, enfumé, plus que modeste, une veuve encore jeune qui recevait en robe noire et la plume à la main tous les ambassadeurs du commerce. Elle gouverne et fait prospérer deux huileries importantes et une énorme raffinerie achète et morcelle de grands terrains au nord de la ville ; acquiert une propriété d’un million dans un département voisin ; y découvre des mines de fer ; établit des hauts fourneaux ; gagne pour un million et demi de procès contre les communes riveraines ; trouve une mine de cuivre, la seule qui soit en France, et s’apprête à l’exploiter, tout en élevant dix-sept garçons, filles, neveux et nièces, sans compter les petits-enfants. Cette personne extraordinaire et nullement excentrique, qui manie une dizaine de millions sans faire de bruit, a commencé sa fortune elle-même. Vous voyez bien que l’épicerie est proche parente de la féerie. Sésame, ouvre-toi !


La fabrication des savons n’est point sujette au progrès, comme celle des sucres et des huiles. Elle n’a presque pas bougé depuis deux cents ans ; elle était grande fille dès sa naissance, comme Minerve qui sortit tout armée du cerveau de Jupiter. Le seul changement à signaler, c’est que depuis l’invention de la soude factice, les huiles du sésame ont acquis droit de cité dans le pays de la savonnerie. Mais les fabriques de savon, qui parfument désagréablement tout un quartier au sud du vieux port, ont conservé une physionomie antique et primitive. Figurez-vous une vaste nef où quelques chaudrons cyclopéens, chauffés par des foyers invisibles, bouillonnent et écument en silence. Un peu plus loin, le savon refroidit dans de larges réservoirs. On le découpe en briques, on le pèse, on l’emballe : la vapeur n’a rien à faire ici. Ces énormes maisons sont des temples d’industrie patriarcale et de probité héréditaire. Le fabricant s’applique à maintenir la réputation de sa marque, et ce n’est pas chose facile. La moindre falsification dans les huiles qu’il achète peut gâter toute une cuvée de savon.

C’est surtout à la savonnerie que Marseille devait autrefois sa renommée d’infection et de malpropreté. Rien n’est plus sale que le savon tandis qu’il se fait. Il laisse derrière lui des résidus liquides et solides que les Marseillais de l’âge d’or déposaient à leur porte ou écoulaient dans le port. L’administration ne permet plus tant de laisser aller : on fait jeter les eaux sales loin du port et les terres fétides loin de la ville. Peut-être un jour toute l’industrie savonnière se transplantera-t-elle dans la banlieue. Les fabricants, s’ils se décident à émigrer à quelques kilomètres, économiseront les transports et les octrois qui grèvent leurs produits ; ils restitueront à la population aisée de Marseille un beau quartier bien tracé et bien bâti, que l’odeur rend inhabitable. Ils pourront s’établir dans le voisinage des fabriques de soude, où mille ouvriers travaillent pour eux.

Je ne m’éloignerai pas trop de l’épicerie en disant qu’on trouve à Marseille dix-huit raffineries de soufre et quarante fabriques de pâtes d’Italie. On y prépare ces confitures du Midi qui ont fait à Castelmuro une réputation européenne. Mais le canal de la Durance, en fécondant un sol poudreux, a augmenté la beauté des fruits au détriment de leur saveur. On en récolte davantage et ils sont bien plus gros depuis qu’ils sont mieux nourris, mais ils ont perdu cette quintessence d’aridité qui les distinguait des autres. Les fruits sont comme les hommes, un peu de misère les rend meilleurs.


On m’a montré à Marseille une petite usine vraiment curieuse et qui est, si je ne me trompe, la seule de son espèce. C’est une fabrique de bouchons de liège où tout se fait à la vapeur. J’avais vu quelquefois un ouvrier habile, armé d’un couteau bien affilé, découper des bouchons dans l’écorce du chêne-liège, et il me semblait impossible qu’une force aveugle et inintelligente accomplit un travail si délicat. Mais la machine qu’on me fit voir a de l’esprit comme une personne et de l’adresse comme une fée. Le serrurier ou plutôt le bijoutier qui l’a construite, serait au rang des dieux s’il avait pris la précaution de naître deux ou trois mille ans plus tôt. Je voudrais pouvoir vous montrer ces petites mains d’acier poli qui saisissent un liège brut, le tournent, le retournent, le découpent en cylindre, l’amincissent en cône, s’arrêtent pour tâter s’il est bien, le laissent au rebut s’il est mal, le retouchent à l’occasion, et le jettent finalement dans un panier, à l’état de bouchon parfait, sous les yeux du contre-maître. C’est plaisir de surveiller ces ouvriers métalliques qui travaillent du matin jusqu’au soir sans autre stimulant qu’un coup de piston, avec une goutte d’huile pour toute nourriture. On m’a dit que les petites mains de la machine gâtaient un peu plus de liège que les grosses pattes du bouchonnier. J’ai peine à le croire ; mais en tout cas, l’économie de la main-d’œuvre compense largement le déchet.

Je ne vous dirai rien des minoteries de Marseille, quoiqu’elles occupent plus de 1100 ouvriers, ni des tanneries, ni des forges, ni des fonderies, ni de ces admirables chantiers de la Ciotat où se construisent les navires. C’est assez que vous ayez vu par ce qui précède que les Marseillais ont le bon esprit de mener de front le commerce et l’industrie. Parlons commerce.


Le vieux port de Marseille est excellent : le nouveau est assez bon ; le troisième qui se construit sera passable. La ville possédera bientôt une surface d’eaux abritées qu’on évalue à 160 hectares. Il ne faut pas beaucoup plus de place pour loger tout le commerce maritime de la Méditerranée. Les privilèges du port sont assez séduisants pour attirer les navigateurs et faire concurrence aux franchises de Trieste. Les navires étrangers qui s’arrêtent à Marseille sont exempts de tous droits de navigation ; les navires français n’y sont assujettis qu’aux droits fixés pour la délivrance des actes de francisation et de congé. Les marchandises imposées à un droit principal de moins de 15 francs par 100 kilogrammes sont exemptes de la surtaxe de 10 pour 100 lorsqu’elles sont importées par Marseille. L’entrepôt fictif, qui partout ailleurs est d’une année, est ici de deux ans, et peut être prolongé.

Ces petites faveurs produisent de très-grands résultats. L’entrepôt de Marseille a reçu, en 1856, huit millions et demi de quintaux métriques représentant une valeur de 479 millions de francs. C’est à peu près les quatre neuvièmes de tout ce que la France a reçu dans ses entrepôts. La même année, Marseille figurait pour plus de 36 millions et demi dans le revenu des douanes. Elle possédait au 31 décembre 882 navires à voiles de 101 242 tonneaux. Mais sa plus belle richesse et son avenir le plus brillant étaient déjà dans la navigation à vapeur.


Je vous étonnerais bien si je vous faisais les confidences d’une Compagnie fort modeste et nullement bruyante qui a ses bureaux à Marseille, ses bateaux à la Joliette et ses chantiers à la Ciotat. Elle manie un capital de trente millions, transporte deux cent trente mille passagers, soixante sept mille tonnes de marchandises, et parcourt trois cent mille lieues sans tambour ni trompette. Vous aurez une idée de la multitude et de la variété de ses opérations si je vous dis qu’à Marseille seulement elle reçoit tous les ans quarante mille lettres à son adresse ! C’est la Compagnie des Messageries impériales, qui s’est lancée à la mer le 8 juillet 1851.

Le transport des dépêches, des passagers et des marchandises dans la Méditerranée avait été jusque-là un privilège de l’administration des postes. Ses navires, petits marcheurs, parcouraient quatre-vingt-dix mille lieues environ, et réalisaient, en 1847, un déficit annuel de quatre millions et demi, non compris les frais généraux, l’intérêt du capital engagé, l’assurance et la dépréciation. Ils ne transportaient pas plus de vingt-sept mille passagers et neuf mille tonneaux. La loi du 8 juillet, en substituant l’activité des intérêts personnels à la froideur d’une administration désintéressée, a presque décuplé le mouvement des voyageurs et des marchandises, et ce miracle s’est accompli en moins de dix ans.

J’ai voyagé, il y a sept ans, sur les navires de la compagnie, et je puis mesurer les progrès qu’ils ont faits. Les vieilles coques léguées par l’administration des postes ont été mises au rebut. Les cinquante bâtiments qui sillonnent la Méditerranée composent une flotte qui se porte bien. Ils ne font pas cinq lieues à l’heure, comme le Valetta et le Vectis de la Compagnie Péninsulaire, mais ils dévident correctement leurs dix nœuds, quelles que soient la charge du navire et la résistance de la mer. Le passager y trouve toutes les douceurs de la vie, et surtout cette propreté française qu’on apprécie furieusement lorsqu’on a fait un voyage ou deux sous pavillon étranger. Enfin, les commandants sont gens du monde, et pas plus loups de mer que vous ou moi.

La Compagnie, qui songe à tout, emploie des bâtiments à hélice pour les trajets directs, des navires à aubes pour les promenades à vapeur le long des côtes. Les voyageurs pressés ont moins peur du roulis ; les jeunes ménages qui vont de Marseille à Gênes, de Gênes à Livourne, de Livourne à Civita-Vecchia et à Naples, sous les rayons argentés de la lune de miel, s’endorment dans un équilibre plus stable entre les larges roues du bateau.

La rapidité des transports a donné des ailes au commerce de Marseille. La vapeur usurpe de jour en jour le cabotage de la Méditerranée, qui devient un lac marseillais. Je ne me charge pas d’énumérer ici les marchandises que la ville exporte en Orient : huit pages de journal ne suffiraient peut-être pas à la liste. J’aime mieux vous dire en résumé que les commissionnaires marseillais vendent de tout. Ils importent en échange les produits bruts de la Méditerranée et de la mer Noire, les récoltes de l’Amérique, de la côte d’Afrique et de l’Inde ; les cotons, les cuirs, les alcools, les sucres, mais avant tout et par-dessus tout les grains de toute sorte. Je vous ai touché un mot des graines oléagineuses ; il y aurait un livre à faire sur l’importation des blés. La France a fait cinq récoltes déplorables, de 1852 à 1857. Qui est-ce qui nous a nourris ? Marseille. La Canebière a vu défiler en six ans plus de 13 millions de charges de blé, qui font plus de vingt millions d’hectolitres. Au commencement de 1856, quand les récoltes de la Russie étaient bloquées dans la mer d’Azof, quand la mercuriale de tous nos marchés allait de la hausse à la hausse, les Marseillais couraient à Naples et à Alexandrie, et vidaient les greniers de l’Égypte et des Siciles.


Au milieu de cette hausse dont personne ne voyait le terme, la spéculation sur les grains prit un essor dangereux. Un négociant allait chercher le blé à sa source et l’achetait à n’importe quel prix, sûr de revendre à bénéfice. En effet, tandis que le chargement accourait, vent arrière, vers le port de Marseille, il était demandé sur la place, vendu, revendu, toujours en hausse, et il changeait vingt fois de maître avant d’entrer dans le port. Entre les acquéreurs et les vendeurs circulait le courtier, homme habile, intéressé à faire croître et multiplier les affaires. On a vu des chargements passer par tant de mains que la vente de blé suffisait tout juste à payer les courtages. On a vu le principal courtier de Marseille, un jeune homme qui a véritablement le génie de l’entremise, gagner 1 200 000 francs dans un an !

Cet empressement téméraire des Marseillais a pu jeter quelque embarras dans leurs affaires, mais n’oublions pas qu’il nous a donné du pain.

Il était impossible que le retour de l’abondance et la baisse de toutes les denrées ne prît pas quelques spéculateurs au dépourvu. Les crises financières qui entraînent certains désastres privés sont une conséquence inévitable du développement du crédit. Nos pères ne les connaissaient pas, mais ils connaissaient la famine.

La spéculation sur les fonds publics et les valeurs industrielles est du fruit nouveau à Marseille. Cependant on estime que du 1er janvier 1855 au 1er janvier 1858, les Marseillais ont acheté du papier pour une centaine de millions. J’entends du papier solide, tel que rentes sur l’État, actions des chemins de fer et obligations garanties.

Jusque-là, le parquet faisait une besogne assez ingrate : il négociait des actions locales de peu de valeur, pour le compte de spéculateurs sans argent. On trafiquait sur des mines douteuses, des tourbières incertaines, et des banques mal assises. Le capital se cachait dans un trou lorsqu’il voyait passer un agent de change. Il est vrai de dire que la compagnie des agents, mal recrutée, n’offrait pas des garanties bien sérieuses. Les charges étaient offertes à 50 000 francs, sans preneurs ; dix agents sur vingt avaient été mis dans l’obligation de vendre leur office. À côté du parquet, une coulisse imposante s’était constituée en corps régulier, avec syndic et chambre syndicale. Le public, qui n’entend pas malice aux affaires de bourse, s’était accoutumé à regarder les coulissiers comme d’autres agents de change. Cette confusion n’était pas de nature à flatter les agents, car ils voyaient parmi leurs sosies un certain nombre d’hommes sans aveu, criblés de dettes et surchargés de jugements.

Le bonheur voulut que la chambre syndicale nommée à cette époque prît à cœur les intérêts et la réputation de la place. Quant au syndic, M. Paul Blavet, il était jeune et il avait la rage du bien. Il se jeta sur les coulissiers comme un tigre, et les traîna devant le procureur impérial. Le tribunal les condamna tous, comme un seul homme ; la corporation des agents fut délivrée d’une concurrence parasite et compromettante.

À la dispersion des coulissiers, succéda la conversion des marrons. Le terrible syndic dirigea ses attaques contre les agents non commissionnés qui s’occupaient de l’entremise des effets de commerce. Cette catégorie se composait en général d’hommes sérieux, habitués au travail, raisonnablement fournis d’argent et de clientèle et admis dans les meilleures maisons. On leur donna la chasse, mais poliment, pour les forcer de se mettre en règle. Chacun d’eux se réfugia dans une des charges d’agent qui se trouvaient vacantes, et le parquet se trouva solidement constitué.

Les hommes sérieux amenèrent les affaires sérieuses. Les valeurs locales furent proscrites de la cote à terme et ne figurèrent plus que pour mémoire sur la cote au comptant. Les placements se firent sur les grandes valeurs, comme à la Bourse de Paris. Les transactions sur les titres prirent de jour en jour un nouveau développement, et les charges d’agent de change qu’on offrait naguère à 50 000 francs, sont recherchées aujourd’hui de 120 à 150 000 francs.


Il suffit de traverser Bordeaux, Lyon ou Marseille pour voir que les parquets de province, sous l’influence de syndicats intelligents, tendent à décentraliser le marché des fonds publics. Autrefois Paris était le seul marché, la France entière y adressait ses ordres d’achat ou de vente. Les agents de province avaient été institués pour l’entremise des effets de commerce et des lettres de change, comme les courtiers pour l’entremise des marchandises, et la preuve, c’est qu’ils sont encore assimilés aux courtiers et placés avec eux dans la dépendance du ministre du commerce. Les agents de Paris, seuls chargés de la vente et de l’achat des fonds, étaient soumis à une organisation spéciale, et placés sous la main du ministre des finances. Lorsqu’un particulier de Marseille, de Bordeaux ou de Lyon voulait vendre ou acheter de la rente, il s’adressait au receveur général qui faisait faire l’opération à Paris par le ministère d’un agent.

Mais depuis que les parquets de province fonctionnent régulièrement, la rente se vend et s’achète à Marseille sans faire le voyage de Paris ; les négociants de Bordeaux ou de Lyon spéculent sur la hausse et la baisse par l’entremise de leurs agents, sans rien dire au receveur général. Cette révolution dans les habitudes de la province est plus importante et plus utile qu’on ne le suppose au premier coup d’œil. Lorsque toutes les affaires aboutissent au même marché, la concurrence de tous les ordres de vente qui s’abattent simultanément sur une seule place, en temps de crise politique ou financière, contribue à la dépréciation du crédit, et précipite la baisse. Quand les marchés de province sont là pour amortir le choc, la baisse se sent moins parce qu’elle se répartit.


Il y a tout juste un an que je gourmandais de toutes mes forces le conseil municipal de Bordeaux. Je lui reprochais d’être riche et mauvais riche, de ménager un peu chichement les revenus d’une ville grande et puissante, et de marcher sans enthousiasme dans cette voie de luxe et de progrès où la France entière galope à la suite de Paris. Il est certain que l’économie est la plus sotte et la plus stérile de toutes les vertus. Lorsqu’une dépense est utile, on doit la faire sans marchander et sans attendre. Je connais un homme qui voyage six mois par an, et qui a pour principe de ne rien payer trop cher : l’habitude de marchander lui sauve une dizaine de francs par jour, et lui retranche pour plus de cent francs de plaisir. Mon grand-père était un digne paysan, mais prudentissime pour son malheur et pour le nôtre. Il possédait, sous la Terreur, douze mille francs en or et six enfants. L’occasion se présenta d’acquérir le château du village et un domaine qui vaut un million. Mon grand-père n’était pas si fou ! Il garda son argent par prudence, et lorsqu’il mourut, en 1845, on retrouva douze mille francs dans son bahut. Moi-même, qui ne suis pas plus économe qu’un autre, j’ai rencontré ces jours derniers dans une boutique de Rome le poignard de Trivulce, une pièce authentique du plus haut intérêt. La gaine en os, longue d’un demi-mètre, porte le nom du possesseur, son portrait, le portrait de Louis XII, et le portrait d’une femme inconnue que je n’ai pas encore rencontrée dans l’histoire. Cette belle arme était à vendre pour 150 francs ; elle vaut quatre fois davantage ; je l’ai laissé emporter par un brocanteur de Paris. Que voulez-vous ? J’ai attendu, j’ai fait comme mon grand-père ; avec cette différence que les 150 francs ne se retrouveront pas dans ma succession.

Personne ne songerait à faire des économies, si l’on était bien pénétré de cette vérité incontestable : l’or et l’argent baissent imperceptiblement tous les jours, tandis que l’art et le travail de l’homme augmentent de prix. Les sept louis et demi que j’ai bêtement gardés dans mon tiroir valent déjà quelque chose de moins que la semaine passée ; et le poignard de Trivulce dans quatre ou cinq cents ans vaudra dix fois son pesant d’or.

Si l’économie est absurde chez les particuliers, elle est presque coupable chez ceux qui gouvernent. La richesse et la grandeur d’un pays ne proviennent pas de l’argent mis de côté par les souverains, mais de celui qu’ils ont déboursé à propos. L’argent dépensé est le seul qui reste ; l’argent épargné finit toujours par disparaître. Les assemblées bourgeoises ne sont pas de cet avis, parce qu’elles sont de l’école de mon grand-père ; elles lésinent dans le présent, sans nul profit pour l’avenir. Panurge est peut-être allé un peu loin dans son royaume salmigondinois ; mais il y avait plus de raison dans le petit doigt de Panurge que dans tout le ventre d’un parlement.

L’habitude de rogner les budgets et surtout l’ajournement systématique des travaux reconnus nécessaires ont coûté très-cher à la France. Si le chemin de Paris à Marseille avait mis quelques années de moins à se construire, le port de Trieste n’aurait pas fait fortune à nos dépens. Les éclaircies qui se font rapidement dans les quartiers touffus de Paris auraient coûté moitié moins en 1758. Elles coûteraient dix fois plus, si un esprit de temporisation parlementaire les ajournait d’année en année jusqu’en 1958. Il suit de là que pour tous les travaux d’utilité ou de splendeur publique, rien n’est plus prudent que la hâte, et rien n’est plus économique que la dépense.

L’histoire, qui juge les gouvernements en dernier ressort, leur sait peu de gré des millions qu’ils ont mis à la caisse d’épargne. Elle considère Galba comme un ladre, et elle n’a pas Vespasien en odeur de sainteté. Les magnificences de Louis XIV, encore qu’un peu personnelles, ont laissé un meilleur souvenir que les lésineries de Louis XI. C’est pourquoi, si nous voulons être bénis de nos enfants et admirés de la postérité, dépensons tous nos revenus à des entreprises grandes et utiles : c’est le meilleur placement.


Nous disions donc que la ville de Bordeaux prenait trop peu sur ses revenus pour se faire belle. Il est vrai que les siècles précédents lui ont laissé peu de besogne. Quant aux Marseillais, qui ont tout à créer, ils se démènent comme de beaux diables pour la plus grande gloire de leur pays. Ils n’ajournent rien au lendemain, ils entreprennent dix choses à la fois, ils mènent de front l’utile, l’agréable et le majestueux. Deux ports, un canal, un palais de justice, une résidence impériale, une bourse, une cathédrale, un jardin zoologique ! Je n’oublie rien ? non, rien, si ce n’est l’élargissement de la rue Noailles et de la rue d’Aix. C’est une affaire de neuf millions pour la rue Noailles, et de dix-sept millions pour l’autre ; vingt-six millions pour que les voitures circulent plus commodément à l’entrée de la ville ! Louis XI et tous ses compères décideraient, à l’unanimité, que ces gens-là sont fous.

J’avoue qu’au premier coup d’œil, cette fureur d’entreprendre m’avait presque épouvanté. Je me suis demandé un instant si ce jeune et impétueux Marseille ne gaspillait pas étourdiment ses biens nés et à naître ; s’il ne conviendrait pas de lui donner un conseil judiciaire au lieu d’un conseil municipal. Le budget de la ville m’a répondu.

Les dépenses les plus énormes et les plus folles en apparence se réduisent à rien lorsque celui qui les fait est en voie de prospérité, lorsque tout lui réussit et que l’argent jeté par la fenêtre rentre immédiatement par les portes, suivi de gros intérêts. Les établissements privés qui fleurissent à Marseille prouvent abondamment cette vérité. L’administration des théâtres paye 75 000 francs de loyer par an ; elle donne 5 000 francs par mois à son premier ténor, 2 500 francs à sa basse, 4 000 francs à sa première chanteuse, et tout dans la même proportion. Cependant les directeurs ont encaissé 75 000 francs de bénéfices nets en 1857. Les cafés chantants du Casino et de l’Alcazar étalent un luxe quasi ridicule, qui étonnerait les gens de Paris ; mais plus ils dépensent, plus ils gagnent, et la folie de leurs déboursés les enrichit en un rien de temps. Les actionnaires du jardin zoologique ont acheté leur terrain en 1855. C’était une affaire de 118 000 francs, sans compter les constructions et les bêtes. Mais le revenu, le simple revenu de 1857, s’élève à 95 660 francs. La récolte d’une année couvre presque le capital, comme dans la culture du lin.

Allez du petit au grand ; les résultats sont les mêmes. Les dépenses de la ville augmentent tous les ans. Elles marchent d’un joli train, mais qu’importe, si les recettes ont toujours un ou deux millions d’avance ? On débourse près de dix millions en 1855 ; il en rentre plus de douze. L’année suivante, pour onze dépensés on en récolte treize. En 1857, on fait des folies dix-huit millions et demi ! La recette arrive presque à vingt millions. Savez-vous qu’il y a des États en Europe dont le budget ne monte pas si haut ? Dans tous les cas, je n’en connais aucun dont la prospérité marche si vite.

On a tant de confiance dans les destinées de Marseille, on lui sait de telles ressources, on le croit si solvable, qu’il peut emprunter ce qu’il lui plaira. Tous les emprunts qu’il a ouverts ont été souscrits immédiatement par les citoyens de la ville au taux le plus modéré : 4½ pour 100 pour la plus grande partie.

Son bilan peut s’établir en quelques lignes ; il prouve la sagesse de ses administrateurs. La ville est autorisée par diverses lois emprunter 43 250 000 francs. Elle a réalisé 35 750 000 francs ; elle en a déjà remboursé 8 900 000. C’est donc 26 850 000 qu’elle doit. Une misère ! Un homme qui a 20 000 francs de revenu, et qui en dépense 18 500, peut faire 27 000 francs de dettes sans encourir l’interdiction. On lui permettrait de s’endetter du triple s’il espérait dans l’avenir quelque honnête héritage. Or, mon Marseille est fils du commerce et de l’industrie ; il a dans l’avenir un héritage illimité et d’incalculables espérances.

Sa dépense principale a été la construction du canal de la Durance, qui coûte environ 35 millions et demi ; mais la vente des eaux produit déjà 450 000 francs par an, sans parler de la ville assainie, de la poussière abattue, de la campagne transfigurée. La construction des ports est entreprise à frais communs par la ville, le département et l’État. C’est la ville qui en recueillera les premiers fruits. La cathédrale coûtera cher. Combien ? Personne ne peut le dire. Le devis définitif des fondations est d’environ 1 300 000 francs. Mais il était impossible que l’évêque de Marseille officiât plus longtemps dans une église de village. L’État a souscrit pour deux millions et demi, la ville en donnera quatre un sur son budget, trois sur les terrains de la Joliette qu’elle a vendus. Le palais de justice coûtera quatre millions ; mais c’est le département qui paye. La Bourse en coûtera six et demi ; mais c’est la chambre de commerce qui fait presque tous les frais. La ville fournira une subvention de 600 000 francs, payable en dix ans : elle a cédé le sol des rues.

On va construire une résidence impériale au sud du vieux port, sur l’emplacement de la Réserve, auprès de ce village des Catalans que Monte-Cristo a rendu célèbre. Depuis longtemps déjà le village des Catalans n’est plus qu’une ombre. Cette république de pêcheurs, apportée par l’émigration, s’est remise à émigrer. Est-ce en haine de l’inscription maritime ? Est-ce parce que le poisson manque sur nos côtes ? On ne sait. Toujours est-il que le petit port se fait désert, et que les cellules blanchies à la chaux sont presque vides. À peine si l’on entend dans cette solitude le son guttural d’une phrase espagnole. Il faut errer longtemps par les ruines avant de rencontrer sur le seuil d’une porte ouverte une vieille femme au visage de bronze épluchant la tête de son petit-fils.


Les Marseillais dépensent leur commun revenu en hommes intelligents ; je n’ai pas dit en artistes. Gens d’esprit tant qu’on voudra ; je suis prêt à enchérir sur tous les superlatifs de la louange ; mais en matière d’art, ce n’est pas à eux que je demanderai des avis. Le discernement du beau est un fruit de l’éducation plutôt qu’un don de la nature, et les Marseillais n’ont pas encore tourné leur esprit de ce côté-là. Il leur manque cette tradition d’art qui s’est conservée çà et là dans quelques villes de France, à Lille, à Valenciennes, à Dijon, à Grenoble, à Lyon, je dirai même à Bordeaux. Les nouveaux édifices de Marseille ne s’annoncent pas comme des chefs-d’œuvre d’architecture : on fait aussi bien à Washington et à Cincinnati. Devant la Bourse neuve, qui est formellement laide, on voit un bourreau montrant au peuple une tête fraîchement coupée. C’est la statue du Puget, martelée par M. Ramus, et offerte en présent à la ville par un grand seigneur de Jérusalem. Le musée ne manque pas de bons tableaux, mais ils ne sont ni bien rangés, ni bien éclairés, ni bien entretenus. C’est ici que je me brouille avec le conseil municipal de Marseille. Il est fâcheux que des deux salles de peinture, la première soit mal éclairée et la deuxième ne le soit pas du tout. On regrette de voir trôner à la place d’honneur cinq ou six croûtes de l’école moderne, quand le Mercure de Raphaël, copié à la Farnésine par M. Ingres, est placé sous le plafond, dans le coin le plus obscur d’une chambre noire. Enfin les restaurateurs du cru sont presque aussi imprudents que nos vandales de Paris.


De tous les privilèges municipaux, savez-vous quel est celui qu’on aime le plus en province ? celui dont on est le plus fier ? celui qu’on défend avec le plus d’obstination contre les empiétements de la capitale ? C’est le droit de démolir un beau bâtiment pour en bâtir un laid ; de choisir une mauvaise statue entre dix bonnes, de faire la nuit et le jour dans un musée, et d’élire un professeur de dessin qui ne sache pas dessiner. Cette fureur n’est pas spécialement française ; on peut l’observer à loisir dans toute l’Europe civilisée, et elle contribue depuis nombre d’années à la décadence que nous voyons. Dans toute ville de dix mille âmes, les notables disent unanimement : « Nous avons le droit, pour notre argent, de protéger les arts à notre guise. Aucun pouvoir humain ne peut nous empêcher de gouverner la barque de travers, attendu que la cargaison est à nous. »

Un Bavarois qui habite Rome me racontait ces jours passés l’anecdote suivante. Je la transcris dans son entier, quoiqu’elle ne concerne ni l’Italie, ni même Marseille. Mais elle touche à une question qui intéresse les esprits élevés de tout pays. Écoutez-la donc avec soin ; c’est mon Bavarois qui parle :

« Je suis natif de Niguenau, ville de douze mille âmes, située à soixante milles de Munich, et chef-lieu de la province. On peut dire que mes concitoyens sont riches ; ils ont fait fortune en fabriquant des tissus de coton et des poupées de porcelaine. Leur plus grand plaisir est de manger des saucisses en buvant la bière du pays, qui est excellente ; ils ne savent rien de meilleur ni de plus digne d’un homme civilisé que la bière et les saucisses. Cependant, comme les beaux-arts sont à la mode en Bavière depuis un certain nombre d’années, et comme on s’en occupe activement à Munich, les notables de Niguenau, pour tenir leur rang dans le royaume, consacraient tous les ans quelques milliers de florins à la culture des arts. Ils entretenaient un architecte assermenté, chargé de réparer les édifices municipaux et de les repeindre en rouge. Ils avaient un musée composé au hasard, mais le hasard a quelquefois la main heureuse. Enfin ils nourrissaient tant bien que mal un professeur de peinture. Le professeur, le conservateur et l’architecte étaient trois enfants du pays, conformément à ce principe municipal : « Ne donnez pas à un étranger l’argent de la commune. » Ces trois personnages touchaient leur traitement chez le bourgmestre et par conséquent obéissaient à lui seul. Or le bourgmestre était un excellent homme, un médecin très habile et un des particuliers les plus spirituels de Niguenau, mais en matière d’art, un âne. Il se montrait d’autant plus jaloux de sa prérogative, et les matières d’art étaient les seules sur lesquelles il n’entendît pas raison.

« L’administrateur de la province (appelons-le préfet pour parler comme chez vous) était un connaisseur éclairé par les voyages, par la vie de Munich et la fréquentation des grands artistes. Aussi se gardait-on de prendre ses avis. Lorsqu’il aventurait officieusement un bon conseil, le bourgmestre se drapait dans sa morgue municipale et répondait avec une politesse impertinente : « Monsieur le préfet s’y connaît mieux que nous, et nous sommes gens à nous tromper mais Niguenau est assez riche pour payer nos bévues, et il n’en coûtera pas un kreutzer au gouvernement. »

« Lorsqu’il fut question de rebâtir l’hôtel de ville qui tombait en ruine, le bourgmestre et son architecte combinèrent ensemble un petit projet de temple grec, surmonté d’un clocher gothique et entouré d’un balcon suisse. Le préfet vit par hasard les plans de cet édifice hybride, et il ne put se défendre de pousser les hauts cris. On lui répondit avec douceur : « C’est la ville qui paye. »

« Vers le même temps, le conservateur du musée, qui n’avait touché un pinceau de sa vie, s’arrêta devant le tableau du Pérugin. Nous n’en avions qu’un seul, mais c’était la perle du musée. Cet animal (excusez-moi si je ne trouve pas un mot plus poli) s’avisa que la peinture était trop jaune, et il se mit à la gratter avec une racloire jusqu’à ce qu’il rencontrât le bois. Il s’aperçut alors qu’il avait fait la place un peu trop nette, et pour réparer sa maladresse, il étendit une couche de bitume sur l’espace qu’il avait blanchi. Mais s’étant souvenu fort à propos que le tableau primitif avait certaines parties dans la lumière et certaines autres dans l’ombre, il égratigna le bitume avec la pointe d’un canif, partout où il lui plut de faire des clairs. Le préfet le surprit au milieu de cette exécution, et poussa un cri de colère. Sa première idée fut de le foudroyer d’un coup de pied ; mais il se contenta de provoquer son renvoi. « Vous nous excuserez, répondit le bourgmestre, ce fonctionnaire est à notre nomination, puisqu’il est payé sur notre budget. »

« Le professeur de peinture à l’école communale vint à mourir. Il n’avait rien su de sa vie, et depuis une vingtaine d’années il enseignait aux jeunes gens de Niguenau une certaine peinture à la pommade qui faisait l’admiration des parents. Le préfet se persuada que cet heureux décès allait sauver le bon goût dans la ville. Il voulait appeler de Munich un homme âgé, plein de talent, goûté dans les expositions, honoré de plusieurs récompenses, et assez modeste pour préférer une position fixe en province à la vie militante de la capitale. Mais le bourgmestre et les conseillers avaient un autre candidat. C’était un jeune homme du pays qui s’était fait connaître par d’heureux commencements dès l’âge de douze ans. On l’avait envoyé à Munich avec une pension de 300 florins, dans l’espoir qu’il obtiendrait le prix de Rome et qu’il ferait honneur à la ville de Niguenau. Il avait concouru tant que son âge le lui avait permis, c’est-à-dire jusqu’à sa trentième année, et il n’avait pas même remporté un second prix. Ce n’était pas qu’il peignît à la pommade, mais il dessinait ses tableaux avec la pointe d’un clou. Il fut élu à l’unanimité par le conseil de ville, et le bourgmestre se fit un devoir d’en informer le préfet. « Votre seigneurie, lui dit-il, appréciera les sentiments qui nous ont inspirés. C’est nous qui avons jeté ce jeune homme dans la peinture en lui fournissant les moyens d’étudier. Puisqu’il n’a pas réussi, nous devons lui assurer des moyens d’existence. — Mais quoi ? reprit l’administrateur intelligent, parce que ce garçon a prouvé son incapacité à Munich, vous lui donnez la place d’un homme capable ! Vous ne savez pas tout le mal qu’un professeur de dessin peut faire dans un pays, et quelle influence déplorable il exerce sur le goût du public. — C’est à nos risques et périls, reprit le bourgmestre ; d’ailleurs c’est nous qui payons. — Hé ! morbleu ! un homme a-t-il le droit d’empoisonner ses enfants, sous prétexte qu’il a payé le poison ? »

« L’architecte, le conservateur et le professeur triomphaient dans leur nullité à la barbe du préfet, lorsque le roi vint à passer. C’était un roi fort doux, comme on sait, mais artiste à outrance et intraitable dans les questions de goût. Il manda le bourgmestre et les conseillers à l’hôtel de la préfecture et leur dit : « Bonnes gens, vous croyez avoir le droit de bâtir des édifices ridicules, de saccager les tableaux de votre musée et de fausser le goût de vos enfants, parce que le maître de dessin, le conservateur du musée et l’architecte de la ville sont payés sur votre budget. Ce préjugé est établi dans tous les chefs-lieux de mon royaume ; aussi n’ai-je pas dix hommes de goût hors de Munich. Il est temps de changer de régime. Je veux que tous les édifices publics soient construits par des architectes à moi, que les conservateurs de tous les musées aient fait leurs preuves dans la capitale, et que les professeurs de peinture soient choisis par mon ministre comme les maîtres de grec et de latin qui enseignent dans les collèges royaux. Vous pouvez objecter que ces messieurs sont à votre nomination parce qu’ils sont à votre solde : c’est la loi. Mais la loi dit aussi que lorsqu’un fonctionnaire est payé par l’État et par la ville, c’est au gouvernement qu’il appartient de le nommer. C’est pourquoi, à dater de ce jour, je contribuerai pour un florin par an, au traitement de l’architecte, du conservateur et du maître de dessin de Niguenau, et ils ne seront nommés que par moi. »

« Depuis cet acte d’autorité royale, on a construit à Niguenau un hôtel de ville simple et de goût irréprochable : les élèves de l’École des beaux-arts ne peignent plus à la pommade et ne dessinent plus avec un clou ; le musée est bien éclairé, bien entretenu, bien rangé ; on voit sous chaque tableau le nom du maître et l’indication du temps où il vivait ; les chefs-d’œuvre sont mis à une place d’honneur, pour que le public soit instruit de ce qu’il peut admirer à coup sûr ; et si notre collection n’est pas des plus riches, elle est d’un aussi bon exemple que celle de Munich. »

Ce discours traduit de l’allemand nous a entraînés si loin de Marseille, que, ma foi, j’ai presque envie de n’y plus retourner. Aussi bien, nous avons tout vu, si j’ai réussi à vous montrer en quelques pages ce que j’ai étudié en dix jours. Je vous ai dit ce que je pense des Phocéens, le bien et le mal, et vous conviendrez certainement avec moi que la somme du bien l’emporte de beaucoup.

Maintenant, s’il vous plait, nous irons à Rome, et nous y entrerons de plain-pied. Si j’avais parcouru la route en pèlerin, le sac sur le dos, comme les artistes du bon vieux temps, j’aurais bien des paysages à décrire et des scènes d’auberge à raconter. Mais je suis parti sur un bateau des Messageries, à dix heures du soir, heure militaire, et je suis descendu à Civita-Vecchia trente heures après, sans avoir eu le mal de mer. Voilà tous les incidents du voyage. Le paysage n’a pas varié un instant : bleu partout. Je pourrais vous donner le portrait et l’histoire de mes compagnons de traversée, mais je n’aurais que du bien à vous en dire ; et d’ailleurs, comme ils ne sont pas des hommes publics, leurs affaires ne vous regardent pas.


Il en est un cependant que je me rappelle avec trop de plaisir pour n’en pas dire quelques mots. C’est M. de Bailliencourt, colonel du 40e de ligne, et l’un des hommes les plus aimables, les plus ronds, les plus ouverts que j’aie rencontrés en aucun pays.

J’ai toujours aimé les soldats. Singulier goût, dira-t-on, chez un auteur qui se pique de philosophie. Parbleu ! je sais comme vous que l’homme n’est pas sur cette terre pour tuer les autres hommes. L’activité, le courage et l’intelligence ont mille emplois plus utiles et plus élevés ; je ne prétends pas engager de discussion là-dessus. Mais j’aime les soldats, et c’est plus fort que moi. Je les aime avec leurs qualités et leurs défauts, leur instruction et leur ignorance, leur grandeur d’âme et leurs travers, et surtout avec cette éternelle jeunesse de cœur qui les distingue de nous. Ce qui plaît aux bonnes d’enfant, aux grisettes et quelquefois aux grandes dames, c’est l’uniforme. Ce qui me séduit dans le soldat, quel que soit son grade, c’est un certain degré de naïveté honnête, une généreuse ignorance du mal, une demi-virginité de l’âme qui se conserve sous l’uniforme jusque dans un âge assez avancé.

Mon honorable compagnon de voyage est encore jeune ; je crois qu’il est sorti de Saint-Cyr en même temps que M. le maréchal Canrobert. Et pourtant c’est déjà un vieux soldat. Il aime l’armée comme une patrie, le régiment comme une famille, le drapeau comme un clocher. Un numéro inscrit sur les boutons d’une tunique lui fait battre le cœur. En débarquant à Civita-Vecchia, il a poussé un cri de joie en reconnaissant un homme de son régiment. Il me raconte, en caressant sa moustache avec une joie attendrissante, qu’on viendra demain matin, musique en tête, lui rapporter le drapeau.

Cet homme bien né, cet homme du monde, a demandé un congé d’un mois pour revoir sa famille après une absence de plusieurs années. Il revient au régiment avant l’expiration de son congé : la nostalgie du drapeau l’avait pris.


À Civita-Vecchia, j’ai pris la poste comme un homme de qualité. Elle coûte deux ou trois francs de moins que la diligence lorsqu’on sait la manière de s’en servir, et elle arrive beaucoup plus tôt. Je crois, Dieu me pardonne ! que nous avons fait la route en sept heures. Mes quatre chevaux ont traversé la ville éternelle en faisant sonner leurs grelots, et je leur ai dit adieu sur la place d’Espagne. J’étais chez moi, du moins je n’avais plus guère que trois ou quatre cents marches à monter.



  1. Il y a certains impôts qui augmentent avec la population des villes ; les villes sont donc intéressées à dissimuler une partie de leur population. Je connais en Lorraine une bourgade de plus de 4000 habitants qui n’a jamais consenti à en avouer plus de 3999. Lorsque le progrès de la population sera devenu trop évident, elle sautera brusquement de 3999 à 4999, comme ces femmes a prétention qui passent en un jour de vingt-neuf à trente-neuf ans.