Rose et Blanche/1/5

La bibliothèque libre.
B. Renault, éditeur (Tome Ip. 138-162).


CHAPITRE V.

Souvenirs.


Profondément ennuyé du récit du soprano, Horace, le plus inhabile de tous les hommes à jouir d’un plaisir qu’il s’était promis, conçut pour le souper et pour les convives un de ces dégoûts spontanés qui viennent nous saisir au sein des plaisirs factices. Incapable de supporter plus long-temps le malaise qu’il éprouvait, il n’attendit pas le dénouement de l’histoire de M. Firenzuola, et se jeta dans une allée du jardin, heureux et soulagé de respirer l’air de la nuit et le parfum des myrthes qui croissent presque sans culture dans ce climat. D’abord il erra dans l’obscurité, foulant aux pieds des touffes de belladone, et livrant à la brise balsamique ses cheveux secs et brûlans. Il se sentit ranimé par cet air tonique, et presque disposé à une gaîté vraie. Alors il se rapprocha de la salle du festin, dont les chants et les rires venaient jusqu’à lui, et dont les fenêtres ouvertes laissaient échapper des flots de lumière qui allaient pâlir et s’éteindre sur la verdure. Au travers des branches, il distinguait les visages enluminés, les attitudes grotesques, les regards lascifs, les sourires équivoques ; alors, cherchant sur ces visages joyeux à s’emparer de la contagion de la joie, et reconnaissant l’impossibilité d’être affecté des mêmes intérêts, amusé des mêmes plaisirs, tout d’un coup il se sentit plus triste, plus isolé que jamais. Par un de ces retours que nous faisons sur nous-mêmes, alors qu’une sensation douloureuse vient réveiller toutes les douleurs du passé, Horace retrouva toutes les siennes, et sa vie entière se déroula sous ses yeux comme un seul jour.

D’abord il se vit tout petit enfant, mélancolique et souffreteux dans les bras de sa mère, ayant le malheur de ne manquer de rien, de n’avoir pas le temps de former un désir, et cherchant souvent avec sa sœur, un peu plus âgée et un peu plus gâtée que lui, un amusement qui, selon leur expression naïve, ne les ennuyât pas. Ensuite ses yeux s’ouvraient aux choses de la vie ; mais dès-lors on prenait le soin de les lui présenter sous un faux jour. Ses parens, orgueilleux d’une fortune amassée dans le commerce, lui donnaient pour alphabet la liste de ses propriétés futures, et pour notions d’histoire naturelle, l’entretenaient du revenu de la coupe des bois et de l’avantage des regains. Alors il se rappela l’ennui rongeur qui s’était monstrueusement glissé dans son cœur d’enfant ; il avait souffert, sans savoir d’où venait son mal, toutes les misères de la richesse. Il avait envié la liberté du mendiant et le sarrau de toile du villageois. Une seule chose, qu’il se retraçait avec plaisir, était son bon précepteur, si éclairé, si simple et si dévoué. Celui-là lui avait fait aimer l’étude, l’avait préservé de la sottise et de la vanité, et lui avait appris à respecter, dans ses parens, les préjugés et les ridicules qu’il ne partageait pas.

Mais à seize ans, on avait enlevé le jeune homme à son digne ami, à ses champêtres excursions, devenues pour lui si fécondes en jouissances pures. On l’avait revêtu d’une brillante livrée et jeté dans un régiment de la garde royale, pour rivaliser de folie et de fatuité avec la jeune noblesse de France. Horace n’avait jamais oublié la réponse que sa mère lui fit, un jour qu’il protestait de son antipathie pour l’état militaire : « Votre voisin, le jeune comte de B**, lui avait-elle dit, est sous-lieutenant dans la garde royale : sa mère me disait l’autre jour qu’il fallait être bien pour obtenir ce privilége ; nous lui prouverons que la richesse est une aussi bonne recommandation dans l’état, que sa noblesse décrépite. »

Alors, il se rappela ses premiers chagrins, ses larmes en quittant le bon Aubry, sa timidité en entrant dans la vie, les sottes plaisanteries qui l’avaient accueilli au régiment et la morgue glacée de ces jeunes talons rouges qui s’énorgueillissaient d’avoir le pas à la cour sur leur colonel, et s’étonnaient qu’un camarade sans titres osât se permettre d’avoir de plus beaux chevaux que les leurs et une plus jolie maîtresse.

Mais un instant le tableau du passé brille d’un coloris vif et riant devant les yeux d’Horace. Il revoyait ses premiers plaisirs, ses premières amours, ses premières folies. Jeune homme élégant et beau, il oubliait les sages leçons de M. Aubry, et se laissait enivrer par le suffrage de ces femmes assez folles pour faire perdre l’esprit aux jeunes gens, assez sages pour ne pas risquer leur cœur. Quel orgueil et quel amour palpitait dans son âme quand, monté sur le plus beau cheval de l’armée, il passait en caracolant sous les fenêtres de la belle marquise, et lorsqu’une adorable grisette, fleur ignorée de la province, le suivait des yeux dans la rue, en disant à sa compagne, assez bas pour qu’il l’entendît : Voilà le plus joli homme de la garnison ! Comme il relevait sa jeune moustache, et faisait avec un plaisir d’enfant sonner son grand sabre sur le pavé !… Mais la marquise se moqua de lui ; il fut trompé par la grisette. Alors, comme il ne s’occupait point de politique, il avait espéré la guerre, et il avait sérieusement étudié la théorie militaire. Mais la guerre n’était pas venue ; le grade de capitaine, obtenu au sein de la paix, par faveur, ne l’avait ni consolé, ni enorgueilli, et il avait vécu tantôt dans sa famille où son cœur se sentait à l’étroit, tantôt dans un monde où il n’osait le répandre.

Enfin, après quelques mois où il vécut pauvre, et travailla pour vivre, Horace se rappela la mort de sa mère, de sa mère dont l’amour renfermait plus de vanité que de vraie tendresse, et que pourtant il avait pleurée avec douleur : car il est des affections qu’en dépit de la raison le cœur ne répudie jamais. Il se vit rentrant en maître dans cette maison où la raideur paternelle l’avait rarement admis à délibérer sur les intérêts communs. Il avait depuis quelque temps abandonné l’état militaire qui n’offrait rien à ses désirs de gloire. Il s’était plu à répandre autour de lui le bonheur qu’il ne connaissait pas, à réparer les injustices, à faire pardonner l’orgueil de ses parens ; et, ne pouvant obtenir qu’on bénît leur mémoire, il avait réussi à les faire oublier. Il avait encouragé l’industrie, relevé le commerce : pendant deux ans il s’était rendu utile à sa province, précieux à ses voisins, cher à ses amis ; les pauvres avaient béni son nom, les envieux l’avaient respecté.

Tout-à-coup, au milieu de ce tableau où la conscience du jeune homme s’épanouissait, heureuse et rafraîchie, une pensée subite éteignit cette lueur de joie, ses sourcils se contractèrent ; il passa la main sur son front comme pour en chasser une idée fixe, une souffrance obstinée…

«… Toujours ce souvenir ! dit-il ; il me suivra partout !… — Ah ! bah ! s’écria-t-il en quittant brusquement l’allée sombre qu’il parcourait depuis quelque temps sans le savoir, quelle folie de regretter le bonheur qui est une chimère, quand on a sous la main la seule réalité de la vie, le plaisir ! Je gage bien qu’en ce moment mon sage Laorens ne pense guère à moraliser sur le passé. Voyons donc un peu la mine qu’il fait auprès de sa débutante… Non ; allons plutôt voir l’intérieur du pavillon… En vérité, si la mère était plus fraîche…

Et en devisant ainsi avec lui-même il tira la clef de sa poche et pénétra dans le boudoir de province d’un air aussi cavalier, aussi profane que s’il fût entré dans une église.

Les séductions de ce sanctuaire de l’amour n’étaient pas assez délicates pour impressionner l’imagination d’un sceptique comme Cazalès. Les murs étaient revêtus de ce papier d’auberge qui représente des forêts, des villes, des chasses coloriées et vernies. Sur celui-là on voyait la cour de Cythère, les jardins d’Idalie en vert d’épinard ; un temple de l’amour en marbre couleur de brique, des fontaines qui versaient des flots d’indigo dans des bassins d’eau de savon, des rivières qui coulaient des décoctions d’absynthe, des amours si rouges qu’on les eût dit écorchés, des nymphes horriblement contrefaites et des faunes les plus innocens du monde : tout cela dansait d’un air si froid et s’enlaçait dans des attitudes si ennuyées, qu’il était impossible de ne pas bâiller en les regardant. Sur les boiseries, quelques gravures, encadrées dans du bois noir, offraient des sujets plus clairement érotiques, et n’inspiraient que plus de dégoût. Sur une table s’élevaient quelques corbeilles de fruits et deux flacons d’un vin capiteux, haut en couleur, dont l’aspect seul était impertinent. Enfin le vieux sofa de taffetas rose fané, unique siége de ce guet-à-pens, semblait chercher à sourire et ne faisait que la grimace, comme un vieux libertin qui étale toute sa laideur en voulant se faire aimable.

Horace fit le tour de ce charmant réduit ; et, s’étendant avec ses bottes sur le poudreux sofa, il ne trouva rien de plus plaisant que de s’y endormir, et de poser dans ce seul fait l’épigramme que méritait le goût du mercure perruquier. Les fumés du vin aidèrent merveilleusement à cette fantaisie ironique, et bientôt le sommeil pesa lourdement sur ses paupières fatiguées.

Il dormait depuis un de ces instans à la fois rapides et longs, qui vous plongent dans des siècles d’illusions et d’activité, lorsque les sons purs et pénétrans d’une jeune voix féminine vinrent se mêler à son rêve. Il se crut transporté sur une des plus hautes cimes des Pyrénées, dans une de ces solitudes dont la sublime tristesse avait naguère aigri son mal ; et, comme tous les hommes plus ou moins fantasques, c’est dans un souvenir, dans un rêve qu’il trouva l’enthousiasme refusé la veille à la réalité. Il voyait nettement la campagne au travers des vapeurs d’argent qui voilent presque toujours les régions élevées ; il distinguait les contours multiformes des rochers, les sinuosités lointaines du torrent et la dégradation des teintes de la verdure verticalement jetée sur le roc. Et la scène changeait ; c’était le versant d’une montagne verte avec son chalet enfoui dans le sol jusqu’au toit, son jardin de giroflées jeté sur les trois pieds carrés de terre végétale d’une roche, comme une corbeille de fleurs sur son piédestal ; son ruisseau échappé à quelque pierre moussue et tombant goutte à goutte sur des tiges de saponaire et de rhododendrum ; Sa vache fauve rayée, comme un tigre, ruminant sous un massif de coudrette et de sorbier : Horace voyait tout cela… tout cela était à lui ; il y était seul, il y était roi ; il respirait la fraîcheur et le parfum, il entendait le frémissement du ruisseau et la voix surtout, la voix de jeune fille qui chantait une romance au son de la mandoline, et qui résonnait insolite dans ce riant paysage, comme la voix d’un pauvre ange exilé sur un rocher près des cieux.

Peu à peu une légère sensation de froid s’étendit lentement sur les membres du dormeur ; le réveil se glissa dans son sang et monta de veine en veine jusqu’à son cerveau ; il s’imagina d’abord que le ruisseau de son rêve coulait sur lui et se gonflait jusqu’à l’engloutir ; ses paupières se soulevèrent avec effort ; et au travers des frissons, des bâillemens et des contractions nerveuses du réveil, il se trouva étendu sur le sofa, la tête appuyée sur deux amours de chêne sculptés qui surmontaient le dossier de ce galant débris du siècle Pompadour. Cependant la voix magique avait survécu aux prestiges du sommeil ; il l’entendait toujours, et saisissait nettement l’harmonie de ses rimes italiennes. C’était un timbre de voix si suave, si frais, que l’oreille en était caressée et que les nerfs les plus malades eussent repris, en l’écoutant, toute leur élasticité.

Horace éprouva le bienfait de ce joli chant, il sortit du pavillon pour savoir à qui il en était redevable ; et, après avoir traversé le jardin, il alla s’asseoir sur la fenêtre de la salle où les comédiens essayaient de modérer les progrès de l’orgie, en faisant chanter la jeune Rose. Horace jeta les yeux sur elle : elle était jolie, fraîche, insouciante, froide ; les paroles amoureuses de sa chanson contrastaient si fort avec l’immobilité de son angle facial et la négligence de ses airs de tête, qu’il éclata d’un rire amer.

« Elle est bien femme ! pensa-t-il : elle jure un amour éternel et ne pense à rien !

C’était dommage que son chant fût sans âme, car il ne manquait ni d’art, ni de goût ; seulement elle était là comme une petite fauvette qui répète les gentilles chansons de sa mère, et qui vit son premier mois de mai. L’amour n’a pas encore échauffé son sein, et déjà son frais gosier remplit les bois de roulades flexibles et de rians ramages : étourdie, babillarde, vivant d’air, de soleil et de printemps.

« Ce Laorens ! pensa Horace, comme le voilà heureux ! L’imbécille ! demain il me fera un sermon avec la langue épaisse, les yeux appesantis et la mâchoire lourde : il me dira que je consume ma vie sans en jouir, et qu’il en a joui cette nuit : il appellera cela du plaisir, du bonheur peut-être ! Il faut pourtant que je sache combien ses sottises vont me coûter ; ou bien… attendrai-je qu’il évalue lui-même, après le tête-à-tête, le budget de ses félicités ? Ce serait plus sage ; mais la vertueuse et prudente mère laisserait-elle prélever le droit de possession sur sa vente, avant d’avoir pris hypothèque sur nos bourses ? tout cela devient embarrassant. »

Alors, entrant par la fenêtre du rez-de-chaussée, il tira Laorens à part.

« Mon cher, lui dit-il, tu es délicieux, tu as l’air d’un gros pigeon : je suis fâché que tu ne puisses pas te voir. Diable m’emporte ! tu es amoureux comme une bête. Mais à quoi songes-tu, mon bon ami ? tu veux donc nous ruiner tous les deux ?

« — Comment cela ?

« — Il y a deux heures que tu devrais être dans le pavillon, et tu ne m’en as pas encore demandé la clef. Tu ne vois pas que la mère ne te perd pas de vue ? qu’il n’est pas un de tes ridicules dont elle ne prenne note ! Tu vas voir tout à l’heure qu’elle nous présentera un mémoire où chacun de tes soupirs, chacune de tes œillades te seront portées en compte et taxées à tant la pièce.

« — C’est fort joli, ce que tu dis-là. Mais je voudrais bien te voir à ma place.

« — Dis donc que tu en serais bien fâché ; veux-tu que j’essaie ?

« — Tu ne brilleras pas plus que moi. Nous avons affaire à la plus hypocrite ou à la plus sotte, ou à la plus vertueuse de toutes les filles, elle n’entend rien, ne répond à rien, on dirait qu’elle ne comprend pas la question.

« — Diable ! c’est beaucoup de talent pour son âge : cette fille-là ira loin ; mais j’ai peur que ce ne soit pas avec toi.

« — Attention ! la mère l’emmène.

« — Ah ! c’est l’instruction maternelle qui commence, c’est bon signe. Sois tranquille : dans cinq minutes, ta belle saura, si tant est qu’elle les ignore encore, toutes les manières de palper les goussets d’un homme, en ayant l’air de l’attirer ou de le repousser. Si tu ne trouves pas un dragon de vertu, ce ne sera pas faute de théorie. »