Rose et Vert-Pomme/Le Scandale de la fête de Neuilly

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LE SCANDALE
DE LA FÊTE DE NEUILLY


Je ne sais pas si vous avez remarqué comme nous vivons dans une drôle d’époque. J’ai la prétention d’être un des jeunes hommes, de cette fin de siècle, les moins faciles à épater, et pourtant, ma vie n’est qu’une longue stupeur.

Véritablement, les gens de toute sorte en prennent trop à leur aise. Trouvez-vous pas ?

Ces réflexions ingénieuses et bien personnelles me sont suggérées par une lettre que j’ai reçue la semaine dernière et dont j’ai tenu à constater la parfaite exactitude des faits qui s’y trouvent énoncés.

(Ça m’étonnerait bien que cette dernière phrase fût française.)

Mon correspondant, M. Tristan Bernard, le jeune et intelligent rédacteur en chef du Chasseur de Chevelures, est, d’ailleurs, un garçon trop sérieux pour avancer n’importe quoi contraire au vrai.

Je laisse la parole à M. Tristan Bernard :


« Mon cher Allais,

» Je vous sais un si rude adversaire des abus ; d’autre part, vous avez de si belles relations (MM. Carnot, Gidel, d’Aumale, Léon Kerst, etc.) que je n’hésite pas à signaler à votre vigilance une de ces turpitudes qui, si elle tendait à se généraliser, exclurait bientôt des fêtes publiques tous les citoyens convenables, à quelque parti qu’ils appartiennent.

» Vous connaissez le jeu des serpentins, si français, si niçois, dirai-je même. Qui aurait pu prévoir que ce gai passe-temps dégénérerait en un plaisir grossier et deviendrait un objet d’indignation pour les honnêtes gens ?

» Voici quelques jours déjà qu’à la fête de Neuilly, d’inqualifiables individus ont remplacé les élégants rouleaux de papier par des morceaux de ténia, de huit, dix et douze mètres, qu’ils déroulent et lancent au visage des passants. Le mal ne serait pas grand si ces tronçons étaient proprement lavés ; mais il n’en est rien, malheureusement, tant est grande l’ardeur au jeu des personnes qui les utilisent ; sitôt leurs provisions épuisées, elles s’empressent d’aller, dans un réduit quelconque, se procurer à tout prix des munitions nouvelles.

» En tout cas, ce passe-temps d’un goût discutable aura fait naître une industrie nouvelle, l’élevage des ténias. Loin de chercher des mesures énergiques qui nous débarrassent de ces parasites, on s’appliquera, désormais, à trouver un mode d’alimentation qui favorise le développement de leur santé.

» Croyez-moi, mon cher maître, votre dévoué,

» Tristan Bernard. »


Cette révélation m’a paru assez grave pour mériter une éclatante publicité. M. Gouvion-Saint-Cyr (ce n’est pas Gouvion-Saint-Cyr, mais c’est un nom dans ce genre-là), le vaillant maire de Neuilly, a juré de trouver les coupables et de les châtier sombrement.

D’après M. Édouard Ducret, l’or anglais ne serait pas étranger à ce scandale.