Rouen Bizarre/Les métiers bizarres/Le diseur de bonne aventure

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LE DISEUR DE BONNE AVENTURE

Eh oui ! il y a encore des gens qui croient à ça, dans notre siècle de lumière et dans notre ville qui sera bientôt éclairée in l’électricité.

Eh oui ! il y a encore à Rouen des somnambules extra-lucides, dont le nom s’étale en réclames à la quatrième page des journaux. On trouve de nos concitoyens qui peuvent encore croire a la magie, aux tables tournantes, aux sorcelleries, aux succubes et aux incubes, aux « envoultemens » et à la puissance de la dame de trèfle accompagnée de l’as de pique et du roi de cœur.

Mais laissons de côté les somnambules, ils feront l’objet d’un chapitre spécial.

Il y a quantité de ces sorciers, ou prétendus tels, tandis qu’il n’existe dans notre Ville qu’un diseur de bonne aventure. C’est d’ailleurs le « type » le plus excentrique qui se puisse rêver ; on le rencontre partout, et, comme il n’a pas de domicile fixe, comme il loge selon la saison et le produit de son industrie, tantôt dans un wagon vide, tantôt dans une guérite déserte, tantôt sous l’arche d’un pont, dans une péniche ou sous une bâche, nous ne pouvons indiquer d’une façon précise l’endroit où les superstitieux pourraient le trouver sûrement.

Le diseur de bonne aventure est un solide vieillard, âgé de soixante-douze ans ; sur les quais, il est connu sous le nom de père Louis. Sa clientèle se recrute presque exclusivement parmi les ouvriers italiens, travaillant au déchargement des navires, et tout son attirail de sorcellerie tient dans un sac qu’il porte sur l’épaule.

Les séances se donnent soit dans quelques-uns de ces assommoirs, fabriques d’alcoolisés ; soit par terre, sur les quais, au milieu des tonneaux de vin.

Pour deux sous, on peut se payer une bonne aventure simple; pour quatre sous le père Louis a beaucoup plus de chances de dire vrai ; pour six sous, il ne se trompe jamais. Les prédictions se font à l’aide de cartes, d’une perruche verte et… d’un petit buste en plâtre de Racine.

Le père Louis, après avoir touché d’avance le prix du travail, prend des airs inspirés, lève les bras au ciel et prononce pendant une ou deux minutes des paroles inintelligibles. Soudain, il pousse un cri guttural, déploie un mouchoir blanc sur lequel sont tracés des carrés à l’encre rouge. Il place ses cartes, siffle la perruche qui vient se poser sur la tête du pauvre grand poète de Louis XIV qui, de sa dernière demeure, doit être bien étonné s’il voit ce qui se passe sur les quais de Rouen.

Pendant ce temps, l’Italien « consultant » se sent ému, il attend la vérité de la bouche du père Louis.

Les cartes sont mêlées avec mille tours de passe-passe, puis, au bout de peu de temps, quand on n’a payé que deux sous, la perruche, sur l’ordre de son maître, cueille trois cartes avec son bec. On devine le reste. Les horoscopes sont généralement satisfaisans, depuis le jour où un malheureux superstitieux a eu la faiblesse de se jeter à la Seine à la suite d’une prophétie lui annonçant qu’il ne vivrait pas jusqu’à la fin de l’année.

La perruche du père Louis s’explique à la rigueur ; les cartes sont indispensables, mais le buste de Racine ? C’est là le vrai côté mystérieux de l’affaire.

Le diseur de bonne aventure gagne par jour, grâce aux petits « bouibouis » interlopes où il est bien reçu, douze ou quinze sous, en moyenne.

C’est peu, assurément ; mais c’est encore beaucoup quand on songe à cette dîme prélevée sur une superstition aussi ridicule.