Rouen Bizarre/Les métiers bizarres/Les chercheurs de machabés

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LES CHERCHEURS DE « MACHABÉS »

La désignation du noyé par le mot « machabé » n’est peut-être pas très-respectueuse, mais nous sommes obligé de laisser à chaque métier tout son pittoresque, même dans l’horrible. D’ailleurs, l’expression est bien connue et employée un peu partout, en France. Quel est le créateur du mot ? Nous l’ignorons ; mais c’est certainement un homme peu ordinaire et qui avait fait des études classiques.

Ceux qui lisent la chronique locale de nos journaux ont vu sûrement des centaines de fois un entrefilet débutant ainsi :

« La série des suicides continue. Hier, un sieur X… s’est jeté à la Seine, etc… »

Ou bien encore : « Un bien triste accident s’est produit hier à la hauteur du quai… Un homme est tombé à la Seine, en déchargeant un bateau… »

Deux ou trois fois par semaine, le même entrefilet qu’on essaye de varier dans la forme, mais qui dans le fond est le même, apparaît aux lecteurs. Ce qui permet d’établir une statistique d’au moins 130 ou 140 noyés par an, à Rouen, dans la Seine.

L’administration municipale payant 6 fr. chaque cadavre retiré du fleuve, il est facile de comprendre que le métier de chercheur de machabés recrute des adeptes et qu’il y ait un certain nombre de vivans auxquels ces morts profitent.

Tout d’abord, avant de donner des détails sur le métier, il nous faut faire une exception pour le brave directeur de la morgue, M. Robin, le sauveteur rouennais si connu et dont la poitrine recouverte de médailles attend encore une croix qui serait largement méritée.

M. Robin retire, à lui seul, les sept ou huit dixièmes des cadavres que le flot entraîne ; mais il ne s’en fait pas une industrie, il accomplit un devoir.

Les vrais chercheurs de machabés sont les autres ; ceux pour lesquels un accident devient une aubaine et un cadavre le moyen de gagner de quoi manger et de quoi boire. Ils possèdent généralement une vieille barque et vont à la sinistre pêche que l’on sait.

Dans les endroits ou le courant vient déposer toutes les immondices qu’il traîne avec lui, dans les roseaux poussant au bord des îlots de la Seine, on les voit avec leur longue gaffe et leurs crocs. Ils remuent la vase, sondent les endroits qu’ils connaissent bien, comme gardant les corps, et n’ont pas perdu leur jour née quand ils ne reviennent pas bredouille.

Lorsqu’ils ont entendu dire qu’un accident s’est produit, qu’une personne est tombée à l’eau, il faut voir avec quelle rapidité de rames il se rendent à l’endroit indiqué, afin de soutenir la concurrence des autres confrères en pêche aux machabés. Pendant des heures entières, ils travaillent, alléchés par l’espoir du gain, et quelquefois on peut apercevoir, le soir, un bateau portant à l’avant une petite lumière rouge et à l’arrière quelque chose d’indécis qui suit le sillage. Ce quelque chose prend des formes humaines quand la lune permet aux yeux de percer la transparence des eaux.

Le rameur fume sa pipe ou chante joyeusement. Car le lendemain il ira toucher au commissariat central six francs, en présentant un reçu de cadavre !

Voilà, certes, un métier qui n’est pas gai. Ajoutons qu’il ne nourrit pas son homme et que ce dernier, dans ses loisirs, cumule d’autres fonctions. Ainsi, grâce à sa barque, il peut marauder un peu, le long des îlots si nombreux dans le parcours de la Seine.

C’est lui qui cueille les roseaux lorsque leurs tiges s’épanouissent. C’est lui qui les revend ensuite à d’autres individus dont la spécialité est de teindre ces roseaux en rouge, en vert ou en bleu et de les offrir après au public, par bottes. C’est, pour les petites bourses et les petits salons, une imitation — polychrome — du panache qu’on aime tant en France.

Le chercheur de machabés ne se gêne pas non plus pour offrir aux jeunes gens, malgré les règlemens municipaux, des bains froids en pleine eau. Presque toujours, il n’y a pas d’accident et le possesseur de la barque gagne dix ou quinze sous. Quand, par hasard, son client se noye, l’industriel peut se consoler en le repêchant et en passant le lendemain an commissariat central.

Il arrive aussi quelquefois, et le fait se présente malheureusement assez souvent à Rouen, qu’à la suite d’un accident fatal en Seine les recherches soient longues pour retrouver le corps. Dans ce cas, le pêcheur de cadavres traite à forfait avec la famille du défunt. On lui verse la moitié de la somme avant qu’il ne commence ses opérations, et le reste lorsque ses recherches sont couronnées de succès.

Détail singulier : l’administration paye 6 fr. pour un noyé et ne donne rien que des éloges ou, quelquefois une médaille, à l’homme qui a retiré vivante de la Seine la personne au secours de laquelle il s’est porté.

Ce qui prouve bien que la vertu puise sa récompense en elle-même, ne manqueraient pas d’ajouter les moralistes.