Roxane/08

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Éditions Édouard Garand (13p. 13-15).

CHAPITRE VIII

YSEULT


Debout devant une glace, dans un boudoir meublé avec luxe, une jeune fille est à essayer l’effet d’une boucle en gaze noire. Cette jeune fille c’est Yseult Dussol. Elle est très blonde. Ses cheveux ont des reflets d’or, ses yeux sont de la couleur des pervenches et sa bouche est toute mignonne. Trois choses pourtant nuisaient à sa beauté de blonde : premièrement, dans ses yeux se voyait parfois une expression de grande dureté. Deuxièmement ses lèvres étaient trop minces. Troisièmement, son teint était trop pâle, ou plutôt, elle n’avait pas de teint, et ce visage trop blanc faisait un singulier effet, encadré de cheveux blonds. Yseult était obligée de se mettre du rouge sur les joues ; mais elle savait si bien appliquer ces couleurs artificielles, que personne encore ne s’en était douté.

C’était le soir de la mort de M. de Vilnoble. Tout était silencieux et sombre aux Peupliers, excepté dans le grand salon, où était exposé le corps de M. de Vilnoble. Dans ce salon, ce n’était qu’allées et venues, et près de cinquante cierges jetaient leurs clartés scintillantes…

Cependant, le boudoir de Mme Dussol et de sa fille était brillamment éclairé. Ce boudoir et les chambres à coucher y attenant étaient situés en arrière de la maison et avaient vue sur le lac des Cris.

Assise dans un fauteuil, non loin d’Yseult, était sa mère, Mme Dussol, âgée de cinquante-cinq ans à peu près. Mme Dussol pleurait ; de temps à autre, on entendait ses sanglots.

— Seigneur, mère, ayez donc la bonté de sécher vos larmes et de répondre à la question que je vous ai posée, pour le moins trois fois déjà : quand auront lieu les funérailles de mon oncle de Vilnoble ?

— Lundi, ma fille, répondit Mme Dussol.

— Pas avant lundi ?

— Non, Yseult, pas avant lundi. C’est aujourd’hui vendredi, tu sais. Ce ne serait pas convenable d’enterrer ton oncle dès demain, puis ce sera dimanche… Les funérailles de ton oncle auront donc lieu lundi, à dix heures de l’avant-midi. Et Mme Dussol se remit à pleurer.

— Vraiment, mère, je ne sais pas pourquoi vous pleurez ainsi ! s’écria Yseult.

— Mon frère, ton oncle… murmura Mme Dussol. Il a été si bon pour moi… et il n’est plus !

— Sa mort n’a pas raison de nous surprendre, dit Yseult. Depuis plus d’un an que mon oncle de Vilnoble était malade, et voilà près de deux mois qu’il n’a pas quitté sa chambre.

— Mais, mon enfant, protesta Mme Dussol, la mort surprend toujours… Et puis ton oncle est mort seul, tout seul, sans personne auprès de lui pour recueillir son dernier soupir, pour lui fermer les yeux… Adrien, revenant de dehors, vers deux heures du matin, jeta un coup d’œil dans la chambre, toujours tenue très sombre, de son maître, et n’entendant aucun bruit, il le crut endormi. Adrien, très fatigué, se jeta sur un canapé, dans le corridor et ce n’est qu’à trois heures qu’il s’éveilla… Alors… Alors… Mme Dussol éclata en sanglots.

— Allez-vous pleurer ainsi tout le reste de vos jours, parce que mon oncle est mort ! cria presque Yseult. C’est déjà assez ennuyant cette maison… avec ce cadavre, en bas…

— Yseult ! Yseult ! N’as-tu pas de cœur, ma fille ?… Comment peux-tu parler ainsi ?… Ton oncle, qui a été si bon pour toi !… Ce qui me désole, ce sont ces détails qui me sont parvenus : la manière dont on a trouvé mon frère, à moitié hors de son lit… Mon Dieu ! Mon Dieu !

— Ah ! cessez, mère, voulez-vous ! Ça m’ennuie de vous entendre vous lamenter, et je vais…

— Yseult, ton oncle a été si généreux pour nous !… Quand ton père mourut, ruiné par de malheureuses spéculations, il me laissa sans moyens de subsistance et chargée d’une enfant en bas âge : toi, Yseult. Alors, ton oncle, mon frère…

— Oui ! Oui ! Je la connais celle-là ; c’est la vieille chanson, le vieux refrain, répondit Yseult, en haussant les épaules. Mon oncle de Vilnoble nous a recueillies, vous et moi, etc. etc. Mais, en retour, nous avons pris bien soin de lui ; vous le savez, mère, je l’ai soigné avec dévouement. Lundi… Lundi, j’aurai ma récompense, une royale récompense !

— Ta récompense ? Quelle récompense ? Que veux-tu dire, Yseult ? demanda Mme Dussol.

— Voyons, mère, vous le savez bien que mon oncle de Vilnoble a fait de moi son héritière ! Son testament est entre les mains du notaire Champvert depuis près d’un mois, et j’en connais le contenu. Vous aussi d’ailleurs !

— Ah ! oui, murmura Mme Dussol. Puis elle ajouta : Pauvre Hugues !

— Comment ! Vous dites ? s’exclama Yseult, les yeux remplis de colère.

— Je dis : pauvre Hugues ! répéta Mme Dussol. C’est lui qui, de droit, devrait hériter des biens de son père…Hugues a toujours été parfait pour moi, et en toute circonstance, il m’a traitée avec la plus grande courtoisie ; c’est pourquoi je regrette et regretterai constamment qu’il ait été déshérité.

— J’aurais peut-être été portée à le plaindre, moi aussi, mon cousin Hugues… il y a deux ans, dit Yseult. Depuis, les circonstances ont changé et vraiment…

— Yseult, dit soudain Mme Dussol, j’avais cru ; même, j’aurais juré que ton cousin ne t’était pas indifférent… jadis…

— C’est vrai, je l’avoue, Hugues ne m’était pas indifférent… jadis… même, je crois que je l’aimais autant qu’il est dans ma nature d’aimer. Mais aujourd’hui, Hugues, je le déteste !

— Yseult ! protesta Mme Dussol.

— Écoutez, mère, vous n’avez jamais connu la cause de la querelle entre mon oncle de Vilnoble et son fils, n’est-ce pas ?

— Non, jamais, Yseult !

— Eh bien, je la connais, moi, et je vais vous la dire…

— Tu la connais, dis-tu la cause de cette malheureuse querelle ! s’écria Mme Dussol. Ton oncle t’aurait-il mise dans ses confidences ?

— Oh ! non ! répondit la jeune fille. Mais, j’ai eu connaissance de la conversation qui a eu lieu entre mon oncle de Vilnoble et Hugues, moins d’une heure avant que celui-ci eut quitté les Peupliers, pour n’y plus revenir… J’étais dans la bibliothèque, cachée par une portière…

— Yseult ! cria, pour la deuxième fois, Mme Dussol.

— Et ! bien fit Yseult. N’auriez-vous pas fait comme moi, mère, si vous aviez entendu prononcer votre nom par M. de Vilnoble, et crié par son fils ?… Mon oncle voulait obtenir de Hugues la promesse qu’il m’épouserait… sous peu ; à cette condition seulement, il ferait de Hugues son héritier.

— Ah ! fit Mme Dussol. Et Hugues ?

— Hugues refusa net. Il préférait, dit-il à son père, s’en aller gagner sa vie, plutôt que de rester aux Peupliers, à de telles conditions… Sa cousine Yseult était très bien, comme cousine ; comme femme, jamais ! Elle n’était pas du tout dans son genre, et patati et patata… Est-ce surprenant, mère, que je le déteste mon cousin Hugues, depuis cela ?

— Mais, dis-moi, ma pauvre enfant, qui aimes-tu ? Serait-ce le notaire Champvert ?

— Le notaire Champvert ! s’écria Yseult. En voilà un que je déteste… encore plus peut-être que mon cousin ! Savez-vous combien de fois cet homme m’a demandé en mariage ?… Cinq fois ! La semaine dernière encore…

— Je suis contente que tu n’aimes pas ce garçon, ma fille, car c’est un piètre individu, je crois… Fasse le ciel que l’un de mes enfants, au moins, soit heureux !

D’un bond, Yseult fut auprès de sa mère. Lui serrant les mains à les briser, elle s’écria ; les lèvres pâles, les yeux dilatés :

— « L’un de mes enfants » dites-vous ! Mais, vous n’avez jamais eu d’autre enfant que moi ! Qu’avez-vous voulu dire ? Allons, parlez ! Expliquez-vous ! Je veux savoir !

Mme Dussol essaya, mais en vain, de dégager ses mains de l’étreinte de sa fille. La mère d’Yseult était pâle, si pâle que la jeune fille crut qu’elle allait s’évanouir ; de plus, un tremblement nerveux la secouait toute.

— Ai-je dit : l’un de mes enfants ? demanda-t-elle, avec un sourire contraint. Je voulais dire… Ah ! vois-tu, ma fille, dans l’état d’énervement où m’a jetée la mort de mon frère, je ne me rends pas tout à fait compte de ce que je dis… Tu es ma seule enfant, Yseult, et je prie Dieu continuellement pour que tu sois heureuse.

Cette explication sembla satisfaire Yseult, car aussitôt, elle parla d’autre chose :

— Quand les Peupliers m’appartiendront, dit la jeune fille, je ferai abattre ces arbres autour de la Roche Noir car ils empêchent la vue de s’étendre sur le lac des Cris, vers l’est. Je ferai aussi remplir, de nouveau, le lac artificiel, dans l’avenue des Peupliers, puis je ferai restaurer et meubler à neuf l’aile gauche de cette maison, du moins l’étage supérieur.

— L’étage supérieur de l’aile gauche ! s’écria Mme Dussol. Assurément, Yseult, tu ne toucheras pas à cette partie de la maison, qui est sacrée, en quelque sorte. C’est là qu’est morte ma belle-sœur, la femme de ton oncle de  Vilnoble, la mère de Hugues…

— Et c’est là que, d’après les domestiques, la défunte Mme de Vilnoble marche, presque chaque nuit.

— Hein ! cria Mme Dussol, en portant la main à son cœur. Mon Dieu, chère enfant, tu ne me dis pas que les domestiques…

— Eh ! oui. Même le vieil Adrien, prétend avoir vu l’ombre de la défunte se dessiner sur l’une des fenêtres de l’aile gauche, il y a quelques semaines… D’où venez-vous, ma mère, que vous ne sachiez rien de la superstition qui règne parmi le personnel des Peupliers ?

— Tu te trompes !

— Je ne me trompe pas, et je vais vous le prouver immédiatement. Voilà Flore, la fille de chambre… Vous allez voir !… Flore ! appela Yseult.

Une jeune servante, qui passait dans le corridor, entra dans le boudoir.

— Mademoiselle m’a appelée ? demanda-t-elle.

— Oui. Flore, je ne trouve pas mon collier de pierres vertes ; je crois que j’ai dû le perdre non loin de l’escalier conduisant à l’étage supérieur de l’aile gauche. Allez donc voir s’il ne s’y trouve pas.

— Près de l’escalier de l’aile gauche ! s’écria Flore, en pâlissant. Ô Mademoiselle, je ne puis aller là… pas à cette heure, du moins… Je…

— C’est bien ! dit Yseult, sèchement. J’irai moi-même. Retirez-vous !

— C’est la plus singulière chose ! s’exclama Mme Dussol, après le départ de Flore.

À son tour, elle pâlit.

— L’aile gauche des Peupliers, je le répète, est hantée… d’après les domestiques. Je détruirai cette superstition, je vous le promets, aussitôt que… Ce boudoir et nos chambres à coucher sont dans l’aile gauche, il est vrai, mais l’étage supérieur seul est hanté, parait-il, ajouta-t-elle, en riant d’un grand cœur. Je ferai tout restaurer et…

— Non ! Non ! protesta Mme Dussol. Ne touche pas à l’aile gauche, Yseult ; quoiqu’il arrive, n’y touche pas !

— Je verrai ! Je verrai !… En attendant, je me rends à la bibliothèque y chercher un livre. À tout à l’heure !

— Pauvre Yseult ! se dit Mme Dussol, aussitôt que sa fille eut quitté le boudoir. Je crains bien que la pauvre enfant n’ait pas beaucoup de cœur !… Elle s’essuya les yeux, et reprit : Fera-t-elle vraiment ce qu’elle se propose de faire à l’aile gauche… Mon Dieu, ne le permettez pas !… N’ai-je pas assez souffert, et votre main ne cessera-t-elle pas de s’appesantir sur moi, Seigneur !… Quel martyre est le mien, depuis… depuis… Mon Dieu ! Mon Dieu, ayez pitié !

Et Mme Dussol éclata en sanglots convulsifs, l’œil fixé sur l’escalier conduisant à l’étage supérieur de l’aile gauche des Peupliers.