Roxane/31

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Éditions Édouard Garand (13p. 48-50).

CHAPITRE VIII

LA DOUCE GRETCHEN


Le soir même de l’arrivée de Souple-Échine aux Peupliers, Yseult donnait son grand dîner.

Huit propriétaires des ranches voisins avaient été invités, avec leurs femmes, et tous étaient au rendez-vous. La femme de Champvert, vêtue d’une robe garnie de perles et de dentelles noire, à travers laquelle on voyait ses épaules et ses bras d’albâtre, les cheveux relevés artistement et décorés de peignes en jais, les joues discrètement teintées de rose et le sourire aux lèvres, faisait une gracieuse et jolie hôtesse. L’entrain était grand. De sa chambre, Roxane entendait le murmure des voix, venant de la salle à manger, et, de temps en temps, un franc éclat de rire.

Mais, un qui s’ennuyait et s’ennuyait ferme, à ce dîner, c’est Henric Silverstien ! Le pauvre petit juif avait essayé d’engager la conversation avec sa voisine de table, mais ça n’avait pas été un succès. On sait avec quelle difficulté il baragouinait le français, la seule langue qu’il parlât à part sa propre langue : l’allemand. Sa voisine de table avait bien fait son possible pour donner la réplique à Silverstien, mais, vraiment, ça demandait trop d’effort, trop d’attention soutenue pour causer longtemps avec lui, et finalement, elle avait haussé les épaules et lui avait tourné franchement le dos.

Après le dîner, Silverstien se hâta de se rendre à sa chambre. Installé dans un confortable fauteuil, il faisait des réflexions, tout en fumant un excellent cigare (un cigare de Champvert, entre parenthèse).

— Que c’est ennuyant cette maison, se disait-il, et qu’il me tarde de m’en aller d’ici ! Vraiment, j’aurais fait aussi bien de m’engager comme mineur dans les houillères de l’Alberta… comme c’était mon intention tout d’abord, plutôt que de venir m’empêcher aux Peupliers… Je crois que, au lieu de vingt-mille dollars, je n’en demanderai que dix milles à Ignace Décart-dit-Champvert, pour le petit papier bleu… Ensuite, je m’en irai… Dix-mille dollars, c’est encore beau ; avec cette somme, je pourrai m’acheter un bon ranch… Il est évident que ce cher Décart (pardon ! Champvert) est complètement à la merci de sa femme et qu’il lui arrachera difficilement même dix-mille dollars… Dans tous les cas, dès demain, je lui mettrai le marché en mains, car je ne puis m’éterniser ici ; je finirais par y mourir d’ennui et de spleen… Je vais aller faire une petite promenade dehors, conclut Silverstien ; ce sera toujours aussi gai qu’ici, quoiqu’il commence déjà à faire un peu noir.

Ce disant, il se leva en bâillant, il prit son chapeau et sa canne et sortit, dans l’avenue des peupliers. Pendant une demi-heure à peu près, Silverstein marcha de long en large, puis il enfila une allée de sapins, qui se trouvait à sa gauche et bientôt, il arriva à l’extrémité du terrain des Champvert.

Ouvrant une barrière, le juif s’engagea sur le grand chemin, dans la direction de l’ouest et, tout en faisant exécuter à sa canne les plus extraordinaires moulinets, il se mit à chanter une chansonnette allemande, dans laquelle il était question d’une « douce Gretchen au teint de lys et de roses, aux cheveux d’or allant jusqu’à la ceinture » etc. etc.

Soudain, Silverstien cessa de chanter : c’est que, dans un champ, mais tout près du chemin, il venait d’apercevoir une jeune fille ; une Allemande ! Impossible de s’y tromper ! Une vraie Gretchen aux cheveux d’or, au teint de lys et de roses. La jeune Allemande essayait, sans y parvenir, à enlever les perches d’une clôture. Henric Silverstien était de son naturel, fort galant ; il s’empressa donc d’accourir vers la jeune fille et, lui parlant en allemand, il lui dit :

— Permettez-moi de vous aider, Mademoiselle !

— Merci, Monsieur ! répondit la jeune fille, dans la même langue.

— Ah ! Vous êtes Allemande ! Je l’avais deviné ! Quel bonheur pour moi de pouvoir rendre même ce léger service à une compatriote !

Avant enlevé les perches, il tendit la main à la jeune fille, afin de lui aider à traverser un petit fossé qu’il y avait, entre la clôture et le chemin puis il remit les perches en place.

— Oh ! Mon panier ! s’écria l’Allemande, en désignant l’autre côté de la clôture. Je l’avais oublié !

— Je vais aller le chercher, dit Silverstien, qui se hâta d’escalader la clôture, puis de rapporter à la jeune fille un panier, qui pesait joliment.

— Comment vous remercier, Monsieur ! s’écria-t-elle, en tendant la main pour recevoir le panier.

— Ce panier est trop lourd pour vous, Mademoiselle, dit le juif. Laissez-moi le porter, n’est-ce pas ?… Demeurez-vous loin ?

— Oh ! oui, assez loin… Chaque soir, je suis obligée d’aller aux provisions. Ma mère me charge de ce soin, voyez-vous. C’est qu’elle est trop fatiguée elle-même, quand vient la fin de la journée, pour marcher si loin.

— Chaque soir, vous allez aux provisions, dites-vous ?… Et toujours à la même heure, peut-être… et par le même chemin ?

— Mais, oui ! répondit, naïvement, la jeune Allemande. Vous êtes un étranger ici, Monsieur ? demanda-t-elle ensuite.

— Oui, Mademoiselle. Je suis en visite chez le notaire Champvert, aux Peupliers. Connaissez-vous les Peupliers ?

— Cette belle propriété, devant laquelle nous passons en ce moment ?

— Oui, répondit Silverstien. Me permettez-vous de vous dire mon nom, Mademoiselle ?

— Sans doute ! répondit, en souriant l’Allemande.

— Je me nomme Henric Silverstien… pour vous servir, Mademoiselle.

— Comme c’est curieux ! s’exclama la jeune fille, qui se mit à rire.

— Qu’est-ce qui est curieux, chère Mademoiselle ?

— Que nous portions le même nom…

— Le même nom ? Comment ! Vous nommez-vous Silverstien, vous aussi ? Peut-être sommes-nous cousins… Les Silverstien…

— Non ! Non ! Je me nomme Gretchen Henric.

— Gretchen Henric… Votre nom de famille est le même que mon prénom. En effet, c’est singulier… Et vous vous nommez Gretchen ?

— Oui, M. Silverstien.

— La douce Gretchen ! murmura le juif, et la jeune Allemande rougit, ou, du moins, elle baissa la tête, comme prise de timidité.

— Si vous voulez bien me remettre mon panier maintenant, dit Gretchen, je préfère que vous ne m’accompagniez pas plus loin. Ma mère n’approuverait pas peut-être… et… Bon soir, M. Silverstien !

— Je vous obéis, douce Gretchen, quoiqu’à regret. Demain soir… peut-être que vous reviendrez, à la même heure ?

— Je ne promets…rien, répondit Gretchen en souriant.

— Oh ! de grâce, promettez ! Si vous saviez ce que c’est, pour moi, cette rencontre ! Dites que vous reviendrez, demain soir, chère Gretchen !

— Je reviendrai, dit, presque tout bas, la jeune fille.

— À demain ! Si vous…

Mais Gretchen était déjà partie, et bientôt, Silverstien la perdit de vue à un détour du chemin.

Trois quarts d’heure plus tard, Roxane se préparait à se mettre au lit. Tout en se déshabillant, elle monologuait ainsi :

— Quel succès j’ai eu !… Ce cher M. Silverstien, je suis sûre qu’il ne manquera pas d’être à son rendez-vous avec « la douce Gretchen » demain soir. Je bénis l’inspiration que j’ai eue d’apporter cette perruque blonde avec moi au Peupliers ; je l’ai trouvée dans une de mes malles, et je me souviens que j’avais fait venir cette tignasse, il y a deux ans, pour jouer un extrait de l’opéra Faust, à la fête de mon père… Ô mon pauvre cher père si vous me voyez, en ce moment, du haut du ciel, veillez sur moi !… Les risques que je cours sont si grands que j’ai besoin du secours d’En-Haut… Quant au testament, hélas ! je sais où il est, et même, je crois connaître la combinaison du coffre-fort, mais M. Champvert vit littéralement dans son étude, depuis l’arrivée du juif allemand ici. Sans doute, il veut fuir, ainsi la société de ce bon Silverstien… Mais, je ne désespère pas… On m’a dit que M. Champvert devait s’absenter, dans quelques jours, afin de visiter ses propriétés (ou plutôt, celles de sa femme… non, celles de Hugues) sur le bord du lac à l’Ours ; je profiterai de son absence des Peupliers pour m’emparer du testament… C’est dans ce but que je suis venue ici, que je me suis séparée de Rita… En attendant, je travaille pour le bonheur de Lucie. Ce petit papier bleu… je me donne huit jours pour l’enlever à M. Silverstien ; dans les entr’actes, peut-être pourrai-je trancher l’affaire du testament… Alors, en route pour les Barrières-de-Péage, où est ce qui m’est le plus cher au monde… après Hugues, s’entend. Cher, Hugues !