Rubis sur l’ongle/7

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La Librairie Illustrée (p. 266-317).

CHAPITRE VII

Trois semaines se sont passées et Robert de Bécherel n’a pas recommencé l’expédition qui lui a si mal réussi.

Il a beaucoup pensé, pendant quelques jours, à la malheureuse femme qu’il a laissée à la merci de ses persécuteurs ; plus d’une fois même, il a été tenté d’aller raconter son aventure au commissaire de police du quartier des Martyrs, et il s’y serait probablement décidé, s’il n’eût pas été absorbé par des préoccupations intimes.

À Rennes, où il menait la vie désœuvrée des provinciaux, il serait allé faire sa déclaration dès le lendemain ; à Paris, dans la situation particulière où il se trouvait, il était assez naturel qu’il y mît moins d’empressement.

Depuis cette nuit mémorable où il était descendu dans le grenier, après une périlleuse excursion sur les toits, les jours s’étaient envolés comme des heures et le souvenir de la séquestrée s’était effacé peu à peu de son esprit.

Pour s’excuser à ses propres yeux de l’avoir oubliée si vite, il se disait qu’il serait encore temps de lui porter secours quand Violette aurait débuté. Si Violette réussissait, elle n’aurait plus besoin de lui ; si elle tombait, il lui resterait encore l’espoir de retrouver ses parents, au Havre ou ailleurs, puisque ce n’était pas sa mère qui pâtissait dans la geôle de la rue Rodier.

Au fond, ce beau raisonnement n’était qu’un prétexte qu’il se donnait à lui-même pour justifier son indifférence à l’endroit de la recluse.

La vérité, c’est qu’il était amoureux fou de Violette, qu’il ne vivait plus que pour elle, et que peu lui importait maintenant qu’elle restât sans famille, pourvu qu’elle l’aimât.

Aussi, s’était-il bien gardé de lui raconter son voyage nocturne. Il évitait même de lui rappeler l’histoire de son passé, et lorsque par hasard elle lui parlait de sa mère, il détournait la conversation.

Il voyait Violette tous les jours, chez elle, au moment où elle rentrait de sa répétition. Le rendez-vous de cinq heures avait été pris une fois pour toutes, et il tenait d’autant plus à ne pas le manquer que, d’un commun accord, ils avaient décidé qu’il ne se montrerait jamais au théâtre, de peur de la compromettre.

Il se contentait de l’attendre sur le boulevard extérieur, au bout de la rue de Constantinople, et de monter avec elle, sans réfléchir que le concierge ne se priverait pas de gloser sur ces entrevues quotidiennes qui se prolongeaient quelquefois un peu plus qu’il n’aurait fallu.

Elles étaient chastes pourtant et les deux amoureux n’en profitaient que pour se dire ce que se disent au printemps les petits oiseaux qui gazouillent sous la feuillée.

Leurs causeries tendres auraient fort ennuyé le colonel, qui n’était pas sentimental. Elles les ravissaient, et Violette, sans livrer à Robert le secret de son cœur, en était venue à le lui laisser deviner. Elle ne se cachait plus de l’aimer, et elle s’inquiétait beaucoup moins de l’avenir. Ils semblaient s’être entendus pour n’en jamais parler. Ils se laissaient aller au courant, comme des marins qui ont cessé de ramer, et ils ne se demandaient pas où ils aborderaient. Au mariage ou à l’union libre ? Il en serait ce que Dieu voudrait, et en attendant la fin du voyage, ils savouraient le bonheur de se voir chaque jour et d’échanger de doux propos, les yeux dans les yeux, la main dans la main.

À ce jeu, Violette risquait son repos, mais elle espérait rester maîtresse d’elle-même et elle croyait Robert incapable d’abuser du sentiment qu’il lui inspirait. Quand elle se sentait faiblir, elle lui parlait de son théâtre et de ce dur travail des répétitions qui l’écrasait de fatigue.

Elle n’avait cependant pas à se plaindre, ni à regretter la résolution qu’elle avait prise, car de ce côté, tout allait à souhait.

Le directeur, qui comptait sur un succès éclatant, la choyait comme le propriétaire d’une écurie de courses soigne le cheval avec lequel il espère gagner le Grand Prix de Paris. Les auteurs de l’opérette se frottaient les mains, comme s’ils avaient découvert une mine d’or. Et les artistes eux-mêmes étaient obligés de reconnaître que la remplaçante de Julia était une musicienne accomplie et une cantatrice de premier ordre.

Elle avait appris son rôle avec une facilité extraordinaire ; elle le savait à fond et elle était si sûre de ses effets qu’elle n’avait même plus cette peur d’avoir peur qui trouble les débutantes.

Le colonel Mornac assistait aux répétitions qui marchaient de mieux en mieux. Lui non plus ne doutait pas du triomphe de Violette et il ne cachait pas son opinion à Bécherel, qui venait encore quelquefois lui demander à déjeuner. Il le rassurait même sur les dangers qui menaçaient sa petite amie et il paraissait redouter médiocrement les gens qui lui avaient déclaré la guerre. Il se chargeait, disait-il, de déjouer leurs menées. Mais il n’abordait jamais la question scabreuse de l’avenir des amours de Robert. Il pensait probablement que ces amours suivraient leur cours naturel et il jugeait inutile de rappeler à son protégé les inconvénients d’une liaison avec une actrice.

Un garçon de vingt-quatre ans n’écoute guère ces sortes de sermons et M. de Mornac n’aimait pas à prêcher en pure perte.

De ses récentes aventures, Robert ne lui avait pas soufflé mot, et comme le colonel n’avait jamais pris au sérieux la chasse aux ancêtres que rêvait son jeune ami, il s’abstenait de revenir sur un sujet qui ne l’intéressait guère.

Du reste, il n’avait pas remis les pieds chez la comtesse.

Marcandier ne donnait pas signe de vie. Bécherel lui avait écrit pour lui annoncer son intention de retirer sa signature. L’usurier n’avait pas répondu : et Bécherel s’était facilement résigné à attendre, pour le rembourser, l’échéance du billet.

L’enfant prodigue écrivait aussi à sa mère des lettres un peu embarrassées ne tourmentait pas autrement de celles qu’il recevait d’elle. Dans ces lettres, la sainte femme ne se plaignait pas ; elle ne mettait pas son fils en demeure de rentrer à Rennes immédiatement ; mais Robert devinait bien qu’elle était à bout de patience, et il ne savait pas trop ce qu’il ferait si, lassée d’attendre, elle se décidait, un beau jour, à partir pour Paris et à tomber chez lui à l’improviste.

Violette, pourtant, s’informait souvent de Mme de Bécherel, et, dans son innocence, elle se réjouissait d’avance de la revoir et de la remercier de s’être intéressée à elle, lorsqu’elle était encore au couvent de la Visitation.

Elle ne se demandait pas quel accueil ferait la pieuse et noble dame à une chanteuse des Fantaisies Lyriques.

Autrefois, elle eût été moins rassurée sur le résultat de cette rencontre, mais le bonheur lui faisait voir tout en rose.

Violette avait pourtant un grave sujet d’inquiétude et de chagrin qu’elle ne confiait pas à son amoureux.

Depuis une quinzaine de jours, elle recevait, tantôt chez elle, tantôt au théâtre, des lettres d’un monsieur qui ne les signait pas et qui lui offrait, non pas son cœur et sa main, mais sa protection, et sa fortune.

La jeune fille n’avait pas fait grande attention à la première, mais dans les suivantes, le monsieur avait précisé ses propositions. Il offrait un petit hôtel, ce rêve de toutes les débutantes, un titre de six mille francs de rente sur le Grand-Livre et une allocation mensuelle, presque équivalente au douzième du traitement d’un ministre de la République.

Et, en échange de ces générosités invraisemblables, il ne demandait rien, pour le moment, pas même une audience. Il ne disait pas non plus où il avait vu Violette, mais il se réservait de se faire connaître, le soir de la première représentation à laquelle il comptait assister.

Après pas plus qu’avant cette soirée décisive, Violette ne voulait accepter les offres de cet adorateur anonyme, mais elle entrevoyait qu’elle aurait fort à faire pour se débarrasser de ses assiduités. Et surtout, elle craignait que Robert de Bécherel, son défenseur naturel, n’intervînt pour provoquer cet homme comme il avait provoqué Galimas chez Mme de Malvoisine. Elle ne voulait pas que son amoureux exposât sa vie pour elle et elle se promettait de ne pas l’appeler à son aide. Elle espérait se protéger toute seule et elle s’y préparait.

Il lui tardait, d’ailleurs, et à Robert aussi, que le jour de la grande épreuve arrivât.

L’incertitude est le pire de tous les maux, et ils comprenaient qu’ils ne pouvaient plus vivre comme ils vivaient depuis près d’un mois.

Il arriva enfin, après bien des remises, ce jour de la première représentation.

On était prêt, depuis plus d’une semaine, mais le directeur, expert en réclames, n’avait eu garde de négliger de surexciter la curiosité du public, en annonçant pour le surlendemain le début de Mlle Thabor et en modifiant l’affiche le lendemain sous prétexte de raccords à faire. Il soignait la publicité, sous toutes ses formes ; chaque matin, on lisait dans les journaux quelques lignes habilement rédigées, pour annoncer qu’une étoile de première grandeur allait se lever sur la scène des Fantaisies-Lyriques.

C’était jouer le tout pour le tout, car si, par malheur, l’étoile s’éclipsait dès sa première apparition, le triomphe escompté d’avance se changerait en désastre.

Mais les directeurs aux abois ont toutes les audaces et Cochard savait bien qu’il risquait sa dernière carte sur le succès problématique de Violette.

Elle n’avait pas voulu que ce joli nom figurât sur l’affiche, et elle avait repris, pour débuter, celui de Marie Thabor qu’on lui avait donné jadis, à Rennes ; mais tout se sait à Paris, dans un certain monde, et l’histoire de cette cantatrice improvisée était, pour bien des gens, un secret de Polichinelle. On se racontait que Cochard l’avait découverte chez une comtesse interlope, où elle tenait le piano, à tant par mois, et qu’elle était remarquablement jolie. Et sa beauté, prônée par les feuilles spéciales qui s’occupent des théâtres, affriolait déjà beaucoup d’amateurs.

Dans les grands clubs foisonnent les messieurs blasés qui recherchent les primeurs, et ceux-là ne manquent aucune occasion de compléter leur collection de raretés. Ils vont aux premières comme ils vont aux ventes où on doit mettre sur table un bibelot inédit.

Toute la salle était louée depuis huit jours et le colonel, très répandu dans les cercles, n’avait pas peu contribué à répandre le bruit qu’une merveille inconnue allait se révéler sur une scène inférieure.

Les Fantaisies-Lyriques ne prétendaient pas à détrôner l’Opéra. C’était un petit théâtre qui avait eu ses jours de gloire sur l’ancien boulevard du Crime, où on pleurait jadis en écoutant des drames larmoyants, mais qui avait eu ensuite de grands revers.

Depuis sa création, on y jouait l’opérette, pas toujours avec succès. À la suite de quelques fours lamentables, la foule avait désappris le chemin de cette salle minuscule, mais elle ne demandait qu’à le reprendre, car l’opérette répond à un besoin du temps présent. C’est le café-concert, un peu plus relevé, et le café-concert est en pleine vogue.

Cochard, vieux routier d’entreprises dramatiques, s’était mis en tête de relever les Fantaisies, depuis qu’un généreux commanditaire l’appuyait de son argent, et s’il échouait, ce ne serait pas sa faute, car il n’avait pas ménagé ses peines.

M. de Mornac n’avait pas cru devoir lui dire pourquoi il s’intéressait à Mlle Thabor. Cochard ignorait l’existence de Robert de Bécherel. Cochard croyait que le colonel tenait uniquement à ne pas perdre cent mille francs engagés dans l’affaire. Cochard ne connaissait pas les dessous de la situation. Il avait bien entendu dire que des ennemis de sa nouvelle pensionnaire montaient une cabale contre elle, mais il comptait sur la bienveillance éclairée du public que le talent et la beauté d’une actrice disposent toujours favorablement.

Il comptait aussi sur son chef de claque.

Le colonel s’était chargé de donner ses instructions à ce dispensateur des applaudissements, important personnage dont le tact et l’adresse peuvent atténuer la chute ou corser le succès d’une pièce et d’un artiste.

Le colonel avait pris la chose à cœur. Il y consacrait tout son temps et toute son influence. Il avait pris, à ses frais, plusieurs fauteuils où il comptait placer ses amis des deux sexes.

De plus, il ne manquait pas une répétition, encourageant Violette et lui donnant des conseils, amadouant les artistes, mal disposés d’abord, les femmes surtout.

Et, entre Violette et lui, il n’était jamais question de Robert de Bécherel. C’était convenu avec Robert, qui donnait carte blanche à son protecteur, parce qu’il avait mis en lui toute sa confiance.

Robert ne comptait pas cependant pousser l’abstention jusqu’à se priver d’assister à la première représentation, mais il s’était juré de ne pas entrer dans les coulisses. Il avait tout simplement retenu un fauteuil d’orchestre sur un bon rang et il se promettait de ne pas le quitter, jusqu’à la fin de la pièce.

La répétition générale avait eu lieu à huis clos. On n’y avait même pas admis les critiques, et cette exclusion inusitée était encore un truc de Cochard, qui tenait à laisser aux spectateurs payant tout le plaisir de la surprise.

Le matin de la représentation, Robert déjeuna au café de la Paix avec le colonel qui se montra de plus en plus rassuré, et ils ne se répandirent point en propos oiseux sur les chances de l’épreuve que Violette allait affronter, le soir même.

La veille d’un duel, l’homme qui va se battre ne tient pas beaucoup à parler avec son témoin de la rencontre du lendemain.

Robert alla ensuite rue de Constantinople. Violette, obligée de se rendre au théâtre bien avant le lever du rideau, n’aurait pas pu le recevoir, comme d’habitude, à cinq heures. Elle abrégea même l’entrevue, et après vingt minutes de tendre causerie, ils se quittèrent, aussi émus l’un que l’autre, en se promettant de se retrouver après la représentation, de quelque façon qu’elle se terminât.

Ils convinrent qu’à ce moment-là, Robert attendrait Violette dans un fiacre, à la sortie des artistes, et la reconduirait chez elle, mais que, tant qu’elle serait en scène, ils n’échangeraient aucun signe de reconnaissance. Elle ne voulut même pas savoir où son amoureux serait placé dans la salle, afin de se prémunir contre la tentation de le chercher des yeux. Ses regards auraient pu la troubler et elle allait jouer une si grosse partie qu’elle tenait à rester absolument maîtresse d’elle-même.

Bécherel, en la quittant, rentra tout droit chez lui pour s’habiller. Il était obligé de dîner plus tôt que de coutume parce que le spectacle commençait à huit heures et il désirait faire un tour de promenade avant de se mettre à table. Il était, au fond, assez inquiet et très troublé. Le grand air et l’exercice le remettraient d’aplomb et lui rendraient le calme dont il avait besoin pour supporter les émotions de la soirée.

En rentrant, il trouva Jeannic occupé à brosser les habits et à préparer la toilette de son maître, comme il en avait reçu l’ordre le matin.

Depuis l’algarade que M. de Mornac avait faite à ce garçon qu’il accusait d’écouter aux portes, Bécherel était très satisfait des services de son groom.

Il l’avait envoyé chercher sa malle à l’hôtel de la Providence, et Jeannic s’était acquitté avec intelligence de cette mission assez délicate. Robert lui avait fait la leçon, prévoyant bien que le maître du garni le questionnerait et le gars, futé comme un paysan qu’il était, avait très bien répondu aux interrogations de cet homme.

Et en rendant compte à Robert de son expédition, il n’avait pas paru s’étonner que son maître parti par la gare du Nord eût laissé son bagage chez un logeur de la rue Rodier.

Jeannic était décidément un serviteur précieux, quoi qu’en dît le colonel. Il continuait bien à sortir un peu trop souvent, mais Robert passait dehors une bonne partie de ses journées et par conséquent ne souffrait pas des absences de son domestique. Il en devinait le motif qui n’était pas des plus louables, mais peu lui importait que cet enfant de la Bretagne eût une bonne amie parmi les Parisiennes du quartier. Robert ne se croyait pas chargé de surveiller ses mœurs, quoique Mme de Bécherel, en le lui envoyant, lui eût recommandé de ne pas le laisser se perdre dans la grande Babylone.

Bien entendu, Robert n’avait jamais parlé de Violette devant lui et comme elle n’était jamais venue chez son amoureux, Jeannic devait ignorer qu’elle existait.

Robert n’avait pas non plus dit qu’il allait au spectacle ce soir-là, mais ce n’était pas difficile à deviner, et il ne s’étonna pas trop d’entendre Jeannic lui demander la permission de minuit sous prétexte d’aller rejoindre un compatriote qui venait d’arriver à Paris.

En même temps, Jeannic lui remit une lettre venue de la poste.

Cette lettre n’était pas timbrée de Rennes et l’écriture de l’adresse n’était pas de Mme de Bécherel.

Elle n’avait rien de particulier, cette enveloppe que Jeannic venait de remettre à son maître, de la main à la main, car Bécherel n’en était pas encore à se faire présenter sa correspondance sur un plateau d’argent.

C’était une lettre tout ordinaire, formant un pli carré et fermée tout bonnement à la gomme. Robert n’avait qu’à l’ouvrir pour la lire, mais il aimait à deviner, en examinant l’adresse, le nom de la personne qui lui écrivait. C’était chez lui une manie, quand il ne reconnaissait pas l’écriture à première vue, et cette fois, il était sûr de n’avoir jamais vu celle de la souscription.

Cette écriture ronde, menue et serrée avait un caractère particulier, mais elle n’avait pas de sexe. Elle pouvait être aussi bien d’un homme que d’une femme.

Le timbre de la poste portait l’indication du bureau de la place de la Bourse.

Que contenait ce message ? Une bonne nouvelle, ou la facture d’un fournisseur ? Robert se le demanda avant de la décacheter. Il lui trouvait un air mystérieux et, en homme d’imagination qu’il était, il se figurait qu’il allait y trouver la solution d’un des problèmes qui, depuis trois semaines, lui trottaient dans la cervelle. Et ce ne fut pas sans une certaine émotion qu’il fendit l’enveloppe.

Il déplia vivement le papier plié en quatre et une particularité lui sauta aux yeux tout d’abord. Aucune appellation comme « monsieur » ou « mon cher ami » ne se détachait en vedette, et aucune signature n’apparaissait au-dessous des huit ou dix lignes qui remplissaient la moitié de la page. Ses pressentiments ne l’avaient pas trompé : c’était bien une lettre anonyme et elle disait ceci :

« Violette est une jolie fille et M. de Mornac est un habile homme. Ils s’entendent à merveille pour vous berner. Très rouée, cette petite ! Très malin ce colonel ! Il est son amant depuis quinze jours et naturellement il lui veut du bien, mais il n’a pas la moindre envie de l’épouser. Il lui fallait un nigaud qui s’amourachât de la belle au point de la prendre en légitime mariage. Il l’a trouvé. Vous êtes un beau parti pour cette bâtarde et M. de Mornac est votre meilleur ami. Mariez-vous vite. Vous ferez ménage à trois et vous serez… le plus heureux des trois. Pas ce soir, par exemple. Ce soir, après le spectacle, le mauvais rôle sera pour vous. »

Peu s’en fallut que la lettre ne tombât des mains de Bécherel, et quand il leva les yeux, après l’avoir lue jusqu’au bout, il montra un visage si décomposé, que Jeannic demanda s’il était malade.

— Laisse-moi !… je m’habillerai seul, répondit brusquement Robert. Je te donne congé pour toute la soirée et quand tu rentreras, tu n’auras pas besoin de m’attendre.

Le groom disparut et son maître se laissa tomber sur un fauteuil. Le coup qu’il venait de recevoir était rude, d’autant plus rude qu’il était imprévu. Jamais Bécherel n’avait eu l’ombre d’un soupçon sur l’honnêteté de Violette, ni sur la loyauté de M. de Mornac. Sa première pensée fut que l’accusation était absurde et que le dénonciateur anonyme était un misérable dont les calomnies ne méritaient que le mépris.

Mais, comme toujours en pareil cas, la réflexion vint. Robert se demanda, pour la première fois, comment le colonel, assez sceptique de sa nature, avait pu si subitement s’intéresser à Violette et prendre si chaleureusement son parti. Pourquoi ce viveur émérite, qui ne croyait pas à la vertu des femmes, se donnait-il tant de peine pour préparer le succès au théâtre d’une fillette qui ne l’occupait guère, alors qu’elle faisait son triste métier de demoiselle de compagnie chez une comtesse de contrebande ? Pourquoi, depuis que M. Cochard l’avait engagée, M. de Mornac s’abstenait-il de prêcher, comme autrefois, la sagesse à son jeune ami ? Pourquoi semblait-il, par son silence, l’encourager à se laisser aller au penchant qui l’entraînait vers Violette ? Pourquoi ne lui parlait-il plus d’un projet auquel il s’était associé d’abord, ce projet de voyage à la recherche des parents de l’orpheline ?

Ces questions et d’autres encore, Bécherel se les posait et n’y trouvait pas de réponse satisfaisante.

Il se disait aussi que le colonel voyait tous les jours Violette, au théâtre où il régnait en maître, en sa qualité de principal commanditaire du directeur ; que la familiarité des coulisses autorise bien des libertés, et que si la débutante réussissait, elle devrait son triomphe à la protection de M. de Mornac, puisque, sans lui, elle n’aurait jamais obtenu même une audition.

La reconnaissance peut mener très loin une jeune fille inexpérimentée et le colonel avait tout ce qu’il fallait pour tirer profit de ce sentiment.

Robert se trouvait dans la situation d’un homme qui chemine tranquillement par un sentier fleuri et qui voit tout à coup s’ouvrir à ses pieds un précipice sans fond.

Il se sentait blessé au cœur, et il resta longtemps comme anéanti.

Heureusement, la réaction se fit peu à peu. Il se révolta contre sa faiblesse et il se reprocha de s’être laissé troubler par une indigne calomnie qui n’était qu’un mensonge grossier. Comment croire qu’un brave et loyal soldat avait pu s’abaisser jusqu’à tromper lâchement le fils de son ami, et qu’une enfant naïve et pure s’était salie par une basse trahison ? On peut s’illusionner sur la valeur morale d’un homme et sur la solidité de la vertu d’une femme, mais en ce monde imparfait, tout a des bornes, même la scélératesse, et ils sont rares les êtres capables de perfidies si noires.

— Les infâmes, murmura Bécherel, ce sont les auteurs de cette lettre. C’est à eux que je dois m’en prendre, et je les trouverai, car je sais où il faut les chercher.

La lettre en effet ne pouvait venir que d’un des ennemis de Violette, un de ceux qui complotaient sa perte. Ils étaient au moins trois : Herminie, Marcandier et Julia Pannetier, la chanteuse évincée. Robert soupçonnait surtout Herminie. La lettre sentait la femme jalouse ; mais que cette épître abominable eût été rédigée ou non par Mlle Des Andrieux, Robert ne risquait guère de faire fausse route en tapant, comme on dit vulgairement, dans le tas.

— Ce soir, après la représentation, pensait-il, je montrerai cet odieux écrit à Violette, et demain je le montrerai à M. de Mornac. Je les aime et je les estime trop pour le leur cacher. Et quand ils l’auront vu, nous déciderons ensemble ce que nous devons faire pour en finir avec toute la bande.

Il la relut pourtant cette lettre maudite et il y remarqua un passage qui ne l’avait pas particulièrement frappé tout d’abord.

« Ce soir, le mauvais rôle sera pour vous. » Cette prédiction, assez obscure, terminait l’épître, comme une espèce de post-scriptum menaçant. À quoi s’appliquait-elle ? Bécherel, après avoir bien cherché, pensa que c’était tout simplement une allusion aux sifflets qui devaient assaillir la débutante.

L’explication ne le satisfit pas complètement, mais, faute d’en trouver une meilleure, il serra dans son portefeuille la lettre qu’il tenait à garder comme pièce de conviction, et il s’habilla.

En toute autre occasion, il serait allé en redingote aux Fantaisies-Lyriques, mais l’habit noir est de rigueur aux premières et il se mit en tenue de soirée.

Sa toilette achevée — elle lui avait pris du temps — il envoya Jeannic lui chercher une voiture découverte et il se fit conduire aux Champs-Élysées.

Il faisait très beau, les équipages encombraient l’avenue et Robert eut le déplaisir de croiser les dames de la rue du Rocher qui rentraient du Bois dans leur victoria, constellée de couronnes comtales. Il se dispensa naturellement de les saluer et il crut voir la belle Herminie lui lancer un regard de défi, accompagné d’un sourire railleur. Mais cette muette déclaration de guerre l’affecta médiocrement, car il savait déjà à quoi s’en tenir sur les intentions de la demoiselle. Il continua sa promenade jusqu’à l’Arc de triomphe, se fit ramener à la place de la Concorde, renvoya son fiacre et s’en alla dîner chez Le Doyen, au moment où la nuit tombait.

Une station d’une heure à une table bien servie rasséréna ses idées et dissipa ses derniers doutes à l’endroit de la prétendue trahison du colonel. Il aperçut clairement l’invraisemblance de l’accusation et il se promit bien de n’y plus penser jusqu’au lendemain. Il dîna même assez agréablement, et il était dans d’excellentes dispositions d’esprit quand il sorti du restaurant. C’est l’effet ordinaire de la détente qui se produit toujours après une crise morale.

Il remonta en voiture, plein de confiance, et à huit heures moins quelques minutes, il débarqua sur le boulevard du Temple, devant le théâtre où allait se décider l’avenir de Violette… et le sien.

La façade du théâtre gouverné par l’audacieux Cochard brillait comme un soleil. Le gaz courait en festons lumineux sur les corniches et au-dessus de la porte principale apparaissait en lettres de feu le nom de la pièce de réouverture.

C’était le réveil éclatant des Fantaisies-Lyriques, fermées depuis six mois, et tout le quartier était sur pied pour contempler l’illumination.

Le public du parterre et des galeries hautes, ce public qui ne dédaigne pas de faire la queue, était déjà entré dans la salle et les spectateurs élégants commençaient à arriver.

Des coupés de maîtres fendaient au grand trot la foule des marchands de contremarques et jetaient sous le vestibule des messieurs cravatés de blanc.

On voyait bien que M. de Mornac avait battu le rappel parmi ses amis des clubs, et il fallait que le début de Mlle Thabor surexcitât au plus haut point leur curiosité pour qu’ils eussent ainsi écourté leur dîner, de peur de manquer l’entrée en scène de la diva inédite.

Bécherel remarqua même un ou deux huit ressorts, avec cocher en livrée et laquais derrière, amenant des femmes en grande toilette de soirée ; mais il n’aperçut pas ces dames de la rue du Rocher.

Violette était depuis longtemps dans sa loge d’artiste ; pour s’y rendre, elle avait dû passer par une allée noire qui s’ouvrait dans une rue étroite, derrière le théâtre, et Robert n’espérait pas rencontrer le colonel, très affairé ce soir-là dans les coulisses et dans le cabinet du directeur. Cependant, il ne se pressa pas d’entrer, et il acheva son cigare sur le trottoir, non loin de quelques gommeux qui parlaient de la pièce et de la débutante.

L’opérette qui portait la fortune de Cochard était l’œuvre d’un musicien de talent, mais elle avait le tort d’appartenir à un genre démodé. Elle tenait un peu de la féerie. L’action se passait dans un de ces pays imaginaires gouvernés par une reine Tohubohu XXV ou par un roi Potiron XXXVI. Le librettiste l’avait intitulée : l’Île des Oiseaux, et le livret dépassait en ineptie toutes les productions de la même espèce. C’était un miracle que le compositeur eût trouvé de jolis airs à mettre sur ce fond d’extravagances niaises.

Robert savait cela par M. de Mornac et aussi par Violette qui n’était pas mécontente de son rôle, écrit justement dans sa voix, ni de ses costumes coquets et pas trop écourtés.

Elle espérait que la musique sauverait les paroles, et le colonel n’en doutait pas.

Bécherel était moins rassuré, et les propos qu’il entendait à la porte du théâtre ne le tranquillisèrent pas.

— L’Île des Oiseaux ! ricanait un des jolis messieurs qui piétinaient près de lui. En voilà un titre bête ! Pourquoi pas l’Île des Lapins ?

— Parce qu’aucune femme ne viendrait voir ça, riposta un autre chevalier du gardénia ; elles croiraient toutes qu’on veut leur en poser un.

En d’autres temps, Robert aurait peut-être fait chorus avec ces aimables farceurs, car il n’aimait pas les calembredaines musicales ; mais ne il pensait qu’à Violette et tout ce qu’on disait contre le théâtre où elle allait chanter le piquait comme une insulte à lui personnelle. Il regarda de travers les plaisants et, pour cesser d’entendre leurs sots propos, il entra dans la salle.

Elle était petite, mais on l’avait fraîchement restaurée et elle paraissait toute neuve. Peu s’en fallait qu’elle ne fût déjà pleine et les habitués n’avaient pas mémoire de l’avoir jamais vue si bien garnie. Habits noirs à l’orchestre, diamants aux premières loges. On aurait pu se croire dans un théâtre à la mode, et les spectateurs entassés au Paradis se sentaient intimidés.

Robert eut quelque peine à gagner son fauteuil, qui se trouvait au milieu, sur le troisième rang, et pour y arriver, il eut le déplaisir de frôler Gustave Pitou, assis à côté d’un autre remisier et parlant haut, suivant sa coutume.

Les deux camarades de volontariat firent semblant de ne pas reconnaître. La rupture était définitive.

Robert, assez contrarié de ce voisinage, resta debout, tournant le dos au rideau, et se mit à passer la salle en revue, afin de reconnaître, avant que la pièce commençât, les amis et les ennemis de Violette.

Ce n’était pas très difficile, car le hasard les avait partagés en deux camps.

À droite de la scène, plusieurs loges étaient occupées par des messieurs qui appartenaient évidemment au meilleur monde. Ceux-là devaient être des amis du colonel et ils étaient venus pour applaudir. Mais, de l’autre côté, s’agitaient, aux premières, des élégantes à outrance qui faisaient certainement partie du clan des irrégulières.

Robert en connaissait de vue deux ou trois et il les soupçonnait fort de manquer de sympathie pour la débutante. Il ne douta plus de leurs intention hostiles, quand il découvrit parmi elles Julia Pannetier, en toilette tapageuse. Cette divette congédiée était, à n’en pas douter, l’âme d’une cabale qui s’organisait sur place.

Et l’amoureux de Violette se demandait avec une certaine inquiétude lequel des deux partis remporterait la victoire, si comme c’était fort à craindre, la bataille s’engageait.

Aux secondes, il y avait un public mi-parti : des bourgeoises paisibles attirées par les réclames qu’on avait faites à la pièce et à l’actrice ; de bons jeunes gens, tout fiers d’assister à une première, et des demoiselles sans importance qui n’étaient ni pour ni contre la débutante.

Ce groupe, plus nombreux que les deux autres, représentait le centre dans cette assemblée et suivant qu’il se rallierait aux approbateurs ou aux opposants, la pièce irait aux nues ou tomberait sous une majorité de sifflets.

Bécherel n’y pouvait rien et il reporta son attention sur les fauteuils d’orchestre.

Galimas y trônait au premier rang, Galimas en grande tenue, cambré, frisé au petit fer, étalant son gilet blanc sur sa poitrine bombée comme une cuirasse.

Était-il venu pour chuter Violette ? Robert le souhaitait presque, car c’eût été une excellente occasion de vider leur ancienne querelle. Mais il soupçonnait que, tout au contraire, le coulissier projetait d’applaudir de façon à se faire remarquer de la ci-devant demoiselle de compagnie que naguère il serrait de près, aux soirées de la comtesse de Malvoisine.

Robert ne pouvait pas l’en empêcher, mais il se promettait de le surveiller, surtout à la sortie et, s’il se permettait d’aller attendre Violette à la porte des artistes, de le forcer à quitter la place. La prédiction du colonel se vérifiait : Robert était jaloux de ses voisins de l’orchestre, et il se sentait tout disposé à épier la direction des sourires que Violette allait forcément adresser au public.

On frappa les trois coups. Les musiciens entamèrent une ouverture parsemée de jolis motifs, et la toile se leva sur un décor qui avait la prétention de représenter l’Île des Oiseaux.

Sous des verdures exotiques, au bord de la mer, siégeait, entouré de sa cour, sa majesté Vautour premier, roi de la nation emplumée. Le Grand-duc, chef de la puissante tribu des hiboux et premier ministre, attendait, prosterné devant le trône, les ordres de son maître.

La reine Pintade se rengorgeait, assise près de son auguste époux : des gardes figurés par des perroquets rouges et bleus et des demoiselles d’honneur figurées par des colombes entouraient ce couple royal.

Les costumes étaient originaux, les colombes étaient presque toutes gentilles et cette bizarre mise en scène fut accueillie par un murmure approbateur.

Bien entendu, la débutante n’était pas là ; on lui avait ménagé une entrée à effet, mais Robert savait qu’elle n’allait pas tarder à paraître et le cœur lui battait bien fort.

On peut croire qu’il n’écouta guère le roi Vautour, quand ce monarque ailé s’avança sur le devant de la scène pour expliquer à sa femme et à ses sujets la cause de ses chagrins. La musique de son palais venait d’être désorganisée par la fuite de la première chanteuse, une mésange légère qui s’était fait enlever par un mauvais sujet de chardonneret. Il s’agissait de la remplacer ; un concours allait s’ouvrir et toutes les oiselles du royaume étaient appelées à y prendre part, au grand chagrin de la reine Pintade, qui craignait que son roi, mélomane enragé, ne s’amourachât de celle qui remporterait le prix.

Cette exposition naïve en parut pas déplaire, grâce aux calembours et aux grimaces dont l’assaisonna Vautour Ier, un gros et vieux comique, très aimé des habitués du théâtre des Fantaisies. Le public patientait parce qu’il attendait la chanteuse si tapageusement annoncée. Et Robert augurait assez mal de l’opérette qui commençait si niaisement.

Tout à coup, la porte d’une avant scène du rez-de-chaussée s’ouvrit avec fracas et tous les yeux se tournèrent vers les retardataires qui s’annonçaient si bruyamment.

La première qui se montra fut Mme de Malvoisine, en grande toilette, couverte de bijoux et outrageusement décolletée ; Mlle des Andrieux la suivit de près et elles s’établirent sur le devant de la loge, en étalant leurs robes et en remuant sièges et petits bancs, au grand mécontentement des spectateurs sérieux qui ne se gênèrent pas pour murmurer.

Bécherel pâlit en voyant ces dames. Il espérait presque qu’elles ne viendraient pas, et maintenant il ne pouvait plus se dissimuler que Violette allait avoir à compter avec leur malveillance.

Il s’aperçut tout de suite qu’au lieu de regarder la scène, elles lorgnaient la salle à qui mieux mieux, et il en conclut qu’elles y cherchaient les amis convoqués par elles pour chuter la débutante.

Herminie, sa jumelle collée à ses yeux, distribuait de-ci de-là de petits signes de tête, et Bécherel remarqua fort bien que le plus amical de tous était adressé à Julia Pannetier, cantonnée dans une première loge, en face de l’avant-scène.

Évidemment l’entente était faite entre ces demoiselles ; elles avaient des soutiens parmi les spectateurs et Herminie les cherchait avec sa lorgnette, comme un général, avant le combat, passe en revue ses soldats pour s’assurer que chacun est à son poste.

Cependant, le Roi Vautour, un instant troublé par le tapage de cette entrée, avait repris sa tirade, émaillée de bons mots au gros sel, et on riait. Son allocution à ses sujets fut interrompue par l’apparition d’une mouette, qui arrivait à tire d’ailes, c’est-à-dire en courant, annoncer que deux oiseaux inconnus dans l’île venaient de s’abattre, poussés par la tempête, sur les rochers de la plage et chantaient d’une voix mélodieuse. Sa majesté ordonna qu’on les amenât en sa présence. Quatre superbes perroquets se détachèrent de la troupe des gardes, disparurent entre le dernier portant et la toile de fond et revinrent presque aussitôt, escortant les naufragés : un rossignol et une fauvette.

Le rossignol était naturellement le ténor du théâtre des Fantaisies, premier sujet du boulevard du Temple, et cabotin jusqu’au bout des ongles.

Il avait été jadis du dernier bien avec Julia Pannetier.

La fauvette était la débutante, et un murmure approbateur salua son entrée.

Son costume, dessiné par Grévin, lui allait à merveille et quoiqu’il fût très décent, il mettait en lumière toutes ses beautés ; ses grands yeux brillaient sous un capuchon de velours noir ; un corsage, couleur de muraille, moulait sa taille svelte et une jupe suffisamment écourtée laissait voir, avec le bas de sa jambe fine, ses adorables petits pieds, chaussés de bottines grises dont les bouts figuraient de mignonnes griffes d’oiseau.

Elle était entrée dans l’esprit de son rôle, et conduite par le rossignol, elle s’avançait la tête basse, comme il convient à une fauvette débarquant sans passeport dur la terre étrangère.

Quand Vautour Ier demanda d’une voix nasillardes : « Que venez-vous faire dans mon royaume, jeunes étrangers ? », elle se redressa lentement et ses yeux illuminèrent la salle.

Le chef de claque n’eut pas besoin de donner le signal des applaudissements. Ils éclatèrent de tous les côtés à la fois, et du haut en bas, car le parterre aussi bien que les troisièmes galeries en prirent leur part. Et ils se prolongèrent si longtemps que Violette faillit en perdre contenance. Elle ne s’attendait pas à cette ovation et la joie la suffoquait.

Herminie était verte et Julia affectait de ricaner.

Robert savourait ce premier succès de son amie, mais ce n’était encore qu’un succès de beauté ; il le sentait bien et il se demandait avec anxiété quel effet allait produire la voix de Violette, cette voix douce et sonore qui lui remuait le cœur, quand elle lui parlait.

Elle avait deux ou trois phrases à dire avant de chanter, et elle les dit sans se troubler. Elle expliqua au roi qu’elle venait d’un lointain pays avec le rossignol, compagnon de son enfance, qu’ils allaient ensemble par les chemins, gazouillant pour gagner leur vie, que s’étant aventurés sur la mer, le bateau qui les portait avait été jeté à la côte par un ouragan terrible, et qu’ils n’avaient échappé à la mort que par miracle.

Et le débonnaire souverain des oiseaux lui ayant demandé de lui donner un échantillon de son talent de chanteuse, elle attaqua son grand morceau du premier acte, celui qui allait probablement décider de son avenir théâtral, car le public l’attendait là.

C’était un air très original et très difficile que le compositeur bien avisé avait écrit exprès pour elle, une sorte de romance où elle racontait ses malheurs, coupée à la fin de chaque couplet par des vocalises où elle imitait le chant de l’oiseau qu’elle représentait, et terminée par une prière adressée à Vautour Ier : « Pitié !… pitié !… pour la pauvre fauvette. »

Ce fut un triomphe. On applaudit si fort et si longtemps que le ténor qui faisait le rossignol fut obligé d’attendre au moins trois minutes pour chanter à son tour. Enfin, le bruit commençant à s’apaiser, il ouvrait la bouche pour donner une note sur laquelle il comptait beaucoup, lorsqu’un coup de sifflet éclata, comme un coup de foudre éclate parfois, en été, au milieu d’un ciel sans nuages. Il partait du cintre, c’est-à-dire des places à bon marché. Mais Bécherel tremblait déjà que cette manifestation hostile n’encourageât à siffler aussi les autres ennemis de Violette disséminés dans la salle.

Tous les spectateurs levèrent la tête pour voir le manifestant et Robert fit comme tout le monde. Il eut la satisfaction d’entendre qu’on criait : « À la porte ! Enlevez-le ! » et de constater que là-haut, les horions pleuvaient sur le siffleur qui se défendait, mais qui finalement fut poussé dehors.

Avant qu’il disparût, Bécherel avait eu le temps de l’entrevoir et, à sa profonde stupéfaction, il lui avait semblé reconnaître son groom Jeannic. Il s’était trompé sans doute. Jeannic lui avait bien demandé la permission de rentrer tard, ce soir-là. Mais quelle apparence que ce Breton se fût payé le spectacle, au lieu d’aller au cabaret boire jusqu’à minuit avec un gars de son pays ? Et si par impossible, il s’était avisé d’entrer aux Fantaisies Lyriques, il ne se serait certainement pas permis de troubler la représentation.

Du reste, le public en masse avait donné tort à l’opposant. Les bravos redoublaient. Mais Herminie et sa mère ne s’y associaient pas plus que Julia Pannetier et ses amies. Toutes celles-là faisaient grise mine et regardaient en l’air, espérant sans doute que le tumulte allait continuer au Paradis et que l’exemple donné par un grincheux des troisièmes allait être suivi par les voisins.

Galimas, en revanche, avait pris le parti de la débutante. Il s’était levé de sa stalle et il applaudissait, debout, pour faire montre de son enthousiasme, et surtout pour attirer l’attention de Violette.

Elle ne songeait guère à lui, la brave fille, et elle n’avait pas perdu la tête. Elle attendait, avec un calme surprenant, que l’orage fût passé et ses yeux ayant rencontré ceux de Robert, elle lui sourit pour le rassurer.

C’était une infraction à leur traité, mais il ne lui en sut pas mauvais gré. Il la remercia d’un signe de tête et la télégraphie en resta là.

Le dialogue reprit sur la scène. Le ténor chanta son air, qui fut moins acclamé que celui de Violette. Le roi nomma immédiatement la fauvette première chanteuse du Palais et la pièce continua par une explication entre Vautour Ier et la reine Pintade, jalouse de la jeune étrangère à laquelle le roi faisait déjà les yeux doux.

Bécherel n’écouta guère les dialogues qui suivirent. Il lui tardait que Violette chantât encore et il savait qu’elle n’avait presque plus rien à dire jusqu’à la fin du premier acte. Aussi reporta-t-il son attention sur l’avant-scène où Herminie trônait seule avec sa mère.

Elles n’osaient pas se faire remarquer par des éclats de voix, mais elles ne cessaient de chuchoter et Herminie se retournait souvent du côté de la porte de la loge.

Robert pensa qu’elles attendaient quelqu’un et il ne se trompait pas : mais personne ne vint et l’acte se termina sans incident.

Le rideau se baissa sur un chœur de colombes, accompagnant le refrain d’une courte chanson dite par Violette avec un goût exquis, et les applaudissements qu’elle enleva ne furent troublés cette fois par aucune protestation.

Le succès n’était plus douteux, et Robert qui étouffait de joie, sortit pour respirer un peu.

Les propos qu’il entendit dans les couloirs sonnèrent agréablement à ses oreilles : — En voilà pour cent représentations. — Grâce à la débutante, car la pièce est stupide. — On n’est pas jolie comme cette petite. — Et quelle voix ! c’est du cristal !

— Une Diva nous est née, prononça gravement un critique important.

Bécherel l’aurait volontiers embrassé. Mais il se contint et il monta au foyer, sans se préoccuper des rencontres qu’il y pourrait faire.

Il n’était pas grand le foyer des Fantaisies Lyriques, et Bécherel n’y vit d’abord que des figures inconnues. Il aurait voulu y rencontrer M. de Mornac, car il éprouvait le besoin de parler de son bonheur à un ami, et il s’était engagé à ne pas mettre les pieds dans les coulisses. Maintenant, il rejetait bien loin les odieuses suppositions qui hantaient son esprit avant d’entrer au théâtre et il ne doutait plus que la lettre anonyme ne fût un tissu de mensonges impudents et de calomnies stupides.

— Je la lui montrerai dès ce soir, se disait-il, car j’espère bien qu’après la représentation, il accompagnera Violette jusqu’à la voiture où je l’attendrai. Nous rirons tous les trois de cette sotte Herminie et de ses complices qui se sont mis en frais d’imagination pour écrire cette épître maladroite.

Il se lassa bientôt d’être bousculé dans la foule. Après s’être accoudé un instant au balcon qui dominait le boulevard, il sortit du foyer et il allait descendre l’escalier pour reprendre sa place à l’orchestre, lorsque dans le couloir des premières loges il se trouva précisément derrière un monsieur donnant le bras à une femme. Il ne pouvait pas les reconnaître puisqu’il ne voyait que leur dos, mais ils parlaient assez haut, et il lui sembla que ce n’était pas la première fois qu’il entendait la voix du monsieur. Il ne chercha pas cependant à écouter ce qu’ils disaient, et ce fut bien malgré lui qu’il saisit au vol quelques mots qui éveillèrent sa curiosité.

— Ce que je rage ! disait la femme. J’en ferai une maladie, pour sûr. Ils n’ont donc pas d’oreilles, ces ânes qui l’applaudissent. Une grue qui ne sait pas se tenir en scène et qui chante faux ! Non, parole d’honneur, les hommes sont trop bêtes.

— Il y a longtemps que tu devrais le savoir, chère amie, répondit le monsieur sans s’émouvoir. Je prévoyais ce qui est arrivé.

— Toi ! allons donc ! Hier encore, tu me promettais que la pièce n’irait pas jusqu’au bout.

— Eh bien ! mais… nous n’en sommes encore qu’à la fin du premier acte… et il y en a trois.

— Les deux autres iront comme le premier. On lui fera bisser tous ses morceaux ; on lui jettera des bouquets ; on la rappellera dix fois. Et cette fameuse cabale sur laquelle tu comptais !… Oui, parlons-en ! Pas un siffleur !… si, un seul… et celui-là, je sais qui c’est… il a sifflé pour me faire plaisir… mais les autres… un tas de poules mouillées qui n’osent pas seulement éternuer, de peur qu’on ne les mette à la porte !… tous des biches… jusqu’à ce grand dadais de Florimond, le ténor. Il m’avait pourtant juré de lui couper tous ses effets. Ah ! bien, oui !… il lui fait de l’œil à cette fauvette de malheur, qui jouerait les dindes au naturel.

— Que veux-tu chère amie, elle est très jolie et elle a du talent. Mlle Des Andrieux prétend le contraire, mais…

— Encore une qui nous lâche ! elle avait juré qu’elle ferait du bruit dans son avant-scène et elle ne bouge pas.

— Elle a raison. Toute la salle se lèverait contre elle.

— Alors, cette fille va réussir… tous les journaux demain chanteront ses louanges… et ils feront des comparaisons. Ils diront que Cochard a bien fait de me remplacer. Si c’est comme ça que tu me consoles, tu peux retourner d’où tu viens et je t’avertis que je ne rentrerai pas ce soir avec toi rue Mozart, car je ne resterai pas jusqu’à la fin. J’en ai assez d’entendre claquer des mains.

— Allons ! allons ! ne crie pas. Tu sais bien que je ne laisserai pas la débutante prendre ta place et que j’ai une dent contre Cochard. Pour faire tomber sa chanteuse et fermer son théâtre, j’emploierai, s’il le faut, les grands moyens…

— Quels moyens ? Comment t’y prendras-tu ?

— Je vais t’expliquer la chose. D’abord, je…

Robert n’entendit pas la fin de la phrase. Il avait pu jusqu’à ce moment suivre cet intéressant dialogue, parce que la foule le portait, pour ainsi dire, et le collait presque sur le couple qui marchait devant lui. Mais ils avaient fait du chemin peu à peu, ils étaient arrivés à l’endroit où l’escalier aboutit dans le corridor des premières et la foule se divisa en deux courants, l’un qui continua de circuler autour des loges, l’autre qui s’engouffra dans les profondeurs de l’escalier.

En moins de dix secondes, Bécherel se trouva séparé du monsieur et de la dame et il ne songea point à les suivre, d’abord parce qu’ils l’auraient vu et surtout parce qu’il savait maintenant à quoi s’en tenir sur leur compte.

Le hasard l’avait bien servi en l’amenant sur les talons de Marcandier et de sa douce amie, Julia Pannetier. Il avait eu le plaisir de les entendre déplorer le succès de Violette et il ne croyait pas du tout à l’effet des grands moyens que Marcandier se vantait de tenir en réserve pour empêcher le triomphe final de la débutante.

Robert descendit donc tranquillement et regagna son fauteuil d’orchestre, sans subir, cette fois, le désagrément de passer par-dessus les jambes de Gustave Pitou, qui n’avait pas encore repris sa place.

Galimas occupait déjà la sienne et promenait sur l’assistance des regards vainqueurs. Son sourire triomphant semblait dire à tous : c’est moi qui vais être l’amant et le protecteur en titre de la jolie fille que vous venez d’applaudir.

Herminie et sa mère n’étaient pas sorties de leur avant-scène, et bientôt Bécherel y vit entrer Marcandier qui venait de se débarrasser de Julia en la réintégrant dans sa loge.

Ces dames reçurent très bien leur ami Rubis sur l’ongle. Herminie le fit asseoir près d’elle et entama avec lui un dialogue vif et animé. Bécherel était trop loin pour entendre les paroles, mais il voyait les mines et les gestes. Il en devinait même à peu près le sens.

Herminie commença par gronder Marcandier. Elle lui faisait la moue et sans aucun doute elle lui adressait les mêmes reproches que Julia. L’usurier se défendait, et avec succès, car la physionomie de Mlle des Andrieux se rassérénait à vue d’œil.

— Bon ! se dit Robert, qui se rappelait la conversation surprise par lui dans le corridor des premières, il lui promet que la pièce finira mal et il lui annonce qu’il va employer les « grands moyens ». Qu’entend-il par ces paroles ? Du diable si je le devine !… Ah ! la pupille de la comtesse fronce le sourcil, elle secoue la tête… on dirait qu’elle répugne à les employer, ces fameux grands moyens… pour qu’elle hésite ainsi, il faut qu’ils soient raides !… Mais Marcandier insiste ; il essaie de la ramener à des idées plus pratiques… et elle l’écoute sans se gendarmer ; il va réussir à la convaincre, car ce ne sont pas les scrupules qui l’étouffent, cette héritière. Le dialogue se corse. Herminie interroge… Marcandier répond en la regardant dans le blanc des yeux et en écartant ses deux mains ouvertes. Il a l’air de dire : c’est comme ça ! Si vous n’acceptez pas ce que je vous propose, l’affaire est manquée. Il lui pose un ultimatum. Voyons un peu ce qu’elle va faire. Elle devrait consulter sa respectable mère.

Herminie n’avait garde de déranger Mme de Malvoisine toujours occupée à lorgner. Herminie réfléchissait. Elle ne réfléchit pas longtemps. Elle se pencha vers Marcandier pour lui parler à l’oreille, et aussitôt Marcandier, se levant, lui serra la main et sortit de sa loge.

Évidemment, ils étaient d’accord et il s’en allait pour se mettre à l’œuvre.

Quelle œuvre ? Robert se le demandait avec une certaine inquiétude, mais l’archet du chef d’orchestre frappant sur son pupitre annonça le deuxième acte et Robert ne pensa qu’à Violette.

On l’avait chaleureusement applaudie à sa première entrée et à son premier air. Quand elle reparut à la trois sur deux, comme on dit en argot des coulisses, ce fut de la frénésie. La salle faillit crouler. La débutante avait changé de costume ; elle était toujours habillée en fauvette, mais en fauvette de cour ; soie et velours, avec des diamants partout, au cou, aux oreilles et dans les cheveux : de superbes pierres fausses fournies par le directeur Cochard ; et sa beauté y gagnait encore.

Pour elle, cet acte ne fut qu’un long triomphe. Elle était en scène tout le temps, tantôt pour chanter un grand morceau qu’elle enlevait avec un brio incomparable, tantôt pour soutenir des dialogues gais avec Vautour Ier qui voulait la faire asseoir sur son trône et avec la Reine Pintade qui complotait de la livrer aux hiboux, bourreaux attitrés du souverain des Oiseaux. Violette les dit avec beaucoup de finesse et d’esprit. Son jeu valait sa voix. Elle était décidément née pour le théâtre et sa place était marquée à l’Opéra-Comique.

Au plus fort de l’extase où le ravissait les succès inespérés de la jeune fille qu’il aimait, Bécherel fut dérangé par des murmures de ses voisins de droite. Il tourna la tête de ce côté et il ne fut pas peu surpris de voir que le préposé à l’entrée des fauteuils d’orchestre l’appelait du geste et lui montrait de loin un papier qu’il tenait à la main.

Agacés par cette pantomime, les spectateurs assis sur le même rang que Robert commençaient à donner des signes d’impatience très accentués.

Les mots « silence ! » et « fermez la porte ! » prononcés à demi-voix par les spectateurs les moins endurants intimidèrent l’homme qui remplit à l’orchestre les fonctions dévolues, aux premières, à des ouvreuses de loge, et voyant que Bécherel ne faisait pas mine de bouger, cet employé de Cochard imagina un moyen de s’acquitter de la commission que, sans doute, on venait de lui confier et de lui bien payer.

Il dit quelques mots à l’oreille d’un monsieur assis sur le strapontin le plus rapproché de la porte et il lui remit le papier qu’il tenait. Ce monsieur eut la complaisance de le passer à son voisin, qui en fît autant, après avoir regardé la suscription, et de main en main le billet arriva jusqu’à Bécherel.

On chuchotait, on riait sous cape et on regardait à la dérobée le destinataire de ce message transmis par une voie rapide autant qu’inusitée, mais on ne grognait plus et le silence se rétablit promptement.

Robert, le plus étonné de tous, prit avec une certaine hésitation le papier plié en quatre et vit qu’il portait non pas son nom, mais ces mots écrits au crayon : « À la personne qui occupe le fauteuil numéro 89 sur le troisième rang, côté droit de l’orchestre. »

Qui lui envoyait cela ? Évidemment, quelqu’un qui était dans la salle ou sur le théâtre. Violette, peut-être ; à moins que ce ne fut Galimas ou Marcandier. Et quel avis ou quel défi lui apportait ce pli qui n’était même pas cacheté ?

Bécherel, assez inquiet, l’ouvrit et il eut quelque peine à y déchiffrer cet avertissement :

« Ta mère vient d’arriver à Paris. Il paraît qu’elle t’a écrit et que tu n’as pas reçu sa lettre. N’ayant trouvé personne à la gare ni à ton entresol du Faubourg Poissonnière, elle a envoyé chez moi ton portier que mon valet de chambre a renvoyé ici. Je viens de le voir et de lui dire que tu allais venir immédiatement. Ta mère t’attend dans la loge du concierge, qui n’a pas la clé de ton appartement, et ton groom est sorti. Tu ne peux pas la laisser là. File, sans perdre une minute et reviens dès que tu l’auras installée. Raconte-lui une histoire quelconque pour lui expliquer que tu es obligé de t’absenter une heure ou deux.

» Elle ne te retiendra pas et tu pourras être de retour au théâtre avant la fin du troisième acte. Violette compte sur toi pour la reconduire, après la représentation et, en attendant, elle m’a prié de ne pas la quitter un seul instant. Donc, il m’est impossible de bouger du théâtre. Demain, je verrai Mme de Bécherel et je te soutiendrai. Ce soir, c’est à toi de la calmer.

» Ici, tout marche à souhait. Le succès est assuré, et quel succès ! Avant deux ans, ta petite amie sera engagée à l’Opéra. Tu dois être content. Moi, je jubile. »

En fait de signature, il n’y avait qu’une initiale, un M ; mais ce billet ne pouvait venir que du colonel et Robert le crut.

Content ! il ne l’était guère, le pauvre amoureux. La malencontreuse arrivée de sa mère gâtait toute la joie que lui causait le triomphe de Violette. Mais il est juste de dire qu’il n’hésita pas à suivre le conseil de M. de Mornac.

Elle était en scène, sa chère amoureuse, et il allait sortir au beau milieu d’un acte, mais le colonel avait dû dire à Violette pourquoi son ami partait et il la connaissait assez pour savoir qu’elle lui pardonnerait de se rendre à l’appel de Mme de Bécherel. Il se réservait d’ailleurs de plaider lui-même sa cause, après la représentation.

Il se leva donc et il se mit en devoir de gagner la porte.

Ce n’était pas chose facile, car il en était très loin et il lui fallait passer par-dessus dix spectateurs, peu disposés à se déranger.

À peine fut-il debout que les cris : « Assis !… assis donc ! » éclatèrent derrière lui. Il ne s’en préoccupa point et il avança bravement sans s’inquiéter davantage des réclamations de ses voisins. Et ce n’était pas ceux qu’il enjambait qui criaient le plus fort. Ceux-là lui avaient passé le billet et devinaient que ce jeune homme venait d’être appelé dehors par la nouvelle d’une catastrophe qui le touchait de près : quelque chose comme la mort subite d’un proche parent ou un incendie à son domicile. Mais les autres, n’ayant rien vu, s’indignaient contre l’impertinent qui troublait le spectacle et on l’interpellait de tous les coins de la salle. Le tapage était si fort que les acteurs cessèrent momentanément de jouer et Robert avant d’arriver à la porte, eut le crève-cœur de voir Violette pâlir et interrompre l’air qu’elle venait de commencer. Il était trop avancé pour reculer et il alla jusqu’au bout, poursuivi par les huées.

Dans le couloir, il trouva l’ouvreur qui en lui présentant son pardessus, lui dit que le billet avait été apporté des coulisses du théâtre, et Bécherel ne douta plus qu’il ne lui eût été adressé par M. de Mornac.

Il courut à la sortie sur le boulevard, sauta dans un fiacre et invita le cocher à brûler le pavé, s’il voulait gagner un royal pourboire.

Qu’allait-il dire à sa mère, ce fils affolé par un incident si extraordinaire ? Il n’en savait rien encore mais il espérait qu’en route, il lui viendrait une inspiration et surtout il comptait sur l’inépuisable indulgence de Mme de Bécherel. Après tout, elle ne pouvait pas trouver mauvais que n’étant pas prévenu de son arrivée, il eût disposé de sa soirée ; et elle n’exigerait certainement pas qu’il restât auprès d’elle, après l’avoir installée chez lui.

Les difficultés inhérentes à la situation ne surgiraient que plus tard, quand le moment viendrait de lui parler de ses vues sur Violette ; et, en attendant, il se réjouissait sincèrement de la revoir, car il l’aimait de tout son cœur.

Stimulé par l’espoir de mériter la récompense promise, le cocher fouailla si bien son cheval qu’il ne mit pas dix minutes à faire le trajet. Quand il arriva, Robert, sans prendre le temps de le payer, se précipita dans le vestibule de la maison et ne fut pas médiocrement étonné de trouver son portier assis au coin d’un bon feu et lisant tranquillement un journal du soir.

Un dialogue s’engagea qui eût été comique, s’il s’était agi d’un quiproquo ordinaire. Le concierge, ahuri, déclara qu’aucune dame n’était arrivée, qu’il ne connaissait pas du tout M. de Mornac et qu’il n’avait pas quitté sa loge de toute la soirée. Bécherel, non moins abasourdi, insista, ne put rien tirer de cet homme et comprit enfin qu’on venait de le mystifier. Dans quel but ? On était au mois de mars. Cette farce n’était donc pas un poisson d’avril et elle passait les bornes. Bécherel ne pouvait guère l’attribuer au colonel. Il ne connaissait pas son écriture ou, s’il l’avait vue autrefois, il ne se la rappelait pas assez pour être sûr que ce billet au crayon était de lui. Et d’ailleurs, le colonel était un parfait gentleman qui ne se serait pas permis de plaisanter de la sorte et surtout de mettre en scène Mme de Bécherel qu’il respectait profondément.

À force de chercher, Robert eut l’idée que c’était son ci-devant ami Gustave Pitou qui lui avait joué ce méchant tour. Gustave savait que Mme de Bécherel devait venir à Paris, et Gustave était très capable de se permettre une de ces mauvaises charges que se font volontiers entre eux les boursiers. Celle-là était à seule fin de décider Bécherel à sortir en pleine représentation, d’exciter contre lui la colère du public et en même temps de troubler la débutante qui justement se trouvait en scène à ce moment-là.

C’était le cas ou jamais d’en finir avec ce polisson.

Robert, exaspéré, se jura de le gifler à la première occasion, et, comme elle pouvait se présenter le soir même, au théâtre, il y courut, c’est-à-dire qu’il remonta dans son fiacre et qu’il se fit ramener à fond de train aux Fantaisies Lyriques, sans s’inquiéter de la mine que faisait son portier, qui le soupçonnait évidemment d’avoir perdu l’esprit.

— À quelque chose malheur est bon, se dit Bécherel ; je ne manquerai pas le troisième acte et ma présence va rassurer Violette, qui doit se demander ce que je suis devenu. Et, après la représentation, je montrerai ce papier au colonel en même temps que la lettre anonyme de tantôt… Deux dans le même jour, c’est un peu trop. Je ne lui fais pas l’injure de croire que c’est lui qui m’a écrit la seconde, mais je tiens à lui mettre sous les yeux toutes les pièces du procès.

Bécherel arriva au théâtre au moment où l’entr’acte finissait, et il se hâta de regagner sa place pour éviter d’attirer encore une fois sur lui l’attention de toute la salle. Il aurait volontiers interrogé de nouveau le préposé à l’entrée de l’orchestre, car il ne s’expliquait pas comment le billet au crayon avait pu venir des coulisses, mais cet homme n’était pas à son poste et Robert ne s’attarda point à l’attendre.

Il arriva assez vite à son fauteuil, mais non pas sans peine, car beaucoup de spectateurs étaient déjà rentrés.

Il vit dans leur avant-scène la comtesse et sa fille, mais pas Marcandier, ni Gustave. En revanche, Julia Pannetier paradait aux premières loges, entourée de ses bonnes amies et il lui sembla qu’elle avait l’air triomphant, à ce point qu’il se demanda si on avait sifflé Violette à la fin du deuxième acte.

Il s’aperçut aussi que le public murmurait, parce que la toilette ne se levait pas.

Pour peu qu’on ait fréquenté les salles de spectacle, on connaît ces impatiences qui s’emparent subitement du public, on en a suivi le développement et on a assisté à leurs effets.

Ce n’est d’abord qu’un murmure sourd, un frémissement qui court de rang en rang et de loge en loge. L’entrée de quelques retardataires fait encore diversion. Les spectateurs mondains se contentent d’exprimer à demi voix leur mécontentement ; d’autres, aux fauteuils d’orchestres, commencent à frapper le plancher du bout de leurs cannes, et ceux des troisièmes galeries les accompagnent en frappant du pied. Puis les braillards s’en mêlent. On crie : la toile ! doucement d’abord, presque timidement ; mais le tapage va crescendo et bientôt, c’est un chœur formidable qui réclame le lever du rideau.

D’ordinaire, ce vacarme est assez innocent, et on sait bien qu’il va cesser dès qu’on entendra les trois coups du régisseur. Mais il ne faut pas que l’attente se prolonge par trop, car si elle dépasse les bornes permises, le public s’exaspère.

Et on en était au moment psychologique où les gens bien élevés s’irritent et où ceux qui ne le sont pas se mettent à imiter le chant du coq ou à contrefaire les cris d’une foule d’autres animaux.

Robert, tout étonné de ce tumulte, ne devinait pas pourquoi on tardait tant à commencer le troisième acte et soupçonnait qu’un accident de mise en scène devait être la cause du retard ; par exemple, un décor mal planté qu’il avait fallu remettre en place.

Assurément, il se passait derrière le rideau quelque chose d’insolite, car les musiciens étaient tous à leur pupitre, n’attendant, pour entamer un ensemble, que le coup d’archet de leur chef qui ne le donnait pas.

Bécherel remarqua aussi que la belle Herminie souriait méchamment et échangeait des signes avec Julia Pannetier qui se démenait là-haut dans sa loge.

Ces aimables personnes se réjouissaient sans doute d’un contre-temps qui ne pouvait pas manquer d’indisposer le public contre la débutante, mais elles ne paraissaient pas plus s’en étonner que si cet incident eût fait partie du programme de la soirée.

Enfin, au moment où Robert commençait à s’inquiéter sérieusement, les trois coups retentirent et furent salués par des acclamations universelles.

Pendant que le rideau remontait vers les frises, le silence se fit comme par enchantement.

On applaudit même un très beau décor, représentant le palais du Roi des Oiseaux, un décor pour lequel Cochard s’était mis en frais, mais on s’étonna un peu de n’y voir ni Vautour Ier, entouré de sa garde, ni la reine Pintade escortée de ses demoiselles d’honneur. Pas un acteur ou une actrice, pas un figurant ni une figurante. La scène était déserte et si splendide que fût le palais, il ne pouvait pas suffire seul à contenter la curiosité de spectateurs déjà fort agacés.

Alors, on vit sortir de la coulisse et s’avancer jusqu’au trou du souffleur, un personnage en habit noir qui avait la mine grave et contrite d’un régisseur obligé de faire une annonce.

Robert, déjà très ému, se flattait qu’il venait réclamer l’indulgence du public pour une artiste pris d’un enrouement subit et il tremblait qu’il ne s’agît de Violette.

Le régisseur commença ainsi :

« Mesdames et Messieurs, nous avons la douleur de vous annoncer que la direction se trouve dans l’impossibilité absolue de continuer la représentation. »

Il y eut des exclamations de désappointement, mais avant d’éclater en imprécations, la foule attendit une explication.

« Par un inqualifiable oubli de ses devoirs d’artiste et du respect qu’elle doit au public, Mlle Thabor…

— Oh ! oh !… quoi ?… qu’est-ce qu’il y a ? elle se trouve mal ! crièrent des voix.

— « Mademoiselle Thabor, déjà habillée et toute prête à entrer en scène, a brusquement quitté le théâtre, sans prévenir personne et malgré toutes les recherches qui ont été faites, il a été impossible de la retrouver. »

Le tonnerre tomant au beau milieu de la salle n’aurait pas produit plus de fracas et plus de désordre que cette malencontreuse annonce. La fin se perdit dans le bruit et peu de personnes entendirent que la direction proposait de rendre l’argent, à moins qu’on n’acceptât de laisser lire le rôle de la Fauvette par une chanteuse en disponibilité.

Les spectateurs se levèrent en masse et des projectiles variés commencèrent à pleuvoir du paradis sur l’infortuné régisseur, qui n’eut que le temps de fuir pendant que la toile tombait. Et en vérité, il y avait de quoi se fâcher, car on ne vit jamais à Paris une actrice disparaître pendant une représentation, surtout pendant une première. Ces choses-là n’arrivent que sur des théâtres forains, au fond des provinces les plus arriérées, et encore pas souvent.

Les Parisiens prennent mal ces sortes de plaisanteries et si la salle des Fantaisies Lyriques ne fut pas, ce soir-là, démolie de fond en comble, c’est que le Dieu qui règle les destinées des directeurs fit un miracle en faveur de Cochard. On se rua, les uns pour sortir, les autres pour envahir l’orchestre des musiciens qui avaient jugé prudent de déguerpir par les dessous. Les plus enragés parlaient d’escalader la scène et de mettre à sac les décors et les costumes. Les gardes de service eurent fort à faire pour arrêter le désordre et pour empêcher les accidents pendant que le public évacuait tumultueusement la salle.

Robert, lui, n’avait pensé qu’à Violette disparue. Quel vertige s’était emparé d’elle ? Avait-elle pris peur ou perdu la raison ? Et surtout, qu’était-elle devenue ? Robert devait tout craindre : un suicide, un guet-apens. Sa première pensée fut de courir au secours de celle qu’il aimait. Il ne se dit pas qu’il arriverait trop tard. Il se précipita vers la porte, en sautant par-dessus les fauteuils, réussit, en échangeant force horions, à gagner le corridor et de là, brochant à travers la foule, comme un sanglier à travers un taillis, il arriva sur le boulevard, sans paletot, mais non pas sans contusions.

Il ne s’y arrêta point à écouter ce qu’on disait dans les groupes. Il savait où était l’entrée des artistes et il y courut en faisant le tour par une rue noire.

À la porte de l’allée qui aboutit à l’escalier intérieur du théâtre, il tomba au milieu d’un rassemblement de figurants et de machinistes qui se répandaient en imprécations contre l’artiste dont la fuite les mettait sur le pavé. Il se fit faire place en distribuant des coups de poing qui lui furent rendus avec usure, se jeta dans l’allée, grimpa jusqu’au premier étage, bouscula des garçons de théâtre, enfonça des portes et finalement entra comme un obus sur la scène où se démenaient Cochard, son régisseur, le ténor Florimond et quelques autres.

Le nom de Marie Thabor sortait de toutes les bouches, accompagné d’épithètes peu flatteuses et quand ils virent apparaître Bécherel, fait comme un voleur, Bécherel qu’aucun d’eux ne connaissait, tous ces affolés se jetèrent sur lui pour l’expulser, mais il sut se débarrasser de ceux qui le tenaient déjà au collet.

— Je suis un ami du colonel Mornac, dit-il en s’adressant au directeur. Où est Mlle Thabor ?

— Allez demander ça à votre colonel, répliqua Cochard qui ne se possédait plus. Il est parti un quart d’heure avant elle. Il l’a peut-être rencontrée. Ah ! il peut se vanter de m’avoir fait là un joli cadeau. Je suis ruiné du coup. Il y perdra cent mille francs, mais ça ne me console pas.

— Mais enfin, que s’est-il passé ?

— Il s’est passé que cette créature a trouvé joli de se faire enlever par un monsieur qui était probablement dans la salle et qui lui aura offert de la mettre dans ses meubles. Eh bien ! il lui en coûtera bon à tous les deux, car je la repincerai, la gueuse… et je lui ferai un procès. Je lui demanderai trois cent mille francs de dommages et intérêts… et le monsieur les paiera.

— Le nom de cet homme ?

— Est-ce que je sais, moi ? Vous vous figurez donc qu’elle m’a pris pour confident ? Elle n’avait pas qu’un amant, je suppose. Cherchez dans le tas. Et au surplus, vous m’ennuyez. J’ai autre chose à faire que de vous répondre. Fichez-moi la paix.

Bécherel furieux allait sauter à la gorge du directeur, quand le colonel arriva fort à propos pour contenir son jeune ami. Malheureusement, la colère de Bécherel se tourna contre M. de Mornac.

— Vous devez le savoir, vous, où elle est ? cria-t-il.

— Qu’est-ce à dire ? répliqua le colonel en se redressant, et d’où vient que tu te permets de me parler sur ce ton ?

— Violette est partie avec vous.

— Ah ça, est-ce que tu deviens fou ?

— Je vous somme de m’apprendre où vous l’avez conduite.

— Et moi, je te somme de te taire.

— Vous ne nierez pas que vous êtes son amant.

— Voilà qui est trop fort, et si tu crois que je me laisserai insulter par un gamin de ton espèce…

Robert, hors de lui, leva la main, mais le colonel la saisit en l’air et arrêta le geste qui allait se terminer par un soufflet.

— Je le tiens pour reçu, dit-il froidement. Tu vas sortir avec moi et nous allons régler nos comptes.

Mon cher Cochard, reprit le colonel, sans se départir de son calme, je suis désolé de ce qui vous arrive et je me regarde comme engagé à vous indemniser du préjudice que vous a causé ma protégée. Excusez-moi de vous l’avoir recommandée. J’aurais dû prévoir ce qui vient de se passer. Et le diable s’en est mêlé. J’étais sorti pour aller fumer un cigare dehors, quand cette enfant a décampé. Si j’avais été là, je l’aurais empêchée de filer, croyez-le. Mais le mal est fait et je vous le répète, je tacherai de le réparer.

— Encore si elle avait attendu la fin de la représentation ! gémissait le pauvre directeur. Mais il paraît que ça lui a pris comme un accès de folie. Son habilleuse m’a raconté qu’au moment où la malheureuse sortait de sa loge pour descendre en scène, un garçon d’accessoires lui a remis une lettre… elle l’a lue et elle a continué à descendre sans prononcer une parole… seulement, au lieu d’entrer dans la coulisse, elle est descendue dans la rue… le concierge l’a vue passer et deux machinistes qui fumaient leur pipe sur le trottoir l’ont vue monter dans une voiture qui l’attendait.

— Et elle y est montée telle qu’elle était, en costume de fauvette… je viens de les interroger ; j’ai aussi questionné l’habilleuse et je suis parfaitement au courant. Il n’y a qu’une chose que j’ignore comme vous, c’est la cause de cette fugue.

— La cause ! elle n’est pas difficile à deviner. Cette péronnelle était la maîtresse d’un homme qui m’en veut et qui lui aura offert une forte somme pour me jouer ce tour-là. C’est ce gredin qui lui a envoyé la voiture et qui lui a écrit que le moment était venu de planter là le théâtre. Il savait bien ce qu’il faisait, le misérable !

— Soupçonnez-vous quelqu’un ?

— Non. J’ai des ennemis à remuer à la pelle. Lequel a fait le coup ? je ne m’en doute pas.

— Oh ! on le retrouvera bien. Et je me charge de le traiter selon ses mérites. Mais, pour le moment, mon cher, je ne puis que vous engager à prendre la chose philosophiquement. Je vous reverrai demain.

Et se tournant vers Bécherel qui faisait assez piteuse mine, M. de Mornac lui dit froidement :

— Maintenant, monsieur, j’ai une explication à vous demander. Veuillez me suivre.

Les témoins de cette scène n’avaient pas soufflé mot et ils laissèrent volontiers partir le colonel avec ce jeune extravagant qu’ils prenaient pour l’amant de cœur de la fauvette envolée.

Robert se laissa emmener sans rien dire. Il commençait à croire qu’il avait eu tort d’accuser M. de Mornac et à regretter d’avoir été si vif.

— Monsieur, commença le colonel, quand ils furent dans la rue, je vous…

Puis, se reprenant aussitôt :

— Non… monsieur, c’était bon devant ces cabotins, mais pour causer à nous deux, ça me gênerait. Je préfère te tutoyer, comme j’en ai l’habitude. Tu n’y gagneras rien, je te le promets, car ton incartade te coûtera cher.

En attendant que je te la fasse payer, je vais rentrer chez moi à pied par les boulevards, et tu vas m’accompagner jusqu’à l’entrée du faubourg Poissonnière. D’ici là, j’aurai le temps de te dire ce que j’ai sur le cœur.

— Comme il vous plaira, mon colonel, murmura Bécherel.

— D’abord, reprit M. de Mornac, ne va pas t’imaginer que je te tiens quitte du geste que tu t’es permis. J’ai plus du double de ton âge et tu es le fils d’un homme qui fut mon ami. Ces raisons-là ne m’empêcheront pas de me battre. Tu as besoin d’une leçon ; tu l’auras.

— Je la recevrai sans me plaindre.

— Et bien tu feras. Donc, c’est convenu. Demain, tu recevras mes témoins.

Maintenant, tu vas m’apprendre pourquoi tu t’es permis de m’accuser publiquement d’une infamie. La ridicule idée que j’étais l’amant de cette petite ne t’est pas venue toute seule. On a dû te la souffler.

— Vous avez deviné. J’ai reçu une lettre anonyme.

— Je m’en doutais. Et tu as été assez niais pour y croire !

— Je n’y ai pas cru d’abord. Mais pendant la représentation, j’en ai reçu une autre. Et dans celle-là on m’annonçait que ma mère venait d’arriver… qu’elle m’attendait dans mon appartement… J’ai cru que le message venait de vous.

— Vraiment ?… Et l’écriture ? tu ne t’es pas aperçu que ce n’était pas la mienne ?

— Vous ne m’avez jamais écrit.

— C’est vrai, au fait ! Et alors ?…

— Alors, je suis sorti avant la fin du deuxième acte. J’ai pris un fiacre qui m’a conduit chez moi, où mon portier m’a dit qu’il n’était venu personne. J’ai compris qu’on s’était moqué de moi, et je me suis fait ramener au théâtre où je suis arrivé pendant le dernier entracte… Vous savez le reste.

— Mais non. Je ne sais rien du tout.

— Quand le régisseur a annoncé que Violette était partie, j’ai perdu la tête. Je me suis précipité hors de la salle, je suis entré de force sur le théâtre où j’ai trouvé ce Cochard qui m’a appris que vous étiez sorti en même temps que Violette.

— Et tu en as conclu, sans hésiter, que je l’avais enlevée. Ah ! tu n’y vas pas par quatre chemins, toi ! Et tu as tôt fait de condamner les gens. Tu as décidé dans ta cervelle d’oiseau que, moi, un vieux soldat, moi qui t’ai pris en amitié, jusqu’à m’intéresser à cette jeune fille dont je me souciais fort peu, je m’étais conduit comme un drôle !

— La colère m’a emporté. Je ne raisonnais plus.

— Alors, tu veux bien reconnaître que tu t’es trompé et que je ne suis pour rien dans la disparition de ton adorée ?

— Je le reconnais, si bien que je vous supplie de m’aider à la retrouver.

— Parbleu ! tu me la bailles belle ! Tu la connais ta Dulcinée. Tu dois savoir si elle est capable de se faire enlever par un monsieur beaucoup plus riche que toi.

— Jamais ! Je réponds d’elle.

— Tu parles là comme un amoureux que tu es. On ne doit pas répondre d’une femme. Je conviens cependant qu’il y a des chances pour que celle-ci ait été comme toi la dupe d’un chenapan qui a juré sa perte. Elle aussi, a reçu une lettre.

— Oui… et elle m’avait vu sortir pendant qu’elle était en scène…

— Alors, tout s’explique. On t’a attiré dehors, pour qu’elle remarquât ton départ et on lui aura écrit que tu venais d’être renversé par une voiture… que tu avais une jambe cassée… ou quelque chose de pareil, et que tu demandais à la voir immédiatement.

— Et c’est ce Marcandier qui a écrit les trois lettres. Je comprends maintenant pourquoi, dans celle que j’ai revue avant de venir au théâtre, il me disait que la soirée finirait mal pour moi.

— Il est possible que ce soit lui, mais il a certainement des complices et de plus d’une espèce. D’abord, Herminie et sa mère qui l’ont poussé. Et puis, un monsieur quelconque, tout disposé à faire un sort à Violette.

— Galimas ! s’écria Robert. Il était dans la salle ; mais qui vous fait croire ?…

— Mon cher, Marcandier, si scélérat qu’il soit, n’a pas enlevé Violette pour l’assassiner. Il a dû s’entendre avec le coulissier pour lui amener la petite, et ils espèrent tous les deux qu’elle se laissera tenter par les offres brillantes que lui fera Galimas. Ils sont même capables de la garder en chartre privée jusqu’à ce qu’elle se décide. Mais il faudra bien qu’ils lui rendent la liberté un jour ou l’autre, à moins qu’elle n’accepte les propositions malhonnêtes de ce manieur d’or.

— Oh ! mon colonel !

— Je ne le crois pas, mais il faut tout prévoir. Et si cela arrivait, il ne te resterait plus qu’à oublier ton infidèle. Si, au contraire, elle résiste, ils finiront forcément par la relâcher et elle n’ira pas porter plainte. Tu seras même le premier à lui conseiller de se taire. Je suis donc d’avis que pour le moment tu n’as qu’à te tenir au repos.

— Et vous n’agirez pas non plus ! vous souffrirez que…

— Moi, je vais me renseigner sur tous ces gens-là. Un ancien sous-officier de mon régiment occupe à la préfecture de police une place qui le met à même de me fournir des informations sûres. Il m’apprendra ce que c’est au fond que ce Marcandier qui fait tant de métiers et ce capitaliste qui le patronne… ce prétendu oncle d’Herminie que personne n’a jamais vu. Quand je saurai à quoi m’en tenir, je ne refuserai pas de te donner un coup d’épaule… sans préjudice du coup d’épée que je compte bien t’administrer avant de me raccommoder avec toi. Oh ! je me contenterai de te piquer au bras, et tu ne l’auras pas volé.

Mais je m’aperçois que tu as perdu ton paletot dans la bagarre. Or, il fait un froid de loup et je ne veux pas que tu attrapes une pleurésie. Je t’ai dit tout ce que j’avais à te dire. Prends un fiacre et rentre chez toi. Tu auras de mes nouvelles demain.

M. de Mornac s’éloigna sans que Robert osât lui tendre la main. Après avoir douté de la loyauté de son meilleur ami, il doutait maintenant de l’innocence de Violette.