Rue Principale/Tome I/02

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II

monsieur bernard, les souliers de jean et les soucis de ninette

Dans une ville de vingt-deux mille habitants il y a naturellement un grand magasin qui se flatte de vendre de tout et s’affuble avec barbarie de l’adjectif départemental. Celui de Saint-Albert occupe, rue Principale, un immeuble d’une centaine de pieds de façade sur laquelle flamboient, en lettres d’or, les mots Galeries Crèvecœur. Une douzaine de vendeuses, presque toutes anémiées par des heures de travail trop longues et des salaires trop minces, y attendent la clientèle avec un minimum d’enthousiasme commercial.

Ce matin là, un peu avant dix heures, deux personnages assez mal assortis firent chez Crèvecœur une entrée fort remarquée. Le premier, d’un âge plutôt difficile à définir, tant il y avait de contraste entre la blancheur des cheveux et la jeunesse de la démarche, entre les rides du visage et la vivacité du regard, était habillé avec une recherche et une correction qui dénotaient l’aisance. Le second, un petit bonhomme haut comme trois pommes, sale comme un ramoneur, ébouriffé comme un hérisson, marchait pieds nus et montrait un visage où un mélange de larmes et de poussière avait laissé de bien curieux tatouages.

Lorsqu’ils eurent franchi le seuil du magasin et que, surmontés de sourcils en accents circonflexes, les yeux de Mlle Léontine, la première vendeuse, se furent posés sur eux, le monsieur bien mis chercha du regard quelque chose qu’il sembla ne pas trouver, puisqu’il adressa à Mlle Léontine un sourire plein de bonhomie et une question fort précise :

— Le rayon des chaussures, Mademoiselle, s’il vous plaît ?

— À votre gauche, monsieur, répondit la première vendeuse à moitié revenue de sa surprise.

— Merci mademoiselle. Viens Jean.

Et l’homme, tenant l’enfant par la main, se dirigea vers le rayon cherché et qu’il venait d’ailleurs d’apercevoir.

— Mademoiselle, dit-il à une vendeuse jeune, blonde et pas jolie qui faisait la toilette de ses mains en attendant d’avoir des pieds à chausser, mademoiselle, j’aimerais trouver une paire de chaussures pour ce petit bonhomme-là.

— Dans quel genre, monsieur ?

— Euh…dans quel genre ? Mon Dieu, ma foi… dans quel genre, mon petit Jean ?

— Sais pas, m’sieur.

— Bon marché, monsieur ?

— Solide surtout, mademoiselle.

La vendeuse blonde et pas jolie laissa tomber un regard sur les pieds nus de Jean.

— Vous ne pensez pas, dit-elle, que pour lui essayer des chaussures, il vaudrait mieux qu’il ait des bas ?

— Mais bien sûr, voyons, bien sûr ! Où avais-je la tête ? Voyez-vous, mademoiselle, j’ai trouvé le petit Jean tout en pleurs, tout-à-l’heure, au bord de l’étang du parc. Il avait pris un bain de pieds et, pendant qu’il barbotait, quelqu’un lui avait volé ses chaussures. Alors, ma foi, j’ai pensé que le meilleur moyen de le consoler était de lui en acheter d’autres ; d’autant plus qu’il m’a dit que c’était les seules qu’il possédait. N’est-ce pas, Jean ?

— Ben oui, m’sieur. J’en avais pas d’autres.

— Et je ne pense pas, dit la vendeuse, que sa maman aurait pu lui en acheter.

Et comme le monsieur âgé regardait l’enfant avec pitié, elle se lança dans un long récit d’où il ressortait qu’elle connaissait le bambin, sa mère et sa nombreuse famille depuis toujours : que Jean s’appelait Messier, qu’il était le neuvième d’une imposante collection de quatorze enfants dont un seul travaillait pour le moment, que le père avait été tué l’année précédente dans un accident et que la mère, courageuse au possible, gagnait péniblement la pitance de tant de rejetons en s’usant les reins, les mains et le courage à lessiver le linge des autres.

Le monsieur l’écouta sans l’interrompre et, lorsqu’il fut évident qu’elle avait dit tout ce qu’elle savait, il reprit la main du petit Jean, sourit à la vendeuse, toussota une petite fois et dit :

— Eh bien ! mademoiselle, il s’agit de trouver des bas d’abord, des chaussures ensuite et, pendant qu’on y est, je crois bien qu’une bonne paire de culottes ne serait pas de trop !

En suivant son nouvel ami dans le labyrinthe de comptoirs, Jean se mit à rire sans bruit. Il songeait à la joie étonnée de sa mère, quand elle le verrait arriver, fier comme le tambour-major de la garde paroissiale, chaussé et culotté de neuf.

***

Il y a, à Saint-Albert, un parc municipal dont on a très vite fait le tour, mais qui ne manque pas de charme. Les pelouses y sont bien entretenues, les arbres y sont beaux et les bancs assez nombreux, surtout autour de l’étang où s’ébattent, fort à l’étroit, trois douzaines de canards.

Ninette, ce matin-là comme presque tous les jours, était arrivée porteuse d’un gros sac de croûtes de pain, dont les palmipèdes affamés avaient rapidement avalé le contenu. Puis elle avait choisi un banc, à l’ombre d’un érable, s’y était assise et tout en paraissant s’intéresser aux jeux des oiseaux aquatiques, s’était mise à réfléchir à ses ennuis. Car Ninette avait des ennuis, qui tous lui venaient de son frère.

Tout en Marcel l’inquiétait : l’instabilité de son caractère, le peu de goût qu’il montrait pour le travail, le choix discutable de ses relations, la hantise qui le tenait de faire fortune rapidement, le mépris profond qu’il avait de toutes les besognes qui astreignent à des heures fixes.

Et Ninette, qui sans doute s’était levée ce jour-là avec un peu de vague à l’âme, se laissa aller à pleurer devant ses amis les canards, en pensant à toutes les joies que Marcel aurait pu lui donner et qu’il ne lui donnait pas, à tous les soucis qu’il aurait pu lui éviter et qu’il lui causait.

Depuis combien de temps elle pleurait, elle n’aurait certes pu le dire, quand elle entendit une voix par-dessus les coincoins des canards. Et la voix disait :

— Décidément, c’est le jour où on trouve des enfants en pleurs au bord de l’eau.

Ninette sursauta et leva vers la voix des yeux furieux de s’être laissés prendre en si maussade occupation.

— Mais monsieur, dit-elle…

Elle n’acheva pas. Le monsieur âgé et bien mis qui se trouvait devant elle 一 celui que, tout-à-l’heure, nous avons vu regarnir la garde-robe du petit Jean — souriait si gentiment, la regardait avec tant de bonté, qu’elle n’eut plus l’idée de prononcer le « de quoi vous mêlez-vous ? » qu’elle s’apprêtait à lui lancer…

Et comme s’il avait compris, le vieux monsieur lui dit :

— Excusez-moi, mademoiselle. Vous devez certainement penser que je me mêle de ce qui ne me regarde pas. Et vous avez raison. Mais que voulez-vous ? c’est l’un des rares privilèges de la vieillesse que celui de pouvoir aborder une femme inconnue sans être soupçonné tout de suite d’intentions, disons équivoques. Je ne vous fais pas peur, j’espère ?

Ninette ravala les quelques larmes qui lui restaient dans la gorge.

— Mais non, monsieur, répondit-elle.

— Et puis, reprit le vieux monsieur, vous n’êtes pas tout-à-fait une inconnue pour moi, comme je ne dois plus être tout-à-fait un inconnu pour vous. Ne mangeons-nous pas, presque tous les jours, dans le même restaurant et presqu’à la même table ?

— C’est vrai.

— Naturellement, il serait plus correct que quelqu’un nous présente l’un à l’autre, mais enfin, puisque nous ne sommes que vous et moi…

Le monsieur s’inclina :

— Julien Bernard.

— Ninette Lortie.

Monsieur Bernard s’assit, croisa les mains sur le pommeau de sa canne, étendit une jambe, puis l’autre, repoussa légèrement son chapeau vers l’arrière, regarda franchement Ninette en face et demanda :

— Et ce gros chagrin, ça va mieux ?

Oh ! oui.

— Tant mieux, tant mieux. J’espère que ce n’est pas le beau jeune homme de tous les soirs qui fait pleurer de si jolis yeux ?

— Oh ! non, monsieur.

— Bon ! Ça m’aurait surpris d’ailleurs. Je suis sûr que vous détestez l’odeur de la pipe ?

— Mais non, pas du tout.

— On dit que les femmes sont curieuses, mademoiselle Ninette ; pensez-vous que ce soit vrai ?

— Oui, mais peut-être pas plus que les hommes.

Monsieur Bernard hésita un instant à poursuivre. Devait-il prendre la réponse de Ninette pour lui ? Il sortit sa blague de sa poche, bourra sa pipe. l’alluma posément et :

— Mais vous, l’êtes-vous, curieuse ?

— Un peu, oui, je pense, répliqua Ninette qui commençait à se demander où son interlocuteur voulait en venir.

— Alors, poursuivit monsieur Bernard, je suis persuadé que vous avez déjà dû vous demander pourquoi un vieux bonhomme comme moi était venu s’installer dans votre jolie ville.

Vous venez de donner la raison ; parce qu’elle est jolie, probablement.

— Oui évidemment, mais aussi parce que j’ai cru que je vivrais ici plus tranquille, moins vite peut-être, et par conséquent plus longtemps que dans une grande ville bruyante, que dans le mouvement perpétuel de la métropole. En somme, à un homme, à un vieil homme à qui il ne reste que ses livres et sa pipe, que faut-il ? De la tranquillité et, autour de lui, autant de visages souriants que possible.

— Et vous croyez trouver tout ça à Saint-Albert ?

— Et pourquoi pas ? Vous y êtes née vous, je suppose ?

— Oui.

— Si je ne me trompe, le patron du restaurant m’a dit l’autre jour que vous étiez orpheline. Vous voyez, je me suis déjà un tout petit peu renseigné. J’espère que vous ne m’en voulez pas.

— Mais pas du tout, je vous assure…

— Et dites-moi, vous êtes seule au monde ?

La réponse prit du temps à venir. La vilaine ombre qui avait quitté le regard de Ninette y reparut soudain, et ce fut d’une voix plus grave, plus mince aussi, qu’elle répondit :

— Non, j’ai un frère.

Monsieur Bernard perçut le changement de ton, la tristesse dont était empreinte la réponse.

— Je ne m’étonnerais pas, dit-il, que ce soit lui qui vous ait fait pleurer tout-à-l’heure.

— Lui… et autre chose.

— Plus âgé, plus jeune que vous ?

— Plus jeune ; de deux ans.

— Et… et que fait-il dans la vie ?

Décidément le vieux monsieur posait facilement des questions. La conversation prenait un petit air d’interrogatoire que Ninette trouvait embarrassant. Mais pas un instant pourtant elle ne songea à se dérober. Si elle hésita à répondre, c’est qu’il était bien difficile de donner un état à Marcel, qui n’en avait aucun. Monsieur Bernard attendait patiemment en dessinant du bout de sa canne, sur le sable de l’allée, des canards qui n’avaient qu’une ressemblance très vague avec ceux de l’étang. Ninette finit par dire :

— Il ne travaille pas actuellement. Il n’y a pas très longtemps qu’il a fini ses études et il n’a pas encore réussi à se trouver une situation qui en soit vraiment une. Mais il espère trouver bien vite et… et moi aussi.

— A-t-il des préférences, une vocation ? demanda monsieur Bernard qui, s’étant aperçu qu’un de ses canards était bossu, essayait, du bout de son pied gauche, de remédier à cette triste infirmité.

— Si je vous demande ça, poursuivit-il, c’est que j’ai quelques relations influentes, quelques amis hauts placés et que, peut-être, je pourrais l’aider, ce jeune garnement de frère qui fait pleurer sa jolie sœur.

— Non, il est assez indécis. Je crois qu’il aurait aimé pouvoir faire son droit : mais ça, nous n’en avions pas les moyens.

Un sourire de satisfaction éclaira le visage de monsieur Bernard. Ce n’était certes pas la réponse de Ninette qui l’avait fait naître ; mais il venait de réussir à effacer la bosse de son canard et à lui donner une allure de volatile normalement constitué. Il n’avait pas, pour si peu, perdu le fil de la conversation.

— Quel âge a-t-il, me disiez-vous ?

— Vingt ans.

Il y eut un silence. Monsieur Bernard répéta deux ou trois fois « vingt ans, oui… vingt ans », puis, ayant décapité son canard d’un coup de talon, il se tourna vers Ninette et dit :

— J’en ai une, moi, de situation à lui offrir. Oh ! rien de définitif, rien de merveilleux ! Mais en attendant que… qu’il se trouve ou que je lui trouve quelque chose de mieux, je pourrais lui offrir, disons une quinzaine de dollars par semaine pour m’aider à cataloguer ma bibliothèque.

— Mais… mais ce serait magnifique !

— Dites à votre frère de venir me voir cet après-midi, ou demain s’il ne peut pas aujourd’hui. Vous savez où j’habite ?

— Oui, l’ancienne maison des Dubreuil.

— Tout juste. J’ai quelque chose comme dix mille volumes qu’il s’agit de sortir de leurs caisses, de placer sur les rayons que j’ai justement commandés ce matin au menuisier, et de cataloguer par auteur, par genre etc… C’est un travail qui, pour être bien fait, prendra certainement six mois. Pensez-vous que ça plaira à votre frère ?

— Mais… mais naturellement ! Je suis sûre qu’il sera ravi !

***

Marcel s’apprêtait à sortir lorsque la porte s’ouvrit. Ninette entra en tourbillon.

— Marcel !… Marcel ! Tu es là ?

— Tu le vois bien.

— Figure-toi que je t’ai trouvé une place !

— Une place, répondit-il froidement, laquelle ?

— C’est tout une histoire. J’étais allée donner à manger aux canards du parc et… mon Dieu que je suis essoufflée ! Et… j’ai rencontré Monsieur Bernard.

— Connais pas.

— Mais oui, le vieux monsieur qui habite l’ancienne maison des Dubreuil.

— Ah ! oui, j’en ai entendu parler. Un vieux fou qui vit tout seul, comme un ermite.

— Ne dis pas ça, Marcel ! Il est si gentil.

— Peut-être bien. Et alors ?

— Nous nous sommes mis à causer. Il m’a demandé ce que je faisais. Je lui ai dit que j’avais un frère et…

— Oui, je vois ça d’ici, interrompit-il brusquement. Tu t’es plainte que ton frère ne travaillait pas et qu’il n’avait pas l’air de vouloir travailler !

— Comment peux-tu dire, Marcel ?

— Tiens ! si tu ne lui avais pas dit que je ne travaillais pas, il n’aurait pas pu le sucer de son pouce, ce vieux-là !

— Naturellement que je le lui ai dit ! Mais je ne me suis pas plainte. Je lui ai dit que tu cherchais une position et que tu espérais bien en trouver une bientôt. Il m’a répondu qu’il avait beaucoup de relations à Montréal, qu’il pourrait peut-être te donner un coup d’épaule, mais qu’en attendant, si tu voulais travailler avec lui, il te donnerait quinze dollars par semaine.

Ça n’est pas riche !

— C’est un dollar de plus que je ne gagne, Marcel.

— Peut-être. Mais comment se fait-il qu’il ait besoin de quelqu’un pour travailler avec lui, puisqu’il est rentier et que les rentiers ça n’a généralement rien à faire ?

— Il a une bibliothèque de dix mille volumes et il veut la cataloguer. Il prétend qu’à deux il y en a au moins pour six mois.

— Ainsi, ce que tu viens m’offrir, c’est d’aller m’enterrer toute la journée dans une vieille maison, avec un vieux bonhomme et au milieu d’un tas de vieux bouquins !

— Tu ne vas pas refuser ça ?

— Certainement que je refuse !

Ninette n’en croyait pas ses oreilles.

— Marcel ! s’écria-t-elle, indignée.

— Oh ! non. Quand j’aurai l’âge du vieux bonhomme, peut-être bien. Mais à vingt ans, il n’y a pas grand danger ! D’ailleurs, je n’ai pas le temps.

Et il décrocha son chapeau.

— Pas le temps ? dit Ninette.

— Non. J’ai une idée en tête. Une affaire qui me rapportera quinze dollars par jour au bas mot. C’est loin des quinze dollars par semaine de ton vieux rat de bibliothèque, ça ! Hein ? Qu’en penses-tu ?

— Si elle réussit aussi bien que les autres !

— Naturellement, il y a un risque à courir ! Mais ça vaut la peine ! Tu peux dire à ton vieil idiot que je n’en veux pas de sa position ! Et maintenant, laisse-moi filer, je suis en retard.