Rue Principale/Tome I/25

La bibliothèque libre.
Éditions Bernard Valiquette (Tome I — Les Lortiep. 184-189).

XXV

une surprenante conversation au bord de l’eau

La première partie du plan élaboré, par monsieur Bernard, pour permettre à André Lamarche de quitter le pays sans être inquiété, tout en assurant la réhabilitation totale de Marcel, avait été mise à exécution sans anicroche. André, muni du viatique que lui avait donné monsieur Bernard, avait pu quitter Saint-Albert aussitôt après les funérailles de sa mère.

Le lendemain du départ d’André, un peu après huit heures du soir, à très peu de distance du vieux moulin, Léon Sénécal, le col de son pardessus relevé, les mains dans les poches, marchait nerveusement, de long en large, comme un homme attendant quelqu’un qui manque décidément de ponctualité. L’air était relativement doux et le ciel charriait de gros nuages, entre lesquels apparaissait, de temps à autre, une lune presque pleine : ce qui permettait chaque fois à Sénécal de vérifier l’heure à son bracelet-montre.

Son impatience touchait à la colère, lorsqu’il vit enfin une silhouette quitter la grand route pour s’engager dans le sentier conduisant au moulin. La silhouette s’approcha rapidement, se retourna comme si elle voulait être sûre que nul ne l’avait vue quitter la route, et arriva à hauteur de Sénécal, qu’elle aborda avec un bonsoir aussi frais que la brise qui soufflait du fleuve.

Suzanne Legault, car c’était elle, n’était certes pas venue là pour son plaisir.

— Je me demande bien, dit-elle, qui a pu te donner l’idée de me faire venir ici par un temps pareil ?

— Laisse faire ! Tu vas le savoir, répondit Sénécal. Mais ce que je voudrais savoir, moi, par exemple, c’est pourquoi tu n’es pas venue plus tôt ! Ça fait une heure que je t’attends ici. T’as pas l’air de te rendre compte qu’il fait pas très chaud.

Elle haussa les épaules.

— Si je ne suis pas venue plus tôt, répondit-elle, c’est probablement parce que j’avais autre chose à faire : et d’ailleurs, je suppose que tu ne m’as pas fait faire tout ce trajet-là rien que pour le plaisir de me faire des reproches si j’arrivais en retard ?

Il y avait, dans la voix de Suzanne, tant de méprisante supériorité, que Sénécal en fut comme subjugué et qu’il se calma du coup. Ce fut d’une voix étrangement radoucie, qu’il reprit :

— Qu’est-ce que tu m’as raconté au téléphone cet après-midi ? Tu as quelque chose de neuf à me dire ?

— Oui, plutôt.

— Pas une mauvaise nouvelle, j’espère ?

Suzanne fit de la tête un geste d’ignorance.

— Tu sais, dit-elle, le dernier billet de ton ami Jeannotte ?

— Oui, celui que je t’ai donné vendredi ?

Elle fit oui de la tête.

— Eh bien ? questionna-t-il.

— Je ne sais pas ce qu’il est devenu. Il était dans mon sac vendredi soir, et depuis je ne parviens plus à mettre la main dessus.

— Dis-moi pas… dis-moi pas, bégaya Sénécal visiblement bouleversé, que tu as été assez bête pour laisser traîner ça quelque part !

— Je ne l’ai certainement pas perdu. Si je ne l’ai plus, c’est qu’on me l’a pris.

Sénécal eut un haut-le-corps.

— Pris ! fit-il. Te rends-tu compte de ce que cela veut dire ?

— Je ne me rends compte de rien, dit-elle ; je constate un fait, c’est tout.

— Je ne sais pas à quoi tu as pensé ! éclata Sénécal au comble de l’énervement ; je ne sais pas où tu avais la tête pour laisser traîner ce papier-là dans ta sacoche ! Tu ne t’imagines pas que c’est intelligent, non ?

Suzanne, froidement, répondit :

— C’est certainement tout aussi intelligent que de laisser traîner des papiers derrière les cadres.

Ces mots, lancés négligemment, eurent sur Sénécal un effet analogue à celui que pourrait faire, sur un pensionnaire agité d’un asile d’aliénés, la traditionnelle douche d’eau glacée. Il se calma comme par magie.

— Voyons Suzanne, dit-il, tu es sûre que tu n’as pas laissé traîner ta sacoche quelque part ?

— Non, dit-elle, non, je ne l’ai laissée traîner nulle part. Tu penses bien que j’ai essayé de me rappeler tout ce que j’avais fait depuis vendredi ; mais j’ai beau faire, je ne vois pas du tout qui aurait pu me prendre ce papier-là, ni où il pourrait avoir été pris.

— Ce qu’il y a de pire, fit Sénécal, c’est qu’on ne peut rien faire !

— Attendre, dit-elle. Si les coups arrivent, on essaiera de les parer. C’est tout.

— S’il en est encore temps ! conclut Sénécal.

Pendant quelques instants, ils marchèrent sans mot dire. Ils avaient atteint et dépassé le moulin, lorsque Suzanne reprit la parole.

— Toi, dit-elle, qu’est-ce que tu as l’intention de faire à propos de Jeannotte ?

— Tu le sais, répondit-il, je te l’ai dit. Il a consenti à attendre quatre jours de plus.

— Quatre jours, ça veut dire jusqu’à demain soir.

— Ben oui.

— Et alors, demanda-t-elle, que vas-tu faire, une fois les quatre jours écoulés ?

La question parut étonner Sénécal.

— Ce que je vais faire, ce que je vais faire ? On est tous les deux dans cette affaire-là, tu as l’air de l’oublier.

Ce fut au tour de Suzanne de paraître surprise. Mais le ton étonné qu’elle prit pour répondre avait quelque chose de voulu, d’étudié, quelque chose de moqueur aussi.

— Tous les deux ? dit-elle. Non, Léon, non, ça ne m’inquiète pas le moins du monde. J’ai bien peur que tu sois obligé de te débrouiller tout seul.

— Ah non ! rétorqua Sénécal, ça fait assez longtemps que tu te dérobes, assez longtemps que tu as l’air de me mettre tout sur le dos. C’est deux cents piastres que j’ai promis à Jeannotte, pour mettre le poison dans le lait de Ninette et faire la petite job à la machine de monsieur Bernard ; puis même s’il se contente de ça, au lieu des cinq cents qu’il a le front de nous réclamer à cette heure, c’est deux cents piastres que ça va coûter et, que tu le veuilles ou non, tu vas en payer la moitié.

— Pas un sou, fit-elle avec une insolence qui donna à Sénécal une furieuse envie de lui sauter à la gorge.

Elle s’en rendit compte, s’écarta quelque peu et reprit :

— Non seulement je ne paierai pas, mais je ne veux plus en entendre parler. Si tu crois qu’il vaut mieux lui payer ses deux cents piastres, paye-les lui, je ne t’en empêche pas. C’est ton affaire. Et si par hasard tu avais envie de faire le méchant avec moi, rappelle-toi que j’ai chez-moi un papier plutôt compromettant, un petit testament qui intéresserait beaucoup ta nièce, si jamais il me prenait fantaisie d’aller le lui porter.

— J’peux pas croire que tu ferais cela, murmura Sénécal, les dents serrées.

— Que veux-tu ? reprit Suzanne, on se protège comme on peut ; sans compter que ça serait une bonne action. Je suis sûre qu’elle ne se ferait pas prier pour me dire merci, elle, si je lui apportais ce petit document-là.

Sénécal eut un regard mauvais.

— Je n’hésiterais pas à te tuer de mes mains pour t’empêcher de faire ça, dit-il.

Pour la première fois, Suzanne eut réellement peur. Quelque chose lui disait que chez cet homme, qui n’avait pas hésité, jadis, à dépouiller sa propre sœur, cette menace n’était pas vaine. Mais cette frayeur, elle eut l’habileté de ne la point laisser paraître.

— Tu es fou ! dit-elle, avec une nuance de pitié.

— Non, je ne suis pas fou. Tu ne t’imagines pas que je vais perdre tout ce que j’ai, que je vais me laisser démolir par une petite rien du tout dans ton genre, sans me rebiffer ?

— Tu sais qu’on est pendu dans ce pays-ci, pour tuer les gens ?

— Sois tranquille, je prendrai mes précautions.

— Je suppose, dit-elle, que tu feras faire ce beau travail par ton ami Jeannotte.

— Essaie de le sortir ce testament-là ! Tu verras ce qui t’arrivera !

— Si j’essaie, ce sera fait. Quoi que tu fasses, toi, après, il sera trop tard.

Et sans même un bonsoir, Suzanne Legault pivota sur les talons et s’en alla reprendre la grand route, tandis que Sénécal jetait vers le ciel une bordée d’imprécations et d’injures, destinées aux femmes en général, et à celle qui le quittait en particulier.

Sénécal eut certes juré davantage, s’il s’était douté que la fin de sa conversation avec Suzanne, la partie la plus compromettante, en somme, avait été recueillie par l’homme qui, dans tout Saint-Albert, avait les raisons les plus légitimes de lui souhaiter du mal. En effet, le marchand de cigares n’était pas seul, ce soir-là, à avoir eu l’idée de donner rendez-vous à quelqu’un dans les environs du vieux moulin. Cette idée, Marcel l’avait eue lui aussi et, deux minutes à peine avant l’arrivée de Sénécal, Fernande était venue rejoindre celui qu’elle aimait, dans une petite cabane qui avait servi, autrefois, à abriter un canot-automobile, et qui ne servait plus, aujourd’hui, qu’à abriter les serments et les baisers des amoureux.

Marcel et Fernande étaient restés, dans leur abri de planches branlantes, juste le temps de se dire tendrement bonsoir et, sans bruit, étroitement enlacés, ils avaient marché le long du fleuve, sur lequel les premières morsures du froid avaient laissé, çà et là, une mince pellicule de glace. Pendant quelque temps, ils s’étaient ainsi éloignés du vieux moulin, puis ils avaient fait demi-tour avec l’intention de remonter, vers la route, par le vieil escalier de pierre qui servait autrefois au meunier à gravir la pente raide de la berge. Mais des éclats de voix leur étaient parvenus. Inquiets, ils s’étaient arrêtés ; leur inquiétude s’était rapidement transformée en un étonnement plein d’intérêt lorsque, dans ces deux voix échangeant des propos sans aménité, ils avaient reconnu celles de Léon Sénécal et de Suzanne Legault.