Rupert Brooke (Jean Dornis)

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Rupert Brooke (Jean Dornis)
Revue des Deux Mondes6e période, tome 43 (p. 140-147).
RUPERT BROOKE

« … Dites : il a aimé. » C’est là ce que le jeune poète anglais, Rupert Brooke, a désiré qui fût retenu de lui, après sa vaillante mort. Ce qu’il a aimé ? La vie et l’immortelle beauté ; l’Ile natale partout regrettée et que, du fond de l’Amérique, il accourut défendre ; la liberté, enfin, pour laquelle il vient de tomber, dans la fleur la plus orgueilleuse de la jeunesse.


Instincts ordonnés, maîtrise de soi, mélancolie, esprit d’inquiétude, humour, scepticisme léger, exquise aménité, — toute la nature britannique la plus moderne vivait, merveilleusement incarnée, sous la forme charmante de Rupert Brooke.

La passion, bien anglaise, elle aussi, des voyages, le hantait. Frais émoulu de l’Université de Cambridge, l’adolescent brûlait du désir de quitter son « home » de Grantchester, tant aimé cependant, pour s’en aller visiter l’Europe : avec entrain, il fit le tour de la Sicile, eut un awfully good time à Munich, s’arrêta à Berlin. Mais tout ce qu’il vit, tout ce qu’il entendit là, choqua profondément son goût de l’imprévu, de la liberté individuelle, de la fantaisie, de l’élégance, et le renvoya, animé de plus de tendresse et d’admiration qu’auparavant, à sa terre natale :


(Écrit au « Café des Westens, » Berlin, mai 1912.)

«… A présent, le lilas doit être en fleur, devant ma petite chambre, à Grantchester, et, dans mes plates-bandes, je pense, les œillets sourient et les pois de senteur. Là, les châtaigniers, durant tout l’été, font pour vous, près de la rivière, un tunnel d’ombre verte et dorment profondément, bercés au-dessus de vos têtes… Du lieber Gott ! Et moi, je suis assis, suant et écœuré, en face d’intempérans Allemands qui boivent de la lourde bière, tandis que là-bas, les eaux ombreuses coulent fraîches pour baigner la chair nue… Ici, les tulipes ne poussent qu’ainsi qu’on le leur commande : sur les haies anglaises, libre, fleurit une rose non officielle !

« Vers Haslingfield et Coton, s’étendent de molles prairies dont l’entrée n’est pas Verboten ! … Ah ! fussé-je à Grantchester, à Grantchester ! Là, ceux qui le veulent peuvent entrer en communion avec la nature, la terre et toutes les choses de ce genre ; là, les hommes modernes intelligens ont vu des faunes aux aguets à travers les feuillages, et ils ont senti que les classiques ne sont pas morts en apercevant émerger, hors de l’eau, la tête vive d’une naïade ou en entendant, de loin, le chèvre-pied jouer tout bas de la flûte…

« Dieu ! je veux faire mes colis, prendre le train qui me ramènera en Angleterre ; car l’Angleterre est, de tous les pays du monde que je connais, celui où les hommes au cœur splendide peuvent vivre le mieux, et de toute l’Angleterre, la province de Cambridge est le lieu fait pour les hommes les plus compréhensifs, et dans ce district, ce que je préfère, c’est l’adorable hameau de Grantchester…[1]. »

Cependant, aussitôt rentré à Grantchester, le poète à l’âme vagabonde songe à repartir vers de nouveaux climats : quitte à se trouver, comme à Berlin, « perdu et isolé, » il s’en ira, charmé par son rêve, errer sur tous les rivages, à la recherche de cette Chimère que chacun, peut-être, porte inconsciemment enfouie dans son cœur, mais que jamais personne ne découvre en dehors de soi.

Sans doute, l’amour eût pu enfermer, comme en une oasis, cette jeunesse inquiète, lui découvrir un empire contenant plus d’émotions enivrantes que mille lointains pays. Mais Rupert Brooke, riche cependant de tous les dons, paraît n’avoir connu que les rigueurs de l’amour, ses vastes chagrins, son morne ennui :

«… L’amour vend la fière citadelle du cœur au hasard. Ceux qui ont aimé sans être aimés, ceux-là ont connu la honte. Même alors que deux bouches, assoiffées l’une de l’autre, se sont unies et que l’angoisse est oubliée et que le cri du cœur est un moment apaisé, ces amans ne font que prendre leur pauvre rêve entre leurs bras et demeurer dans la nuit chacun solitaire, chacun seul avec un fantôme. Celui qui, pour une heure, a cru en l’amour, celui-là sait que l’amour devient d’autant plus froid et faux et ennuyeux qu’il a été doux. Toute nouveauté disparue, le sentiment dépérit, l’amour se meurt, baiser par baiser. Tout cela, c’est l’amour ; et l’amour est tout, excepté cela[2]. »

Oui, l’amour est tout, excepté cela.

Autour du vieux « Vicarage » de Grantchester, dans l’ombreux sentier familier, le long de la rivière qui coule mystérieusement profonde et verte, Rupert Brooke n’a point rencontré celle qui, ange et non sirène, eût pu être la douce compagne pensive qui, loin des vices hideux, des miasmes morbides de la vie, comprenant sans effort « le langage des fleurs et des choses muettes, » eût pu s’élever avec lui dans l’air apaisant des idées.

« Je revins tard, hier soir, dans ma chambre confortable, à la chaise longue placée près du foyer rayonnant. Comme j’entrais doucement, j’aperçus une femme assise sur cette chaise ; je distinguai la ligne du cou, de la joue, du menton, la tache sombre de la chevelure… Une seconde, je demeurai surpris, immobile ; mais j’avançai vers elle et je vis qu’il n’y avait là personne : c’était quelque jeu de la flamme qui m’avait leurré ; c’était un hasard d’ombre et de clarté, et un coussin posé sur la chaise… O vous ! les heureux de la terre, cette nuit-là, comment aurais-pu dormir ? Je me couchai et je regardai la flamme qui éclairait ma triste solitude, je guettai le clair de lune se glissant lentement tout autour de ma chambre et, cette nuit-là, je ne pus pas dormir. »

Pèlerin de l’inaccessible idéal, Rupert se remettra en route. Il chérit la mer, miroir profond et multiforme en lequel son cœur se reflète : par le vaste Océan, il partira loin des sombres cités, des remords et des tristesses d’alentour, vers les paradis parfumés de ses songes.

Il ne se lassera jamais d’offrir à ses nerfs délicats le plaisir d’un étonnement sans cesse renouvelé ; d’allonger languissamment les jours, par l’infini des sensations inconnues. En des heures d’inoubliable vie, il navigue, entre le double azur, sous les rayons droits du soleil, ou sous l’ardente couronne des Pléiades. Dans le silence vivant, son âme se recueille, écoute, attend, suspendue.

Il connaîtra le fourmillement des ports lointains aux môles gigantesques, animés par le va-et-vient incessant des navires aux grémens compliqués, aux machines bruyantes. Sous l’accablement torride de l’ardent foyer des Tropiques, «…là où les constellations nouvelles brûlent dans le ciel antique, au-dessus de la murmurante et douce mer de la Havane… » il écoutera le chant rythmé des hommes vigoureux au travail, il admirera le geste ailé de celui qui dénoue la voile, le geste vibrant de celui qui forge, le geste doux de celui qui presse l’olive et le raisin, le geste sacré de celui qui pétrit le pain.

Rien de plus vivant, de plus libre, de plus plaisant, de plus paradoxal que les Lettres d’Amérique, adressées par Brooke pendant son voyage, à la Westminster Gazette de Londres.

Il y parle des régions tropicales avec une admiration sans extase. Les yeux nordiques du jeune homme, amant des ciels nébuleux, des soleils mouillés, des senteurs fanées de l’Occident, ne sont point éblouis par la splendeur brûlante de ces ardens climats : ils les aperçoivent comme voilés par le crêpe de la mélancolie. Une fine ironie toujours en éveil, Brooke paraît fort soucieux d’éviter, dans ses Lettres, l’éclat d’un romantisme, d’une exubérance qu’il déteste ; il prend soin d’y refléter toutes les choses du côté précis : ni idéalisées, ni embellies par une grâce voulue, ou par un exotisme convenu. On dirait que le jeune poète a abordé au Canada, aux îles de l’océan Pacifique, prévenu contre un charme puissant, trop vanté à son gré, banalisé par trop d’hommages. En même temps, il semble craindre de ne pouvoir résister au vertige de ses sens enivrés malgré tout par tant de couleurs, de sons, de parfums. Alors, en une sorte de pudeur alarmée, il veut tourner en ridicule, la moindre de ses émotions : il adopte, à travers tout, un ton de léger persiflage.

Peut-être la faculté que Rupert Brooke avait, à un degré vif, de dissocier sa sensibilité et son intelligence, d’être à la fois auteur, acteur, spectateur ironique de sa propre vie, fut-elle pour lui le plus grand des malheurs. Ennemie de tout enthousiasme, de tout lyrisme, cette faculté devait empêcher l’esprit et le sentiment du poète de se plonger, d’accord, dans une même volupté, dans un même songe : une critique attentive, sentinelle consciente et sévère, veillait sans trêve au seuil du mirage poétique.

Il est à observer que ce ton de flegme, de froideur voulue, si marqué dans la prose de Brooke n’est que çà et là perceptible dans ses vers. Quel contraste entre ces Lettres d’Amérique et telles pièces de son recueil de poèmes comme : Grand amant ; Ciel ; Tiare Tahiti, sans parler de ses poignans Sonnets de la guerre ! Ici, à travers chaque ligne, filtre et se répand, à peine contenu, le flot d’une souffrance d’âme inguérissable.


… « Les beaux lacs ténébreux où le cygne se plaît,
Les feuillages obscurs qu’illuminent les roses,
Le grand faste automnal et ses brouillards moroses
Étaient chers à tes yeux, ô frère de Shelley.

Dans tes strophes, l’aurore à la nuit se mêlait,
Le plaisir t’apportait la mort dans ses mains closes ;
Tu voyais, par-delà mille métamorphoses,
Le soleil dont le nôtre est un tremblant reflet[3]… »


C’est ainsi que le poète de La plus grande France, frère lui aussi de Shelley, chante le rêve glorieux de Rupert Brooke. Comment n’eût-il pas reconnu, sous le sourire un peu amer du beau visage de l’aède d’outre-Manche, l’âme morose des poètes spleenitiques ?

Le fait est que le cœur inquiet de Rupert Brooke, traversé sans cesse par une mystique et ténébreuse tristesse, chercha en vain l’extase dans ce qui nous semble durable sur la terre. Peut-être, comme notre Baudelaire, ce que préféra, à la fin, cet extraordinaire étranger, ce furent les décevans nuages : « les nuages qui passent, là-bas… les merveilleux nuages. » En tous les cas, la contemplation constante de l’univers avait donné au poète des sensations pénétrantes jusqu’à la douleur, et son âme s’était heurtée, sans relâche, aux portes d’airain qu’il trouvait fermées devant l’infini :

« Quand nos rires finissent, quand nos cœurs et nos corps sont en poussière, flottant autour des seuils de nos amis, comme un encens s’épandant dans la nuit, alors les sages s’accordent à dire que commence notre immortalité… Là, nous attend un pays difficile pour nous à réaliser… La, tous sont égaux… Là, vivent les Bons, les Aimables, les Nobles, ceux dont les formes terrestres étaient les pauvres choses brisées que nous avons connues… La, est la Face dont nous sommes les fantômes ; la vraie Etoile, jamais éteinte ; la Fleur dont nous aimons ici-bas le reflet fané… Là, jamais une larme : seulement la Douleur… Là, la danse, mais non plus de membres pour se mouvoir… Là, les chansons disparaissent dans le chant ; au lieu des amans, l’amour sera, et ma joie et ma peine rentreront dans l’éternel cerveau… Mais Ciel, Ciel, oh ! Il nous manquera les palmiers et la lumière du soleil et le Sud !… Et ne sera-ce pas la fin du baiser, là où toutes les bouches ne seront plus qu’une bouche[4]… ? »

Si, angoissé, le poète se détourne amèrement d’un tel paradis :

«… Couronne ta tête, Mamua, et viens ! Entends l’appel de la lune et des sentiers murmurant le long de la paresseuse et chaude lagune. Dépêche-toi de t’enivrer de baisers et de paroles avec ces lèvres qui se faneront, et de jouir du rire humain sur des visages individuels de ce côté du paradis !… Il y a peu de réconfort dans la sagesse. »

C’est cette « sagesse » cependant qui décida le jeune homme à se jeter délibérément dans la guerre, comme dans le seul noble refuge pour ses inquiétudes d’esprit et pour son tourment d’âme :

«… A présent, Dieu soit loué de nous avoir faits dignes de cette heure ; d’avoir capté notre jeunesse et de nous avoir réveillés de notre sommeil. Avec des mains fortes, des yeux clairs, une puissance aiguisée, heureux comme des nageurs sautant dans la limpidité de l’eau, nous nous détournons d’un monde devenu vieux de joie et épuisé ; nous laisserons derrière nous les cœurs malades que l’honneur ne saurait émouvoir, les demi-hommes avec leurs tristes chants et toutes les petitesses vides de l’amour ! Oh ! nous qui avons connu la honte, comme nous trouverons du soulagement à être là, où aucun mal, aucun chagrin n’existe, que le sommeil ne puisse consoler ; là, où il n’y a rien de brisé, sinon les corps, rien de perdu, sinon les souffles ; rien qui puisse secouer la paix profonde des cœurs, sinon l’agonie vite finie ; là, où le pire ennemi et le pire ami ne sont que la mort… »

Attiré par le charme occulte d’une telle mort, plus fertile que la vie, Rupert Brooke s’embarque joyeusement au milieu de ses camarades sur un transport, cinglant vers les golfes d’or des Dardanelles. Fier d’aller se battre pour les hautes idées qu’il aime, le poète veut chanter la force des cœurs renouvelés, la virginité du premier sang répandu, le tonnerre des canons répondant au tonnerre des canons, la Victoire, ailes déployées, hésitante, sur les ciels d’Orient :

« Sonnez, vous, clairons, sonnez sur les glorieux morts ! Aucun de ceux-ci, même pauvres autrefois et solitaires, qui ne nous ait fait, en mourant, des dons plus rares que l’or. Ceux-ci laissèrent le monde de côté ; ils répandirent le doux vin rouge de la jeunesse ; ils renoncèrent aux années à venir de travail, de joie, à cette sérénité inespérée que les hommes nomment vieillesse ; et à ceux qui eussent été leurs fils, ils donnent leur immortalité. Sonnez, clairons, sonnez !… l’honneur est revenu comme un Roi sur la terre, et il a payé ses sujets avec une royale monnaie ; et la noblesse marche de nouveau sur nos chemins ; et nous sommes entrés dans notre héritage. »


Rupert Brooke eut le bonheur envié de mourir dans l’action. Le mal qui, au début de la guerre, et tout de suite après la première bataille des Flandres, avait déjà altéré sa santé, le reprenait au milieu de tant de surmenages, dans un périlleux climat.

Et voici : étendu sur sa couchette, dans la petite cabine du navire-hôpital, sous le ciel brûlant de l’Ithaque, le poète se meurt. Autrefois, il avait cru qu’il aimerait mourir ainsi, environné par la mer violette, devant l’île éblouissante de Skyros aux blanches roches, aux sombres cyprès, aux bois d’oliviers sauvages et d’oléandres, bruissans de cigales, dont le chant s’allonge avec le parfum des fleurs, sur les eaux.

A présent, son cœur tremble d’angoisse dans sa poitrine ; la pensée des siens traverse son sang ; la terre de la patrie lui apparaît. Il revoit le fleuve ombreux, près duquel il naquit, la maison, le jardin, le verger et le champ ; il sent qu’il donnerait volontiers toutes les fabuleuses splendeurs de l’île orientale pour tenir un moment, dans sa main fiévreuse, une seule clochette du pâle muguet, fleuri à l’ombre du bois paternel :

« Ah ! Dieu ! revoir trembler les branches en travers de la lune, à Grantchester ! Respirer les doux parfums fanés, inoubliables, inoubliés, de la rivière ; entendre la brise sangloter dans les petits arbres ! Dites ! Les grands ormeaux se tiennent-ils toujours debout, gardiens silencieux de cette terre sainte ? Les marronniers ombragent-ils respectueusement la rivière encore non académisée ? L’aube est-elle un mystère humide et froid ? Anadyomène est-elle toute vermeille ? et le coucher du soleil est-il encore un océan d’or de Haslingfield à Madingley ? Et tard, juste avant la tombée de la nuit, les lièvres surgissent-ils des blés ? Oh ! l’eau est-elle froide et douce et brune, enfermée dans le puits ? Et l’immortelle rivière, ridelle encore sous le moulin, sous le moulin ? Dites ! y a-t-il encore de la beauté là ? Et de la certitude ? et de la paix aimable ? et de profondes prairies pour oublier les mensonges, les réalités et la douleur ?… Oh ! la pendule de l’église est-elle toujours arrêtée à dix heures moins trois ? Et y a-t-il toujours du miel pour le thé ? »

Mais le guerrier-poète ne veut plus s’attendrir ; le doux hameau, la chère patrie, ne vivent-ils pas en lui ? Là où il est, l’Angleterre n’est-elle point ? Au cœur de l’Ile grecque, dans le site merveilleux où son corps reposera, l’Angleterre ne sera-t-elle pas présente ?

« Si je meurs au loin, croyez qu’il y aura un arpent de terre dans quelque champ étranger qui sera pour toujours l’Angleterre. Cette terre riche cachera une cendre plus riche encore : une cendre que l’Angleterre porta, façonna, fit pensante… Et sachez que ce cœur ayant rejeté tout mal, — ce cœur, palpitation de l’Éternel Esprit, — n’en répandra pas moins, là où il sera, les pensées nées en Angleterre, ses paysages, ses rêves heureux comme sa lumière, et le rire appris des amis ; et l’aménité des âmes en paix sous un ciel anglais[5]. »


Jean Dornis.
  1. Rupert-Brooke, 1914, et autres poèmes.
  2. Rupert Brooke, 1914, et autres poèmes.
  3. Alfred Droin, Le Crêpe étoilé.
  4. Rupert Brooke : 1914 et autres poèmes.
  5. Rupert Brooke, 1914 et autres poèmes.