Rupture de banc

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OCTAVE PRADELS



RUPTURE DE BANC

dit par COQUELIN Cadet

de la Comédie Française







PARIS

LIBRAIRIE THÉÂTRALE

14, RUE DE GRAMMONT, 14



M D CCC LXXXVII

Droits de reproduction et de traduction réservés




RUPTURE DE BANC !


Foi de Bidoche qu’est mon nom, j’y comprends rien de rien ! Figurez-vous que j’étais-t-amoureux de Mamselle Aglaé, une superbe cuisinière. Mamselle Aglaé, elle avait toujours repoussé mes soupirs bouillonnants sous le prétesque, d’abord qu’elle avait un cousin cuirassier, qui la surveillait de près ; puis encore, qu’elle avait un autre cousin, pompier, qui la quittait pas d’l’œil. Mais, turellement, que les charmes de l’infanterie, dont à laquelle j’appartiens, ils devaient un jour triompher de la cavalerie et de la pomperie.

Pour lors, il y a une huitaine, elle me dit : « Mon cœur il ne peut plus résister à vos paroles séducteuses, que j’obtempère au rendez-vous. » Ô bonheur ! elle obtempérait. Seurement pour le rendez-vous : j’étais-t-embarrassé, vu que les appointements dont le gouvernement il se déboutonne avec nous, ils me permettaient pas de la conduire dans le cabinet d’un particulier, comme on dit. Mais je perds pas la boussole et je lui réponds : « Aglaé, ce que j’ai à vous dire, je peux le dire à la face du ciel et même du soleil, venez demain à midi, esplanade des Invalides… et puis, que de là, nous verrons. »

Le lendemain à midi précis je vois arriver Aglaé à deux heures.

— « Monsieur Bidoche, qu’elle me dit, vos intentions, elles sont pures ? — Oh ! Aglaé, pouvez-vous seurement superposer une minute… — Ah ! c’est que j’ai été si souvent… — Quoi que vous avez été si souvent ? — Non, rien, je dis que les hommes ils sont si volatils ! — Aglaé, quand vous verrez… mais, pardon, que le soldat il est galant avant tout… Prenez donc la peine de vous asseoir. » Et je montre à Aglaé un banc caché dessous le feuillage.

Faut vous dire qu’Aglaé est une femme magnifique qui pèse dans les 250 ; que même je mettrais une minute et demie pour en faire le tour, au pas accéléré.

Elle s’asseoit, je m’asseois. Je frissonnais près d’elle comme l’oiseau qui s’imbibe de la nature à l’aurore, lorsque le soleil se couche derrière les bois, où la tourterelle et le lapin de garenne ils cachent leurs roucoulements volupétueux.

— « Aglaé,… je vous idole ! » — Je vous crois, monsieur Bidoche, mais quand est-ce que vous m’épouserez ? — Aussitôt que j’aurai fini mon temps, je n’ai plus à faire que trois ans, onze mois et quarante-deux jours ! »

En entendant ça, Aglaé fait un bond de surprise,… elle retombe… patatras !… le banc se casse par le milieu et nous tombons le nez par terre. Je dis le nez, parce que le militaire il est toujours civil dans son langage. Aglaé se relève furibonde et me dit d’un ton méprisable : « Vous se fichez de moi, vous n’êtes qu’un polisson ! » Et la voilà partie !

Moi, j’étais épastrouillé ! quand je me remets de mon épastrouillement, plus d’Aglaé ! elle s’était-z-éclipsée.

Je me mets à sa poursuite. Au bout de dix pas, je me cogne dedans deux hommes barbus qui me dévisagent dessous le nez, en me barrant la route. J’entends un des deux qui dit à l’autre : — « C’est bien lui, c’est le signalement : front moyen, nez moyen, bouche moyenne, teint moyen ; prenant parfois le costume militaire… Dites donc (qu’il me fait), c’est vous ? » — Ça, je pouvais pas le nier, je lui réponds : — « Oui, c’est moi. — Alors, dit le second, vous êtes en rupture de ban ? — Comment, vous savez déjà ?… — Ah ! il avoue ; saisissons-le ! » Alors, sans m’écouter, ils me lient les mains, me mettent dans un fiacre et me conduisent devant un grand vieux qu’ils appelaient Monsieur le juge. Moi, pendant le voyage, j’avais plus la force de parler ; je faisais que de penser en moi-même ; « Cré nom, que ça doit coûter cher un banc ! que je pourrai jamais le payer avec mon prêt. »

Le juge, il me dit d’un air sévère : — « Ah ! vous êtes en rupture de banc, mon gaillard ? — Monsieur le juge, c’est pas moi, c’est Aglaé. — Vous avouez donc avoir eu des complices ? — Mon juge, je vous jure que c’est elle qui a tout fait. — La justice tiendra compte de vos aveux : dites-nous comment la chose s’est passée ; ne cachez rien de votre horrible forfait. — Mon magistrat, je vous assure qu’il était bien usé déjà. — Comment, usé, il avait à peine cinquante ans. — Mais, me ressemble que cinquante ans pour un… — Assez : votre cynisme est odieux. » Moi, je me tais, vu que je ne savais pas ce que c’est que mon cynisme, mais que je me pensais toujours intérieurement, en moi-même : « Cré nom, que ça doit coûter cher, un banc. »

Alors, le juge il me recommence : — « Et vous dites que c’est votre complice, une nommée Aglaé, qui vous a aidé dans le crime ? — Oui, mon juge, c’est elle, en s’assoyant dessus. — C’est ça, dit le juge, ils l’ont étouffé ;… écrivez, greffier. » Moi, je comprenais plus rien du tout.

— « Retracez-nous la scène du crime, et soyez sincère ; parlez, Roupignol. — S’-où plait ? — Parlez Roupignol. — Pardon, excuse, mais je m’appelle pas Roustignol, je suis Bidoche. — Ne cherchez pas à égarer la justice. — Mais, faites excuse, mon tribunal, que ça, j’en suis sûr,… je suis Bidoche, fusilier à la 2e du 1er du 22e, même que je suis caserné à la Pépinière. — Cet homme, il ment (que reprend le vieil entêté de juge), mais, pour mieux le confondre, envoyez à la Pépinière savoir s’il y a un militaire de ce nom ; et, en attendant, mettez-le là, dans ce cabinet, et gardez-le à vue. »

On me fourre dans un cabinet noir où je passe mon temps à calculer combien que ça peut coûter un banc !… deux heures après on me sort… et je vois mon capitaine qui me dit : « Comment, Bidoche, vous étiez en rupture de banc ? — Mon capitaine, que c’est la faute à Aglaé ! — C’est ça, toujours les femmes qui les poussent là… Quoi… vous osiez porter l’uniforme militaire avec une pareille souillure ? — Çà, c’est vrai qu’il était tout sali mon uniforme ; vu qu’en tombant je m’avais aplati dedans une flaque d’eau, sous le banc.

— « Allons, me fait le capitaine, ne cachez plus rien, et racontez tout au juge d’instruction. »

Alors, moi, je raconte toute l’histoire avec Aglaé ;… mais quand j’arrive au bond d’Aglaé qui a fait tout le malheur, voilà le juge, puis le capitaine, puis le greffier, puis les agents de police qui se tordent de rire,… mais, de rire,… que, sûr, ils ont cassé leurs bretelles ! Moi, j’étais de plus en plus épastrouillé.

« Imbécile (que me dit le capitaine), fiches le camp d’ici et tu me feras huit jours de salle de police pour m’avoir fait déranger. »

J’ai pas demandé mon reste… j’ai filé… j’ai fait mes huit jours de bloc, mais j’y comprends rien de rien ; seurement je suis guéri de l’amour des femmes de 250, vu que ça cause des ruptures de bancs !