Ruskin et la vie/02

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Ruskin et la vie
Revue des Deux Mondes5e période, tome 44 (p. 839-876).
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RUSKIN ET LA VIE

II.[1]
LA MORALE ET L’ÉDUCATION


I

L’homme idéal sera donc le plus vivant. Et comment le plus vivant ? A quel trait se révélera la plénitude de sa vie ? D’abord à sa sensibilité. Là est le premier caractère de la vie, bien vague, insaisissable au plus bas de l’échelle animale, mais de plus en plus précis à mesure que monte la série des espèces. Et ce progrès se continue chez l’homme : chaque être humain s’élève en dignité à mesure que chez lui s’affine et s’accélère le sentir.

Par sentir, Ruskin entend surtout ce que nos pères admiraient dans leur « homme sensible : » puissance de passion, faculté d’être ému, spécialement « d’aimer et de haïr, de reconnaître entre ce qui est digne d’amour et ce qu’il est juste de haïr. » La vie chaude, frémissante, enthousiaste, voilà son thème, et vers 1860, cette prédication-là est neuve autant que nécessaire en pays anglais. Elle s’adresse alors au pays classique de la tristesse et de la laideur, à son âme pétrifiée par le dur positivisme utilitaire des Dombey et des Gradgrind, réduite à des automatismes de machine industrielle et de machine arithmétique, déprimée par un puritanisme hostile à la beauté comme à la joie. Ce que fut cette Angleterre-là, combien rigidement appliquée à ses besognes d’échange et de production matérielle, Dickens et Mrs Gaskell nous l’avaient appris, et de quelle ombre, aussi funèbre que la fumée de ses grandes cités, pesait sur sa vie, déjà si morne, le rêve religieux de sa middle class. Ils nous ont dit la dégénérescence du bas peuple citadin, le contraste de sa fangeuse misère et des énormes fortunes aristocratiques et marchandes. Vingt-cinq ans plus tard ces maux ne sont pas guéris. Entre 1860 et 1870, Taine constate encore l’accablement de l’humanité anglaise sous sa propre œuvre, la douloureuse monotonie de son effort, les lugubres aspects du monde hors nature qu’elle s’est créé, les tares organiques et morales de sa plèbe. Vers cette époque, au moment le plus intense de l’œuvre de Ruskin, Matthew Arnold commence la sienne, très analogue : il dénonce une Angleterre de « barbares » (l’aristocratie) et de « philistins » (les bourgeois, les gig-people de Carlyle), un bas peuple brutal et vulgaire[2], pétrifié dans ses préjugés insulaires, ses routines et son âpre effort de production matérielle, ennemi des idées, de l’art, du plaisir, de la vie lumineuse et douce, de tout ce qu’il désigne par ces mots : sweetness and light. À cette Angleterre il enseigne la noblesse et le bonheur de la culture et de la pensée. Tandis que Ruskin tâche à la réveiller et la vivifier, il veut qu’elle se civilise. Mais par des voies différentes, c’est à la même œuvre que tous deux se sont voués. L’un et l’autre exhortent la vie anglaise à se libérer : ils l’appellent aux joies et travaux, à la riche variété, à toutes les passions et sensations de la vie véritablement humaine.

Difficile entreprise, car ce monde industriel qu’ils attaquent s’est inventé la morale qui le soutient et le consacre, une morale très consciente, très précise et définie, qui voit le bien dans ce que Ruskin appelle mal, et le mal dans ce qu’il appelle bien. Ruskin le sait : la vertu reconnue, depuis que la bourgeoisie anglaise s’est condamnée aux seules besognes du comptoir et du bureau, c’est de travailler, travailler, avec l’exactitude et l’impassible rigidité d’une pièce d’acier ; la consigne acceptée, c’est d’étouffer en soi la sensation et la passion, lesquelles sont mal famées, tout au moins d’en réprimer les gestes[3]. « Passion, sensation, je n’ai pas peur de ces mots-là, et moins encore de leur réalité. Vous les avez entendu dénoncer de toutes parts, mais moi je vous dis que ce n’est pas moins de sensation qu’il vous faut, mais davantage !… Que croyez-vous que l’on entende par une âme vulgaire ? La question vaut qu’on la médite. En deux mots, le défaut de sensation, voilà l’essence de toute vulgarité. C’est une insensible dureté de pierre, qui procède sans crainte, sans joie, sans horreur ni pitié. Que la main s’alourdisse, que le cœur se dessèche, que l’habitude se pétrifie, que la conscience se glace, et l’homme devient vulgaire. Il l’est en proportion de son manque de sympathie, d’intelligence agile, de tout ce qu’on peut appeler tact, en donnant son sens juste et profond à un mot banal : tact, ou faculté de se sentir touché, — délicatesse et force de sensation, plus précieuses que la raison. Car la raison ne connaît que le vrai ; c’est la divine humanité du cœur qui perçoit le divin, le bien et le beau dans les choses[4]. »

Ces « philistins » de Matthew Arnold, tous ces hommes réduits aux gestes de l’usine et du bureau, employés éteints et maîtres sans pitié, ils avaient plus besoin que nous qu’on les excite à sentir ! Mais, on s’en doute, l’esthéticien Ruskin n’enseigne pas le culte esthétique de la sensation pure, celui dont procède cette excitante et déprimante littérature parisienne dont il ne voulait pas un seul volume dans les bibliothèques populaires[5]. Il sait bien qu’à nerveusement et passivement frémir, sans rien graver ni fortement coordonner en soi, l’être qui cède à toutes les influences tend à se désorganiser et se défaire, que là sont le déséquilibre et la névrose, et il révère trop la force et la forme de la vie pour ne pas abominer d’instinct, d’une horreur égale à celle de Nietzsche, tout ce qui débilite la première et dissout la seconde.


Aussi bien la sensibilité n’est que le premier signe de la vie. Son essence est active ; elle réside d’abord dans l’organique et sourde volonté qui construit la forme du corps, — et nous pouvons ajouter de l’âme, laquelle s’assemble et s’édifie peu à peu, — puis dans la claire volonté consciente, la puissance autonome qui produit les actes personnels, logiques et précis.

L’intégrité de son énergie vitale, tel est donc le premier bien de toute créature. Toujours à propos d’un homme, à propos d’un peuple aussi, la question à se poser avant toute autre est celle-ci : Quel est son degré de vitalité ? Est-ce un demi-cadavre incapable d’action et de réaction ? Aux événemens du dehors, son cœur, son cerveau peuvent-ils répondre avec justesse et promptitude ?


Routines, préjugés, automatismes, paresses, ankyloses de l’âme et de l’esprit, rigidité de la mort qui commence ou de la mort achevée, les prendrons-nous pour la vie véritable ?… La vie véritable est la force indépendante qui absorbe, façonne et gouverne les élémens extérieurs ; c’est une puissance d’assimilation qui transforme les choses du dehors en nourriture ou se les soumet comme instrumens… La vie fausse, toute proche de la stupeur et de la mort, peut agir encore, alors même qu’on ne peut pas dire qu’elle anime ; il n’est pas toujours facile de la distinguer de l’autre. C’est cette vie de la coutume et de l’accident, où tant de nous consument leurs années, où nous faisons ce que notre volonté n’a pas voulu, où nous disons ce que notre esprit n’a pas pensé ; cette vie qui, loin de grandir et fleurir sous le bienfait de la rosée, ne peut que s’y pétrifier et s’en couvrir comme d’un givre, en devenant à la vie spirituelle ce qu’une arborescence de glace est à une verte plante : une cristallisation de pensées et d’habitudes, friable, dure, gelée, incapable de fléchir ou de croître, et qui se pulvérise à tous les chocs. Tous les hommes peuvent se laisser engourdir ainsi, au moins à la surface ; tous sont plus ou moins chargés, encroûtés de matière inerte et parasite. Seulement, s’ils ont en eux l’énergie de la vie, toujours ils font éclater cette écorce, qui tombe alors et pend autour d’eux comme les lambeaux noircis d’un bouleau qui pèle, témoignage de leur propre énergie intérieure. Mais quel que soit notre effort, une grande partie de nous-mêmes se meut dans une sorte de rêve. Nous y jouons à peu près nos rôles, du moins aux yeux de nos compagnons de rêve, mais sans claire conscience de ce qui nous entoure et de ce qui est en nous[6].

Que cette langueur devienne générale dans un peuple, que faiblissent les croyances qui nourrissaient ses forces et les assemblaient en un vouloir, et ce peuple aussi devient vieillard. « Presque toujours l’histoire d’une nation est celle d’un flot de lave, lumineuse, ardente à l’origine, puis alanguie, figée de plus en plus profondément, n’avançant plus enfin qu’en renversant et bousculant ses propres blocs solidifiés. » De cette mort graduelle d’une société, chaque moment vient s’inscrire, comme on l’a vu, dans ses œuvres d’art, surtout dans son architecture dont la beauté dépend exactement de la température de la vie collective. « Qu’y a-t-il de plus opprimant à l’âme qu’une architecture inanimée ? La faiblesse de l’enfant est toute chargée de promesses ; l’effort du savoir imparfait peut être beau d’énergie et de constance. Mais voir l’inertie et la rigidité glacer peu à peu la forme développée, voir l’image qui fut autrefois marquée au coin de l’idée, aplatie, émoussée par l’usage, voir la coquille ternie, sans couleur, vide de sa vie intérieure, un tel spectacle est plus mélancolique et plus humiliant que celui des destructions achevées[7]. »

C’est donc plus que de la volonté que prêche Ruskin, c’est la jeunesse elle-même, avec sa vitesse d’action et de réaction, ses souplesses, sa joie, sa danse, ses rayonnemens de foi, d’espoir, d’amour, ses puissances d’entreprise et de bonheur, la jeunesse qu’il aima comme la lumière et qui fut si longtemps la sienne. Là dans cette plénitude magnifique et cette souple harmonie des forces, est le seul bien qui compte, bien absolu puisqu’il fait la valeur de tous les autres. Non dans la possession, non pas même dans le droit conquis, réside le principe du bonheur, mais dans le sujet vivant, dans son aptitude à ce bonheur, si sa force et son équilibre sont intacts. « Toujours être valeureux de cœur, valeureux d’esprit, magnanime, c’est vraiment être grand dans la vie. Celui-là réussit dont le cœur devient plus tendre, le sang plus chaud, le cerveau plus prompt, dont l’âme entre dans la paix vivante. Les hommes qui possèdent en eux cette vie-là sont les vrais seigneurs de la terre[8]. » Ceux-là sont les forts, et ceux-là ont le droit. Voilà ce qu’entendait Carlyle quand il écrivit dans sa Révolution française sa phrase célèbre sur la Force et le Droit. Les nigauds se sont scandalisés de cette adoration de la Force. « Mais au nom des trois Mages qu’est-ce qui mérite d’être adoré ? force de cerveau, force de cœur, force de main, allons-nous détrôner ces puissances-là pour adorer l’apoplexie ? Mépriserons-nous le souffle du ciel pour vénérer la tuberculose ? Toute idolâtrie se résume en un seul péché général : refuser d’adorer la Force et décider d’adorer ce qui n’est pas la Force, s’incliner devant un écu de cinq francs et nier le Dieu Tout-Puissant[9]. » Car la Force, ici, c’est la Vie, et la Vie, créatrice des formes et du beau, c’est l’Athéné des Païens, c’est l’Esprit Saint à l’œuvre sur la terre.

Mais comment la vie produit-elle ses formes ? Par des partis pris constans, patiens, rigoureux, en s’astreignant à certaines directions systématiques, en s’interdisant les autres. De la forme vivante on peut répéter le mot que Gœthe appliquait à l’art : « Elle est dans la limite, » dans la restriction, en d’autres termes dans les disciplines, dans certaines consignes que la volonté, dès qu’elle arrive à la conscience, reconnaît pour devoirs. « Comme la science est le savoir méthodique, de même la passion et la volonté efficace sont la volonté et la passion disciplinées. » Non seulement dans la quantité des énergies mais dans leur ordre précis et stable est la perfection de la vie, — mais peut-être cet ordre dépend-il de cette quantité, comme la précision et la stabilité d’un tourbillon varient suivant la vitesse de sa rotation. Aussi l’indice le plus certain d’une profonde atteinte à la vie, ce n’est pas quand diminuent ses mouvemens visibles, mais quand fléchissent ses lignes personnelles. Alors nous savons que la loi qui si rigoureusement commandait tous les modes de l’être tend à faire place au désordre : la dissolution s’annonce. Déséquilibré par la fatigue ou la maladie qui l’a touché jusque dans son fonds vital, l’homme peut être capable de gestes, actes, idées, élans aussi rapides et nombreux qu’auparavant ; on voit même que ceux-ci peuvent s’accélérer : ils ont cessé d’être harmoniques et cohérens. On dit alors que l’être est « instable. » Sa volonté sans constance procède par à-coups. Ses idées, ses images intérieures ne composent plus la trame continue de la pensée : il rêve. Ses sentimens dissociés ondoient au hasard : du désir il tourne au dégoût, de l’espoir au découragement, de l’excitation à la tristesse. Il ne sait plus fixer son attention ni son effort. Il hésite, il s’inquiète, il s’irrite, il sursaute. Le profond vouloir qui maintenait sa personne s’étant détendu, celle-ci cède à toutes les attaques du dehors. A chaque impression il obéit, et si l’idée fixe le mène autant que l’idée vagabonde, c’est qu’elle n’est pas davantage un élément personnel et bien intégré de la pensée, c’est-à-dire un principe de volonté véritable, mais une étrangère, une parasite qui envahit le cerveau anarchique et, faute d’y rencontrer la résistance organisée, le vigoureux antagonisme des disciplines mentales nécessaires à la santé et l’équilibre de l’esprit, sort du rang pour exercer un despotisme imprévu.

De la même façon baisse la vitalité d’un peuple : son principe de forme faiblit d’abord. L’idée centrale et durable qui l’organisait se défait. A l’autorité de la croyance, des traditions et des coutumes, succède l’anarchie des intelligences, le règne des modes et des caprices. La société se dissociant, la foule apparaît, irritable et contradictoire, violente et pourtant instable, elle aussi, docile comme un enfant à toutes les impulsions et influences passagères, — pure poussière qu’assemblent en éphémères tourbillons les volontés changeantes ou tyranniques des meneurs ou des Césars de rencontre. Une foule, c’est-à-dire une chose et non plus une créature. « Avec des mots, on la mène où l’on veut ; ses sentimens peuvent être généreux et justes : nulle assise résistante ne les fixe ; elle ne sait pas les maintenir ou les retenir. En la taquinant, en la chatouillant on peut lui suggérer ceux que l’on veut. Elle pense par contagion. Rien de si frivole dont elle ne se puisse passionner jusqu’à en écumer et en rugir, rien de si grand qu’elle ne puisse l’oublier au bout d’une heure. » Elle n’est plus que nombre et que hasard.

Telle est la dissolution finale où tendent les sociétés modernes parce qu’elles méconnaissent la profonde raison des disciplines. Partout dans le domaine de l’esprit comme dans celui de la matière vivante, dans un peuple, dans une âme, comme dans un corps organisé, le mal et le laid, c’est l’état amorphe ; le bien et le beau, c’est l’état cristallin, résolu, où l’être sent sa plénitude et l’équilibre sain de ses forces orientées dans le même sens ; c’est la fidélité de cet être à son principe, la liaison mutuelle des parties, la soumission de l’élément au dessein de l’ensemble, le choix systématique entre des tendances de développement et d’activité. En un mot, c’est le caractère considéré d’abord au point de vue vital, puis au point de vue esthétique. Parce qu’une Venise primitive entre toutes les cités fut marquée de caractère, Ruskin l’a jugée noble et belle entre toutes, noble par sa vertu et belle par son style. Que le caractère soit précis, complet, entièrement déterminé, véritablement un, que toutes les énergies de la créature ou du groupe convergent pour le produire, que tous ses aspects et ses actes concourent à le manifester, voilà, comme le savent les psychologues de la volonté, la plus difficile, la plus rare, la suprême opération de la vie, celle qui n’aboutit tout à fait dans l’humanité que chez les héros et les peuples héroïques, celle que l’art s’efforce de répéter avec plus de rigueur, en surpassant les réussites ordinaires de la vie.


Par quelles disciplines la vie humaine trouvera-t-elle son caractère ? D’abord par les plus générales et les plus nécessaires de toutes, les disciplines absolues du devoir. Ces éternels impératifs, ces tables de la Loi, Ruskin, après Carlyle, en est spécialement le gardien, le prophète irrité dans la seconde moitié du XIXe siècle en Angleterre. De ses livres d’esthétique pas une page qui ne les proclame ou ne les commente. C’est que le devoir est un principe de forme. A l’avance il dessine dans l’âme les grands tracés de ses gestes et lui interdit les autres ; à l’avance il limite, il détermine, il façonne. Dire que sur cette âme son autorité s’est établie, c’est dire qu’en elle certaines idées et tendances se développent à l’exclusion des autres et se coordonnent à demeure, qu’en elle des synthèses de volonté, sentiment et certitude sont achevées, fortes contre les paniques de l’émotion qui, brusquement, désorganise, résistantes aux lentes influences qui démoralisent et déforment.

Mais bien plus puissantes seront les synthèses, bien plus promptes et certaines les réactions aux attaques du dehors, des forces qu’elles assemblent, si les impératifs s’associent invinciblement à cet autre système tout fait de croyances et d’images qu’on appelle une religion, et qui les représente à l’imagination en fortifiant leurs automatismes du sien. Une morale, une religion sont des partis pris invétérés ; la première est un pli de la volonté, la seconde un pli de l’esprit, l’un et l’autre plus tenaces quand ils s’appuient l’un à l’autre. Quand ils sont tout à fait tenaces, quand ils tendent toujours, à l’encontre de toute pression à se reformer d’eux-mêmes, quand ils sont rebelles au raisonnement, aux tentations, aux muettes suggestions de l’exemple contraire, on peut dire que la personne est véritablement construite, soutenue du dedans comme par une armature.

Mais tant de constance n’est possible que si la morale et la religion sont enfoncées au plus profond de l’être ; leur force est celle des habitudes quasi héréditaires, cultivées et précisées dès la première enfance.

La religion d’un homme est le sentiment qui le soumet, en dehors de tout raisonnement, à l’accomplissement de devoirs, à l’acceptation de croyances propres à une certaine société dont il est membre, et qui se distingue du reste de l’humanité. Je dis en dehors de tout raisonnement, car ce sentiment ne relève pas de la raison et souvent lui est supérieur, analogue à celui qui ramène l’abeille à sa ruche et l’oiseau à son nid. La religion d’un homme est la forme de repos mental, la demeure d’âme que ses pères lui ont en partie construite, et qu’en partie il s’est construite lui-même par son juste respect pour la coutume ancienne. Il se peut qu’un soudain afflux de savoir nouveau l’oblige à laisser aux chauves-souris et aux taupes les idoles d’autrefois. Mais il faut un événement d’espèce vraiment miraculeuse pour qu’il lui soit permis de quitter la religion des aïeux, et, à coup sûr, l’événement est non providentiel, mais néfaste, s’il excite l’homme à insulter la foi qu’il abandonne[10].

Ces points de vue sont tout anglais et pratiques. Une religion pour Ruskin, c’est d’abord l’enveloppe ancienne et vénérable où se conserve une morale, et dans le christianisme vit la morale la plus altruiste qui soit, la plus sociale, puisqu’elle enseigne d’abord le commandement d’amour. Lui-même est surtout un social qui souffre sa pire douleur à la vue de la misère, des erreurs et des vices qui diminuent son groupe, et qu’une ardente réaction précipite alors en avant pour combattre ou sauver. Si l’on veut prendre idée de ce que fut chez lui la force de cet instinct, il faut lire son Sésame et les Lys, la plus véhémente de ses prédications, passionnée jusqu’au lyrisme visionnaire, surtout le finale, étrange, tremblant et transporté du sermon intitulé Jardins de Rêve. Il faut connaître sa vie, ses charités, ses entreprises, toutes les œuvres d’éducation et de réforme dont il fut le fervent inventeur et qui lui prirent le plus clair de sa fortune et de son temps. À constater en lui tant de puissance de sympathie, de tels retentissemens de la souffrance d’autrui, de tels élans secourables, on comprend son impérieuse éthique. Pour Ruskin, l’individu ne se possède pas lui-même : il appartient à son groupe. Il a son être dans la cité, comme la cellule d’un corps vivant dans ce corps, et la fonction de la morale est de le modeler suivant la forme qui servira la forme de la cité. C’est de la cité même, puisqu’elle s’est fait sa morale, qu’il reçoit cette forme, comme, sans doute, la structure de la cellule dépend de la structure spécifique du corps vivant en même temps qu’elle concourt à le produire. Que la morale baisse, qui construit la cité en construisant l’individu et la cité se décompose. Cette morale et la religion qui la fonde sur l’absolu, sont proprement son âme, son principe de vie et de forme, analogue à celui qui anime la créature particulière, son pneuma plastique, tout autre que celui de la machine à vapeur, et qui, fût-il même réductible à quelque formule thermo-dynamique, resterait, comme on l’a vu, d’essence inaccessible, justement parce qu’il est la vie et qu’il a mis au jour une forme véritable. A Ruskin sociologue, comme à Ruskin moraliste et théoricien d’art, c’est toujours le caractère qui importe par-dessus tout. L’individu ne trouve le sien que dans son groupe, et en s’y subordonnant. Qu’il se déracine à la moderne, à l’américaine, qu’il prétende se suffire et n’ait foi qu’aux seuls calculs de sa claire et courte raison particulière, qu’il se considère comme dupe s’il cherche autre chose que son succès et son plaisir, et l’intérêt qu’il présente diminue dans la proportion où il se limite à lui-même. Finalement Ruskin le méprise, comme il abomine les sociétés nouvelles fondées sur le culte de l’individu et de la raison, les sociétés à demi dissociées où ce type abonde.

De là tant de traits secondaires de sa pensée et de sa doctrine, d’abord sa préférence pour les époques où l’individu fixé au sol natal et dans son rang social, moralement et physiquement localisé, recevait son fort et précis caractère de sa religion et de sa cité, de sa caste, de sa corporation, de sa famille, toutes ses pensées déterminées par les idées maîtresses d’une certaine civilisation, tous ses gestes régis par les commandemens très stricts de la tradition et de la coutume. De là encore sa prédilection pour les arts et les monumens de ce passé qui manifestent, non pas un génie personnel, mais une âme collective, pour les architectures anonymes, pour les ferventes peintures primitives où se traduit l’essence d’un siècle et d’un peuple, — celles qui ne proclament pas la science, le talent, ni surtout l’originalité voulue d’un artiste, mais, en des types et des attitudes traditionnels, le Christ universel ou bien les saints patrons de la paroisse ou de la commune. Quelles images il s’est faites de ce monde chrétien du moyen âge, les teintant des couleurs d’une imagination nourrie dès l’enfance d’un double rêve puritain et romantique, de Bible, d’Evangile, de Walter Scott et de l’Italie du poète Rogers ! C’est là, dans les communes du XIIIe siècle, dans celles d’Italie surtout, une Pise, une Florence, une Venise primitive, qu’il trouve et montre à l’homme et à la société d’aujourd’hui les modèles de l’homme et de la société.

Des cités point trop grandes, pénétrées des influences de leur mer ou de leurs collines et de leurs oliviers, où l’homme, tout enveloppé par la nature, tenu et soutenu par les plus fortes idées collectives, animé d’une foi religieuse et d’une foi civique, cultivé, affiné par des disciplines anciennes, est capable de l’art profond, essentiel, qui puise à la nature, pour en styliser, ordonner à sa fantaisie les images, en couvrir les monumens que l’effort et la volonté de tous élèvent à la gloire de la religion et de la patrie. En de telles cités, les âmes comme les corps atteignent des formes parfaites, aussi stables que nettes et vigoureuses, — perfections attestées par l’histoire de ces communautés-là, par la constance, l’énergie et l’originalité de leur rêve national, par la grandeur, la fervente et spirituelle beauté de leurs œuvres, — plus directement encore, par tant de peintures et statues religieuses, tant de dalles mortuaires où les figures que modelèrent les hautes et rigoureuses disciplines de ces époques, s’éternisent en simples, sérieuses et sereines effigies. Les voici, les figures favorites de Ruskin, celles qu’il invite les modernes à étudier et scruter aux tombeaux des doges et des capitaines de Venise, aux fresques de Giotto et de Simone Memmi, s’ils veulent connaître les types du vouloir intense, de la conscience stricte, du christianisme vivant, de la souveraine beauté ; figures de citoyens, de chevaliers, de moines, de princes et chefs véritables, figures d’un Dandolo, d’un Dante, d’un François d’Assise, d’un saint Louis[11], — celle-ci mince et claire comme une épée, réduite par l’ascétisme et la volonté, d’une pureté presque glaciale, vraiment radieuse de tous les rayons de l’âme, chrétienne et royale souverainement. Si nous cherchons quelle formule de vie a produit ces types suprêmes, nous trouvons celle de la règle franciscaine, que Ruskin reprend, et qu’il prêche aux hommes de son pays : la Foi, l’Obéissance et la Paix, — la première illuminant les âmes et leur soufflant les énergies actives, la seconde disciplinant chacune d’elles et lui donnant sa forme, disciplinant la communauté et lui donnant sa forme, — la troisième assurée par les deux premières : paix de ces âmes dont les forces s’assemblent dans la foi qui les régit. Oui, dans la suprême énergie de ces purs visages s’atteste « la foi qui monte jusqu’à la sérénité de ce savoir certain : je sais que mon Rédempteur vit[12], » — la foi autoritaire que nous enseigne le Christ triomphant d’Amiens : « je sais que si je fais, que si je suis ceci, je vivrai, que si je ne fais pas, que si je ne suis pas ceci, je mourrai[13], » — la foi dont la puissance active a toujours gouverné et toujours gouvernera le monde.


II

Mais laissons la contemplation du passé. Ces figures sublimes d’autrefois, radieuses de la lumière de l’Évangile, qu’elles nous aident surtout à concevoir notre idéal actuel, le rêve de vie harmonieuse et forte, joyeuse et grave, que malgré nos circonstances différentes, — et même si la simple foi chrétienne n’est plus possible à tous les hommes d’aujourd’hui, — nous tâcherons encore, dans notre Angleterre, à réaliser. Prenons la créature humaine à sa naissance, si vague, indéterminée, et que nous laissons généralement au hasard de déterminer pour son bien ou pour son mal, — pour son mal plus souvent que pour son bien. Comment faire pour la développer dans le sens que nous savons maintenant celui de sa perfection, c’est-à-dire, d’une part, vers la pleine floraison de toutes ses énergies, et, d’autre part, vers cet ordre durable des énergies bien assemblées, vers cette fermeté des contours qui feront, avec le caractère accentué de la personne, sa puissance et sa dignité ?

Au commencement de tout, que l’homme soit un animal sain ! « Faites son corps dans sa jeunesse aussi fort et beau que possible. S’il faut que l’Angleterre le destine, comme aujourd’hui la plupart de ses enfans, à quelque métier qui, le dégradant, abrégera sa vie, au moins qu’avant de le tuer elle lui laisse goûter la vigueur et la joie de sa jeunesse pour en épanouir la beauté. Ensuite, si tel est son plaisir, qu’elle l’empoisonne ! Economiquement, l’arrangement sera plus sage, car il faudra plus de temps pour tuer l’homme que si on l’avait attelé dès l’enfance à sa tâche, et elle bénéficiera d’un surplus de travail qui la remboursera, — et au-delà, — de ses frais d’éducation. »

Donc enseignez, et surtout appliquez à l’enfant « les lois de la santé. » À cette fin, mettez vos écoles dans la verte campagne, « dotez-les en toute propriété de grands espaces de terre. » Et que les économistes ne protestent pas au nom de leur économie ! L’argent est une semence qui doit fructifier en vie. « Courir, monter à cheval, tous les exercices individuels d’attaque et de défense, voilà les premiers points de l’éducation[14]. » La danse aussi, pour que le corps s’entraîne aux gestes de grâce et de rythme, et le chant qui fait l’âme joyeuse, aussi bien qu’il traduit sa joie. « Il devrait être plus honteux de ne savoir point chanter que de ne savoir ni lire ni écrire. Car il est parfaitement possible de mener sans livres ni encre une vie heureuse et belle, mais non de n’avoir pas envie de chanter si l’on est heureux. »

En ces écoles de campagne où viendront les enfans des villes, les âmes aussi s’épanouiront. Là-dessus rappelons-nous la mystique idée de la nature qui soutient toutes les théories d’art de Ruskin : la beauté de la terre, du ciel et de la mer, c’est la trace spirituelle de Dieu sur son œuvre, une mystérieuse présence qui, lentement, en silence, agit sur l’homme et le vivifie. C’est d’elle que Ruskin enfant reçut sa force ; il avait quinze ans quand, à la vue des Alpes, « sa destinée se fixa pour toujours dans ce qu’elle devait avoir d’utile et de sacré, » mais dès ses premières années, si solitaires et toutes passées dans le même jardin, « les fleurs et les pierres mêmes lui étaient comme du pain[15]… A mesure que l’on connaîtra mieux l’art de la vie, on découvrira que toutes les choses naturelles de beauté sont nécessaires : la fleur sauvage au bord de la route, aussi bien que le champ de blé, les oiseaux de la forêt, aussi bien que le bétail domestique, car l’homme ne vit pas seulement de froment, mais aussi de la manne du désert, de toute parole mystérieuse et de toute œuvre incompréhensible de Dieu. Heureux de ne point les comprendre, non plus que ne les comprenaient ses pères, et qu’autour de lui s’étende jusqu’à l’infini l’émerveillement de son existence[16] ! »

Et plus heureux encore ces enfans-là qui peuvent connaître les choses et les créatures des bois et des champs, sans quitter leur maison natale. Entre toutes les disciplines qui dessinent et serrent les contours de la personne humaine, celles de la famille sont les premières à modeler l’âme en la fixant à un groupe et une tradition. Avec quel enthousiasme grave Ruskin a parlé des peuples et des temps où chaque génération se reliait fortement à la précédente ! — continuité rendue visible par la permanence de la demeure ancestrale. Alors la maison des aïeux, sérieuse par la masse et l’honnêteté de ses matériaux, était comme une personne, et presque humaine, pénétrée de l’âme que lui faisait son passé, animée d’un esprit qui se jouait dans son architecture en fantaisie d’ornemens inventés avec joie pour elle, et non point tristement fabriqués au moule. De la personne qu’était une telle maison, quelque chose se mêlait pour toujours à la naissante personne de l’enfant. Là, sous les poutres que ses pères ont assemblées, le jeune homme apprenait qu’il n’est pas solitaire, indépendant, mais un anneau dans une chaîne, et ce qu’il doit à ses morts. Là surtout, il commençait à prendre idée de cette cité que Burke appelait une société de morts et de vivans fixée sur une certaine terre. « Car dans la demeure qu’ils ont laissée, l’esprit des morts habile bien plus que dans leurs tombes. » Inerte est le monument de la tombe, mais vivant est le monument de la maison, chargé des influences qu’y ont laissées les morts et qui s’exercent sur leurs fils. Quelle forte enveloppe à la vie que les murs respectés d’une telle demeure ! Comme elle s’y moule et s’y abrite contre les agitations du dehors ! Comme elle y apprend le respect de la règle, les journées bien rythmées, la paix, cette paix tant aimée de Ruskin, celle des formes justes et des équilibres assurés !


La jeune créature ainsi animée, enveloppée, protégée, son éducation proprement dite commence. Enseignez-lui d’abord les trois « grâces principales de l’âme : le respect, par les leçons de l’histoire, en insistant sur les plus nobles exemples d’action et de passion humaines, en lui faisant comprendre la petitesse de son propre savoir et de ses propres forces, » — la compassion, en lui montrant avec détail autour d’elle ces réalités de la souffrance qu’une jeune vie radieuse a tant de mal à concevoir, — « la véracité, gardienne et gage des deux premières vertus, en lui présentant le mensonge comme le principe du déshonneur, » en la disciplinant à l’observation et à l’expression scrupuleusement exactes. Il s’agit de la modeler dans le sens harmonique et utile à la société où elle a sa place, suivant l’espèce et le degré de ses facultés, et puis de lui apprendre à travailler.


C’est une question de savoir jusqu’à quel âge on laissera des garçons et des filles de belle race courir en liberté comme des poulains sur la prairie, avant de les soumettre au mors et à la bride. Mais assurément, plus tôt on les attellera à la tâche dont leur nature est capable, et mieux cela vaudra. L’éducation morale est achevée quand la créature sait faire son travail avec joie et complètement[17].


Avec joie, c’est-à-dire d’un élan total et spontané de son être qui trouve là, s’il est bien dressé, si d’autre part la tâche est proportionnée à ses forces, l’activité quotidienne nécessaire à son équilibre et à son bonheur. Avec joie, et pourtant avec peine, l’homme étant né pour la peine et pour la joie qui s’unissent dans le travail et font sa noblesse en même temps qu’elles en reçoivent leur dignité. Car « le travail sans joie est vil, comme aussi le travail sans peine, et la peine sans le travail est dégradante comme aussi la joie sans le travail[18]. »

Or, pour la plupart des hommes, il n’est de peine et de joie à la fois, il n’est de noblesse que dans l’effort double et simultané du corps et de l’esprit : le labeur manuel accompagné de quelque pensée ou invention où s’exprime dans ce qu’elle a d’unique, tendances et rythmes individuels, toute la personne. Certes, il est d’inévitables travaux qui ne relèvent pas directement de l’esprit, ceux de la terre. Non seulement les hommes ne peuvent s’y soustraire, mais tous y doivent participer[19], Ils sont d’ordre fondamental, toute nourriture humaine étant prise à la terre ou à la mer, à la force des bras humains. « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front. » Mais cette tâche-là n’est point avilissante ; même, parce qu’elle est de commandement divin, l’homme déchoit qui refuse de s’en acquitter. Là-dessus l’idée de Ruskin est la même que celle de Tolstoï. « Il n’est pas possible qu’une foi religieuse, une morale pure subsiste dans une classe sociale qui ne gagne plus son pain du travail de ses mains[20]. »

Elles sont simples en même temps que rudes, ces éternelles besognes humaines ; ni la pensée ni le vouloir n’y apprennent leurs suprêmes efforts. Mais quand elles ne sont pas excessives ni imposées par un « maître d’esclaves, » l’âme y trouve encore son aliment. Alors, en effet, elle est naturellement dans, la nature. C’est en poussant leurs charrues dans la plaine d’où le corbeau se lève pesamment sur l’infini clair ou le lourd nuage, c’est en ramenant leurs troupeaux à l’heure où la tremblante étoile se révèle dans l’azur apaisé, c’est en regardant la mer pour y jeter leurs filets, que, très vaguement, mais profondément, paysans et pêcheurs de tous les siècles ont perçu les secrètes voix silencieuses des choses et subi leurs solennelles influences.

Mais plus directement éducatrices, ces vieilles industries manuelles qui, pour l’usage et le plaisir des hommes, façonnaient la matière, tissage, broderie, poterie, reliure, et toutes les belles techniques anciennes du fondeur, de l’émailleur, du ciseleur et du forgeron. A de tels métiers, l’âme de l’artisan s’exerce. Quelque chose de lui-même veut se communiquer à la pierre, au bois ou au métal soumis à son effort plastique. Cet effort participe du libre jeu, de cette danse spontanée qu’est toute tentative d’art, et tout l’être de l’homme y devient plus vivant.

Que l’Angleterre se remette ou non à ces métiers-là, ses enfans y seront mis. A l’école, des établis, des forges, les outils et les modèles des principaux arts industriels, pour que les yeux s’affinent et que les doigts se forment à l’adresse et la patience, mais surtout que la jeune âme apprenne le travail honnête, exact et joyeux où elle jettera cordialement tout son effort, l’allégresse de l’activité complète et de l’œuvre aussi personnellement accomplie que possible.

Car il importe bien moins d’instruire l’esprit que de construire l’âme, de la construire saine, résistante, capable d’effort et d’attention, joyeuse de son énergie, de lui apprendre l’obéissance, la fierté, la tenue, de l’adapter entièrement, pour une certaine fonction, à la société où elle a sa place et qu’elle doit servir, de la dresser suivant les lignes et les axes qui feront son style, — bref de produire des créatures humaines de valeur, — c’est-à-dire belles, vigoureuses, efficaces, valeur de même ordre que celle du cheval que l’on a ménagé dans sa jeunesse, que l’on a longtemps laissé libre dans la prairie, et qui, soigneusement tenu, lavé, étrillé, brillant de santé, a bien appris à trotter juste et généreusement tirer.

Un individu sans valeur, ou plutôt de valeur négative, élément amorphe non d’un peuple, mais d’une populace, c’est par exemple le flâneur à face pâle, à l’attitude veule, l’homme de paresse et de vagues besognes que l’on rencontre, adossé aux vitres des gin houses, dans les bas quartiers des grandes villes anglaises. Qu’il écoute, comme il arrive, les conseils du sergent recruteur, qu’il endosse l’habit du roi, et comme nous l’a montré Kipling, par l’effet de la nourriture meilleure, de l’eau froide, des consignes autoritaires et précises, de jour en jour il se régénère et se forme. Il apprend l’obéissance en même temps que le respect de soi-même et le bel orgueil de son métier. Sa poitrine qui se bombe en avant, sa démarche énergique, son geste prompt et net, son regard clair et droit, disent cette fierté de la force disciplinée. A présent tonifié, rythmé, orienté dans un sens utile, fixé à des devoirs, encadré dans une hiérarchie certaine, appuyé au groupe de ses pareils, maintenu dans son type par les suggestions muettes qu’ils exercent sur lui, tout son être a pris du style et de la valeur. Il est une créature belle et vaillante parce qu’il est dressé. Ce n’est qu’un soldat, mais Ruskin l’appelle bien élevé : well bred. Mêmes contrastes chez les riches, entre un homme de plaisir, de caprice et d’ennui qui ne se connaît point de tâches, qui n’est plus capable d’une tâche, et le véritable et rare gentleman, préparé de bonne heure à ses responsabilités et ses devoirs, qui, d’un effort réglé, constant, sans autres détentes que celles du repos nécessaire, avec une attention, une réflexion entraînées, une parfaite maîtrise de soi, travaille non pas seulement pour gagner sa vie, mais parce qu’il a du cœur, et que son travail propre, qui l’intéresse comme l’artiste son art, lui est l’activité, maintenant nécessaire et régulièrement spontanée, où sa vie trouve santé, joie et rythme quotidiens. C’est ainsi qu’aux empreintes de la famille, de la caste et de l’école, celle du métier se superpose, achevant de façonner l’homme à demeure, dans sa physionomie visible autant que dans sa personne profonde. Alors seulement il atteint à cette beauté grave et forte qui, dépassant l’individu, signifie quelque chose de général. Les voyez-vous, ces simples, énergiques et sérieuses figures de gentlemen campagnards, officiers, prêtres, professeurs, magistrats, médecins, aussi bien que de soldats, marins, artisans, fermiers, celles à qui Ruskin garde ses sympathies dans cette humanité moderne qu’il n’aime pas ? De toutes les influences permanentes du milieu social et du milieu professionnel, de toutes les attitudes mentales et physiques, de tous les gestes mille fois répétés du métier, chacune a reçu son type vigoureux. Chacune, aux traits d’une si forte unité, traduit aux yeux le grand parti pris d’une vie bien orientée. Ces figures-là, que nous ne connaissons plus aujourd’hui dans leur plénitude et leur énergie d’accent, sont parentes de celles que Ruskin a tant aimées dans les effigies du moyen âge. Aux romanciers et poètes conservateurs de l’Angleterre, aux Tennyson comme aux Kipling, elles servent de thèmes et de modèles. Elles font partie de l’idéal tory. Car elles annoncent des groupes humains fortement ordonnés, où la coutume et la tradition sont puissantes, des principes de vie et de société dont l’autorité n’est point mise en question. Comme elles s’opposent à celles qui peuplent les grandes cités où nous vivons aujourd’hui ! Physionomies instables, celles-là, sans force, sans accent ni dignité, d’expression fugitive et molle, traversées de mille plis changeans. Physionomies nerveuses, toutes d’inquiétude, d’excitation et de souci. Que d’influences contraires, que d’idées sont venues s’y entrecroiser, quelles âmes sans forme, instables, frissonnantes, elles nous révèlent ! Quelle diminution de l’énergie-dont le premier signe est fermeté des contours et de la personne ! — quel fléchissement des idées directrices, quelle soumission aux circonstances mobiles, à l’accident variable, quelle avidité à saisir la distraction ou l’excitation du moment, à s’y absorber et oublier ! Quelle aptitude aussi à souffrir, la raison de la souffrance étant bien moins dans le fait extérieur que dans l’être lui-même, dans l’amoindrissement de l’être qui cède à tous les souffles du dehors ! Et comme on comprend que l’art de cette anxieuse et faible humanité nouvelle, se prenne, — peinture, littérature ou musique, — non plus aux élémens permanens, aux lignes fondamentales et classiques de l’âme et des choses, mais à l’évanescente impression, au jeu mobile des plus fugitives apparences, des plus brèves, aiguës et frémissantes sensations !

De toutes les causes qui concourent à nous débiliter et nous dissoudre ainsi, la plus certaine, avec l’effort et les combats pour le succès et pour l’argent, c’est la disproportion de notre savoir et de notre force. Déesse de la science et déesse du Getting on nous possèdent. Que fait-on de notre jeunesse que la vouer au culte de ces deux idoles ? « La vraie fin de l’éducation n’est pas de diminuer le nombre des paysans ni d’augmenter celui des savans, » mais, en chacun, de développer et diriger, pour son bien et le bien de son groupe, la force qui est lui-même. « Vous ne formerez pas un homme en lui apprenant ce qu’il ne savait pas, mais en le faisant ce qu’il n’était pas[21]. » Car non seulement le savoir n’ajoute rien aux puissances de volonté qui constituent notre être profond, mais souvent le savoir est antagoniste de l’être. Sur ce point comme sur tant d’autres, le chrétien Ruskin juge comme l’antichrétien Nietzsche. Répétons-le : rien ne vaut que la vie, dont le bel élan direct et jaillissant se déconcerte, hésite aux incertitudes de la réflexion, fléchit sous les surcharges de la science. « Essayons d’utiliser ce que nous avons appris : presque toujours c’est bien au-delà de ce qui nous peut servir et le reste n’est que fardeau. » Ici encore il en est de notre savoir comme de notre avoir ; sa valeur est fonction de notre valeur. « Sommes-nous capables de le porter et de le garder en nous sans trop d’effort ? De le tenir bien classé dans notre esprit, et vite utilisable ? De l’employer à nos devoirs et à notre bonheur ? Vaut-il le temps et la peine qu’il nous a coûté[22] ? » Suivant la réponse, nous pouvons nous réjouir ou nous attrister. Souvent ce que sait telle vieille femme illettrée de la campagne, héritière de la sagesse proverbiale des générations qui vécurent devant les mêmes prairies, dépasse en valeur vraie, en valeur vitale, l’acquis de telle jeune fille du village élevée à l’école primaire supérieure, qui lit des romans et des journaux, et rêve de la ville et du plaisir. Son expérience qui s’ajoute à la sagesse proverbiale des ancêtres est directe, personnelle ; elle lui vient de sa vie ; elle correspond exactement aux tâches et devoirs de cette vie, à ses circonstances actuelles ou possibles, parce qu’elle se limite à ses horizons fixes et certains. Cette expérience est de l’espèce voulue par la nature et qui sert à la vie ; enregistrée dans le fond organique de l’être, devant une difficulté, elle commande et dirige immédiatement un acte. Il ne faut pas dire qu’un tel esprit soit inerte ou vide. Ignorante de l’arithmétique, cette paysanne calcule de tête ; sa mémoire est plus sûre de n’avoir jamais compté sur le secours de la lettre écrite ou imprimée. De ce qu’elle a vu, appris, compris, rien qui n’y soit fortement inscrit. Elle ne raisonne pas de toutes choses, mais seulement de celles qui sont ses réalités, réalités bien générales, étant celles d’une existence humaine, et qu’elle a lentement méditées en silence : joies, souffrances, deuils, résignations, devoirs d’une femme et d’une mère, et les travaux de tous les jours, et les choses des bêtes et des champs. A son être vrai la lecture n’a jamais substitué de personnage imaginaire, superposé un vague rêve d’ailleurs et d’autrement. Ses contours d’âme sont demeurés simples, de plus en plus fermes à mesure qu’elle a vécu. Elle est elle-même, avec contentement et gravité, et de là, sur son visage, ces traits vénérables de constance et de sérénité, ces plis sérieux de travail et d’ancienne réflexion, cette patience, ce caractère de haute dignité que nous respectons dans les fermes et sérieuses figures que peignit un Holbein, que nous retrouvons encore dans les seules physionomies modernes de beauté véritablement générale et profonde, celles des vieillards de nos campagnes, — de ces campagnes-là surtout, Bretagne, Écosse, pays des lacs anglais, où les traditions sont tenaces, où la foi reste pour les Ames ce que nul savoir ne peut être : un principe de force, de forme et d’unité, c’est-à-dire, encore une fois, un aliment de vie.

Le vrai, c’est que bien peu d’hommes sont faits pour voir plus loin que le petit champ de leur existence.

La plupart sont destinés à être sages comme leurs coqs et leurs bœufs, rien de plus, justement savans des choses de la basse-cour et du pâturage, paisiblement ignorans de ce qui est au-delà. Être fier, être fort, en restant à sa place, dans son métier, voilà qui est permis et commandé au plus simple… D’un bout à l’autre de mon enseignement, j’ai affirmé que le devoir des hommes de culture est de partager leur pensée avec les hommes sans culture et de prendre aussi quelque part à leurs travaux. Mais jamais je n’ai dit que l’éducation doit être la même pour tous, et qu’il ne faut point distinguer entre maître et serviteur, esprit de rustre et de lettré. Que la culture soit accessible à tous, cela est nécessaire autant que de permettre à tous la vue du ciel ; mais il est aussi nécessaire de ne l’imposer à personne et de laisser la bienfaisante nature mener ses enfans, hommes ou bêtes, pour prendre ou laisser suivant leur instinct. Conduisez le cheval et l’homme à l’abreuvoir,… qu’ils boivent s’ils veulent et quand ils veulent ; l’enfant qui sentie besoin de la culture en recevra le bienfait, l’enfant qui s’en approche avec dégoût ne saurait qu’en être dégradé[23].


Car la connaissance n’est qu’aliment de l’esprit. Si l’esprit la reçoit sans désir, c’est qu’il n’est pas de force à en élaborer la masse et la transmuer en sa propre substance vivante, en énergie de pensée. Elle l’étouffe ou l’empoisonne, ce qui arrive avec les nourritures trop copieuses ou trop fortes que l’on ingère méthodiquement et par contrainte dans les écoles, et n’arrive pas avec les fruits sauvages que nous cueillons nous-mêmes aux libres chemins de la vie.


Quelle que soit votre chère, soyez plus sage que le serpent ; ne la mangez point sans la goûter. Je parle de toute espèce de chère, mais de celle-là surtout qui fut recommandée par le serpent : la science. Pensez au goût délicieux et délicat qu’on trouvait jadis à cette nourriture-là quand elle n’était pas aussi commune qu’aujourd’hui, quand les jeunes gens, — ceux de belle race, — réellement en avaient soif et faim… Ceux d’aujourd’hui ne vont plus à l’Université que pour ingurgiter, — et non pas même, hélas ! avec jouissance, à la façon du glouton, mais exactement et, tristement comme le boa constrictor, sans rien goûter au cours de l’opération. Rappelez-vous ce que le professeur Huxley vous a dit du grand boa qui n’avale pas, au vrai sens du mot, sa viande, mais s’y accroche et s’y pousse, en s’en remplissant comme un sac ouvert que l’on traîne sur du charbon. — C’est de cette façon que l’on demande au malheureux étudiant moderne de s’accrocher à son repas, en y enfonçant ses dents, en l’enveloppant de sa propre peau contractée[24].


Rien d’étonnant s’il finit par entrer en torpeur. Ainsi s’alentissent et s’alourdissent celles-là de nos années, qui devaient être les plus vivantes. Elles passent, et nous découvrons un jour ce que nous en avons sacrifié : essors d’espoir et de rêve, force d’aimer et de vouloir, et tout notre émerveillement de la beauté du monde. Alors nous regrettons le temps de l’ignorance infinie et de l’infinie puissance, cette prime-sautière et créatrice jeunesse à laquelle savent revenir les hommes de génie, en se déchargeant, à mesure qu’ils vieillissent, des fardeaux imposés. Nous nous sommes accablés d’un magasin de choses mortes, sues et cataloguées : que d’énergie dépensée là, et qui aurait pu se produire en action saine, heureuse ou bienfaisante !


Que d’âmes vivantes nous n’avons pas aidées ou consolées, tandis que nos yeux s’usaient sous la lampe ! Que de chaudes sympathies sont mortes en nous, tandis que nous mesurions des lignes et comptions des lettres ! A combien de souffles de l’air marin, de pas sur l’herbe de la montagne, de visions du ciel n’avons-nous pas renoncé pour notre science ! Et si l’un de nous, regardant en son propre cœur, peut témoigner que son savoir lui fut fécond, qu’il songe à tous ceux que les inflexibles mécanismes de l’éducation moderne astreignirent à des tâches qui répugnaient à leur nature, au point que leur jeune âge en fut tari de toute sa sève d’énergie, et qu’il juge alors avec crainte en quelle mesure, en combien de sens, il est vrai de dire que la sagesse de ce monde est folie devant Dieu[25] !


Et puis rappelons-nous la brève portée de la science. Elle a mesuré, pesé, désigné chaque créature vivante. Qu’a-t-elle compris de leur vie, de la force qui, par une chimie qui transcende celle des chimistes, a su de jour en jour extraire, de l’infini milieu ambiant, les molécules nécessaires à la substance vivante, en construire des cellules, tissus, organes, produire la créature éphémère suivant la loi et dans la beauté de son type éternel ? Parce qu’elle ignore tout de cette force et de cette beauté, l’esprit moderne, qu’elle a formé, ose nier cet élément spirituel du monde que les hommes de jadis percevaient directement, avec une émotion d’une bien autre valeur que la connaissance méthodique, puisqu’elle est la réponse, la réaction directe de l’âme à l’ineffable et l’invisible réalité. Carlyle l’avait dit : « L’homme qui ne sait pas habituellement vénérer et adorer, quand il serait le président de cent Sociétés royales, quand il porterait dans sa seule tête toute la Mécanique Céleste et toute la philosophie de Hegel, l’abrégé de tous les laboratoires et de tous les observatoires avec leur résultats, cet homme n’est qu’une paire de lunettes derrière laquelle il n’y a point d’yeux. Vos Instituts, vos Académies des sciences luttent bravement et, parmi les myriades d’hiéroglyphes inextricablement entassés et entrelacés, recueillent par des combinaisons adroites quelques lettres en écriture vulgaire qu’ils mettent ensemble pour en former une ou deux recettes économiques fort utiles dans la pratique. » Et nous ajoutons : « Cette indifférence aux antagonismes du laid et du beau, du bien et du mal, du maudit et du sacré, est le trait le plus remarquable de l’esprit scientifique moderne. Nulle superstition des primitives imaginations n’est signo d’une baisse de l’intelligence humaine comme cette disparition de la sensibilité au divin et à ses deux grandes expressions dans notre monde : le beau dans les apparences et l’héroïsme dans les âmes[26]. »


Au culte de la science substituez donc le culte de la vie, — surtout à l’école, où l’on immole à la science la promesse en fleur de la vie. Que l’enseignement parle d’abord au cœur et aux yeux de l’enfant ! Une histoire naturelle qui ne croie pas avoir tout expliqué quand elle a tout disséqué, mais qui, derrière l’ordre, montre à la jeune intelligence le mystère, — une histoire humaine qui ne soit pas une morne chronologie, un catalogue de batailles et de traités, mais un fervent récit des idées, efforts et volontés des peuples, dégageant (comme l’histoire des pierres de Venise) la raison morale de leurs destinées, — un enseignement des lettres qui ne soit pas une philologie, mais une certaine révélation de l’âme qui respire pour toujours dans l’œuvre des grands poètes. A l’école primaire, des classes spéciales où ceux qui répugnent à la lecture, l’écriture et l’arithmétique, lesquelles ne sont absolument pas nécessaires, « et profitent à bien peu, » apprendront de la bouche du maître, avec les plus belles histoires de héros et de poètes, avec le chant, le dessin et les danses, les choses qui seront les réalités quotidiennes de leur vie, — les enfans des champs, celles des champs, les enfans de la côte, celles de la mer et de la pêche, les enfans de la ville, du calcul mental, du dessin linéaire, et par groupes, les principaux métiers manuels de la ville.

Dans toutes ces écoles, une certaine perfection du décor : des architectures simples et de proportions justes ; sur les murs, des images de la Nature et de la Vie, des photographies des grandes œuvres d’art classiques, et, spécialement, des plus émouvans tableaux d’histoire ; dans les vitrines, des spécimens de la « création : » oiseaux, cristaux, insectes, spirales et nacres de coquillages ; par les fenêtres, le plus d’air pur et de lumière possible ; dans les jardins, des fleurs que l’enfant cultivera et dessinera, — bref, de tous côtés les silencieuses et constantes présences de la Nature et de la Beauté qui joindront leurs pouvoirs à l’action explicite du maître pour incliner la jeune âme à l’admiration, l’amour et la joie. « Tout art, littérature et science sont vains, qui n’ajoutent pas à notre énergie et notre joie. »

Mais l’essentiel reste : la formation directe et nécessaire de l’enfant aux disciplines morales, un rigoureux dressage, aboutissant à l’obéissance, à la soumission automatique et complète de la vie au devoir, à ces éternelles lois, qui, si leur autorité prévaut, feront la splendeur visible comme la dignité de l’homme. Elles participent de l’absolu, comme celles de l’esthétique. On peut lier leur enseignement à celui d’une religion : elles en seront fortifiées, la créature étant plus noble et vigoureuse quand elle connaît l’adoration. Mais qu’il soit bien entendu qu’elles valent par elles-mêmes, indépendamment de toute croyance, qu’elles constituent un ordre éternel, prescrit à la vie humaine. Elles n’ont point leur fondement dans la religion. C’est la religion qui se fonde sur elles. Quand même on ne croirait plus aux dogmes chrétiens de la révélation, la divinité de la Bible subsiste par l’inextinguible volonté de bien qui s’y produit. Elle est la plus haute et la plus ancienne attestation de la tendance de l’homme vers son bien, de cette tendance qui le dirige dans le sens de l’univers, et qu’un Matthew Arnold ne distingue pas de Dieu. C’est par là, bien plus que par son dogme monothéiste, qu’elle reste le livre des livres. « Dirons-nous qu’il faut être honnête par peur de perdre le ciel, et même simplement et généreusement, par peur d’offenser Dieu ? Ou bien encore par calcul, à la façon des utilitaires, parce que l’honnêteté est la meilleure politique, — en s’attachant à la vertu comme à une valeur de Bourse qui ne peut pas baisser ? Ma réponse est non. Ni sur la politique, ni sur la religion vous ne fonderez votre honnêteté, mais sur l’honnêteté vous fonderez votre religion et votre politique. L’honnêteté, comme le soleil, n’a pour fondement que le vide de l’espace : elle s’y suspend comme ces feux du ciel qui sont les régulateurs de la nuit et du jour. Si vous demandez pourquoi vous devez être honnête, par cette question même vous vous déshonorez. Parce que vous êtes un homme : il n’y a pas d’autre réponse. Faites des hommes, d’abord, de vos enfans, des hommes religieux ensuite, et tout sera bien. Mais la religion d’un coquin est en lui ce qu’il y a de plus pourri[27]. »

Et que cet enseignement de l’absolu soit absolu ! que personne ne parle de sa liberté de juger et d’interpréter : en dehors de nous, de notre personne périssable, il est des commandemens éternellement précis et certains, — qu’on obéisse !


« Vous n’avez pas à faire ce que vous pensez juste, mais quoi que ; vous puissiez penser, ce qui est juste. — Mais je dois suivre les avis de ma conscience. — En aucune façon, mon consciencieux ami, à moins que vous ne soyez sûr que votre conscience n’est pas celle d’un âne. — Mais je fais de mon mieux : peut-on faire davantage ? — Vous pourriez faire beaucoup moins, et pourtant mieux. Peut-rire faites-vous de votre mieux pour produire une chose éternellement damnable. — Mais, sûrement, il est des degrés entre la sagesse et la folie. — Non, l’insensé, quelle que soit son intelligence, est celui qui ne connaît point son maître, qui s’est dit dans son cœur : Ni Dieu, ni Maître… Celui-là est le sage qui se reconnaît un maître. Suivant son degré de sagesse, l’autorité qu’il respecte est plus ou moins haute, mais c’est toujours une créature plus grande que lui-même, une loi plus sainte que la sienne, une loi qu’il faut chercher, apprendre, aimer, suivre avec obéissance. Mais pour la trouver, commencez par obéir à ce que vous connaissez de meilleur. « Obéissez à quelque chose et il y a des chances pour qu’un jour vous découvriez ce qui est le plus digne de votre obéissance. Si vous commencez par n’obéir à rien, c’est à Belzébuth et à ses sept compagnons que vous finirez par obéir[28] ! »


L’obéissance ! mot le plus fréquent, peut-être, et le plus fortement accentué de la prédication ruskinienne. Il sonne étrangement pour les peuples qui ne conçoivent de progrès que par l’affranchissement de l’individu. C’est peut-être, pense un Ruskin, qu’ils se sont affranchis à la façon des anciens esclaves, et que de soumissions, ils se rappellent trop celles d’espèce servile pour en imaginer d’autres. Car ne l’oubliez pas : si le moraliste anglais veut « la créature obéissante, » il la veut droite et fière aussi. Obéissance non de la peur, mais du respect, du respect sincère et spontané, et qui, par là, mérite et reçoit en retour le respect, altitude naturelle et saine de l’homme qui vaut, vis-à-vis de celui que, d’un instinct sûr, il sent valoir davantage, de l’hésitant ou de l’ignorant vis-à-vis du chef reconnu qui veut et qui sait et, d’un geste précis, dirige. Si cette conception prévaut en Angleterre, c’est que nulle guerre sanglante et séculaire de classes n’y a laissé les âmes haineuses à l’idée d’un supérieur, méfiantes en face de l’inférieur ; c’est que la hiérarchie sociale reste encore, malgré tout, très précise, et qu’elle correspond d’ailleurs à certaines différences réelles de valeur humaine. Par exemple, le journalier agricole[29] est, certainement, au point de vue du jugement, de la volonté, de toutes les forces d’âme et de corps, sans doute aussi de la conscience et du cœur, au-dessous du fermier, le manœuvre au-dessous de l’ouvrier professionnel, et, plus évidemment encore, le petit bourgeois, commis ou commerçant, au-dessous du gentleman élevé au grand air, dressé aux exercices d’adresse et de vigueur, aux notions d’honneur et de responsabilité, à la calme et fière tenue de l’homme qui se maîtrise. Que chacun reconnaît ses « betters, » des supérieurs à respecter, cela est entendu encore en Angleterre au moins dans les campagnes.

Mais faire acte de respect n’est pas faire acte de servilité. Le fermier que ses cottagers saluent, dit sir à son squire[30], mais il suit librement à cheval la chasse de son squire. Leurs fils s’exercent ensemble sur la même pelouse, figurent ensemble dans les parties de cricket et de football qui mettent aux prises les champions des paroisses et des comtés. Dans le Richard Feverel de Meredith, un jeune squire, ayant fait tort au fermier de son père, sait ce qu’il lui doit sous peine de rester déshonoré, non pas d’abord une indemnité d’argent, mais d’abord des excuses, et celui-ci, qui les attendait, les reçoit avec flegme, en homme qui sait ce qu’on lui doit. Dans His Private Honour de Kipling, un lieutenant, par une orageuse, énervante journée de l’Inde, se laisse aller à un mouvement nerveux et louche de sa badine un soldat balourd dont la maladresse à la manœuvre l’exaspère. A peine le geste fait, il revient à lui. Tous deux se regardent et se taisent, car tous deux sentent qu’une chose énorme vient d’être accomplie. Après deux jours de souffrance et de silence, le jeune officier, pour ne pas être forcé de quitter le régiment, et parce qu’il se méprise, vient offrir à l’homme la réparation nécessaire : non pas un duel proprement dit, — l’opinion et les règlemens l’interdisent, — mais une bataille à coups de poing, où les nez saignent et les yeux se tuméfient, mais après quoi chacun peut cordialement serrer la main de l’autre et reprendre sa place, celui-là pour commander, celui-ci pour obéir. Le principe, c’est qu’il est des différences certaines et fondées de rang social, que dans une société, non pas informe et anarchique, mais active, saine, ordonnée, certaines catégories d’hommes, à différens degrés, à différens postes, savent, calculent, dirigent et sont responsables, comme dans une usine il est des directeurs, des ingénieurs, des chefs d’équipe, des ouvriers spécialistes et des hommes de peine, comme dans un régiment il est un colonel, des capitaines, des sous-officiers et des soldats, que sans hiérarchie de ce genre, où s’échelonnent les capacités, nulle œuvre collective n’est possible, mais qu’au point de vue absolu, en matière d’honneur et de conscience, en certains champs réservés aussi, ceux du sport, de la boxe, de la politique, il n’est que des égaux.

Apprendre à l’enfant à obéir et, s’il en est capable, à commander aussi, c’est un des principaux objets du dressage très spécial qu’est l’éducation anglaise. De là ce système du fagging qui n’a pas encore tout à fait disparu, et qui soumettait un jeune lord, pendant ses premières années d’école, au service d’un aîné qui pouvait être fils de marchand. De là, aujourd’hui, la règle scolaire qui impose à chacun les jeux « éducateurs, » cricket et football, non seulement pour le bienfait de l’exercice physique, mais parce que ces jeux exigent une discipline, le dévouement de l’individu à une action commune, son renoncement à un rôle à part et brillant[31], sa subordination à un chef dont il a éprouvé la supériorité de sang-froid et de stratégie, — et parce que, d’autre part, celui qui possède ces qualités de maître s’y révèle en même temps qu’il s’y exerce à commander. Aujourd’hui, à Cambridge, c’est un titre, pour un candidat au civil service d’Egypte, d’avoir été capitaine de cricket, une note à son actif, et qui contribue, comme les renseignemens que donne l’Université sur sa conduite, sur sa connaissance du droit, de l’histoire et de l’arabe, à le désigner au choix de la commission qui décide.

Mais qui commande n’est digne de respect que s’il obéit aussi, le plus souvent à l’autorité d’un chef, dans tous les cas à l’autorité d’une consigne morale. Là seulement l’âme humaine trouve son ordre, c’est-à-dire sa dignité, la même chez le chef et chez le subordonné, car toute obéissance est honorable, qui n’est pas imposée du dehors, mais véritablement voulue : obéissance à ces idées impératives et strictes du devoir qu’intégra l’éducation dans la personne, et suivant lesquelles, spontanément, elle se dirige. D’un froid et silencieux Wellington, comme du simple private qui, pendant des heures, obscurément, reste à sa place dans le carré que déchirent les boulets ; d’un laconique Nelson qui ne prononce au moment de la bataille que le mot devoir, et de l’humble matelot que ce mot, mieux qu’une vibrante proclamation, insensibilise à l’idée de la mort, la beauté est la même, bien autre, aux yeux du puritain, que si l’idée de gloire les avait dressés et soutenus, celle-ci étant relative à l’opinion des hommes, contemporains et postérité, d’ordre social, — le commandement de la conscience n’étant relatif à rien, d’ordre éternel et absolu, d’autant plus astreignant que l’âme est d’espèce plus noble et plus éprise du dévouement qui fait sa noblesse.

Un seul être est méprisable : celui dont rien ne lie la volonté, libre absolument, puisqu’il n’agit que pour son caprice et son plaisir.


De cette créature tout à fait libre, le vrai type, c’est la mouche, la mouche qui zigzague à sa fantaisie, — non seulement libre, mais brave, dénuée de tout sens de respect, à un degré qui dépasse celui de la philosophie républicaine la plus avancée. Roi ou paysan, peu lui importe qui elle taquine. Chaque pas de sa marche rapide et mécanique, chacune de ses poses si décidées, traduit son parfait égotisme, sa complète indépendance et confiance en soi, sa conviction que le monde n’est fait que pour les mouches. Levez la main pour la chasser : elle s’envole et se pose au des de votre main. Impossible de lui faire peur, de la gouverner, de la persuader ou la convaincre : sur toutes choses elle a son opinion certaine, opinion qui n’est point sotie, et se rapporte bien à ses propres fins. Nulle tâche, nul instinct tyrannique ne l’obligent. Le ver de terre a ses trous à creuser, l’abeille a ses récoltes et ses constructions, l’araignée sa toile, la fourmi ses trésors et ses comptes. Auprès d’elle toutes ces hôtes sont esclaves, tout au moins créatures de besognes vulgaires. Mais votre mouche, libre dans votre chambre comme dans le plein air du jardin, noire incarnation du caprice, et qui erre, explore, zigzague, quête, voltige à mille festins faciles, — de l’étalage sucré de l’épicier aux pourritures de l’arrière-cour du boucher, de la plaie sur le dos d’un cheval de fiacre à l’ordure brune sur la route, d’où le sabot du cheval la fait lever dans un bourdonnement de républicaine colère, — quelle liberté pouvez-vous comparer à la sienne ?

Et de servitude, au contraire, est-il exemple plus pitoyable que celui de votre pauvre chien de garde ? Le mien, certes, est à plaindre. Il fait beau, mais j’ai ceci à écrire, et je ne puis sortir avec lui. Il est enchaîné dans la cour parce que je n’aime pas les chiens dans la maison, et le jardinier ne les aime pas dans le jardin. Il n’a rien que ses monotones et tristes pensées pour compagnie, et une troupe de ces libres mouches que, d’un mouvement de tête, il cherche toujours à attraper, toujours avec la même surprise de l’insuccès. S’il lui reste un vague espoir de sortir avec moi, lentement, d’heure en heure, cet espoir est désappointé, ou pire, brusquement éteint, changé en morne désespérance par un non autoritaire qu’il comprend bien. C’est sa fidélité qui scelle son destin. S’il ne gardait pas la maison, je m’en débarrasserais : il irait chasser avec quelque maître plus heureux. Mais il fait son métier de gardien : il est sage, il est fidèle, il est misérable. Sa haute intelligence animale l’élève à ces méditatifs pouvoirs d’étonnement, de tristesse, de désir et d’affection, qui lui font sa captivité plus amère. Et pourtant, s’il fallait choisir, chien ou mouche, quel parti prendrions-nous[32] ?


Nul doute possible pour Ruskin, la valeur morale de la libre mouche étant de même ordre que celle de la poussière qui vole, la dignité du chien, de même ordre, sinon de même degré que celle de l’homme, parce qu’il se connaît un devoir et s’y asservit. Point d’autre raison d’être à nos soixante ou soixante-dix années de conscience et d’activité entre deux abîmes, que l’effort par lequel nous collaborons à l’ordre éternel. A l’homme sain rien n’importe que sa tâche : son instinct, sa joie sont de s’y assujettir.


Ce n’est pas de liberté que vous avez besoin, mais de n’importe quel gîte bien à vous, où vous ayez la paix, avec de la lumière, pour y travailler, — rien d’autre. Et s’il vous fallait autre chose, ce ne serait toujours pas de la liberté, mais quelque direction, quelque enseignement, quelque critique, quelque sympathie. L’homme sans force ni caractère, incapable d’un vrai désir, est le seul qui demande à être libre. Celui-là choisit de librement manger, de librement tomber, pour finir par se maudire lui-même et mourir. La mort est le seul affranchissement qui nous soit permis ; mais alors, c’est l’affranchissement absolu : permission à chaque particule du corps qui pourrit de quitter sa voisine et de ne dépendre que de soi. Vous appelez cela corruption de la chair : mais avant celle-là, il en est une autre : toute liberté est une corruption de l’esprit. Vous réclamez la liberté de penser, mais si vous n’en savez pas suffisamment pour penser, vous n’avez pas le droit de penser ; et si vous en savez assez, vous n’avez pas le droit de penser de travers. Une seule pensée vous est possible, si vous avez quelque sagesse : à savoir que la liberté d’un homme est en raison géométrique de sa folie[33].


C’est ici un idéal proprement protestant, puritain, aristocratique et stoïque, celui du devoir, qui s’est exprimé avec la même véhémence impérieuse par la bouche de Carlyle, son grand prêtre de la génération précédente, et s’oppose encore une fois à l’idéal français, rationaliste, révolutionnaire, égalitaire et démocratique, celui du droit. Mais la prédication de Ruskin est humaine et claire. Il ne parle pas en Moïse solitaire sur la montagne, au-dessus des hommes, et qui reçoit du mystère, dans l’obscurité des nuées et le sillonnement de la foudre, les tables de la Loi. Il vit avec les vivans ; en même temps que les âmes, il a scruté les formes, celles de l’art et de la nature. Passionnément il a médité les problèmes et les misères de son époque et de son pays, et toujours, des créatures comme des œuvres et des sociétés humaines, la beauté et la laideur, le bien et le mal lui sont apparus comme ordre et désordre, obéissance et désobéissance à une loi. Si d’un bout à l’autre de son œuvre, il affirme le devoir, ce n’est pas seulement parce que dans le devoir il sent de l’absolu, mais parce que le devoir, à ses yeux, c’est l’ordre, et que l’ordre, c’est la victoire contre les forces d’inertie et de dissolution, en d’autres termes, la vie, sa beauté et sa joie quand elle est pure et triomphante.

Ordre, c’est-à-dire discipline et cohésion des parties, leurs dévouemens et fidélités mutuelles, leur obéissance à une idée centrale. Ordre d’un cristal, dont les milliards de molécules s’orientent chacune suivant un axe, toutes ensemble suivant un axe général. Ordre d’un corps vivant dont les millions de cellules ne se développent et ne s’agencent que suivant un plan. Ordre d’une œuvre d’art dont chaque partie dépend des autres et collabore à l’expression d’une idée. Ordre d’une âme humaine, d’une âme supérieure, douée de toutes les énergies de volonté et de pensée, capable de tirer de soi la volonté nécessaire pour se maintenir et se mouvoir dans les seules directions du devoir, d’une âme ordinaire, enfin, qui, seule, indépendante, libre, suivant la formule moderne, resterait vague, vacillerait, se déformerait à. tous les chocs et toutes les actions du dehors, souffrirait et languirait de son incertitude, de sa faiblesse, de son incohérence, mais qui, protégée et soutenue par son groupe, obéissant au chef qui décide ce qu’elle n’est pas capable de décider, astreinte à une règle, ordonnée enfin parce qu’elle se subordonne, trouve son caractère, sa résistance, son calme, sa rectitude et son bonheur, devient belle, par conséquent, de tous les élémens de beauté qu’a dégagés l’analyse esthétique de Ruskin.


Ces idées-là sont courantes en Angleterre. En même temps que Ruskin, après lui, d’autres ont proclamé cet idéal, aussi opposé aux révoltes, fièvres et turbulences des romantiques, qu’au pessimisme, aux frémissemens et langueurs plus modernes de la névrose. cette conception du bien s’est exprimée par cent personnages de poèmes et de romans, stoïciens et dont la force imperturbable peut se faire douce jusqu’à la tendresse, — patiens, résistans jusqu’à l’héroïsme, sains jusqu’à la beauté, et que les disciplines morales et professionnelles marquent du plus magnifique caractère, depuis le John Halifax de Mrs Craik, depuis l’Adam Bede et le Félix Holt de George Eliot, depuis les chevaliers de Tennyson, son roi Arthur ou son sir Galahad, énergiques et calmes incarnations de l’idée de loi, de loi spirituelle[34], fondateurs de l’ordre contre les dragons et les barbares, jusqu’aux figures préférées de George Meredith, gentlemen de conscience stricte, d’esprit lucide et certain, de jeunesse intarissable et pure, ignorans de l’angoisse et de l’incertitude[35], jusqu’au David Grieve ou au Jacob Delafield de Mis Humphrey Ward, jusqu’aux officiers et soldats de Kipling, jusqu’à son Mac-Andrews, l’ingénieur écossais qui rêve dans la chambre de chauffe, triste, il est vrai, de toute la tristesse du calvinisme et de la vieillesse solitaire, mais qui, devant le va-et-vient régulier des machines énormes et travailleuses, leur fidélité au rythme prescrit, la tranquille exactitude de leurs mouvemens accordés, s’enthousiasme, parce que tant de force rigoureuse lui répète l’éternelle et précise loi du devoir :


They are all awa’ ; true beat, full power, the clanging chorus goes :
Interdependence absolute, foreseen, ordained, decreed !…
Now a’together, hear them lift their lesson, theirs an’mine,
Law, Orrder, Duly an’Restraint, Obedience. Discipline ![36]


Il ne s’agit pas ici d’un idéal inventé par des littérateurs et des philosophes. Cet instinct de l’ordre est dans la race. C’est de lui que procède l’orgueilleux respect de ce peuple pour ses institutions établies, ses traditions, ses coutumes, croyances et idées constituées, pour tout le passé où s’est organisée et rythmée son énergie, pour tout ce qui manifeste actuellement une autorité, pour la puissance publique, légale, et surtout les apparences de décence, de vertu et de dignité. De là encore l’admiration populaire pour les athlètes disciplinés, pour les officiers, les gentlemen, ceux-là comme ceux-ci respectés pour leur force calme, leurs gestes nets, leurs figures claires et bien rasées, leurs traits en vigueur, leurs belles statures, leur impeccable tenue. De là le dédain général pour tout ce qui est veule, vague ou déprimé, excessif ou excité, pour les gestes, les cris et les pleurs, pour tout ce qui participe de l’hystérie ou de l’insurrection, pour tout ce qui est populace. Là-dessus rappelons-nous la Jungle de Kipling, et ce qu’y signifie la horde des singes. Créatures de caprice et d’impulsion, passant de l’impudique culbute à la furie, puis à la panique, vantant leur république à grands cris et ne cessant pas de se quereller, méprisés des tribus fortes et sérieuses, ils sont à part dans la Jungle parce qu’ils y sont le peuple sans loi.

Ce sérieux sentiment de la règle est ancien en Angleterre, ses racines sont multiples ; il est d’origine germanique peut-être, d’origine protestante, c’est certain. En même temps, il signifie de vigoureuses santés, des esprits solidement équilibrés, où les idées ne surgissent pas en subites fusées lumineuses, et qui même dédaignent les idées, des nerfs paisibles dans des corps bien nourris, bref, tout ce qui s’affirme dans le type du John Bull respectable, énergique, florissant et bien sanglé dans sa redingote de chasse, tout ce qui s’oppose à la misère, la gesticulation et la fantaisie irlandaises, et que l’on trouve au moins dans les classes dominantes : aristocratie, gentry, clergé anglican, et leurs clientèles de fermiers, serviteurs, gardes-chasse, c’est-à-dire dans cette Angleterre officielle qui, superposée à la plèbe dégénérée, souffrante, anonyme, des journaliers agricoles, des ouvriers industriels et dissidens, a si longtemps semblé toute la nation, et dont l’Eglise établie, par son esprit de décorum, ses apparences de force et de calme, ses richesses, sa hiérarchie visible, satisfaisait tous les instincts. Avant la lutte contre la Révolution française, ce profond sentiment de l’ordre et de la santé s’est affirmé de deux façons : d’abord clairement, dans la pleine lumière d’une intelligence de génie, par cette théorie du traditionalisme que Burke oppose à nos Jacobins, leur montrant au fond de tout ordre social spontanément formé au cours des âges, un mystère de vie analogue à celui qui nous échappe dans les organismes de la nature, en sorte qu’on ne saurait l’altérer tout d’un coup et profondément sans mettre en danger les mystérieuses opérations de la vie, — les maudissant pour avoir touché à « ces organes d’une constitution qui changent en sociétés et en nations les séries et les collections d’individus. » Même instinctive antipathie pour le désordre et le malsain chez le populaire qui se représentait à la même époque nos révolutionnaires français comme une canaille sordide et famélique, maigres hères aux pommettes saillantes, mangeurs de grenouilles devenus frénétiques, buveurs d’eau changés en buveurs de sang, que le John Bull magnifiquement nourri de roastbeef, dévot de ses institutions, fier de son roi et de ses nobles, autant que de sa propre carrure, se promet, à coups de boxe honnête et virile, de mettre à la raison.

Au cours du XIXe siècle, tout cet idéal a beaucoup et plusieurs fois changé, en même temps que changeait la condition moyenne de l’homme, l’idéal variant toujours comme le réel dont il est une projection dans le rêve. D’abord, et pendant la plus grande partie du siècle, l’idée s’est attristée, avec le développement énorme de la grande industrie, avec la concentration de l’humanité en des villes trop grandes et trop noires, avec l’arrivée au pouvoir de la bourgeoisie commerçante, avec le pullulement si rapide du peuple ouvrier, avec le retrait de la loi sur les blés, après quoi la société agricole ne fut plus guère qu’une survivance. Elle s’est faite plus sévère et plus religieuse aussi, cette idée, avec le progrès du protestantisme évangélique et dissident avec la prise de plus en plus forte sur les âmes, réveillées des rustiques somnolences et repliées sur elles-mêmes par l’effort ou la souffrance, du rêve de salut et de damnation. Pour la grande middle class qui, à partir de 1832, est l’Angleterre, parce qu’elle produit le travail, la richesse et la force de l’Angleterre et décide sa législation, pour les hommes de celle classe prépondérante, le bien, c’est de lire la Bible tous les matins, dans la salle à manger claire d’une maison à péristyle grec, devant leurs serviteurs et leurs enfans. C’est d’aller, dans leur gig[37], à la chapelle[38], le dimanche, pour y chanter des hymnes. C’est de commander à beaucoup d’ouvriers, d’en être respectueusement salué, et de les payer le plus petit salaire possible. C’est d’observer le Décalogue, et surtout ces commandemens : Tu ne voleras pas, — Tu ne prendras pas le nom de Dieu en vain, — Tu ne seras pas adultère. C’est de travailler, travailler pour fabriquer à meilleur marché et vendre plus cher que son concurrent. Le bien, pour l’ouvrier professionnel, celui qui se respecte, c’est aussi de chanter des hymnes. C’est encore ce que, dans une phrase rendue typique et célèbre par Matthew Arnold, une mère proposait à son fils pour suprême objet de la vie, en lui montrant l’usine où travaillait le père : « Dis-toi bien qu’un jour il faut que tu sois à la tête de cette affaire-là ! » Pour le patron comme pour l’ouvrier dissident, c’est à la fois l’adoration de l’Eternel et ce culte de la « Déesse du succès, » cette Goddess of Getting on que Ruskin a poursuivie de si passionnés sarcasmes. Pour la plèbe anémique des slums, populace de journaliers qui vivent au jour le jour et dont les mornes besognes ne demandent ni apprentissage, ni pensée, le bien n’existe pas, ou le bien c’est, le soir, quand la brume est piquante dans la nuit noire, le bon refuge du public-house où l’on trouve à la lumière du gaz, dans une chaude bouffée, les troubles et subites énergies de l’ivresse.

Ce fut l’œuvre de Ruskin et des penseurs et poètes contemporains, des Kingsley, des Denison Maurice, des Matthew Arnold, des Robert Browning et des Tennyson, d’avoir ressuscité le rêve d’équilibre et de belle santé humaine. On a vu ce qu’est cette morale, quelles valeurs elle pose comme prépondérantes : la vie d’abord, la divine énergie de la vie et toutes ses expressions, — non pas le savoir, non pas même l’intelligence qui peut rester intacte dans la déchéance de la volonté, mais le ton général qui fait l’allégresse de la créature, son élan d’espoir ou d’admiration, ses pouvoirs de résistance ou de patience, — toute cette vie, toutes ces forces assujetties à des disciplines qui les conservent, les assemblent et les dévouent à la vie du groupe, — déterminées, définies dans leurs contours, maintenues dans leur unité et leur direction par l’obéissance aux devoirs, et dans la plupart des cas, à des chefs reconnus. Cet idéal, qui n’a pas cessé d’être actif, ne ressemble pas à celui qui, ailleurs, donne le pas sur les vraies forces morales à l’intelligence, au savoir, au talent, à l’originalité ou la richesse de la sensibilité et de la pensée, nous faisant admirer plus qu’un homme véritable le « grand homme » qui, suivant le profond mot de Nietzsche, bien souvent n’est même pas un homme, tant son âme est en voie de dissolution, souffrante, instable, fragmentaire, réduite au caprice, incapable d’une volonté vraie, douloureuse et sensible à tout, — tant son talent est fait de maladie. Le jeune premier des drames et romans anglais populaires n’est ni un artiste ni un poète, ni même un ingénieur sorti premier d’une grande école, mais surtout un frais et bel animal, joyeux et bien dressé, à la voix cordiale, à l’œil clair, brave avec les forts, doux avec les faibles, qui, se lève d’un bel élan au mot de duty, très différent de l’orgueilleuse créature massive et surnourrie qui remerciait le Seigneur de n’être pas comme son maigre voisin révolutionnaire et nerveux, — bien plus entraîné au travail, d’esprit certain, lucide et prompt, de volonté claire, de corps vif, élancé suivant des lignes d’agilité, de chair dense et réduite, et que l’on respecte autant parce qu’il sait obéir que parce qu’il sait commander et se commander[39].

Une telle conception du bien, malgré ce qui lui vient de la Bible, n’est pas sans élémens communs avec le paganisme héroïque de Nietzsche, puisque, tout en subordonnant la vie au devoir, elle affirme la valeur essentielle de la vie. Et cela sans contradiction : le devoir est d’ordre absolu, mais la vie est d’essence divine, et reste telle, elle-même, dans la plénitude de sa beauté, sans se dégrader ni se déformer, quand elle se rythme sur la loi de son devoir. Mais réciproquement, cette vie n’obéit rigoureusement à cette loi que si elle possède la suffisante énergie qui fera sa résistance et sa volonté. Nul homme de devoir qui ne soit d’abord véritablement un homme, capable de vouloir et d’effort constans, de résolution froide, fort contre les suggestions et les entraînemens de l’exemple, les ivresses de l’excitation, les déroutes de l’émotion subite, les morbides détentes du ton vital. Toute la morale de Ruskin pourrait se transcrire en termes de psychophysiologie. Cette science qui ne fait que naître, et que l’intransigeant idéaliste eût abominée plus que les autres, parce que son analyse démonte l’esprit pour en réduire le mystère à des mouvemens de pulpe grise ou blanche, cette science vérifie les principales intuitions ruskiniennes. Déjà elle nous apprend que la santé d’une âme, laquelle est un composé peu à peu construit et complexe, c’est la résistance de ses synthèses, — synthèses de sentiment, de croyance, de volonté, — son ordre durable, l’obstacle qu’elle est aux attaques du dehors, sa cohésion plus forte que les secousses d’émotion qui veulent la disloquer. D’où futilité des formes toutes faites et de tout ce qui les assure : prestige des traditions, plis tenaces de la coutume, grands partis pris de conviction, où l’esprit trouve ses axes, autorité des idées religieuses, de toutes les plus chargées d’énergie, parce qu’elles ouvrent à l’âme les infinis espoirs, rigide et impérieuse éducation morale, habitudes de règle, d’ordre, de discipline, d’obéissance, celles-ci nécessaires à presque tous les hommes, qui sont faibles, vagues, et vacillent, — les déterminant, leur communiquant les forces de la certitude, liant ensemble les activités de chacun pour l’orienter vers une fin précise. Et, inversement, le mal moral, pour Ruskin comme pour Nietzsche, c’est celui qui relève de la psychologie morbide, la subtile maladie qui se prend au plus profond de l’être personnel, pour le diminuer dans son énergie, dans ses pouvoirs d’attention et de volonté, pour débiliter l’élan et la joie de sa vie, — celle qui le frappant de déchéance l’abandonne tantôt aux impulsions du dehors, tantôt aux envahissemens de l’idée fixe. C’est l’émiettement même de l’être : hésitation, instabilité du sentiment et du vouloir, impuissance et contradiction des désirs mort-nés, — toute la fatigue, toute l’anxiété, toute la tristesse irritable et l’agitation, toute l’anarchie des peuples et des époques où les âmes et les sociétés tendent à se défaire en même temps que leurs essentielles idées formatrices.

Affaissement et détente des formes et des énergies morales, voilà donc ce qu’un sûr instinct appelle mal en Angleterre et contre quoi tant d’œuvres sociales et religieuses sont dirigées. Faire des âmes vigoureuses, bien assemblées, et qui soient pour leur groupe des élémens de force, make men, faire des hommes : telle est encore la formule régnante. Ce n’est pas assez de soulager ou défendre les pauvres, de sauver les malades, ni même d’assurer à tous instruction et bien-être matériel. Rien de tout cela n’est fin véritable. Par exemple il importe plus encore de faire la guerre à l’alcoolisme, lequel peut dégrader de la belle matière humaine, qu’à la tuberculose, laquelle emporte surtout les faibles, un déchet humain. Le principe est toujours d’ajouter au nombre de ceux qui valent, de dresser les lâches, les affaissés, les vagabonds de la vie, à l’amour et l’habitude de la règle, de la tenue, de l’effort et du travail complets (thorough), au respect de soi-même, de leur apprendre la joie et l’espoir, de changer un loafer des faubourgs en laboureur et plus tard en fermier au Canada, un dégénéré en régénéré, d’assurer contre les influences de vice ou de misère l’intégrité des forces humaines, de les développer et diriger par l’éducation, de leur apprendre à se concentrer pour s’appliquer, bref d’accroître la valeur humaine, efficace, l’efficiency de chacun, et ce que Ruskin appelait la quantité de vie de la nation.

Ainsi c’est toujours le point de vue de la vie qui prévaut en Angleterre — et c’est un des secrets de ce pays — sur ceux de la logique et de la raison. Qu’importe que telle institution, coutume ou croyance soit irrationnelle ? pour la juger il n’est qu’une seule question : how does it work ? — est-elle efficace, créatrice d’ordre ou de vouloir ? Les probabilités sont pour un oui. Car déjà son être assure son prestige, c’est-à-dire sa force active, et nous répond de sa raison cachée. Elle est un produit spontané de la vie apparu au cours des âges pour servir à la vie. Qui donc oserait affirmer qu’elle n’est plus qu’une survivance ? les fonctions d’un organe sont rarement évidentes. Même rudimentaire elle est encore un signe touchant du passé ; elle agit en nous assemblant dans le souvenir de ce passé. Partageons, répète un Ruskin comme un Burke, la saine, l’instinctive méfiance de la foule anglaise pour les idées et les constructions d’idées ; gardons-nous de qui veut analyser tout ce que nous respectons. N’allons pas nous prendre pour notre propre sujet d’expérience. La science qui dissèque la créature vivante, sans rien atteindre du secret de la vie, ne la ressuscite jamais. Au bout de l’anatomie d’un cerveau, on rencontre des fibres, des cellules, avec leurs noyaux et vacuoles : on ne rencontre pas le commencement de la conscience. Pas davantage au bout de la science totale, celle de l’univers, on ne rencontrera Dieu, que le simple sent d’instinct : seulement quelque formule vide, quelque A = A, vérité des vérités, sans doute, et fin réalisée de tout l’effort intellectuel des hommes, mais dont ils ne vivront pas. Notre grande affaire n’est pas de connaître le mécanisme de l’univers, ni de la conscience, ni du cerveau, — nous ne pouvons rien connaître jusqu’au fond, et tout émerge du mystère ; — « mais, en vivant suivant l’éternelle loi, de nous faire un vigoureux cerveau, une conscience lucide, de sentir la beauté visible de l’univers et d’en être heureux. »

À ces conclusions pratiques — on dirait aujourd’hui pragmatiques — aboutit le mysticisme anglais. La vie est souffle de Dieu, et la pensée se subordonne à la vie. Une seule chose importe à l’individu : respecter et garder en soi cet esprit originel, sa véhémence et sa flamme, et pour cela suivre le commandement du devoir. Et pareillement une seule chose importe à la société : compter le plus grand nombre possible d’individus qui réussissent dans cet effort, et de leurs vies fortes et dévouées composer une ardente vie totale de foi et de vouloir. De la vertu des âmes dépend l’énergie d’une société. Voilà le premier principe de ce torysme social qui cherche ses modèles dans le moyen âge, dont Carlyle est l’inventeur et que Ruskin enseigne après lui.


ANDRE CHEVRILLON.

  1. Voyez la Revue du 15 février.
  2. Vulgarized, brutalized, materialized, voilà les épithètes qu’il applique à son Angleterre.
  3. Ruskin a écrit de sa mère qu’il aimait et qu’il admirait : « Je ne lui ai jamais entendu prononcer un mot d’affection ou d’émotion. » De même l’Alton Locke de Charles Kingsley avait dit : « Ma mère ne faisait rien que par règle, méthode et ce qu’elle appelait la loi de Dieu. Elle souriait rarement. Ses paroles avaient quelque chose d’absolu. Elle ne commandait pas deux fois sans punir. Et pourtant des abîmes de tendresse se cachaient en elle. Mais cette tendresse, elle se croyait obligée de la refouler. »
  4. Sesame and Lilies, I, § 28.
  5. Not one French book. Réponse de Ruskin à un journal qui demandait aux écrivains anglais les plus connus de dresser une liste de cent volumes pour bibliothèques populaires. Il faut faire ici la part de l’outrance et de la boutade si fréquentes chez Ruskin et se rappeler qu’il n’a pas mieux parlé de l’Angleterre. Il admirait quelques écrivains français, non seulement Casimir Delavigne qu’il a commenté dans les Modern Pointers, mais, chose inattendue chez ce dogmatique autoritaire, M. Anatole France, dont le Crime de Sylvestre Bonnard, qu’il connut dès son apparition, l’enchantait.
  6. Seven Lamps of Architecture, V, § 3.
  7. Seven Lamps of Architecture.
  8. Sesame and Lilies, § 42.
  9. Fors Clavigera, 13.
  10. Val d’Arno, IX.
  11. Par Giotto, à Santa Croce de Florence.
  12. Fors Clavigera, lettre 92.
  13. Bible of Amiens, IV.
  14. Time and Tide, XVI, § 95.
  15. Præterita.
  16. Unto this Last, IV.
  17. Fors Clavigera, 67.
  18. Time and Tide, V, § 21.
  19. En 1875, à Oxford où il était professeur d’esthétique, Ruskin entreprit avec ses étudians de construire une route.
  20. Sesame and Lilies, I, § 44, 45.
  21. Crown of Wild Olive, § 144.
  22. Stones of Venice, III, II, § 24.
  23. Fors Clavigera, lettre 95.
  24. Deucalion, II, 1.
  25. Stones of Venice, III, II. § 29.
  26. Aratra Pentelici, III.
  27. Time and Tide, § 33.
  28. Fors Clavigera. Lettre 54.
  29. Labourer, cottager. Cette classe rurale est une véritable basse caste créée par l’ancienne loi sur les pauvres qui secourait à domicile tous les besogneux. Ce journalier agricole l’est de père en fils ; il ne devient jamais fermier. Il ne sort de sa condition qu’en émigrant à la ville, — pour y stagner d’ailleurs dans la plèbe misérable et dégénérée des manœuvres qui n’arrivent que rarement à la dignité d’ouvrier professionnel.
  30. Sir, dans la conversation, signifie la déférence.
  31. Le reproche général adressé par les joueurs de football anglais aux champions français est de mener la partie d’une façon trop brillante et trop « individualiste. »
  32. Queen of Air, III.
  33. Queen of Air.
  34. Voyez surtout l’Ode sur la mort du duc de Wellington de Tennyson :
    Mourn for the man of lonq enduring blood
    The statesman warrior, moderate, resolute
    Whole in himself, a common good.
  35. Voir surtout les types de lord Romfrey, dans Beauchamp’s Career, et de Dartrey Fenellan, dans One of our Conquerors.
  36. Mac Andrew’s Hymn, dans The Seven Seas.
  37. Cabriolet. On sait que, dans la langue étrange de Carlyle, gig people voulait dire la bourgeoisie aisée. Il avait été frappé de la réponse d’un témoin dans un procès à la question suivante : Was he respectable ? — Yes, he kept a gig.
  38. Chapel, par opposition à Church, signifie un temple dissident.
  39. Voir le Brushwood Boy de Kipling.