SYLVA SYLVARUM (trad. Lasalle)/Préface du Traducteur

La bibliothèque libre.
Sylva Sylvarum
Préface du Traducteur
Traduction par Antoine de La Salle.
Œuvres9 (p. i-xxx).
PRÉFACE DU TRADUCTEUR.
Idée de l’ouvrage, et avertissemens.

L’histoire naturelle et expérimentale, comme le dit le titre même de cet ouvrage, est la base de toute vraie philosophie ; elle en est le principe et la fin.

1°. Elle en est le principe ; tout raisonnement qui n’a point pour base l’observation et l’expérience, c’est à dire l’histoire de la nature, et qui ne tend pas à conduire aux faits inconnus, par la combinaison des faits déjà connus, ou par l’analogie des faits, en partie connus, avec les faits entièrement connus, se réduit à des mots ; ce n’est qu’un rêve sérieux, rarement amusant, et presque toujours ennuyeux ; ou, tout au plus, une sorte de jeu d’échecs, très important au jugement du petit nombre qui le sait ; et très frivole aux yeux du grand nombre qui l’ignore.

2°. Elle en est la fin ; car, si nous connoissions assez bien la nature, pour être en état d’en écrire l’histoire précise et complète, nous n’aurions plus besoin de raisonner, et toute la philosophie se réduiroit à une histoire naturelle, développée, résumée, ou appliquée.

Ainsi, nous ne pouvons devenir philosophes, qu’en commençant par être naturalistes ; et c’est pour devenir complètement naturalistes, que nous philosophons actuellement.

Or, cette histoire naturelle, dont nous parlons, et qui est le sujet de cet Ouvrage, n’est point une sorte de boutique, où l’on étale aux yeux des oisifs ou des curieux, des choses rares ou brillantes ; spectacle qui a certainement son utilité, puisqu’il plaît au grand nombre, qu’il faut amuser en l’instruisant, mais qui ne rempliroit pas assez directement notre objet actuel[1].

Celle du chancelier Bacon a un objet plus sérieux ; c’est un magasin de faits purement philosophiques, quelquefois intéressans par eux-mêmes, comme faits, mais plus encore, comme devant être autant de degrés pour s’élever à la connoissance des causes, (c’est-à-dire, de l’enchaînement constant des phénomènes qui se suivent, s’accompagnent et se poussent en quelque manière, réciproquement, dans le temps et dans le lieu), afin de nous mettre un jour en état de produire, par le moyen des phénomènes dont nous disposons, ceux dont nous ne disposons pas encore.

Car, pour connoître toute la nature, il n’est pas nécessaire d’observer une à une toutes ses parties ; puisqu’un grand nombre de ces parties se ressemblent : comme il n’est pas nécessaire d’étudier et d’analyser vingt volumes pour connoître toutes ou presque toutes les lettres de l’alphabet, vu qu’elles se trouvent toutes, ou presque toutes, dans une page ou deux ; la constitution réelle de la nature devant avoir d’autant plus d’analogie avec celle de la langue qui parle aux yeux, que le sublime inventeur du plus ancien de tous les alphabets, modèle de tous les autres, a dû nécessairement mouler, et, pour ainsi dire calquer la constitution de la langue visuelle sur celle de la langue sonore, déjà calquée sur les idées, calquées elles-mêmes, du moins en partie sur la constitution réelle de la nature.

De plus, le spectacle de la nature, semblable à un alphabet quelconque, ressemble sur-tout à celui d’un chiffre ou d’une langue inconnue. Et non-seulement la connoissance de toutes les lettres de cet alphabet mystérieux, et de la manière de les former, nous mettroit en état de lire, ou de former tous les mots ; mais même une partie de la clef de ce chiffre, une fois saisie, aideroit à deviner l’autre : et les lettres déjà connues, en se combinant et s’entrelaçant, en différentes proportions et en différentes situations, avec les lettres encore inconnues aideroient à connoître ces dernières.

Ainsi, 1°. découvrir ces loix universelles ou, ce qui est la même chose, ces faits généraux, dont les faits particuliers ne sont que des combinaisons diversifiées ; comme les mots d’une langue ne sont que des combinaisons variées d’un petit nombre de lettres :

2°. Découvrir les loix générales encore inconnues, par le moyen des loix déjà connues, avec lesquelles elles se trouvent combinées :

Tel est le véritable objet de la philosophie ; mais, de même qu’il est d’autant plus facile de deviner la clef d’un chiffre, qu’on a sous les yeux un plus grand nombre de pages, écrites avec ce chiffre, celle du grand livre de la nature sera aussi d’autant plus facile à découvrir, que nous aurons lu plus de pages de ce livre.

Ainsi, une histoire naturelle ne sauroit être trop vaste, ni trop complète : car les conjectures, comme nous l’avons déjà observé, ne sont qu’un supplément à l’observation, lorsqu’elle est impossible ; et lorsqu’elle est possible, elles n’en doivent être que les indications. À quoi bon vouloir deviner de loin ce qu’on peut observer de près, et regarder, avec la lunette trompeuse de l’analogie, ce qu’on peut voir distinctement avec ses seuls yeux ?

D’un autre côté si l’esprit demeuroit trop long-temps et uniquement attaché aux simples faits sans les diriger vers aucune théorie, dont il pût déduire quelque pratique, il se perdroit dans leur innombrable et confuse multitude ; il désespéreroit de voir jamais un terme à ses vagues excursions ; il jugeroit impossible ce qu’il n’auroit jamais tenté, et ce qui ne seroit que difficile. Enfin accoutumé à cette science, passive, machinale, perdant pour toujours des forces qu’il n’auroit jamais exercées, et découragé par le sentiment de sa foiblesse, il ne seroit plus en état de marcher vers le but philosophique ni même de souffrir que des esprits plus vigoureux et plus méthodiques y tendissent.

Aussi notre auteur ne s’est-il pas contenté de donner une histoire purement passive, toute composée de faits, pris au hazard, isolés et sans objet. En les exposant il a toujours un but, et un but très visible, vers lequel il dirige le choix, l’exposé et l’explication de ces faits. Il montre nettement quelles théories l’on pourroit établir, à l’aide des expériences déjà faites, qu’il rapporte ; et à l’aide des expériences à faire, qu’il indique ; enfin quel genre de pratique on pourroit déduire de ces théories. Il fait voir, dis-je, ce qu’on gagneroit à observer ces faits, à les analyser, à les comparer, à les étendre, à les multiplier, à les varier, à les combiner. En un mot, il montre le salaire au bout du travail ; ce que tout écrivain dans un genre sérieux, est obligé de faire, sous peine d’ennuyer et même de n’être pas lu.

Or, comparer et combiner des faits, c’est raisonner. Il doit donc y avoir, et il y a en effet des raisonnemens dans cette histoire naturelle, expérimentale et philosophique ; raisonnemens toujours dirigés vers le principal but ; savoir : la découverte des causes, sur-tout de celles qu’il nous importe le plus de connoître causes qui dans cet ouvrage, sont toujours, sinon montrées, du moins indiquées. Il manque souvent ce but, mais il y tend toujours : et c’est en quoi il nous paroît vraiment grand. Le chancelier Bacon est peut-être le seul philosophe qui ait bien connu, et qui n’ait jamais perdu de vue la véritable destination de la philosophie ; savoir : la découverte des causes de nos innombrables maux, ou, ce qui est la même chose, la découverte des moyens d’adoucir les misères sans cesse renaissantes de la condition humaine ; comme on peut en juger par le choix judicieux de tous les sujets qu’il traite d’abord.

Par exemple, lorsqu’il veut entrer dans quelques détails, le premier sujet qu’il se propose d’approfondir (sujet qui est celui de l’ouvrage suivant), c’est l’histoire de La vie et de la mort, ou l’art de prolonger la vie humaine : car la condition la plus nécessaire pour jouir des biens de cette vie, c’est cette vie même ; et s’il est beau de mourir, il est doux de vivre ; quoi qu’en puisse dire cette foule de bravaches qui passent leur vie entière à feindre de mépriser la mort et à la craindre réellement[2].

Puis vient l’histoire des vents, sorte de traité de météorologie, tendant à nous mettre en état de prédire les saisons, et de prévenir les famines, les épidémies, etc.

On trouvera dans celui-ci une infinité de détails relatifs aux moyens de conserver ou de rétablir sa santé, de pourvoir aux besoins, même aux commodités et aux agrémens de la vie ; car il pense à tout et à tous. Dédaignant l’affectation et le faste de la plupart des philosophes, très durs pour les autres, et très tendres pour eux-mêmes, il compatit à toutes les nécessités humaines d’abord, aux vraies nécessités, puis aux faux besoins mêmes, dont l’éducation et des circonstances dont nous ne fûmes pas les maîtres, nous ont fait une habitude qui les a convertis pour nous en vrais besoins. Au lieu d’imposer aux autres les privations qu’il s’impose à lui-même, il les conduit, par un sentier plus facile à la vraie philosophie : en se prêtant d’abord à leurs goûts frivoles, et substituant par degré à ces jouets que l’habitude leur a rendus nécessaires, des objets plus sérieux il travaille invisiblement à leur donner des goûts plus nobles, et par cette condescendance même, il y réussit  ; dirigé constamment par ce grand et solide principe : pour s’assimiler les autres hommes, il faut commencer par leur ressembler un peu, et pour gagner leur confiance, se faire petit avec eux.

Telle est, du moins à nos yeux, la saine, la vraie philosophie ; à ce choix judicieux, et à cette marche si habilement graduée nous reconnoissons le praticien, l’homme instruit à l’école du malheur, et qui lit toutes les foiblesses humaines, dans le sentiment profond et courageux de sa propre faiblesse ? en un mot, l’être, qui ayant su souffrir et patienter, a droit d’instruire ses semblables, puisqu’il sait adoucir leurs maux ; même ceux qu’ils se sont créés, qu’ils auroient pu s’épargner, mais qui, pour être mérités, n’en sont pas moins réels, et n’en demandent pas moins des remèdes. Ces remèdes, il ne les trouve pas toujours, mais du moins il les cherche ; il n’ôte pas tous les maux mais du moins il les voit, il les sent : bien éloigné de la fastueuse et coupable apathie de l’enfant sérieux qui enfile péniblement, sans fin et sans terme, des formules arides comme lui, long-temps avant de savoir à quoi elles pourront être utiles ; condamnant indistinctement tout ce qu’il ne peut ajuster aux quarrés de son échiquier, et jouant aux échecs tandis que le feu est à la maison.

D’un autre côté, cette indulgence, ces soins vraiment paternels, et si dignes d’une âme élevée, ont aussi leurs inconvéniens, la plupart des hommes ne sont que trop disposés à faire de l’histoire naturelle, comme de toute autre science, un objet de pure curiosité, de lucre ou de vanité ; ou enfin un moyen de sacrifier le présent à l’avenir, ou l’avenir au présent ; quoiqu’il soit toujours nécessaire de penser à l’un, sans oublier l’autre : il étoit donc indispensable de leur montrer le véritable but de cette science après les petits écarts qu’on se seroit permis en compatissant à leur foiblesse. Or, la plus sûre méthode pour les y ramener, c’est d’y aller soi-même devant eux, comme le fait sans cesse notre auteur ; et par la raison extrêmement simple, que la plus sûre méthode pour bien guider des voyageurs dans les routes que l’on connaît, c’est de faire soi-même le voyage avec eux ; ce qui vaut infiniment mieux que de leur donner une excellente carte, en restant chez soi. Conformément à ce plan judicieux, il ne rapporte aucune observation, aucune expérience, soit utile, soit frivole, sans faire quelque tentative, heureuse ou impuissante, pour découvrir la cause de l’effet proposé, afin d’étendre, autant qu’il est possible, ces effets et ces causes aussi.

Cependant nos lecteurs ne doivent jamais oublier que les causes indiquées dans cet ouvrage ne sont que des causes efficientes, dont la connoissance peut nous mettre en état de produire, dans un certain nombre de cas, un effet souhaité, et non les causes formelles qui étoient l’objet spécial de l’ouvrage précédent, où l’auteur exposoit la méthode, inductive et analytique, qu’on doit suivre pour découvrir ce qu’est en lui-même l’effet à produire ; connoissance qui nous mettroit en état de le produire à volonté, et dans tous les cas sans exception. Car, s’il est vrai que nous puissions, d’après l’analyse des opérations de la nature, déjà connues, entrevoir celles que nous ignorons encore, il paroit que l’exécution des choses les plus extraordinaires ne dépend que d’un certain genre de combinaison, de proportion, de gradation, d’alternation, de réitération, d’extension, de prolongation, etc. de moyens très ordinaires. Les grands moyens de la nature doivent être communs ; ils sont probablement sous nos yeux ; et c’est peut-être parce qu’ils sont continuellement sous nos yeux, que nous ne les voyons pas.

Cependant cette connoissance des causes de la première espèce, qui sont le principal objet de cet ouvrage, conduit à celle des causes de la seconde espèce ; en nous montrant fréquemment les causes qui produisent un effet, on nous fait entrevoir, par cela même, ce que cet effet peut être ; et l’on nous indique les observations ou les expériences à faire, pour savoir ce qu’il est réellement. Car, soit que la cause en question communique une substance, un mouvement, une tendance, une disposition, etc. au sujet sur lequel elle produit un effet positif ; si, après avoir suffisamment analysé et comparé toutes les causes particulières du même genre, nous découvrons ce qu’elles ont de commun, c’est-à-dire, la chose communiquée ou donnée par toutes aux sujets sur lesquels elles agissent, nous connoîtrons, par cela seul, la chose reçue, ou, ce qui revient au même, la totalité ou une grande partie de l’effet[3].

D’ailleurs, cette découverte des causes formelles est un but fort élevé ; il faut sans doute y tendre, parce qu’en tout il faut tendre au plus haut degré de perfection, même quand on désespère d’y atteindre, et pour faire de plus grands pas dans la vraie direction mais, comme on peut manquer ce but, ou n’y arriver que fort tard, soit par le défaut de méthode, soit par une impuissance réelle, il est bon de ramasser, pour ainsi dire en faisant route, les faits précieux qu’on trouve à ses pieds, et de recueillir, par provision, des vérités moins imposantes, dont on puisse tirer parti dans le cas même où l’on ne pourroit saisir celles qu’on cherche.

Tels sont l’objet, le but et l’esprit de cet ouvrage ; tout lecteur attentif et judicieux en voit, au premier coup d’œil, la profonde et douce sagesse. Ainsi, le sublime, le divin Platon, ayant tracé, dans ses dialogues sur la république, des loix pour l’homme, supposé au plus haut degré de perfection où puisse l’élever l’enthousiasme poétique, rabattit, dans ses dialogues sur les loix, toute cette perfection idéale ou purement hypothétique, et traça, pour l’homme supposé tel qu’il est, des loix beaucoup moins parfaites (et, par cela seul, cent fois meilleures, parce qu’elles étoient plus susceptibles d’être sanctionnées par leur observation même) ; n’épargnant aucun moyen, dans ce double code dicté par la raison et le sentiment, pour perfectionner ses semblables, sans perdre jamais de vue leurs imperfections naturelles, et secourant la nature humaine, au lieu de l’accuser[4] : livres qu’un fond inépuisable de sagesse, d’indulgence, de douceur, d’urbanité, ont rendus immortels, et dont l’esprit, tout à la fois mâle et onctueux, s’est répandu dans les écrits du grand homme que nous interprétons.

Cependant, comme nous ne sommes point le flatteur, mais l’interprète et le commentateur du chancelier Bacon, nous avouerons ingénument qu’il manque souvent le grand but, même lorsqu’il le voit, même lorsqu’il peut y atteindre ; son esprit ayant plus de pénétration, d’étendue et de fécondité, que de force et de justesse ; sinon par rapport au but, du moins par rapport aux moyens : deux choses lui ont manqué, la géométrie et le temps. On trouvera quelquefois, dans cet ouvrage, entre deux vues très grandes et très utiles, un fait hazardé, tel petit conte peu digne d’un si grand génie, une explication mystique, une recette digne de figurer dans le petit Albert. Mais il donne ces relations, ces recettes, etc. pour ce qu’elles sont ; il ne les admet, dans sa collection, que pour se conformer à la loi qu’il s’est imposée de tout approfondir, de tout examiner, même les opinions qui paroissent les plus ridicules, de peur d’ouvrir la porte à cent erreurs, en admettant une seule vérité d’après un préjugé. D’ailleurs, l’ivraie qui croît dans un champ, n’est pas une raison pour se priver du froment qui croît à côté ; et les erreurs d’un grand homme sont presque toujours instructives, parce qu’il y mêle presque toujours quelque vérité qui aide à les découvrir, et qui vaut souvent mieux que celle qu’il cherche.

On ne trouvera point dans cet ouvrage d’autre plan général que celui dont nous venons de donner une idée. Cependant la 4e. la 5e. la 6e. et la 7e. Centurie ne composent qu’un même sujet et ne forment qu’un seul corps, dont les parties tendent toutes au même but ; savoir : la perfection de l’agriculture. Il en est de même de la 2e. et de la 3e. qui traitent des sons ; ainsi que de la 9e. qui a principalement pour objet les pronostics qu’on peut former relativement aux saisons, et, en général, à la température prochaine ou éloignée. Il en faut dire autant de la 10e. où il examine, avec toute la sévérité et l’impartialité requises, ces prodiges que deux cents mille auteurs ont réalisés pour eux-mêmes, en les croyant, et compilés dans les légendes théologique, médicinale, chymique, cabalistique, etc. Ce chapitre est fort curieux ; il peut du moins nous mettre au courant, par rapport aux chimères dont le genre humain s’est bercé pendant plusieurs siècles. Ce que nous y voyons de plus admirable, c’est que l’auteur n’est jamais ni crédule ni incrédule ; genre de mérite qu’il ne partage avec aucun autre philosophe ; sur-tout parmi nous, où religion, système politique, sciences, principes, méthodes, mots, tout devient une mode, un habit qu’on prend aujourd’hui pour figurer, et qu’on quittera demain.

Cette traduction est d’autant plus fidèle que nous avons eu l’attention d’y faire tous les contresens nécessaires. Lorsque l’auteur, après avoir énoncé une proposition et posé un principe pour l’établir, se perdant ensuite peu à peu dans un raisonnement compliqué, tire enfin une conséquence diamétralement opposée à celle qu’il doit tirer et qu’il a annoncée, nous supposons une faute de copiste, nous faisons un apparent contre-sens pour lui en épargner un réel, et nous le forçons d’être conséquent : liberté que nous ne prenons toutefois que dans le cas où la contradiction étant palpable et sensible pour tous, on peut présumer qu’elle ne vient pas de lui.

Le style de l’auteur est souvent d’une précision admirable et souvent aussi d’une précision que nous n’admirons point du tout. Si de cinq idées absolument nécessaires dans une phrase, vous n’en saisissez que trois, et n’employez que les expressions qui y répondent, vous pouvez paroître précis à ceux qui comptent les mots, au lieu de les peser ; mais vous êtes tout autre chose que ce que vous leur paroisses ; vous êtes obscur, parce que vous êtes incomplet ; et vous êtes incomplet, parce que vous n’avez pas assez médité votre sujet, pour en saisir toutes les parties essentielles. Dans tous les passages de cette nature, où une traduction fidelle n’eut pas été supportable nous intercalons quelques mots répondant aux idées qui manquent.

Quant à la nomenclature, comme la première qualité d’une traduction, après l’exactitude, est la clarté, l’élégance n’étant qu’au troisième rang tout au plus ; pour mettre un plus grand nombre de lecteurs à portée de profiter de cet ouvrage qui parle à tous, j’ai emprunté de la langue vulgaire les noms des plantes généralement connues, et de la langue des savans, ceux des plantes connues d’eux seuls. Dans une autre occasion, si je m’aperçois qu’un nom grec puisse perfectionner la culture des giroflées jaunes, ou contribuer au bonheur, verbal et verbeux des plus doctes et des plus hérissés d’entre mes concitoyens, j’appellerai cette humble fleur cheirantus cheiri, à l’exemple de Linnéus (grand homme, sans doute, mais un peu savant en us, où, si l’on veut, en os) ; qui a choisi, pour classer les plantes, des caractères distinctifs, qu’on ne peut reconoître que la loupe à la main ; et pour les désigner, des noms qu’il est impossible de retenir, ce qui nous paroît très incommode, et par conséquent très savant. Un gros livre à la main, il n’est pas bien difficile de paroître un docteur ; et il seroit assez commode de pouvoir conquérir l’admiration publique, à coups de dictionnaire. Cependant j’ai mieux aimé proposer un grand nombre d’expériences nouvelles, faciles, peu dispendieuses, et dirigées par trois méthodes qui, dans toutes les questions où elles pourront être appliquées et combinées, donneront un résultat certain au premier essai ; ce qui peut épargner de longs et fastidieux tâtonnemens : ces indications, soit méthodiques, soit positives, seront bien mauvaises, si elles ne valent pas un peu mieux que le jargon barbare auquel j’ai renoncé ; car je me suis aperçu que nos sciences, non moins copistes que ceux qui les cultivent, étoient aussi en révolution (de mots, s’entend), et n’en étoient pas mieux.

Nous avons essuyé quelques critiques, tels de nos lecteurs ayant usé de leur droit naturel, comme nous devions nous y attendre. Nous croyons pouvoir et devoir même nous dispenser d’y répondre, persuadés que nous servirons mieux ces lecteurs, en les occupant de Bacon, du sujet et d’eux-mêmes, qu’en les occupant de nous, qui d’ailleurs aimons, comme l’on sait, à mettre la chandelle sur le boisseau, et le chandelier dessous. Si ces critiques sont injustes, à la longue elles tomberont, et la traduction restera. Si elles sont justes, elles sont donc utiles. Ce n’est point un tort ; mais au contraire un bienfait ; la meilleure réponse que nous puissions faire à de telles censures, c’est d’en profiter, et d’employer à nous corriger de nos défauts, le temps que d’autres perdent à prouver qu’ils n’en ont pas.

Nous croyons devoir un remerciement public et direct au citoyen Guiraudet, Préfet du Département de la Côte-d’Or, ainsi qu’au citoyen Berthet, sous-Préfet à Semur, pour les encouragemens qu’ils ont pu et même pour ceux qu’ils ont voulu nous donner ; remerciement qui s’adresse indirectement à l’autorité supérieure dont ils ont dû suivre les intentions.

Nous devons dire aussi que nous avons tiré beaucoup d’éclaircissemens nécessaires du citoyen Raymond, de Semur, bon praticien en médecine, et botaniste estimé, qui a bien voulu nous communiquer ses lumières, et nous épargner des recherches indispensables.

Nous avons oublié de dire que le citoyen Bruzard, ainsi que le citoyen Berthier (conservateur de la bibliothèque nationale à Semur), et les citoyens Raymond (père et fils), nous avoient aidés à revoir les feuilles mêmes des deux premiers volumes de lu première livraison, et la première copie du Novum Organum ; la célérité de notre exécution ne nous ayant pas permis de profiter toujours de leur complaisance.

Le lecteur, fatigué peut-être de nos petites mentions honorables, observera ensuite de lui-même que ces trois gros volumes ne sont qu’un discours, et que ces témoignages de notre reconnoissance sont des actions.

Fin de la préface.
  1. M. de Buffon a fait entrer dans sa collection beaucoup d’objets qui n’accéléreront pas le progrès des sciences ; mais il a eu la prudence, souvent nécessaire, de se prêter un peu au goût des ignorans, pour se mettre en état d’être utile aux savans. Il étoit d’ailleurs obligé de fournir du moins un amusement à cette partie du public qui n’a pas le temps de philosopher, et qui contribue infiniment plus que la partie savante aux frais de cette immense collection. Si la philosophie veut se répandre dans le monde, il faut qu’elle commence par s’humaniser, comme le génie de ce grand homme.
  2. Les héros, par exemple, et autres vastes coquins prétendent qu’ils méprisent la mort ; et, pour le démontrer, ils commencent par assembler autour d’eux trois cents mille compagnons. Il nous semble pourtant que, pour mépriser la mort, on n’a pas besoin d’une si nombreuse compagnie de souteneurs. Si l’on méprisoit réellement la mort, on n’auroit pas si souvent besoin de prouver ce mépris ; c’est parce qu’on la craint réellement, qu’on veut paroître ne la pas craindre ; et c’est parce qu’on a peur soi-même, qu’on veut faire peur aux autres. Certains hommes, à force de craindre réellement la mort, et de vouloir prouver qu’ils ne la craignent pas, se rendent la vie si odieuse, qu’ils finissent par mépriser réellement leur propre vie, et encore plus celle des autres : double mépris qui coûte au moins 30 ou 40 millions d’individus par siècle, au pauvre genre humain toujours pénétré d’un très profond respect pour ceux qui lui font peur, et qui savent le détruire avec une certaine élégance. Voilà une vérité peu honorable pour celui qui la dit, mais très solide : l’art de vivre et de faire vivre est au premier rang : l’art de mourir et de tuer n’est qu’au second. Mais il ne faut pas oublier non plus que ce second art fait un peu partie du premier ; car, si le faux courage est un vice destructeur, le vrai courage est une vertu conservatrice ; notre espèce, ainsi que les autres, étant toute environnée de dangers, et l’art de prolonger la vie du corps politique n’étant pas moins nécessaire que l’art de prolonger la vie des individus qui le composent.
  3. Notre auteur n’ayant jamais déterminé bien exactement la différence qu’il met entre les causes efficientes et les causes formelles, tâchons d’y suppléer par un exemple. Un corps ne peut rendre de sons, s’il n’est frappé, frotté, poussé, tiré, etc. Le son, envisagé dans le corps sonore, est donc, selon toute apparence, un mouvement. Si le corps frappant, frottant, poussant, tirant, etc. reste appliqué au corps sonore, de manière à arrêter son mouvement, le son périt à l’instant ; nouvel effet qui confirme la première conséquence. Le corps sonore, peut-on ajouter, tant qu’il résonne, se meut donc aussi dans un sena opposé à celui dans lequel il s’est mu d’abord il a donc un mouvement d’allée et de retour ou de vibration. Enfin, si l’on tient le corps frappant etc. fort près du corps sonore, la main et l’oreille ont la sensation d’un mouvemnent de trépidation ; autre effet qui confirme la seconde conséquence (ce qui doit suffire pour le moment) ; car cet exemple n’étant pas destiné à donner une définition réelle du son, mais seulement une définition nominale de cette dénomination, cause formelle, nous n’avons pas besoin de nous jeter dans cette distinction qu’on fait ordinairement entre les vibrations totales et celles des parties insensibles). Ainsi concluons hypothétiquement : la cause formelle du son, ou le son même, envisagé dans le corps sonore, est donc un mouvement de vibration ; et dans l’homme qui entend ce son, sa cause formelle est la perception de ce mouvement, communiqué, par le corps sonore, à l’air, ou à tout autre milieu ; par ce milieu, à certaine partie de l’oreille ; et par cette partie, au sensorium. Ainsi, la considération de la cause efficiente, qui est le mouvement du corps frappant, et celle de l’obstacle qui arrête le mouvement, dans le corps sonore, obstacle qui est aussi une cause efficiente, mais négative, nous ont, en partie, conduits à la connoissance de la cause formelle, de l’essence, de la nature naturante, ou constitutive, du son, considéré dans le corps sonore. Je dis en partie, parce que le son, dans le corps sonore, n’est pas toute espèce, mais seulement une certaine espèce de mouvement de vibration que nous n’avons pu déterminer ; car n’ayant fait ici que commencer l’analyse, nous n’avons pu pousser assez loin la spécification, mais seulement dire quel genre est-ce ? c’est un mouvement. Quelle espèce de mouvement ? c’est un mouvement de vibration : actuellement quelle espèce de mouvement de vibration ? nous en sommes restés là. Où a fini l’analyse, a fini la lumière.
  4. La mauvaise humeur du médecin ne guérit pas le malade ; elle prouve seulement que le docteur ne se porte pas mieux, et qu’il est atteint d’une maladie souvent pire que toutes celles qu’il prétend guérir. Quatre causes principales rendent incurables presque tous nos maux.

    1°. La plupart de nos infirmités sont de vraies maladies chroniques, enracinées par l’habitude.

    2°. Nous voulons qu’on nous guérisse avec la drogue même qui nous a empoisonnés, et en appelant la santé, nous chassons le remède avec le seul médecin qui ait le courage de l’appliquer.

    3°. Nos moralistes nous prouvent que nous avons tort d’être malades.

    4°. Enfin, nos poëtes nous font accroire que nous ne le sommes pas, et nous font aimer la fièvre même qui nous ronge.