Sabine/02/01

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Grande Imprimerie (p. 211-220).


I


— À la Bourse ! toi à la Bourse, malheureux ? Mais quand même tu échangerais ton flair contre celui d’un mari capable de reconnaître du haut du Panthéon le père de son dernier enfant, je te demande un peu si jamais tu discerneras un Nord d’un Sud ! — Fais entrer une pièce de cent sous dans l’œsophage asthmatique d’un président de Chambre pendant qu’il ouvre la bouche ; ce n’est pas irréalisable. — Voyage avec une pendule, un billard et le portrait de ta première femme ; peut-être à Bruxelles t’acceptera-t-on, dans la haute société, pour un Anglais spleenique. — Mets des papillottes en papier brouillard à la crinière des lions du Jardin des Plantes ; c’est possible qu’ils te laissent tenter l’expérience. — Commande à ton déjeuner un turbot sauce blanche, et figure-toi que tu goûtes à la chair blafarde et grumeleuse d’un juge d’instruction ; ça te créera une douce illusion… et la douce illusion…

— As-tu fini ? Où veux-tu en venir ?

— À ceci : c’est que tu t’es trop largement abreuvé à l’idée artistique pour comprendre un traître mot aux spéculations.

— Merci ! répliqua celui auquel s’adressait cette admonition ; il me semble, cependant que qui peut le plus peut le moins.

— Nom d’un robinet ! Est-ce la peine d’avoir encore du cheveu, de la jambe et le reste, pour…

— Voyons, Rougemont, ne me parle pas ainsi, conseille-moi plutôt.

— Eh bien, soit ; on s’habille comme un sportsman, on va à la Bourse, on regarde les colonnes, et on se monte le coup : ça suffit. Es-tu content ? — Allons, bonsoir, mon vieux calque, bonsoir !

— Bonsoir ! — À propos, tu m’as écrit que tu te chargeais de Jonquille ?

— C’est entendu, et j’en ferai, je crois, quelque chose.

— Merci. Au moins si je commets une désertion, je te donne une recrue.

— Une désertion ? répéta Rougemont ému du ton de son ami. Comme tu dis cela !

— Mais il me semble que c’est la vérité ; d’ailleurs, tu me l’as assez reproché tacitement.

— Mille millions de potences ! Je t’ai appelé aliéné, mais pas déserteur ; crois-tu donc que je n’ai pas compris que, pour qu’un homme tel que toi abandonnât une situation glorieuse pour courir après l’argent, il fallait qu’une crise effroyable eût éclaté dans son existence ? Garde ton secret, Henri, je ne t’interroge pas ; ce que je pourrais te répondre serait banal à côté de ce que tu endures. — Oui, parbleu, j’ai des yeux, et tu ne t’es pas désorbité le regard à peindre, puisque tu n’as pas touché une brosse depuis six semaines ; — d’ailleurs, dans l’état d’esprit où tu te trouves, on va jusqu’au suraigu…

— Que prétends-tu ?

— Rien. Use ta folie jusqu’au bout. Tu t’étais renfermé uniquement dans la peinture ; mais on n’échappe pas à l’humain, c’est positif. Adieu ! Il est huit heures, et j’entre en scène à neuf.

Et Rougemont quitta fiévreusement son interlocuteur, Henri Duvicquet.

— Jonquille est capable de m’avoir deviné ou trahi, pensa le peintre regardant son ami s’éloigner sur le boulevard, où lui et Rougemont s’étaient attablés une minute au café Cardinal.

Guidé par un instinct d’une douloureuse acuité, Henri gagna la rue de Richelieu, traversa rapidement le Palais-Royal ; arrivé en face du Louvre, il entra chez le surveillant qu’il trouva dans sa loge, assis devant une table où il lisait son journal à la lueur d’une bonne lampe.

— Ah ! Monsieur Duvicquet ! fit en se levant le surveillant. Est-ce que vous auriez affaire au secrétariat ? Monsieur est parti depuis longtemps.

— Non, mon brave, l’affaire qui m’amène est fort simple. J’ai vendu, hier, une copie de Philippe de Champagne qu’on m’enlève demain matin, et je voudrais revoir une dernière fois l’original.

— Bien, monsieur, je vais vous conduire là-haut, répliqua l’employé, en homme qui savait que la notoriété du peintre l’autorisait à pareille démarche, n’importe à quelle heure.

Et il décrocha un trousseau de clefs.

— C’est inutile, mon ami, j’irai seul. Donnez-moi votre lampe, je ne veux pas vous déranger.

— Non, non, monsieur, je vous accompagne.

— Est-ce que vous supposez que j’aurais peur si je n’étais pas escorté ? demanda Duvicquet en riant.

— Je ne crois pas que vous auriez peur, monsieur ; je ne le crois pas du tout ; ce n’est point ce motif-là qui me guide ; seulement….

— Quoi donc ?…

— Voilà… continua nettement le gardien ; je sais ce que c’est, et je vous avertis que vous pourriez avoir une hallucination. C’est arrivé à d’autres qu’à vous ; et moi-même, je suis souvent dupe de mes yeux. Ne vous offensez point de mes paroles ; par hallucination, j’entends que vous subiriez un simple effet d’optique.

— N’importe, mon ami, j’aime mieux monter sans vous, parce que je resterai peut-être quelques instants.

— Soit, monsieur, veuillez vous charger de cette lampe.

— Merci, je redescends dans trois quarts d’heure.

Le surveillant ayant allumé une chandelle reprit sa place et son journal, pendant qu’Henri, muni de la lampe et des clefs, grimpait rapidement les marches de pierre. Arrivé au premier étage, il ouvrit à droite la porte monumentale qu’il laissa entrebâillée, et s’aventura lentement à travers la galerie. Le jet lumineux qu’Henri dirigeait gardait assez de vivacité pour circonvoluer autour des personnages. Le peintre cessait alors de se plonger dans le clair détrempement des teintes fraîches ; il entrait, au contraire, dans l’obscurcissement mystérieux des tons agatisés du passé ; il allait vers ces lumières cuivrées ou rougeâtres, vers ces ombres pourprées qui jaillissaient des figures de reîtres, où le rayon de la lampe allumait dans chaque regard une flamme de convoitise, pendant que, des cuirasses bombées, partait un éclat sourd.

L’œuvre des maîtres anciens a des points de repère dans notre fragile organisme, que les peintres modernes ne posséderont jamais. Soit que nous les examinions sous le coup de la tendresse, ou sous l’impression d’un remords, la virtualité de leurs créations, a le don de nous communiquer le trouble ou l’apaisement. Ils plongent dans nos fibres infinies, secrètes, ils nous enfoncent au cœur une griffe acérée ; ils tiennent dans notre existence une place illimitée, en ce qu’ils répondent tous à ce plus ou à ce moins d’aspiration que nous logeons dans un coin de nous-même. Le peintre qui sort d’auprès d’eux peut défier les autres hommes ses rivaux ou ses envieux. Ses doigts ont touché à ce divin triturement de la forme, ses sens enflammés ont découvert les mystères de l’enfantement artistique, la perception des antiques procédés a traversé les moelles de son cerveau. Au sein de notre époque mathématicienne, ils ont encore un surnaturel empiétement sur tout le reste. À leur contact le déshérité retrouve le choc précieux des choses exquises qu’il ne saurait acquérir : opulence des étoffes, splendeur des matériaux, exquisité des sourires de femme, fastuosité des demeures féeriques où l’imagination enferme la déité inconnue qui tôt ou tard opère une irruption dans la vie, et se mêle à la destinée pour la couronner ou l’assombrir. Ce que le rêve implore de la réalité, les vieux maîtres le font ruisseler sous les regards du contemplateur, qui s’en retourne du cénacle où ils résident vaincu dans ses rages, ou vaguement consolé dans ses désespoirs.

Le peintre traversa assez rapidement trois salons, et s’orienta dans la galerie conduisant à l’école italienne. Des tremblements de lueur jaune signalaient les fonds d’or d’où partaient, comme un essaim de chimères célestes, les longues vierges byzantines vêtues d’azur et de rose. Quelques-unes posaient, immobiles, tenant en main le grand lys hiératique, au calice largement ouvert comme pour boire le jour intime, mystérieux et doux que lui versait une nuée ; et, toujours sous le coup d’une émotion puissante, le peintre croyait noter à l’aube de la Renaissance, dans l’ébauche encore raide d’une draperie, le premier tressaillement d’un maître, retenu par un effroi superstitieux, une crainte auguste, au moment de briser les vieux canons de l’art byzantin ; il allait s’élancer dans la galerie de droite, qui conduit à l’école française, lorsque, par un mouvement inconscient, il revint dans la pièce précédente et rentra dans le salon carré. En face de lui se montrait justement la Descente de croix d’Annibal Carrache.

La poitrine d’une des femmes se tendait dans une ardeur charnelle, du baiser dont elle eût souhaité s’assouvir sur les membres tant de fois caressés de l’auguste victime, pendant que les yeux des autres personnages s’attachaient aux plaies du supplicié ; mais, soudain, le noir des tons cadavériques envahit la portion centrale de la Descente de croix ; la figure du Christ s’effaça : il ne resta dans le tableau que les spectres des nocturnes ensevelisseuses, qui poussaient un râle strident d’amour. — Henri se sentit envahi d’une nervosité subite ; la prunelle vaguement inquiète d’une tête de Van Dick le suivait à distance, et le repoussait dans le disque funèbre des acteurs de Carrache.

C’en était trop ; il déposa sa lampe à terre, et s’assit au milieu de la banquette disposée devant les Noces de Cana de Véronèse.

Les deux musiciens qui, debout près des buveurs vénitiens, jouent du téorbe, paraissaient faire résonner leurs instruments en sourdine. Ils chantaient l’éternel asservissement de la femme, l’insatiable désir. Ils disaient comment les grands enivrements de l’amour puissant et fort les avaient amenés à conquérir la souveraineté de l’art, par la soif que nous avons de la beauté. Grisé de sons et de couleur, Duvicquet entrait dans une contemplation cataleptique :

— Viens boire l’oubli ! lui criait une courtisane des Noces de Cana, la bouche encore humide du vin pourpré. Viens donc pétrir la chair tourmentée dans les audacieux modèles dont nos corps ont créé les moules impérissables ! — Tu as soif d’or, lui murmurait l’Alchimiste du xvie siècle ; que n’interprètes-tu, comme les maîtres flamands l’ont réalisé pour moi, ce tourment moderne de la richesse qui surprend l’âme du sage ? L’or affluerait dans ta maison.

— Mais la physionomie doucement ironique d’Érasme répliquait : — Qu’as-tu besoin de forcer la main au million ? Est-ce avec l’argent que nous avons écrit, sur le mode souverain et sublime, les pages qui nous ont faits vos maîtres ? — Et le Mona Lise aux yeux perlés d’ironie, couvrant de son sifflement sphinxtique la dissertation d’Érasme, lui jetait dans l’oreille : — Quelle entrave stupide apporte aujourd’hui la femme vivante dans ta destinée, la femme à laquelle tu sacrifies ? Les vierges aux païennes extases, tes créations picturales, tes Jocondes, à toi : voilà tes vraies sœurs et tes compagnes.

Éperdu, gagné par cette terreur superstitieuse, qui saisissait l’homme primitif, lorsqu’à l’entrée des grands bois il croyait sentir effleurer son visage du souffle de quelque divinité farouche, l’artiste se trouva glacé jusqu’aux moelles. Il voulut soulever la lampe, et s’enfuir, mais de nouveau il s’imagina s’entendre interpeller : — Moi, murmurait l’Antiope endormie, je t’ai livré ma nudité, je t’ai enseigné à peindre dans une atmosphère saturée d’amour. — Moi, répétait le royal modèle de Van Dick, je t’ai donné le secret de réaliser ces longues chevelures que tes confrères ont jalousées sans pouvoir te les prendre. — Moi, ajoutait un Christ réveillé de son sommeil mortuaire, j’ai communiqué à ta brosse l’expression qui amollit les cœurs farouches ; c’est à moi que tes œuvres doivent cette crispation étrange qui leur fait saigner la vie… Et, de chacun des panneaux tour à tour éclairés, sortait comme une tendresse d’appellation infinie : — Oublies-tu ce qui, de nous, a passé en ton esprit ?… et ne sont-ce pas nos leçons qui t’ont créé si grand ? Dis-nous quel Dieu il faut fléchir pour toi ?… quels décrets te bannissent à jamais ?… quelles autres muses ont pu invoquer ton culte ?… quels plus divins oracles ont remplacé les nôtres ?…

À la suite de cette singulière émission de consonnances et de tons, la coloration affectait un aspect remuant et fébrile. Les blancs tendres et délicats s’offraient dans une pâleur alléchante ; les pourpres se précipitaient hors du cadre, hurlant à la chair, voulant l’étreindre ; les verts se traînaient comme des désirs âpres qui s’allongent vers les convoitises ; les roses bondissaient, pleins d’allégresse dans la nudité des carnations ; les violets se drapaient nobles, impérieux, pareils à des patriciens, tandis que les bleus se renversaient ainsi que des extatiques.

À travers l’hallucination persistante de la vue et de l’oreille, Henri parvint cependant à distinguer des pas précipités dans la galerie voisine. — Je suis complètement ivre, se dit-il ; ces deux verres d’absinthe m’ont changé en un pauvre individu. — Et, chancelant, il ramassa enfin la lampe et réussit à s’élancer d’un côté opposé à celui où il entendait marcher pour revenir dans les endroits déjà traversés. Seul, à cette heure indue, courant par les grandes salles désertes, il avait l’air d’un homme qu’une pensée coupable pousse en avant sans qu’il se rende compte du but où il va. Désorienté dans la course qu’il accomplissait, il allait toujours, ressentant à la poitrine l’impression d’une barre douloureuse.

Le masque d’une tête du Titien, sortie à demi de son cadre, l’arrêta, et, sous le coup de l’agitation nerveuse qui atteignait son summum chez Duvicquet, il lui sembla que le silence syllabifiait des mots à son oreille. Il atteignit enfin la salle où le Radeau de la Méduse découpe ses silhouettes agonisantes. Devant lui s’étalaient ces cadavres, ces soldats de la Retraite de Russie, et le Cuirassier de Géricault, tenant le mors de son cheval qui se cabrait, paraissait prêt à faire un appel au sol, du poids de son talon guerrier. — Les pas du gardien qui cherchait Duvicquet se rapprochèrent ; le peintre ne voulut pas être surpris ; il gagna la porte. Alors, fléchissant à moitié le genou, envahi par l’effet d’un involontaire respect :

— Salut ! cria-t-il dans l’exaltation de son âme. Salut, ô mes frères, ô mes rayonnants amis, ô mes dieux, à présent exilés ! Salut pour la dernière fois !… Homme vénal je ne franchirai plus votre seuil ; homme d’argent je ne souillerai plus votre temple !