Sabine/02/14

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Grande Imprimerie (p. 322-340).


XIV


La nuit tombe moins vite dans les campagnes, en février, que dans les villes. Le plein ciel empêche l’obscurcissement trop rapide ; aussi le courrier qui conduisait le coche parti de La Châtre n’avait-il pas songé à allumer ses lanternes. Il est vrai d’ajouter qu’il connaissait à un caillou près les tas de pierres qui bordaient la route. Une seule personne occupait l’intérieur, et la voiture n’étant lestée que de ce léger fardeau dansait sur ses ressorts en cou de cygne. Un observateur aurait constaté que ces secousses n’arrachaient pas le possesseur du coupé à ses méditations. Il vint un moment où un coup d’œil distraitement jeté lui montra les terrains noirs s’incrustant dans la ligne lointaine de l’horizon. À mesure que les chevaux dévoraient la distance, l’éloignement diminuait ; cette ligne sinistre, qui n’offrait guère que l’apparence d’un gros câble, semblait ballotter dans l’étendue. Il y avait des arbres dont le faîte, après avoir plongé dans les vapeurs obscurcissantes, paraissait brusquement rentrer dans le sol. Les dernières images de la vie quittaient leurs apparences, leur aspect, leur couleur comme des formes dont elles se désenchantaient lentement et qu’elles rendaient à ces mêmes lugubres vapeurs chargées de les dissoudre.

Le postillon descendit enfin pour allumer, et cette lueur de lanterne qui remua dans l’attristement du crépuscule éveilla le muet personnage de la diligence. Cette oscillation qui courut le long de la route mit comme un réchauffement dans son être glacé. Ses regards plongèrent dans les ténèbres pour y distinguer quelque chose, pour y sonder quelque bruit ; mais le silence se maintenait inquiétant ; c’était comme une menace voilée dans l’obscurité, comme un avertissement qui lui montait à l’oreille, que là-bas, au terme désiré, ne se trouverait pas ce qu’il venait y chercher. Et plus la voiture marchait, plus la nuit s’affirmait repoussante, mauvaise, nuit sans lune, faite pour vivre les phases d’abandon, pour forcer le cœur à courir deux ou trois hautes bordées de désespoir.

Un ralentissement s’opérait enfin dans l’allure de l’attelage essoufflé, et l’arrêt définitif des chevaux en face d’une large grille amenait un jardinier et une femme âgée sur le seuil…

— C’est Mme Raimbaut ! s’écriait la vieille femme avec une exclamation de joie.

— Ah ! Solange, c’est vous ! Bonsoir, Louis… Eh bien, où est madame ? continuait la nouvelle arrivée en levant un regard vers les vitres sans lumière.

Un pressentiment atroce la saisit ; un éclair jaillit de son cerveau.

— En voyage ? s’écria-t-elle en joignant les mains sans songer à quel point son désespoir devait surprendre.

— À Paris, madame, répliqua Solange stupéfaite de la question. Madame ne l’a donc pas vue ? Elle est partie hier en compagnie de M. Rougemont… Mais venez, madame, venez, vous n’en pouvez plus.

Et Sabine, brisée par ce nouvel échec, se laissa conduire dans la vaste cuisine où flambait un feu énorme, pendant que la voiture repartait, continuant sa route.

Quelque douloureuse qu’eût été cette dernière déception, Mme Raimbaut, en constatant la présence de Renée près d’Henri, y devinait une conjuration certaine du danger. Elle consentit donc à s’installer dans la chambre de Mme de Sérigny, à s’étendre dans sa chaise longue devant le feu ardent, et, lorsque Solange se fut retirée pour aller dormir, elle passa en revue, du regard, les objets qui lui étaient depuis si longtemps familiers. Mais la journée de la veille la hantait ; elle se revoyait traversant le quai désert, regardant l’heure à une station de voitures, ne sachant ce que disaient ses lèvres, et quels gestes avaient ses mains ; elle se souvenait s’être jetée dans un fiacre, en donnant le nom de la gare, et n’avoir eu qu’une idée : trouver Renée, son refuge, son autel, son sanctuaire, quand tout s’effondrait.

Sabine passait ses doigts sur son front. Elle voulait attendre Mme de Sérigny. Il lui semblait que son arrivée serait un aimant qui l’attirerait. Et ses yeux recommençaient à regarder ces murs dans lesquels elle accourait se cacher, s’abîmer, crier merci à la destinée, humilier son front entre les genoux de la vaillante femme dont elle se savait tant aimée.

C’était bien cette chère chambre qui sentait bon, où l’on n’avait jamais froid, où Renée lui mettait ses papillotes, et la coiffait elle-même pour qu’elle ne criât pas ; où elle aimait à s’imaginer qu’elle était née, se souvenant y avoir été apportée toute petite. Quel secret pressentiment l’y reconduisait ? Ah ! l’on ne pouvait le nier : l’existence recelait son fatalisme. À l’heure actuelle son mari connaissait certainement le passé ; l’infâme Varlon achevait d’accomplir son œuvre… peut-être la cherchait-il dans Paris… Du moins, il n’aurait pas l’idée de venir la surprendre à Sérigny. Mais lui, Henri ?… que pensait-il de son absence ? Renée l’avait-elle rencontré à temps ? En calculant l’heure de son départ, l’avant-veille, Sabine se répétait que Mme de Sérigny montait certainement le boulevard Haussmann à l’heure qu’elle désignait précisément à Henri pour son retour, à elle. Oui, il devait être sauvé, il ne pouvait pas ne pas l’être. Renée, prévenue depuis quelques jours, briserait les plus infranchissables digues. Et un allégement profond s’accomplissait dans son être.

Tous ses souvenirs la léchaient, la mordaient et tenaient bien au cerveau comme ses yeux. Jamais elle ne les avait trouvés aussi remueurs : colères flambantes, découragements immenses et précoces, envie tenace, rage froide de se venger, doutes naissants lorsqu’elle se préparait à sa première communion et que le curé de Sérigny exigeait que l’enfant crût qu’en avalant l’hostie elle avalait vraiment un homme avec ses genoux, ses pieds et ses ongles, et le soulèvement de dégoût que cela lui inspirait d’abord, jusqu’au moment où Renée lui expliquait ce qu’il en est de certaines formalités qu’on remplit comme on se laisse vacciner.

Elle se rappelait encore les premières poussées de son tempérament de chercheuse la conduisant à sonder ce qu’on lui dérobait, rejetant les sensations vécues comme des choses vieillies et pressentant le lendemain avec une puissance qui l’enserrait dans une hallucination persistante d’événements étranges, bizarres où se débattait son esprit effrayamment torturé, tant ses forces créatrices faisaient palpiter l’imaginaire.

Elle continuait à porter ses regards de côté et d’autre.

Sur la table, quelques pages fraîchement écrites gisaient sans ordre ; un mouvement de Sabine se levant, pour aller refermer la fenêtre mal close, fit voler un feuillet à terre ; elle le ramassa, et, distraitement, regarda ce que c’était. Son nom écrit de la main de Renée frappa ses regards ; une agitation étrange s’empara d’elle : qu’est-ce que cela signifiait ? Et, brusquement, sans peser une minute ce qu’il y avait d’indélicat dans son action, toujours à son premier jet, elle saisit les morceaux de papier dispersés et lut avec une stupéfaction profonde qui communiquait un tremblement à ses mains :

« Me reprocherez-vous de l’avoir fait passer pour votre fille ?… Mais, si j’ai usé de ce subterfuge, ç’a été dans l’espérance d’écarter d’elle un amour qui lui devait être funeste, et j’avais juré à sa mère que cette enfant, repoussée un instant de vos bras, y reviendrait. Or je n’ai pas découvert d’autre moyen d’arracher de votre cœur les traces d’un affamement que je devinais de nature à croître chaque année. Je me disais que le père en vous tuerait l’amant. J’ai souhaité pour Sabine la vie régulière, ne redoutant rien, je le répète, comme de la voir s’éprendre violemment en dehors du mariage. Je restais convaincue que sa première grande passion la tuerait…

« Non, ce ne fut point la jalousie qui dicta ma conduite. Je n’aurais eu, d’ailleurs, qu’un mot à prononcer pour vous reconquérir comme amant, et je ne l’ai point tenté, et je n’ai point voulu affirmer despotiquement ce que je savais être encore restée pour un homme comme vous, Henri, me contentant entre nous deux d’une amitié un peu plus ardente que ne le comporte en général l’amitié, quand sa puissance n’a pas derrière elle les violences d’un passé comme le nôtre… »

Il y avait interruption dans la lettre.

Ainsi ils s’écrivaient ; il était question d’elle, et Henri, redoutant ses susceptibilités, le lui cachait.

— Oh ! pensa Sabine, dire qu’ils se sont aimés ainsi, qu’ils s’aimaient encore et que ma pauvre Renée m’a vue lui arracher l’homme pour qui elle a sacrifié sa vie. Mais à quoi suis-je donc bonne, sinon à faire le malheur des autres ?… Oh ! mais il faut que je les retrouve… que je les rende à eux-mêmes.

Et, avec cette facilité à se laisser dominer par l’impression du moment, elle entra dans une nouvelle voie d’amertume, lasse, écœurée d’avoir déjà tant vécu. Cependant elle réfléchissait :

— Non, non, il y a eu entre Henri et moi une complicité de chair et d’organes, une vie de l’un à l’autre que, maintenant, personne ne saurait reprendre.

Elle repoussa le papier, gagnée par un autre ordre d’idées.

Il se fit comme une impossibilité pour elle en ce moment de supporter la sensation de ses cheveux contre son front ; le bleu des veines fixait immuablement une tache aux tempes ; la bouche maigrie s’affirmait comme déjà prête à laisser tomber les leçons de la maturité ; un grand frissonnement de facultés nouvelles montait dans l’œil élargi. Seule, perdue dans ce silence d’une matinée de fin d’hiver, elle sentait la pointe de l’épouvante la traverser d’une façon aiguë. Ses appétits de jouisseuse lui paraissaient assouvis pour l’éternité ; une torpeur grise, opiniâtre l’envahit bientôt, et le jour qui tardait à poindre se leva enfin si pâle, si triste, qu’il n’ajouta qu’un peu de froideur à la nuit. Sabine recommença à éprouver des chatouillements de souffrances dont les aiguillons s’allongeaient dans sa chair. Elle finit par se coucher tout habillée sur le lit de Renée, se roulant dans la couverture ; et, lorsqu’elle fut imprégnée de tiédeur, il lui sembla éprouver une détente de muscles. Certaines lâchetés lui entraient dans le cerveau, mouillant le creux de ses mains. Elle songeait qu’ils auraient dû quitter la France comme tant d’autres boursiers qui ne se seraient point gênés pour fuir. À cette heure indécise qui n’est pas encore le jour, de nombreuses vérités vous entrent par tous les pores, tandis qu’on regarde au plafond. Sabine pensait à l’Orient où ils auraient pu disparaître, et cette nature excessive se trouvait soudain ressaisie d’une énergie singulière, d’une volonté ardente de recommencer la vie. Ah ! quand elle aurait vu Renée… l’une et l’autre repartiraient pour Paris… Mais, de moment en moment, un sursaut la regagnait : elle était à cette période qui, dans l’existence de certaines femmes, se résumerait très justement dans cette alternative : descendre plus bas, ou monter plus haut.

Le sommeil l’envahit pendant deux heures ; mais le coup de cloche du facteur lui causa un tressaillement ; des voix résonnèrent dans l’escalier, la vieille bonne entra apportant des paquets de lettres.

— Il paraît qu’il y a là des choses qui intéresseront madame, dit-elle en choisissant un journal et le remettant à Mme Raimbaut ; le facteur assurait qu’il avait vu dans le Petit Moniteur qu’on parlait du tuteur de madame… de l’ami de Mme de Sérigny.

Sabine arracha furieusement la bande et chercha à la première page.

— Rien… rien, balbutia-t-elle, haletante.

Elle l’ouvrit, et au bout de deux secondes jeta un cri.

— Arrêté… lui !… oh ! la mort, qui me la donnera ? Arrêté !…

— Madame, c’est peut-être des menteries, répétait la vieille Solange, croyant qu’elle devenait folle… Madame…

Elle essayait de lui enlever la feuille, mais les mains de Sabine s’y crispaient avec rage ; d’un trait elle lut les dernières lignes de l’entrefilet suivant :

« À la suite d’un déficit de cinquante mille francs que M. Henri Duvicquet n’a pu solder dans les quarante-huit heures à l’un de ses clients, un négociant de la rue du Sentier, ce dernier a déposé une plainte en escroquerie contre son banquier. Le procureur de la République prenant en considération les justes réclamations du plaignant a fait écrouer M. Duvicquet à Mazas. On assure qu’une main inconnue avait apporté la veille à l’ancien artiste de l’avenue Frochot une somme de cent cinquante mille francs, à l’aide de laquelle on espérait rappeler la confiance dans la clientèle de dupes que le banquier a si largement exploitée. Il n’en a rien été, heureusement ; les remboursements exécutés afin de jeter de la poudre aux yeux n’empêcheront pas la justice de poursuivre son cours… Il est temps de donner satisfaction à la conscience publique, si longtemps bravée par cet aventurier. »

— C’est-y infâme ? gronda la vieille femme de charge… c’est-y infâme de traiter ce pauvre monsieur comme ça ?

Elle étendait les bras pour soutenir Mme Raimbaut qui essayait de se lever.

— Je vois bien que madame voudrait repartir. Mais le train pour Paris n’est qu’à trois heures.

— Oui, oui… à trois heures, répéta machinalement Mme Raimbaut pendant qu’on lui boutonnait ses bottines.

Dix minutes après, elle descendait appuyée à l’épaule de Solange.

— Hé, Joseph ! appela la vieille femme ; — C’est pour qu’il aille emprunter un itinéraire chez le maître de poste, ajouta-t-elle, répondant à l’air interrogatif de Sabine. — Hé, Joseph ! mais voyez si ce galopin répondra ? Il est encore à tirer des merles malgré la défense de madame.

— Allez chercher cet itinéraire vous-même, Solange, murmura Sabine, se laissant tomber sur le banc de pierre de la cour… Mieux vaut cela que d’attendre.

— Mais, madame ne peut pas se passer de moi.

— Si, si, allez, je reste ici.

Solange partit en courant. On entendit la porte se refermer et presque au même instant des pas résonnèrent dans l’allée et le fils du jardinier, gamin de quatorze ans, se montra en saluant gauchement avec sa carabine d’une main et son bonnet de l’autre.

— Tu étais donc là ? dit Mme Raimbaut. Pourquoi ne répondais-tu pas tout à l’heure ?

L’enfant rit niaisement en regardant l’arme qu’il tenait à la main.

— Ous que vous voulez que j’aille, mam’zelle ? demanda-t-il.

Il appelait toujours Sabine « mam’zelle », quoique la sachant mariée.

— Je n’ai plus besoin de toi, Solange est partie.

L’enfant voyant le mécontentement qu’excitait sa conduite se retirait honteux, à reculons.

Mme Raimbaut remarqua alors sa carabine.

— Approche, lui ordonna-t-elle doucement.

Joseph obéit.

— Est-ce que tu tires bien ? interrogea Mme Raimbaut d’un ton qu’elle s’efforçait de rendre indifférent.

— Dame !… fit-il d’un air satisfait.

— Est-elle chargée à balle ou à plomb ? continua encore la jeune femme en prenant l’arme que tenait le petit paysan.

Celui-ci hésita ; puis finit par se décider à ce discret aveu :

— À balle ; mais faut pas le dire.

— Écoute, poursuivit Sabine, je veux voir si tu m’as dit la vérité, et si tu es aussi habile que tu le prétends. Si tu réussis le coup que je vais te demander, il y aura un louis pour toi.

Joseph la regarda curieusement.

Qu’allait-elle donc exiger de si difficile ?…

— Tu vois, commença Mme Raimbaut d’une voix qui tremblait un peu, j’ouvrirai la porte-fenêtre du salon. Je tirerai les grands rideaux, et, sur les grands rideaux, j’attacherai mon mouchoir avec une épingle. Si tu réussis à trouer mon mouchoir, tu recevras ceci pour toi.

Et prenant son porte-monnaie, elle l’ouvrit, et lui montra une pièce d’or.

Joseph s’imagina que « mam’zelle » voulait rire de lui : il avait cru à quelque chose de très difficile à exécuter, et voilà ce qu’elle exigeait ? Pardine ! elle se gaussait, bien sûr.

— Tu crois que je plaisante ? fit elle. La preuve que je ne plaisante pas, c’est que je te le donne de suite, si tu veux tenter le coup. J’ai confiance en toi. Si tu manques, tu me le rendras.

— Je ne manque jamais, répliqua Joseph presque offensé qu’on doutât de son adresse. Allais, allais… j’vas vous le trouer, vot’mouchoir, vous verrais…

— En ce cas, voici l’argent. Tu vois que je ne me moquais pas de toi.

On ne pouvait trouver de meilleur argument pour convaincre un paysan berrichon.

— Place-toi ici, continua Sabine, je vais préparer la cible, et lorsque j’aurai attaché mon mouchoir, tu compteras jusqu’à douze et tu tireras.

— Oui, mam’zelle… Merci tout de même de vot’cadeau. Vous n’en direz rien aux autres, au moins ?

— Non, non, sois tranquille, tu pourras le garder pour toi ; tu l’auras gagné.

Elle rentra dans le salon, s’empara d’un buvard qu’elle ouvrit, et promena la plume sur le papier pendant quelques secondes, sans prendre la précaution d’enfermer la page noircie dans une enveloppe. Cette opération terminée, elle alla aux rideaux, et enleva les embrasses ; puis elle sortit son mouchoir et le fixa au rideau de droite, à peu près à la hauteur de son cœur. Ensuite, elle rejoignit hermétiquement les deux draperies, et vint se placer derrière celle où était accroché le morceau de batiste.

Une seconde après, elle tombait, ayant reçu la décharge de la carabine dans l’estomac.


Ce même jour ramenait de Paris Mme de Sérigny, qui, faute d’avoir pu réussir à emprunter avec garanties la somme qu’il lui fallait, retournait en Berry tâcher de la trouver chez quelques connaissances. Elle savait parfaitement, du reste, que le Crédit foncier ne consentirait à un prêt d’argent qu’après une enquête minutieuse sur l’importance de la propriété ; cela triplait les difficultés ; mais elle s’était efforcée d’abord de cacher une partie de la vérité à Duvicquet, comptant que les cent cinquante mille francs suffiraient à apaiser les affamés, et qu’on aurait du temps pour atteindre le chiffre qui manquait.

Il n’en avait pas été ainsi : la somme en souffrance constituait la créance de deux personnes qui déposèrent leur plainte en escroquerie en sortant de chez Duvicquet, au moment où l’artiste, désespéré de la disparition de Mme Raimbaut, la cherchait de tous côtés. Une fois l’arrestation exécutée, Renée n’éprouva qu’un désir ; faire argent de ce qui lui restait comme valeurs, tant en argenterie qu’en bijoux. Malheureusement elle réfléchissait qu’elle n’empêcherait pas Henri de passer en jugement.

À son retour les événements précédents s’effaçaient pour donner place à un désespoir sans issue. Sabine demeurait toujours sans connaissance ; la balle ayant traversé le poumon, elle ne devait point vivre le jour suivant.

Les quelques lignes laissées par elle sur la table du salon expliquaient pourquoi et comment elle s’était arrangée pour recevoir la mort.

Éperdue, sans larmes, se mouvant d’une façon mécanique, Renée épiait le dernier souffle de cette enfant qu’elle croyait ne plus entendre ; mais vers six heures du matin, environ, elle fut étonnée de voir ses yeux s’ouvrir et ses lèvres s’agiter.

— Quoi, tu me reconnais ? quoi, tu me parles ?…balbutia Renée.

— J’ai au moins une heure avant de mourir, répliqua Sabine d’un son de voix très bas. Écoute… approche ton oreille de ma bouche… Il faut me pardonner si je t’ai fait souffrir. — Tu comprends… Je ne savais pas… je ne pouvais pas deviner… que toi aussi, tu l’avais… eu.

— Ô ma fille, ma chère petite fille ! murmura Renée dans un affolement suprême… que me révèles-tu là ?… quel secret as-tu saisi qui aurait pu t’empêcher d’aimer ? Non, non, tu te trompes…

On eût dit que les forces revenaient à l’enfant. Une sorte d’excitation fébrile remplaça la prostration.

— Écoute, reprit-elle, suivant toujours son idée ; lui, s’efforcera de croire que j’ai été emportée par une maladie à douze ou treize ans, en proie à ces balbutiements de chair qui me faisaient tant souhaiter toute petite de m’endormir dans ses bras… Il m’évoquera avec mes airs de petite morte, mais jamais comme une femme faite. Ne me redoute donc point ainsi qu’une rivale. Il ne te parlera de moi qu’en homme qui ne m’a pas vue grandir et qui s’imagine me tenir par la main, ou comme si je marchais entre vous deux… pendant que vous causiez, et que tu l’interrompais pour me questionner… Quand vous irez, toi et lui, dans les blancheurs de la matinée… c’est mon nom qui vous viendra à la bouche, sans amertume, et tu diras : — Pouvait-elle être autre chose ?…

Elle se souleva un peu, et poursuivit en baissant la tête :

— J’ai été votre excitation ardente, votre meilleure formule d’enfièvrement quand vous vous querelliez à cause de moi, et que je vous obligeais à convenir de votre mutuelle adoration, en vous amenant à vous parler avec des douceurs de voix infinies. J’ai été le caprice qui vous tirait sur mes pas, comme les enfants tirent leurs mères pour courir vers ce qu’ils ont convoité… et si j’ai voulu, Renée, l’homme qui t’appartint avant moi, c’est que je voulais toucher à tout ce que tu touchais, prendre tout ce qui t’attirait, mettre mes caresses où tes doigts avaient passé et ma tête où ton sein avait battu… Non, je ne t’ai rien volé, ô ma suavité, ô ma tendresse ! C’était inconscient ce mouvement qui m’a toujours emportée où tu allais et qui couchait mon corps au même endroit que le tien… Après moi, sois-en sûre, le baiser vous brûlera encore, car vos lèvres reviendront d’instinct à l’ancienne place…

Et, comme Renée voulait l’interrompre, elle lui murmura une dernière fois, d’un ton étrange et comme si elle reculait l’heure d’expirer :

— Non, je ne croirai jamais que ces soulèvements intérieurs qui m’ont excitée à aimer, qui t’ont portée, toi, à l’illimité du sacrifice, ne soient qu’un des vils effets de la nymphomanie. Va, il y a quelque chose de plus dans ces mouvements qui nous entraînent à nous livrer, qu’un effet de pathologie médicale. Non, je ne croirai jamais que le dévouement, la passion, l’inspiration, la dignité de soi-même aient leur dernier mot et leur explication définitive dans les fureurs abjectes des pâles hystériques ; non, ce n’est pas une duperie que de céder à l’appel des sens, ce n’est pas une aberration que l’honneur, ce n’est pas une lâcheté que le suicide, ce n’est pas une folie, que ce qui aide à mourir pour ce qu’on aime… la patrie, ou l’homme préféré… Mais, au lieu d’en demander l’explication à la science, demandez-la à l’amour que vous niez… et qui vous ramène à lui, par l’un ou l’autre de ces entraînements vers un but enflammé et qui ne sont, après tout, que les moyens qu’il nous a suggérés lui-même…

Une suffocation l’arrêta… Elle se souleva à demi. Renée remonta l’oreiller et voulut la tourner sur le côté :

— Non, dit-elle… ouvre la fenêtre… je ne respire pas…

Mme de Sérigny obéit… L’air glacé frappa le front de Mme Raimbaut dans l’échappée d’horizon où elle plongea avidement. Elle reporta les yeux de la traînée blanche des nuages froids, sans coloration, à la blancheur de ses draps, et, forçant à ployer le cou de Mme de Sérigny en l’attirant à portée de ses lèvres, elle murmura avec une douce solennité :

— Ne cherche pas ce qu’il y a au fond de toutes les fièvres ; ne dissèque pas les enthousiasmes, laisse déborder la vie si elle tente encore de te submerger ; est-il trompeur cet accent qui, de l’enveloppe de chaque chose, exhale le même son ou fait résonner le même appel : l’amour, le puissant amour ?…

C’était avec une sorte de terreur que Mme de Sérigny entendait sortir de cette bouche d’enfant des accents imprévus ; elle se taisait, écrasée par les dernières évolutions d’un esprit, qui lançait un pareil jet sous des traits convulsés. Cet enfièvrement qui avait surchauffé les facultés engourdies pour les amener à une maturité aussi subite exprimait un phénomène effrayant. Et les formes idolâtriques de l’affection de Renée revenaient en intensités actives pour celle dont elle reconnaissait, en somme, avoir préparé la destinée.

La tête de l’enfant creusa lourdement l’oreiller, ses yeux bruns pâlirent dans son visage blanc. Renée lisait dans ses regards un immense regret, elle devinait qu’elle trouvait n’avoir pas encore assez aimé, que son calme apparent cachait une générosité, peut-être comme l’idée sublime de léguer à Renée cette vie d’amoureuse qu’elle n’achèverait pas de parcourir, elle… Et Mme de Sérigny aurait acheté d’un crime la présence de Duvicquet, pour qu’il mît une joie encore dans cette agonie. Elle voulut tâcher de compenser l’absent. Elle baisa au-dessous du sein ce buste qui se refroidissait, et vit un sourire nuancer pâlement la lèvre de la jeune femme.

— Pauvres chers, comment vivrez-vous sans moi ?… Ah ! j’aurais pu vous jouer les tours les plus impossibles… n’est-ce pas ? vous saviez bien qu’il n’y avait pour votre petite Sabine que vous, et toujours vous… Mais, maintenant… ah ! maintenant, je deviendrai la toute-belle… l’auguste… la morte… Oh ! vos regrets de ne m’avoir plus !… Comme vos yeux hallucinés vont me voir !… comme vos oreilles vont m’entendre !… Mets ma tête dans ton corsage, veux-tu ? que je te sente avec ma joue… comme cela…

— Oui, comme cela, ma mignonne adorée… comme cela ; tu es dans ta mère… sur ta vieille Renée qui va t’endormir… Ne pense donc à rien… à rien…

Mais cette lucidité étrange qui, en un pareil moment, parvenait quand même à suivre la déduction d’un raisonnement, s’effaça subitement ; les ondulements de la mort apparurent et coupèrent les paroles par temps inégaux. La voix s’abaissa et, dans les yeux, la clarté se fit avare. À un moment donné Sabine tressauta :

— Renée ! Renée ! où es-tu ? pourquoi m’as-tu abandonnée ? Ne t’en vas pas… Non, ne t’en vas pas…

— Mais je suis là, je t’entends, ma chérie !… Tu es dans mes bras, mon amour ! Regarde… C’est moi !… Je ne te quitte pas…

Mais elle répéta encore :

— Où es-tu ? où donc es-tu ?… viens, viens vite…

En vain Mme de Sérigny la soulevait, la pressait contre elle ; en vain elle tâchait de rencontrer son regard… Sabine ne voyait ni n’entendait… L’étouffement qui devait résulter de l’effort de langage précédent amena le dernier spasme. Elle continua quelques secondes à se débattre entre les bras qui la retenaient ; et, comme cette enfant qui avait été sa mère, elle eut le même geste effrayé, le même regard d’épouvante, en cherchant d’instinct le sein de Renée pour y mourir.