Sabre et scalpel/19

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CHAPITRE XIX.

En s’élançant du balcon, Giacomo Pétrini était heureusement tombé sur un arbuste, ce qui avait amorti sa chute. Il se relevait sans mal, quand la balle de l’un des pistolets tirés du balcon l’atteignit au bras gauche. Il sentit un froid subit et se palpa le bras. Heureusement l’os n’était pas atteint ; la blessure n’était que dans les chairs. Il enroula son mouchoir autour de sa manche et sauta par dessus la clôture du jardin. Il était temps ; comme il prenait pied dans le champ, les trois soldats paraissaient dans le jardin et un dogue énorme venait d’être lâché par un des domestiques. Pétrini prit sa course et ne s’arrêta que lorsqu’il fut sur la lisière de la forêt, à environ deux milles du château.

Il se reposa quelque temps et pansa de nouveau sa blessure après quoi il se remit en marche d’un pas plus tranquille.

Il pouvait être une heure du matin lorsqu’il arriva à la caverne.

Ernestine était endormie et la vieille Régine fumait sa pipe en rêvassant près du feu pendant que le marquis et Luron ronflaient sur les feuilles dans un coin. Pétrini s’approcha d’eux et les poussa vivement.

— Debout ! fit-il, nous allons avoir de la besogne et il fera chaud aujourd’hui !

Les deux bandits furent sur pied en un moment tout étonnés de voir le maître à pareille heure.

— Partez vite, leur dit-il, rassemblez tous ceux que vous trouverez des anciens et amenez-les avec des armes et surtout des provisions. Nous serons probablement assiégés au point du jour. Pierre ira avec vous. Je vous laisse les détails ; voici de l’argent et dépêchez-vous !

Il mit plusieurs rouleaux d’argent dans les mains de Luron, après quoi les trois hommes partirent en toute hâte.

Pétrini se dirigea alors vers la grotte du fond où reposait Ernestine.

Rendu à quelques pas du rideau, il s’arrêta dans l’ombre et appela à voix basse.

Ernestine s’éveilla.

— Qui m’appelle ? dit-elle en se levant.

— Moi, Giacomo Pétrini, qui suis ici pour vous ; je vous attends dans la grotte voisine.

Il se retira discrètement pendant qu’Ernestine s’habillait à la hâte en remerciant Dieu de cette protection inattendue.

Au bout de quelque temps, elle parut dans la seconde grotte où brûlaient deux torches de résine qui répandaient leurs lueurs fantastiques sur les voûtes brillantes.

En voyant Pétrini elle devint affreusement pâle.

— Vous n’êtes donc pas mort ? dit-elle. Ah ! Dieu m’a écouté, il a fait un miracle !

Pétrini tomba à genoux et saisit les mains de la jeune fille ; il la regarda pendant quelque temps avec une sorte d’extase, :

— Enfin, dit-il, je vous revois ! Merci, mon Dieu, merci ! Maintenant, qu’ils viennent, je les attends ; votre présence me donne je ne sais quelle force et quelle confiance, il me semble que je suis un tout autre homme ! Loin de vous, le chagrin, l’inquiétude m’ôtaient tout mon courage, toute mon énergie : près de vous, je me sens fort, fort de votre amour, fort de cette douce confiance que vous me témoignez !

En disant cela, il semblait transfiguré ; son regard humide se tournait doucement vers celui de la jeune fille : il la fascinait.

— Que vous êtes bon et brave ! dit-elle, en regardant Pétrini, et comme vous avez souffert pour moi !

En ce moment, elle oubliait tout, la pauvre enfant, sa famille, ses amis, et presqu’au terrible danger qui semblait la menacer.

Pourtant quand ils eurent tous deux pris place sur un banc et que la première surprise fut passée, Ernestine se souvint :

— Et mon oncle ! dit-elle, tout-à-coup ; Ah ! parlez-moi de mon oncle !

Pétrini baissa la tête.

C’est vrai, dit-il, je vous avais promis d’aller calmer sa douleur, mais j’ai manqué à ma parole, parce qu’il m’a été impossible de la tenir. Lorsque je vous ai laissé ce matin, il m’a fallu attendre cinq mortelles heures dans un trou du rocher, avant de pouvoir m’échapper. Vous devez avoir entendu un coup de feu ; c’est dans ma direction qu’il a été tiré, et les bandits m’ont guetté constamment. Enfin, j’ai pu tromper leur vigilance et m’échapper sain et sauf. Je me dirigeais en toute hâte vers le château, lorsque sur la lisière de la forêt, j’entendis deux hommes qui causaient, dissimulés derrière un buisson ; je me cachai et j’écoutai. C’étaient deux soldats de Laurens, comme leur conversation me l’a fait connaître ; j’ai appris en outre par le même moyen que c’est aussi Laurens qui vous fait enlever et qui vous retient prisonnière ici. Je suis trop loyal pour croire à de semblables bassesses, et j’allais me lever pour châtier ces deux misérables qui calomniaient sans doute leur chef, lorsqu’une parole vint me frapper et me cloua sur place :

— C’est cette nuit qu’on l’enlève de la caverne, dit l’un des hommes, pour la transporter plus loin dans le bois, car notre officier craint l’Italien.

Je n’en entendis pas davantage, et, rebroussant chemin, je suis accouru en toute hâte ici pour vous sauver de leurs mains ou mourir en vous défendant.

Ernestine le remercia d’un regard qui le fit tressaillir de bonheur.

— Quand je suis arrivé à l’ouverture du passage qui m’avait déjà servi, je l’ai trouvé gardée. Ils étaient quinze ou vingt, je crois, armés jusqu’aux dents et disséminés autour de l’entrée ; il m’a fallu agir de ruse et d’audace et passer dans l’ombre à travers ces misérables. J’ai été aperçu, je crois, par l’un d’eux qui m’a tiré à bout portant. Enfin, grâce à Dieu ! me voici près de vous.

En ce moment, Ernestine aperçut le mouchoir ensanglanté qui serrait le bras de Pétrini.

— Blessé ! mon Dieu ! s’écria-t-elle…

— Ce n’est rien, dit Giacomo, une égratignure tout au plus ; — mais en disant cela, il dénouait le mouchoir et son sang se mit à couler. La jeune fille pâlit, mais sa force d’âme ne l’abandonna pas ; elle alla puiser de l’eau à la source et voulut elle-même panser la blessure.

Il la regardait faire, lui murmurant de ces douces paroles qui n’ont de sens que pour les amoureux, et qu’eux seuls savent dire et comprendre.

— Et maintenant, dit Pétrini quand le pansement fut achevé, il faut que je vous quitte ; nous allons probablement être obligés de soutenir un siége, car les bandits m’ont sans doute vu entrer ; il faut que j’avise aux moyens de vous défendre,… de vous sauver. Promettez-moi une chose : le combat sera rude et long ; j’ai trouvé moyen de faire parvenir un mot à quelques-uns de mes amis dévoués que j’attends d’instant en instant par le sentier qui m’a amené ici, si toutefois ils peuvent tromper les gardiens ou s’emparer d’eux ; — promettez-moi donc, quoique vous entendiez, de ne pas trop vous effrayer, et surtout de ne pas sortir d’ici. Et maintenant, Ernestine, adieu ! ou plutôt, au revoir ; je vais me cacher dans la crevasse en attendant mes compagnons ; n’ayez pas peur, je serai près de vous, et priez Dieu qu’il nous vienne en aide.

Il s’éloigna et se rendit dans la caverne d’entrée pour prendre quelques instants de sommeil, avant l’arrivée des autres.

Il dormait à peine depuis deux heures quand l’entrée de Luron, avec une quinzaine d’affidés, le réveilla en sursaut.

Luron, paraissait dans un état d’excitation extraordinaire.

— Nous sommes gardés à vue, dit-il, en entrant ; et j’ai cru que nous ne réussirions jamais à monter : Si le jour avait été un peu plus avancé, ils nous embranchaient du premier jusqu’au dernier !

Pétrini s’approcha de lui avec intérêt, après avoir jeté un coup d’œil tout au tour.

— Au moins vous n’avez pas eu d’accident sérieux ? dit-il.

— Seulement ceci, dit Luron en montrant son chapeau, troué d’une balle tout au niveau de la tête ; s’il avait tiré un pouce plus bas, j’y étais. Toujours que nous voilà, dix-huit en tout, assez bien armés, mais des provisions pour 36 heures seulement.

— C’est bien, dit Pétrini, préparons-nous, car dans une heure, probablement, nous serons attaqués ! Comme il allait continuer, un bruit se fit entendre dans le couloir et le museau effaré de Gilles Peyron, se présenta suivi du reste du corps qui arriva comme une bombe.

— Enfin, cria-t-il, entre deux énormes soupirs, nous y voilà ! ne m’interrogez pas, dit-il en répondant aux regards inquisiteurs qui se tournaient vers lui, je vous conterai cela plus tard : À l’œuvre, car nous n’avons pas de temps à gaspiller !

Puisque vous voilà ; dit Pétrini en s’adressant à son lieutenant, je vous laisse organiser un peu la défense de ce côté-ci, pendant que je ferai le tour des cavernes. Entendez-vous ! vous autres ! cria-t-il aux hommes, obéissez-lui comme à moi, et qu’on se mette à l’œuvre : question de vie et de mort : souvenez-vous que dehors la corde vous attend. Allez !


Il se dirigea lui-même vers l’une des cavernes, pour préparer ses armes et ses moyens de fuite en cas de défaite.

Bientôt toute la grotte fut comme une ville assiégée ; chacun allait et venait ; c’était un mélange de voix et de bruits étourdissants.

À voir ces préparatifs, on comprenait que la défense serait sérieuse.

De temps à autre, la voix grêle de Gilles dominait le tumulte et commandait un mouvement, puis les marteaux et les pioches réprimaient leur allure et grinçaient sur le roc.

— Courage mes gars ! disait Gilles, si nous mourons ici, nous aurons du moins la conscience d’avoir tout fait pour vous épargner cette petite douleur.

Et les travaux reprenaient leur train ; les hommes travaillaient pleins d’ardeur, soutenus, en outre, par quelques rondes de vieille Jamaïque que Gilles Peyron savait distribuer à son heure.

Nous laisserons maintenant la caverne pour revenir à Gustave Laurens. En quittant le château, il avait envoyé un détachement garder les abords du Pic Bleu, et veiller à ce que Pétrini ne pût pas s’échapper.

Trois ou quatre heures après, il était aux portes de la demeure de Maximus avec cinquante hommes résolus et bien armés.

— Je vous prends un peu à bonne heure, dit-il à Maximus éveillé en sursaut, mais nous n’avons pas de temps à perdre, chaque minute diminue nos chances de succès.

Un quart d’heure après, la petite troupe augmentée de Maximus avec ses amis était rangée en ordre dans l’avenue, lorsque le père Chagru arriva en courant la figure longue d’une aune.

— Echappé, échappé ! cria-t-il entre deux soupirs.

— Qui ça ? fit Kobus.

— L’intendant, Gilles Peyron !

On courut au hangar Gilles avait été enfermé. Les menottes étaient suspendues à un clou et le prisonnier avait disparu avec l’homme qui devait le garder.

— C’est bien ; dit Laurens, je sais où nous le retrouverons, ce n’est que partie remise.

En route et dépêchons-nous !

Il se remit à la tête de la petite troupe qui s’éloigna rapidement vers la caverne du Pic Bleu.

Un peu après 5 heures, on fit halte en face de l’entrée. Rien ne bougeait ; toute la montagne semblait endormie.

En écoutant avec attention, cependant on pouvait distinguer un bruit sourd à l’intérieur comme le grondement d’une fournaise ou le bruit du vent sur les eaux.

Les assiégeants étaient au nombre d’environ 60 hommes.

Laurens avait pris le commandement en chef, ayant Kobus en qualité de lieutenant.

Avant de ne faire aucune démarche et pendant que les hommes étaient encore sous le couvert, Laureus appela à l’écart Maximus, Kobus, et les principaux de la troupe, et développa son plan.

— J’ai ici, dit-il une description que j’ai raison de croire fidèle, de l’intérieur de la caverne — si du moins Landau ne m’a pas trompé. D’après cette description, je conclus que la grotte doit avoir trois issues, Celle que nous avons devant nous, une autre au sommet de la montagne et une troisième sur le versant de l’ouest, à l’endroit où la source qui est mentionnée sur ce plan doit s’échapper.

L’entrée par le plateau est impraticable — pour le moment du moins. Celle du sommet est dangereuse. La plus longue mais la plus sûre doit être celle du versant opposé.

Dans tous les cas, nous avons le temps ; notre ennemi est engagé. Qui sait ? Peut-être d’ici à demain, voudra-t-il capituler.

— Vous ne le connaissez pas, dit Landau, il se laissera mourir de faim ou se fera sauter avec tous ses hommes avant de capituler.

N’importe, dit Laurens, notre devoir est de tâcher d’épargner les vies autant que possible et de n’employer les moyens violents qu’à la dernière extrémité.

Après avoir conféré avec Maximus et s’être entendu sur l’approvisionnement de la troupe, il sépara ses hommes en trois détachements dont l’un s’établit en face du plateau, protégé par une palissade en tronc d’érables ; Maximus et Kobus avaient la responsabilité de ce poste ; le second détachement, sous l’ordre de Duroquois — qui avait été capitaine de milice dans son temps, se mit en route pour trouver l’entrée du Sommet et en garder l’ouverture, ou tenter une descente, si la chose était praticable. Laurens lui-même prit le commandement du troisième corps qui devait tenter l’issue du versant Ouest de la montagne.

Pour arriver là, il fallait faire un assez long détour à travers le bois, dans un chemin difficile.

Landau servait de guide.

Après deux heures d’une marche pénible, la petite troupe arriva en face du versant Ouest au-dessous de la source dont l’écume blanche s’apercevait à une hauteur de près de trois cents pieds.

Du premier coup d’œil, Laurens vit que l’accès de la caverne par ce côté était à peu près impossible, car un seul homme au sommet des rocs pouvait tenir tête à une légion d’assaillants.

Il cacha la troupe sous un pli de rocher, et partit avec Landau pour explorer les alentours.

Les deux hommes, se glissant à l’abri des roches pour ne pas être aperçus d’en haut, s’avancèrent ainsi l’espace d’environ cinq cents verges, quand tout-à-coup Landau poussa un cri étouffé et disparut au milieu d’une touffe de rosiers sauvages. Laurens s’élança immédiatement vers cet endroit, et en écartant les branches avec précaution, il aperçut, dans le roc, un trou noir, d’un diamètre d’environ quatre pieds et qui semblait descendre à pic jusqu’à une assez grande profondeur.

Comme il était à sonder les bords du roc, il entendit la voix de Landau assez rapprochée de lui :

Jetez-moi une corde, disait-il, je crois que nous sommes sur la voie d’une découverte.

— Vous n’êtes pas blessé, au moins ? dit Laurens.

— Pas une égratignure.

— C’est bien, attendez un instant.

Laurens détacha une forte ficelle qu’il avait enroulée autour du bras. Il la fixa solidement à un arbuste au bord ne l’ouverture, puis se mit à descendre.

Au bout d’une trentaine de pieds, il toucha sur un plateau où Landau se tenait lui-même.

Après avoir allumé une lanterne sourde, il reconnut que ce plateau était bien le fond du puits, formé d’un sable fin et d’une circonférence de dix ou quinze verges.

Landau était heureusement tombé sur les pieds, et n’avait reçu aucune contusion sérieuse. En examinant les lieux, dans un des angles du puits, les deux hommes découvrirent une ouverture haute d’environ trois pieds, et par laquelle il venait un air frais.

Ils y pénétrèrent, et, au bout de quelques pas, débouchèrent dans un couloir assez vaste qui paraissait s’étendre à une assez grande distance.

— Avant de vous engager plus loin, dit Laurens, allons avertir le reste de nos gens qu’une absence trop longue pourrait inquiéter.

Laurens remonta au haut du puits et alla chercher la petite troupe qu’il établit derrière un bouquet d’arbres avec ordre de faire bonne garde, mais de se tenir constamment hors de vue.

Il prit deux hommes avec lui et redescendit dans le puits, où Landau l’attendait.

Les quatre hommes, ayant alors ôté leurs bottes et chaussé des mocassins, allumèrent une seconde lanterne et s’engagèrent dans le couloir.

Un air humide les frappait au visage, indiquant qu’il y avait une seconde issue.

Laurens et les compagnons marchaient avec précaution, calculant chacun de leurs pas et faisant le moins de bruit possible.

Ils gravissaient d’ailleurs une pente assez rapide par un chemin encombré de quartier de roc et dans une atmosphère suffocante.

Après une demi-heure environ de cette marche pénible, Landau qui tenait les devants crut entendre un bruit de voix.

Il s’arrêta pour écouter et fit un signe aux autres qui restèrent immobiles.

Des bruits sourds montaient jusqu’à eux, et, de temps à autre quelques paroles dont il était impossible de saisir le sens.

— Nous les tenons, dit Landau à voix basse. Attendez-moi un instant ici, je vais aller reconnaître les lieux.

Il continua à ramper pendant une trentaine de pas, au bout desquels il arriva à l’ouverture qui donnait sur la caverne. Cette ouverture débouchant à une vingtaine de pieds du sol de la plus grande caverne, avait un diamètre d’environ trois pieds et était dissimulée par une suite d’anfractuosités profondes et obscures, de sorte qu’à moins d’un hasard extraordinaire, il était impossible de l’apercevoir d’en bas.

Landau, cependant, pouvait tout à son aise examiner l’intérieur de la grotte et le spectacle qui s’offrit à ses regards avait de quoi le frapper.

Une quinzaine de brigands, du milieu desquels se détachaient les honnêtes figures de Beppo et de Luron — étaient assis sur le sable, fourbissant leurs armes et aiguisant d’énormes coutelas. De temps à autre la longue et maigre silhouette de Gilles Peyron apparaissait au milieu des bandits. Il donnait des ordres à voix précipitée et distribuait quelques rasades reçues avec des grognements de plaisir.

Beppo, suivant sa louable habitude, avait déjà la figure fort enluminée.

Quand Landau les eut contemplés pendant quelques instants, il revint sur ses pas, et amena Laurens qui n’en pouvait presque pas croire ses yeux,

— Mes amis, dit-il, c’est la Providence qui nous a conduits à la découverte de ce passage ; maintenant la victoire est à nous. Allons avertir nos compagnons et concerter un plan d’attaque.