Saint-Denis/I/III

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Première partie : La Mission
III
Fata
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Il y avait deux jours que notre petite troupe de vingt et un hommes était en marche. Le soleil dorait de ses dernières teintes la cime des grands bois et l’heure de la halte approchait. Le printems, de retour, attachait un nouveau feuillage aux squelettes des arbres ; les oiseaux joyeux comme toute la nature, chantaient leurs hymnes au Créateur…l’air imprégné de suaves senteurs, était doux à respirer.

Comme les dernières lueurs du soleil s’éteignaient à l’horizon, l’écho tranquille apporta à nos marcheurs fatigués les paroles assez distinctes d’un chant doux et joyeux :

« Le juge qui sait tout est venu à mon secours. — Il a arrêté le bras du méchant et a frappé sa tête du coup mortel. — Et les guerriers de la tribu ont tremblé devant la colère du Grand-Esprit. — Ils ont fui et ont laissé là la fille de la tribu. Mais un visage pâle a été envoyé par mon père…il a coupé les liens qui m’attachaient et a fui sans me parler… j’ai suivi ses pas, de loin…j’irai où il ira et je m’arrêterai où il s’arrêtera !

« Le juge qui sait tout est venu à mon secours. — Il a arrêté le bras du méchant et a frappé sa tête du coup mortel. »

Lorsque le chant cessa, le soleil avait tout à fait disparu. St-Denis arrêta sa troupe, et l’on chercha un endroit commode pour y passer la nuit. Une sorte de cabane fut construite à la hâte. St-Denis assis sur un tronc d’arbre, plongeait les vers l’endroit d’où le chant de la jeune femme était venu — car chacun l’avait tout d’abord reconnue — il la vit venir à lui, calme, les bras en croix sur la poitrine, le visage rayonnant de reconnaissance et de joie. elle vint, par un mouvement plein de grâce et de naïveté, s’asseoir à ses pieds, éleva vers lui ses grands yeux noirs, veloutés et, dans le style imagé des enfans de sa race, elle lui dit, sans cesser de le regarder : c’est toi qui m’as sauvée !…

« Tu es un frère de mon père, et tu es venu me détacher du poteau maudit…dis-moi ton nom, pour que je le mette dans tous mes chants, afin de ne jamais l’oublier !

— Je m’appelle St-Denis ; mais ce n’es pas moi qui t’ai sauvée : c’est Dieu que tu appelles le Grand-Esprit qui a foudroyé ton bourreau…moi je n’ai fait que couper tes liens.

— Mes liens étaient solides : les guerriers de la tribu seraient revenus et m’auraient tuée : tu m’as donc sauvée après Dieu ! Ecoute, je ne sais plus maintenant où reposer ma tête ; si les miens me trouvent, je mourrai. Conduis-moi dans le pays des visages pâles où est mon père. Si le chemin est rude, j’aurai du courage ; s’il est long, j’aurai de la patience ; si tu me laisses seule sur la route, où porterai-je mes pas ? je ne jetterai pas mon corps dans un précipice ; je n’avalerai pas les herbes qui tuent, parce que mon père m’a appris que ma vie n’est pas à moi…alors, que ferai-je ?

— Viens si tu veux avec nous ; puisque tu as sauvé les visages pâles du massacre, ils te sauveront aussi de la mort…mais tu auras de rudes fatigues à supporter, peut-être de grands dangers à courir. Comment s’appelle ton père ?

— Il m’a défendu de dire son nom. Quand je l’aurai retrouvé, je lui demanderai de me délier de mon serment pour que je puisse te le dire, car il m’a appris que le serment est une chose sacrée.

St-Denis regardait avec étonnement et avec charme cette jeune femme à demi sauvage, que quelques leçons de saine morale avaient faite si grande et si naïve, si probe et si courageuse. Et puis, cette mystérieuse naissance, ce supplice arrêté par un caprice de l’orage, cette noble et franche gratitude, cette poésie innée et si touchante, jetaient dans tout son être des pensées confuses. C’était comme un commencement d’attachement presque paternel, et cependant…Fata était bien belle dans la naïve expression de ses sentiments !

St-Denis annonça à ses compagnons que la jeune femme les accompagnerait jusqu’à ce qu’il pût la confier à la protection des blancs. Pour que rien n’éveillât la curiosité ou les soupçons des tribus qu’ils pourraient rencontrer, tous jugèrent qu’il était convenable que Fata prît des habits d’hommes. Le plus petit des Canadiens fournit à la jeune femme ce qui lui était nécessaire pour ce changement. Elle se retira à l’écart et reparut quelques instants après, méconnaissable. Ses longs cheveux étaient étroitement emprisonnés dans une sorte de béret, à larges bords, qui cachait une partie de son visage.

Quant aux Indiens qui faisaient partie de la troupe de St-Denis, ils lui étaient trop dévoués pour qu’il eût à craindre quelque rélévation de leur part, ce qui aurait pu susciter contre lui de funestes vengeances. Et d’ailleurs son intention était de laisser Fata au premier endroit où elle pourrait être en sûreté contre tout, surtout contre sa tribu.

Les hamacs furent déployés, suspendus à des branches verticalement posées dans la cabane, et chacun, après les fatigues du jour, trouva un sommeil réparateur.

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Nous sommes au vingtième jour de marche, depuis le départ des Nachitoches. rien d’extraordinaire n’a signalé la marche de nos hardis aventuriers. Nous passons sous silence les difficultés des routes, les stations forcées par les tems mauvais et toutes les prosaïques misères d’un voyage difficile. La jeune femme aussi forte et aussi courageuse que nos voyageurs intrépides, a comme eux surmonté toutes les difficultés sans se plaindre ; souvent, dans ces longues et monotones journées, son chant frais et joyeux a soulagé la fatigue de ses protecteurs….aux heures de la veillée, quand la halte se faisait de bonne heure, elle leur a conté les choses qu’elle a vues ; les mœurs des peuplades sauvages, les guerres de tribu à tribu, les horribles sacrifices aux Dieux méchants… Elle leur a dit que, pour éteindre l’incendie d’un temple, des mères ont jeté aux flammes dévorantes leurs nouveau-nés !…les cris de ces innocentes créatures, le crépitement des flammes qui calcinaient ces petits corps frais et gras, à peine entrés dans la vie ! et toujours les visages pâlesétaient les sauveurs que le Grand-Esprit envoyait pour faire cesser ces horreurs. Tout cela n’était pas le produit d’une imagination qui s’égare dans l’horrible…non : ce que disait Fata était la simple et épouvantable vérité, car, en 1700, un temple des Natchez ayant été frappé par la foudre, devint la proie des flammes, et les mères y jetaient leurs enfans, pour apaiser la colère de leur divinité, quand les Français, par menaces et par prières, empêchèrent la continuation du sacrifice infernal.

A la sortie d’un bois, une heure à peu près avant le coucher du soleil, notre petite troupe aperçut au loin la fumée de quelques cabanes. Aussitôt l’air retentit de ses cris de joie,car chacun caressait l’espoir prochain d’un repos salutaire après tant de fatigues. L’Indien que nous connaissons déjà était toujours le guide principal de la troupe. Lorsqu’on eut marché encore pendant un quart d’heure, il s’approcha de St-Denis et lui dit quelques mots à l’oreille, en indiquant du doigt un tertre entouré d’arbres dont l’écorce portait quelques signes gravés profondément. Aussitôt, St-Denis se découvrit avec respect et se tournant vers ses compagnons :

— Mes amis, leur dit-il, il y a vingt-six ans, à cette place que vous voyez, un grand homme est mort, lâchement assassiné… C’était un homme d’un grand courage, d’une énergie infatigable ; son nom sera éternellement attaché à l’histoire de ce beau pays, comme un des plus glorieux et des plus utiles : c’est Lasalle !…ses meurtriers sont les nommés Duhaut et Lanquetot. Leur crime fut aussitôt vengé que commis : ils périrent tous les deux de la même manière que leur noble chef qu’ils avaient tué. »

Les Canadiens et les Indiens de St-Denis s’approchèrent avec recueillement du lieu fatal où s’était commis le crime et restèrent quelques instans absorbés dans une douloureuse méditation…

Lasalle est une de ces grandes et nobles figures que l’historien et le romancier aiment à poser en relief dans leurs récits. Son souvenir est immortel et le peuple des Etats Unis n’a pas été oublieux des immenses services que Lasalle a rendus au pays : la statue de ce grand homme, placée à côté de celle de Washington, orne, au capitole, le lieu des séances du Congrès.

La petite troupe se remit en marche silencieusement, sous l’impression douloureuse de tristes pensées. Peu à peu cependant, cette impression s’effaça devant les préoccupations du présent et devant l’espoir consolant d’un peu de repos…comme s’effacent au firmament ces nuages sombres et lourds, quand le soleil parait avec sa couronne lumineuse.

Nos marcheurs aperçurent devant eux les nombreuses cabanes d’un assez grand village indien ; c’était un village des Assinais. Tout y était en mouvement ; les préparatifs d’un grand festin se faisaient de tous côtés : ici des quartiers de bœufs cuisaient suspendus au-dessus d’un feu immense brûlant dans une fosse longue et assez profonde…là, des gibiers de toute espèce exhalaient cette provocante odeur qui charme le marcheur las et affamé. Dès que nos voyageurs furent aperçus des premiers postes du village, la foule se précipita à leur rencontre et une cordiale hospitalité leur fut offerte. St-Denis exposa aux chefs les motifs de son expédition. Lui et les siens furent splendidement traités, c’est-à-dire que tout ce que possédait le village fut mis à leur disposition. Le repas homérique dont nous parlons avait lieu à l’occasion d’une réconciliation entre deux grands chefs de tribus différentes. St-Denis et ses compagnons passèrent quelques jours au milieu des Indiens hospitaliers qui les avaient reçus si généreusement. Le grand chef leur donna des guides pour les conduire au premier établissement, situé sur le Rio-Bravo, et connu sous le nom de Presidio del Norte. Tout le tems que dura cette marche, la jeune femme si heureusement arrachée à la mort par St-Denis, supporta toutes les fatigues avec un héroïque courage. cependant, vers les derniers jours, elle semblait moins forte, quoique toujours douée de la même énergie. Trois jours avant d'arriver au Presidio, une fièvre ardente la saisit et il fallut s’arrêter. Il n’y avait là ni médecin ni secours efficace… et à la fin d’un accès de fièvre qui avait duré plus de trente heures, elle expira, tenant dans ses deux mains alternativement brûlantes et glacées, une main de St-Denis qu’elle baignait de larmes. Ses nouveaux compagnons lui creusèrent une fosse sur un tertre un peu élevé et y plantèrent un jeune saule déraciné aux environs. Jamais, depuis ce court et triste épisode, St-Denis n’oublia la reconnaissante Indienne, et lorsqu’il racontait depuis lors les aventures de son pénible voyage, il éprouvait toujours une mélancolique émotion en parlant du saule de Fata.






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