Saint-Maixent maritime

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Saint-Maixent maritime
Revue des Deux Mondes5e période, tome 40 (p. 430-444).
SAINT-MAIXENT MARITIME

En marine comme ailleurs, plus peut-être que partout ailleurs, le coefficient personnel exerce une influence prépondérante. Un matériel excellent, mis en œuvre par des équipages inexpérimentés, ne saurait résister à un matériel médiocre, manœuvré par d’habiles capitaines, des pointeurs émérites et des mécaniciens entraînés. Les batailles navales fournissent de nombreux exemples de cet aphorisme, devenu presque un lieu commun.

M. Lockroy l’a dit en excellens termes : « Quels que soient les progrès de la science et de l’industrie, quelle que soit la puissance des engins qu’on invente, c’est toujours l’homme qui restera le facteur principal de la victoire. Sans son héroïsme et son sang-froid, les ravages des obus, l’éclatement des torpilles ne sont rien. »

Pourtant, les programmes navals successifs restent à peu près muets au sujet de ce facteur principal. A la Chambre, les orateurs exécutent des variations sur des thèmes immuables : cuirassés, croiseurs, sous-marins, artillerie, cuirasses, torpilles, turbines, points d’appui de la flotte, travaux des ports. Quant au personnel, chargé d’utiliser le matériel et d’en tirer un rendement maximum, on dirait qu’il n’existe point, tant on en parle peu. On fait autour de lui la conspiration du silence. A peine si, de loin en loin, éclate à la tribune, en sa faveur, quelque pétard attardé. Cette année, une seule préoccupation dominait le Parlement : voter les articles à la vapeur.

La discussion de l’avant-dernier budget de la Marine a motivé de fort beaux discours ; mais, une fois de plus, la lutte oratoire s’est à peu près cantonnée dans les questions relatives au matériel.

Toutefois, l’amiral Bienaimé, avec sa vigueur et sa précision habituelles, a dénoncé l’erreur éternelle que commet la Marine en n’envisageant que « les dépenses nécessaires à la construction des navires de son programme. Quand un bâtiment est lancé, ne faut-il pas le faire naviguer, le faire vivre, lui donner le personnel destiné à le manœuvrer ? » Rien n’est plus exact.

Le ministre a pourtant reconnu que les constructions neuves entraîneraient des dépenses de personnel : « La réalisation intégrale du programme voté par le Conseil supérieur, en 1905, nécessitera pour les effectifs de temps de guerre une augmentation en chiffres ronds de 300 officiers et de 16 000 hommes ; et, en temps de paix, de 200 officiers et de 11 000 hommes. »

Au Sénat, M. Thomson s’est montré plus explicite : « Le cadre des officiers n’est plus suffisant. Par conséquent, c’est un cadre nouveau qu’il faudra présenter à bref délai. Je tâcherai d’arriver en même temps à une autre répartition des gracies, de façon à permettre un avancement plus rapide, donnant aux officiers la possibilité d’arriver plus jeunes au commandement. »

Le discours du ministre au Sénat remplit trois pages du Journal Officiel, et de ces trois pages, le personnel officier n’occupe que dix lignes. Ces dix lignes, il est vrai, renferment le précieux aveu que nous enregistrons sur l’insuffisance des effectifs.

Et pendant ce tournoi d’éloquence, le cadre reste immobile, avec pléthore en haut, disette en bas. Cependant, la question n’est pas nouvelle : on connaît cette situation depuis longtemps, les avertissemens abondent. En 1901, M. Fleury-Ravarin, rapporteur du budget de la Marine, écrivait : « Il manque pour les besoins de la mobilisation 175 lieutenans de vaisseau et 250 enseignes. » Soit, au total, 425 officiers subalternes. C’eût été le cas de répéter le mot d’un député, à propos des mécaniciens : « Notre flotte est prête non pour la mobilisation, mais pour l’immobilisation. »

Ceci réclame une attention très sérieuse. D’autant plus que la lenteur de l’avancement, devenue légendaire, aggrave cette insuffisance. A l’ancienneté, les lieutenans de vaisseau restent dix-huit ans dans leur grade et arrivent officiers supérieurs au moment où ils frisent la cinquantaine. État anormal, source de mécontentement et de découragement légitimes.

Le ministre a plusieurs moyens à sa disposition, pour accélérer l’avancement. Certes, il faut agir avec circonspection et toucher d’une main légère à un organisme aussi compliqué, telle modification pouvant produire à la longue des répercussions inattendues. Mais, déjà les bureaux ont étudié sous tous leurs aspects plusieurs mesures susceptibles de donner au personnel de réelles satisfactions : l’abaissement des limites d’âge, la création du grade de capitaine de corvette, l’application de la loi du 10 juin 1896, qui prescrit de recruter par le rang un tiers des officiers de marine[1].

Sur le premier point, nous avons les amiraux les plus vieux de l’Europe, parce que l’on arrive trop tard à ce grade, et personne ne songe à considérer ceci comme un avantage. Les Italiens adoptent cinquante-cinq ans comme limite d’âge des capitaines de vaisseau. Leur marine ne s’en porte pas plus mal.

La question de la création du grade de capitaine de corvette s’agite depuis fort longtemps. Ne vaudrait-il pas mieux attendre comme officier supérieur que comme lieutenant de vaisseau ? Beaucoup d’officiers réclament cette modification à la loi des cadres.

Mais, au lieu d’agir, on rédige des projets ; les commissions irresponsables émettent des avis ; le ministre examine, et la conclusion fatale s’impose de nouveaux crédits. Comment les réclamer, alors que son collègue des Finances l’adjure de rechercher des économies et l’invite à comprimer son budget ?

Ces réformes attendent donc des temps meilleurs, et le ministre s’ingénie à appliquer la loi de 1896. Ici, du moins, pas de crédits importans à demander, et certitude de rencontrer l’approbation et les encouragemens des partis avancés. Mais, cette loi, les ministres ont cherché longtemps, sans succès, à la mettre en pratique, faute de candidats. On peut donc se demander : Comment appliquer la loi ? Où trouver une base acceptable pour recruter convenablement par le rang le tiers de nos officiers ? Car il faut des garanties, et, sous prétexte d’égalité, on ne saurait promettre à tout matelot de devenir officier, pas plus qu’à tout maçon de devenir entrepreneur de bâtisse. Pour appliquer la loi de 1896, on a mis en avant la création d’un Saint-Maixent maritime, et de très bons esprits, des officiers distingués développent des argumens en faveur de cette institution.

La loi ne parle que de 30 pour 100. Certains renchérissent, en proposant d’introduire dans le corps 50 pour 100 d’officiers sortant de la maistrance. Un autre estime que la grande majorité des officiers de vaisseau devrait provenir des seconds-maîtres, « exactement comme fait l’armée pour Saint-Maixent et pour des raisons identiques. »

Nous assimilons et nous généralisons par atavisme. Sur 100 officiers d’infanterie, 50 sortent de Saint-Maixent ; est-ce une raison pour introduire la même proportion dans l’armée de mer ?

La marine, milieu très spécial, n’a guère de commun avec l’armée de terre que la correspondance des grades. Tout diffère dans ces deux groupes, considérés à juste titre comme les deux bras de la Défense nationale. On ne saurait appliquer les mêmes règles à l’un et à l’autre.

D’ailleurs, le bagage scientifique et pratique d’un officier de mer est plus lourd, plus varié qui celui d’un officier de terre. C’est l’évidence même. Dans ces conditions, Saint-Maixent est-il possible en marine ? Voilà l’objet de nos recherches. A côté des mesures déjà prises, nous inscrirons les résultats obtenus. Honnêtement ; car notre but consiste à déterminer, en toute sincérité, la valeur de la solution que l’on s’efforce de mettre en pratique. Et cela, sans aucune théorie préconçue, sans autre souci que l’intérêt général. Surtout, séparons très nettement ces considérations de la politique, qui n’a rien à voir en ces matières. De quoi s’agit-il en effet ? De former de bons officiers de marine. Voilà tout. Quelle somme de connaissances l’État est-il en droit de demander à un officier de mer ? Avant de répondre, établissons la gradation des idées et des faits ; examinons ce qu’était autrefois l’officier ; voyons ce qu’il est devenu, ce qu’on lui demandait jadis et ce que l’on réclame actuellement de lui.

Une différence profonde sépare l’ancien officier de la marine à voile, de celui des cuirassés modernes. Autrefois, les officiers faisaient du sport pendant toute leur carrière, avec une parfaite tranquillité d’esprit : le matériel restait immuable. Ni changemens, ni modifications, ni progrès. A cette époque, on ne connaissait point les escadres d’échantillons.

Rien ne ressemblait à un vaisseau comme un autre vaisseau. Chaque bâtiment restait parfois vingt ans sur les chantiers. Loin d’entraîner des inconvéniens, cette lenteur de construction permettait aux bois de parfaitement sécher ; et, comme on reproduisait toujours le même type, le vaisseau descendant de la cale prenait son poste dans la ligne de file, alors seul ordre de bataille. Avec un équipage entraîné, la puissance de cette unité nouvelle ne différait en rien de celle de ses matelots d’avant et d’arrière.

Au point de vue professionnel, un vieux lieutenant de vaisseau possédait à peu près la somme des connaissances nécessaires. Le plus ancien du navire cultivait le canonnage, à ses momens perdus ; car, le règlement le chargeait de l’artillerie. Or, à l’époque lointaine de la voile, l’artillerie ne comprenait que des pièces à âme lisse, qui se chargeaient par la bouche, et lançaient, naturellement, des boulets ronds.

Pas de machines, pas d’électricité, pas de torpilles, presque pas de fusils, mais des armes préhistoriques, piques, sabres, haches d’abordage, dont le maniement s’apprenait en quelques séances.

Ni le détail des montres, ni celui du canonnage n’attiraient l’ancien marin. Officier de manœuvre, voilà le but de son ambition. Ce rôle le plaçait auprès du commandant, pendant les appareillages, les mouillages, et à l’occasion de tout mouvement important. Une voix de stentor, favorable à la réalisation de ses espérances, lui valait l’estime du commandant, l’admiration de ses égaux, le respect de ses inférieurs.

Presque tout, en effet, résidait dans la manœuvre. Brasser les vergues en éventail, virer de bord avec élégance en changeant les phares au moment précis, prendre une panne secundum artem, appuyer les bras du vent, porter « près et plein » quand on naviguait au plus près, surveiller l’aspect général du temps, examiner avec attention l’état du ciel, pour éviter toute surprise, tels étaient les soucis de l’officier de quart.

En dilettante, il mettait un point d’honneur à évaluer ce que tel ou tel nuage pouvait donner comme force de vent. Les anciens lui répétaient : « Saluez les grains ! » Aussi, à l’approche d’un nuage menaçant, commandait-il de choquer les drisses des perroquets en douceur, juste assez (ni plus ni moins) pour n’éprouver aucune avarie, sous le coup de fouet que cinglait un grain sur l’ensemble de la voilure.

Cette navigation avait son charme. Sous les tropiques, un ciel de velours bleu scintillant d’étoiles, une petite brise bien établie, le balancement d’un roulis léger, amenaient les rêveries et la contemplation.

Puis, le décor changeait. Après l’équateur et les averses tièdes du « pot au noir, » on arrivait aux vastes océans du Sud. Là, le navire prenait pour compagnons de route des pélasgiens à la vaste envergure, les frégates, ces aigles de la mer, volant dans le creux des lames en tâtant l’eau du bout de l’aile immobile ; les sinistres pétrels, les becs-en-ciseaux et les damiers en bandes désordonnées. Tout cela par ciel plombé, grains de pluie et longue houle du pôle.

Vent debout, la frégate à voile naviguait en zigzag ; elle sciait du bois. À cette époque reculée, la patience constituait la première vertu du navigateur. Une distance de 15 à 20 milles séparait-elle, sur la carte, les points compris entre deux passages du soleil au méridien ? Le commandant se frottait les mains : « Tout vient à point à qui sait attendre, » murmurait-il.

Sous la poussée du progrès, le Napoléon inaugura le règne des vaisseaux mixtes. Les officiers ne se plièrent pas aisément aux habitudes nouvelles qu’apportait ce changement dans la propulsion. Ils appelaient « tourne-broche » la machine (auxiliaire à cette époque) que l’on ne mettait en branle que pour atterrir ou par calme plat persistant. Ils traitaient les mécaniciens de « charbonniers, » et les chauffeurs, de « sauvages de la tribu des Pieds Noirs. »

Vivant à l’air libre, les officiers de vaisseau regardaient du haut de leur grandeur ce personnel grouillant dans les fonds. Un officier de quart sur la passerelle d’une frégate mixte, gêné par les flots de fumée noire que vomissait la cheminée, criait par le porte-voix cet ordre étrange, en traînant sur la dernière syllabe : « Chauffez sans fumée ! » Il y avait dans ces trois mots de la suffisance, de la suprématie indiscutable, de l’ironie, du persiflage et, aussi, un grain de dépit. Ne fallait-il pas se résigner maintenant à vivre dans une atmosphère d’escarbilles au parfum d’huile bouillante ?

Que de changemens depuis cette époque ! La coque est double, non plus en bois, mais en acier. On la divise en compartimens par des cloisons étanches ; on boulonne à l’extérieur une cuirasse protectrice.

L’artillerie a marché à pas de géant. L’augmentation du calibre a amené la diminution du nombre des pièces. Un vaisseau de premier rang portait jusqu’à 120 canons. Un cuirassé en possède une douzaine, sans compter l’artillerie légère, destinée à foudroyer les torpilleurs. Au lieu de les aligner, — d’un bout à l’autre du navire, suivant les rangées de sabords, — on les monte en tourelles fermées, soit isolément, soit à raison de deux par tourelle.

Et les machines ! Par l’accroissement de la pression, la diminution du poids par cheval et l’augmentation du nombre des tours, on obtient des vitesses inconnues autrefois.

Outre ses deux ou trois moteurs principaux, chaque grand bâtiment possède une quantité de machines auxiliaires : pompes d’épuisement, ventilateurs, escarbilleurs, servo-moteurs, cabestans, treuils, etc. La nécessité de l’alimentation des chaudières à l’eau douce entraîne des installations compliquées ; le cloisonnement exige une ventilation très efficace des compartimens.

On a inventé les torpilles, les bateaux sous-marins, et l’on perfectionne ces engins de jour en jour.

L’électricité assure, en service courant, non seulement l’éclairage, mais aussi les transports de force (gouvernail, cabestans, tourelles).

Les compagnies de débarquement ont pris une telle importance, qu’il n’est plus permis d’ignorer ce qui se rapporte au fusil et au service en campagne.

Enfin, les bâtimens rapides ne naviguent plus à l’œil, mais avec une précision mathématique. Ajoutons que le kilogramme du vaisseau de ligne qui valait 0 fr. 50, atteint aujourd’hui 2 fr. 80. six fois plus ; chaque unité, suivant sa classe, vaut de 25 à 40 millions. Un moment d’inattention, un faux coup de barre, une manœuvre trop hardie, coûtent plus cher et alourdissent les responsabilités.

L’officier de quart surveille la route du navire. Les grandes vitesses actuelles, dans des mers plus fréquentées, l’obligent à porter son attention sur les rencontres possibles, et non sur la forme et la direction des nuages. Autrefois, il regardait le ciel, maintenant il fixe la mer. De nos jours, le sombre croiseur bardé de fer marche droit au but. A vitesse économique, il franchit régulièrement 240 milles par vingt-quatre heures (les grands paquebots en font 500). La vapeur nous a enseigné la valeur du temps.

Ces responsabilités nouvelles réclament des officiers beaucoup plus complets ; d’où nécessité d’études approfondies et variées. Or, ce bloc de connaissances indispensables, l’érigérez-vous sur du sable ? On sent la nécessité de fortes études préliminaires.

Écoutez lord Selborne : « Autrefois, il suffisait à l’officier de marine d’être marin. Il faut aujourd’hui qu’il soit marin, canonnier, soldat, mécanicien et homme de science. »

Oui, homme de science, toujours à l’affût du progrès. Malgré ses occupations multiples, l’officier recherche tout travail supplémentaire exigé par les modifications incessantes et les inventions nouvelles. En pleine maturité, il couronne ses études par l’École supérieure de marine, qui restera, n’en doutez pas, la pépinière des amiraux.

Ces efforts sans cesse renouvelés l’élèveront à la hauteur de sa tâche. Car on ne peut admettre que le commandant d’un de ces cuirassés devenus des usines flottantes reste à la merci d’un spécialiste. Le commandant doit contrôler lui-même chacun des services, au moins dans son ensemble. D’où un bagage considérable, dont les chapitres s’intitulent :


Manœuvre ; — Architecture navale ; — Artillerie ; — Torpilles ; — Physique (y compris la télégraphie sans fil) ; — Chimie ; — Machines ; — Fusil ; — Tactique ; — Stratégie ; — Navigation ; — Signaux ; — Astronomie ; — Administration ; — Droit maritime ; — Organisation de la marine ; — Marines étrangères ; — Langues étrangères ; — Diplomatie.

Mais alors, dira-t-on, l’officier de marine sera une encyclopédie vivante ? Point du tout. Ce catalogue comporte des connaissances d’importance diverse, les unes obligatoires, d’autres secondaires, qui accroissent simplement la valeur générale de l’officier. La diplomatie, par exemple, paraît un peu fantaisiste, dans cette énumération. Pourtant, ce terme prend une réelle valeur, quand on confie une négociation au commandant d’un navire. Même par ce temps de câbles sous-marins, le cas est fréquent, et nos officiers de marine, appelés à seconder, parfois même à suppléer l’action diplomatique, font bonne figure dans cet emploi un peu en dehors de leurs attributions ordinaires.

Ces notions indispensables ou accessoires se superposent, je le répète, aux principes scientifiques, qui doivent en former la base inébranlable, le pivot rigide. Tout en restant marin, l’officier moderne, devenu presque un savant, élargit de jour en jour le cercle de ses connaissances.

Les officiers de marine se recrutent : par l’École polytechnique ; par le Borda ; par le rang (École des élèves-officiers).

L’École polytechnique en donne deux ou trois par an. Le Borda les fournit en très grande majorité ; et, en bonne logique, on devrait encourager cette institution et en favoriser le développement. Or, qu’a-t-on fait depuis quelques années ? On a d’abord abaissé le niveau des examens d’entrée ; on a élevé la limite d’âge ; enfin, on réduit peu à peu le nombre des admissions : de 100, ce chiffre est tombé, par bonds successifs, à 80, à 70, à 50, à 48, à 45.

En revanche, on augmente le nombre des candidats à admettre à l’École des élèves-officiers, en dépassant notablement la proportion établie par la loi. En 1905, 50 élèves entrent au Borda, contre 21 à l’École des élèves-officiers.

En 1906, on n’admet plus au Borda que 45 élèves (chiffre des prévisions) contre 35 sous-officiers à l’École des élèves-officiers.

Remarquez qu’à partir de cette année même, jusqu’en 1916, l’Académie navale de Kiel recevra 176 élèves par an. D’autre part, le Japon a reçu, à l’École navale, 183 élèves en 1904, et il continue.

M. Lockroy et l’amiral Bienaimé ont questionné M. Thomson sur le nombre vraiment dérisoire de candidats à recevoir à l’École navale en 1906. Voici la réponse du ministre :

« Le chiffre de 35 élèves entrés à l’École des sous-officiers de Brest correspond non pas à celui de 45 élèves entrés cette année au Borda, mais à 66 élèves, nombre primitivement fixé. D’ailleurs, si cette année le chiffre de 45 élèves a été adopté, il demeure entendu qu’il pourra être augmenté, si cela paraît nécessaire[2]. »

L’explication est un peu embrouillée ; mais, quelle cause à défendre !

Ainsi, la courbe de l’École des sous-officiers monte, et celle du Borda descend. M. Michel Bréal aurait-il dit la vérité : « Nous tendons à faire une nation de contremaîtres ? »

Passons à l’École des élèves-officiers, établie à Brest. Le ministre fixe, chaque année, le nombre de sous-officiers à y admettre. Les candidats reçus suivent un cours préparatoire dirigé par deux officiers de marine, un mécanicien principal et un professeur de littérature.

Ce cours ne dure qu’un an. Au bout de cette période, après examen, les élèves passent premiers maîtres élèves-officiers et embarquent, au mois d’octobre, pour une autre année, sur le Duguay-Trouin (École d’application), avec les aspirans qui sortaient du Borda. On espérait que ce contact prolongé amènerait la fusion entre les deux groupes d’origine distincte. A la sortie du Duguay-Trouin, nouvel examen ; puis, embarquement pour une troisième année, sur les unités des escadres. Cette période accomplie, on les nomme enseignes de vaisseau.

Voici, à titre d’information, le programme des connaissances exigées pour l’entrée au Borda et à l’École des élèves-officiers, ainsi que l’énumération des cours professés dans chacun de ces établissemens. La comparaison est très instructive.

École navale (Borda).
EXAMEN D’ENTRÉE


Examen écrit Examen oral
Composition d’arithmétique et d’algèbre Anglais, histoire, géographie, français, latin ou allemand.
— de trigonométrie Géométrie descriptive
— de géométrie Mécanique
— de géométrie descriptive Algèbre, arithmétique, trigonométrie
— de physique Physique
— de français Chimie
Thème anglais sans dictionnaire Histoire naturelle
Dessin d’après la bosse
École des élèves-officiers à Brest.
EXAMEN D’ENTRÉE


Examen écrit Examen oral
Narration française Géométrie élémentaire
Un problème d’arithmétique (de la force des candidats à l’École des arts et métiers) Algèbre et trigonométrie rectiligne.
Un problème d’algèbre (équations du 2e degré, à 1 inconnue). Histoire (de Henri IV au traité de Francfort).
Un problème de géométrie élémentaire Manuel du gabier.
Une carte muette à remplir. — canonnier.
— torpilleur.
— fusilier.
— timonier.


Cours professés à l’École navale (Borda). Cours professés à l’École des élèves-officiers
Littérature française Algèbre et trigonométrie
Histoire maritime française Mécanique élémentaire
Géographie générale Mécanique du navire. Calcul du déplacement. Stabilité
Analyse Astronomie et navigation — Calculs nautiques
Mécanique Physique. — Optique, chaleur, électricité
Physique et chimie. Machines
Architecture navale Français
« Histoire maritime de la France (de Colbert à nos jours)
Cours pratiques Calculs nautiques
« Manœuvre
« Machines
« Artillerie
« Infanterie
« Torpilles

On remarquera (examen d’entrée à l’École des élèves-officiers) les parenthèses atténuantes :

Un problème d’arithmétique (de la force des candidats à l’École des arts et métiers ; )

Un problème d’algèbre (équations du deuxième degré, à une inconnue).

Autrefois, cinq ou six maîtres par an arrivaient au grade d’enseigne de vaisseau. C’étaient de vieux serviteurs, résistans, travailleurs, connaissant à fond les choses de leur métier. L’épaulette d’officier était le couronnement de leur belle carrière faite de dévouement, de discipline et d’honneur. Ils passaient tard, et la limite d’âge les atteignait au grade suivant (lieutenant de vaisseau).

Alors, le règlement n’admettait aux concours que les sous-officiers des spécialités de la manœuvre, de la timonerie, de la mousqueterie, du canonnage et des torpilles. Un décret présidentiel du 7 juin 1901 a élargi le cercle des compétitions, en ouvrant l’École aux deuxièmes maîtres de toutes les spécialités : charpentiers, commis aux vivres, magasiniers, etc. Tous peuvent prétendre aujourd’hui au grade d’enseigne de vaisseau, quand ils possèdent, bien entendu, l’instruction nécessaire.

L’idée ne manque point d’équité, bien que la plupart des spécialistes qu’englobe la nouvelle loi n’aient du marin que le nom et semblent, au premier abord, peu désignés pour entrer dans le cadre des officiers de vaisseau. Que faut-il, avant tout ? Des hommes de mer. Alors, ne serait-il pas plus logique d’accueillir les infirmiers dans le corps de la médecine navale, les commis aux vivres dans celui du commissariat, et les charpentiers-calfats dans le génie maritime ?

Quoi qu’il en soit, ce qui devait fatalement se produire est arrivé. Les moins faibles en mathématiques élémentaires enlèvent les places. Un flot de sous-officiers mécaniciens envahit l’École, avec l’idée fixe de pénétrer dans la collectivité qui commande, autrefois le « grand corps. »

Le nouveau décret a produit les résultats suivans :


Spécialités du pont Mécaniciens Total
Entrée à l’Ecole des élèves-officiers 1901 2 10 12
« 1902 3 14 17
« 1904 7 13 20

En 1904, 55 candidats sont déclarés admissibles :


1 patron-pilote Deuxièmes maîtres
1 fourrier «
4 timoniers «
49 mécaniciens «
55

Cette même année, 19 élèves ont été promus premiers-maîtres-élèves-officiers :


1 canonnier Deuxièmes maîtres
3 torpilleurs «
3 timoniers «
12 mécaniciens «
19
En 1905, 21 sous-officiers ont été promus élèves-officiers :


1 timonier Deuxièmes maîtres
1 fourrier «
19 mécaniciens «
21

En 1906, sont promus premiers-maîtres-élèves-officiers :


5 timoniers Deuxièmes maîtres
1 mousqueterie «
14 mécaniciens «
20

Je le répète, en ouvrant toutes les écluses, on rend inévitable l’intrusion des mécaniciens. Or, ceci, loin de présenter une solution désirable, crée une situation plutôt alarmante. Car ce phénomène se produit juste au moment de l’accroissement de la flotte, alors que la marine manque déjà d’officiers mécaniciens. Comment d’ailleurs concevoir cet exode ? Le corps des officiers mécaniciens, qui mérite si bien le titre de corps d’élite, n’est nullement sacrifié. La loi du 29 juillet 1905 a augmenté leur nombre de 178 unités. Désormais, ce cadre comprendra un officier général du grade de vice-amiral et 2 contre-amiraux.

Pourquoi donc les mécaniciens ne poursuivent-ils pas leur carrière dans les machines, au lieu de battre les buissons à côté ? Pourquoi cette permutation de corps ? Voyez-vous la guerre autorisant les fantassins à passer dans la cavalerie, l’artillerie, le génie ?… Elle n’a point encore songé à cette combinazione.

En bonne logique, il faudrait effacer du règlement la faculté du changement de corps laissée aux mécaniciens. Ceux-ci se sont spécialisés ; la loi leur ouvre l’accès des plus hauts grades dans leur spécialité. Qu’ils y restent !

Une autre raison milite en faveur de cette prohibition. L’industrie et la marine nationale elle-même attirent nos meilleurs ouvriers des machines. En 1900, 21 seconds maîtres et 32 quartiers-maîtres sont entrés dans divers services de la Marine (directions de travaux, comptabilité des matières, etc.).

M. le sénateur Méric, dont la compétence est bien connue, a fait des remarques très justes dans son intéressant rapport sur le personnel mécanicien :

« Pour eux (les mécaniciens), le bord constitue l’usine. Qui peut prétendre que l’usine soit un lieu de préparation pour de futurs marins ? Si leur instruction a pu leur permettre d’entrer à l’École des officiers de marine, il n’en est pas moins vrai que rien dans leurs habitudes, leurs occupations, leurs études, le milieu même de leur vie passée, rien n’a pu les initier à la profession de marin, les imprégner, pour ainsi dire, de cet état d’esprit particulier si nécessaire au marin, qu’il en est en quelque sorte une seconde nature. Leur instruction restera purement théorique et, à la sortie de l’école, il sera déjà bien tard pour changer leur tournure d’esprit et s’assimiler celle de leur nouvelle position. On ne s’improvise pas plus marin, qu’on ne s’improvise mécanicien. Mais c’est précisément au moment où il est bien à point pour faire un chef accompli que le mécanicien vire de bord et s’engage dans une voie nouvelle où, quoi qu’on en dise, il a tout à apprendre. Nous voyons clairement ce que perd la marine, à savoir d’excellens mécaniciens ; nous ne voyons pas ce qu’elle gagne et il nous parait difficile d’affirmer que ces officiers de marine auront, sauf exception, dans leur nouvelle carrière, la même valeur d’utilisation que dans la première. »

Pour réagir contre l’assaut véritable que donne le personnel des machines à l’École des élèves-officiers, on a d’abord admis au concours les quartiers-maîtres des autres spécialités, ayant cinq ans de service, dont un an à la mer dans le grade. Cette faveur serait, bien entendu, restée lettre morte sans la création, à bord des navires, de cours préparatoires, où les quartiers-maîtres puiseront une partie de l’instruction générale nécessaire pour franchir le premier échelon de Brest. Sur chacun des bâtimens de l’escadre, un officier professe le cours des officiers-mariniers et des quartiers-maîtres spécialistes, candidats à l’École des élèves-officiers.

Le règlement fait plus encore, et il est logique, en admettant à ce cours de simples matelots brevetés. Ceci, en vue de donner plus de temps à la préparation et, aussi, de recueillir une intelligence vive qui aurait « passé par maille. »

Cette façon d’élargir le cercle des candidatures a soulevé des objections. M. le député Chaumet est un des rares orateurs qui aient osé montré à la Chambre le véritable état des choses et avouer avec franchise qu’il n’est pas sans danger de faciliter, à des sous-officiers insuffisamment instruits, l’accès de nos états-majors : « Il ne faudrait pas aller trop loin dans cette voie où l’on s’est engagé peut-être avec quelque imprudence, » ajoutait-il, et il laissait la Chambre sous cette impression : « Une égalité de grade ou de fonctions suppose" une égale capacité. Il n’est ni juste, ni moral et il est dangereux qu’on puisse dire : Un tel, qui n’a pu acquérir une instruction suffisante, aura les mêmes titres, les mêmes droits, les mêmes fonctions que celui-là qui est instruit. Cela, dans la marine, plus encore qu’ailleurs, est extrêmement dangereux. »

J’ajoute un autre argument. Aucune puissance, pas même l’Amérique du Nord, pourtant si éclectique, si libérale, si démocratique, n’admet qu’un sous-officier reçoive le grade d’officier, sans restriction. Bien plus, les Américains, avec le bon sens pratique qu’ils possèdent à un si haut degré, signalent cette tendance comme un danger qu’il faut combattre. Le sous-officier et l’officier ne jouent-ils pas, dans la marine, des rôles aussi définis que différens ? L’un se meut dans un horizon restreint où il rend des services très appréciés. L’autre doit voiries choses de plus haut ; il lui faut pour cela des connaissances plus étendues, des idées plus générales.

Le Saint-Maixent maritime ne produira pas d’officiers assez complets, par le temps de progrès où nous vivons, et cette situation s’aggravera dans l’avenir. Sauf exception, les sous-officiers ne possèdent point l’instruction nécessaire. Ils n’ont pu l’acquérir faute de temps et, plus tard, l’âge ne leur permet plus de digérer aisément les connaissances indispensables. On ne saurait certes leur en faire un grief ; mais nous devons à la vérité de le constater. D’où proviennent les sous-officiers mécaniciens eux-mêmes, si nombreux à l’École de Brest ? Souvent des écoles d’arts et métiers, c’est-à-dire d’établissemens où l’on forme des chefs d’ateliers pour le travail du bois et du fer. C’est insuffisant.

D’autre part, en sortant de l’École des élèves-officiers, après avoir fourni une somme de travail très considérable, ils demeurent parfaitement convaincus, — et ils ont raison de le croire, — que l’estampille gouvernementale les rend aptes à remplir les emplois les plus élevés, à commander les gros cuirassés et, plus tard, les escadres nombreuses. Ce résultat est mauvais, dangereux, décevant. Le problème du recrutement du personnel officier réclame, selon nous, d’autres mesures, que nous résumons en quelques mots :

Ouvrir à deux battans les portes de l’École navale et accroître le chiffre des admissions, accorder un plus grand nombre de bourses à répartir entre les jeunes gens dont on signalerait l’intelligence et le goût des choses de la marine.

Continuer les cours des élèves-officiers, à l’exclusion absolue des mécaniciens, sans chercher à forcer la note pour introduire dans le cadre le plus grand nombre possible de sous-officiers. Ceux-ci, d’autre part, n’occupent pas la place qu’ils méritent par leurs excellens services. On a déjà créé les adjudans principaux, avec pension de retraite de chef de bataillon, comme maximum. Mais ces agens restent toujours en sous-ordre. Un décret présidentiel du 4 mars 1907 leur a donné une satisfaction superficielle en leur accordant le port de l’uniforme des officiers de marine, jusqu’au grade de capitaine de corvette ou chef de bataillon (quatre galons). Mais les adjudans principaux continuent, malgré cette concession extérieure, à n’avoir autorité que sur les marins et militaires n’ayant pas rang d’officier. Il faut les favoriser davantage, leur donner la faculté d’atteindre véritablement le grade d’officier et d’en exercer les prérogatives. En conséquence, il y aurait lieu de créer comme débouché pour la maistrance, un corps d’officiers de côtes, avec assimilation complète, jusqu’au grade de capitaine de vaisseau inclus. (Entrée au choix et à l’ancienneté, sans examen.)

Cette réforme, proposée par un de nos amiraux, assurerait dans des conditions excellentes la stabilité des services à terre, en guerre comme en paix, sans période de transition à l’ouverture des hostilités, quand tous les ressorts sont tendus en vue de la mobilisation. Elle permettrait d’employer exclusivement sur les navires les officiers du cadre actif ; elle apporterait enfin une satisfaction légitime à des serviteurs dignes de tout éloge, et qui sont comme le pivot de notre marine.

D’après les considérations précédentes, non seulement l’organisation d’un Saint-Maixent maritime sur une grande échelle n’est pas à recommander, mais elle est à proscrire, au moins dans notre état social actuel. Pour diverses raisons, ceux qui voient les choses de près ne peuvent tout avouer, mais ils ne me contrediront point si je déclare que l’expérience est probante. Il importe de le proclamer hautement.

Puisse un orateur, dédaigneux de la popularité, mais soucieux du bien public, reprendre les argumens déjà développés à la tribune, avec tant de courage, par M. Chaumet ! Puisse-t-il persuader au Parlement que cette institution n’apportera que déboires aux intéressés et déconvenues à la Défense nationale ! Puisse-t-il enfin développer ce thème avec éloquence ! Engagés sur une voie morte par suite d’un faux aiguillage, nous roulons vers le buttoir. Serrons les freins !


COMMANDANT DAVIN.

  1. La réalisation de cette mesure donnerait une certaine impulsion à l’avancement des officiers sortant des grandes écoles, le choix paraissant devoir s’exercer sur eux, de préférence.
  2. La moyenne des notes obtenues par les candidats ayant été supérieure à celle de 1905, le Ministre, par faveur spéciale, sur la proposition de la commission d’examen, a porté de 45 à 48 le nombre des élèves reçus.