Saint Augustin (RDDM)/01

La bibliothèque libre.
Saint Augustin (RDDM)
Revue des Deux Mondes6e période, tome 14 (p. 481-524).
SAINT AUGUSTIN[1]


Inquietum est cor nostrum, donec requiesca in te ! ...
Notre cœur est inquiet, mon Dieu, jusqu’à ce

qu’il se repose en Toi !...

(Confessions, I, I.)


PROLOGUE

Saint Augustin n’est plus guère qu’un nom fameux. En dehors des milieux théologiques ou érudits, on a cessé de le lire. Telle est la vraie gloire : on admire les saints, comme les grands hommes, de confiance. Ses Confessions elles-mêmes, on n’en parle généralement que par ouï-dire. Expierait-il, sous cette indifférence, le regain de gloire dont il brilla au XVIIe siècle, lorsque les jansénistes l’associèrent, avec un invincible entêtement, à la défense de leur cause ? Le renom d’austérité chagrine et de contentieuse et ennuyeuse prolixité qui se lie au souvenir des écrivains de Port-Royal, — Pascal excepté, — aurait-il rejailli sur r œuvre d’Augustin enrôlé malgré lui dans les rangs de ces pieux sectaires ? Pourtant, s’il y a des hommes, qui ne lui ressemblent pas et que, probablement, il eût poursuivis de toute son éloquence et de toute sa dialectique, ce sont les jansénistes. Sans doute, il eût dit avec dédain : « le parti de Jansen, » de même qu’autrefois, dans son attachement à l’unité catholique, il disait : « le parti de Donat. »

Avouons aussi que le seul aspect de ses œuvres épouvante, — qu’il s’agisse des énormes in-folio en deux colonnes de l’édition bénédictine, ou des volumes encore si compacts et beaucoup plus nombreux des éditions récentes. Derrière ce rempart d’imprimé, il est bien défendu contre les curiosités profanes. Il faut du courage, et de la persévérance, pour s’engager dans ce dédale de textes, tout hérissés de théologie, d’exégèse et de métaphysique. Mais, quand on a franchi le seuil de la farouche enceinte, quand on s’est accoutumé à l’ordonnance et à la figure de l’édifice, on ne tarde pas à se prendre d’une ardente sympathie, puis d’une admiration grandissante pour l’hôte qui l’habite. Le visage hiératique du vieil évêque s’anime, devient étrangement vivant, presque moderne d’expression. On découvre, sous les textes, une des existences les plus passionnantes, les plus mouvementées, les plus riches en enseignemens, que nous offre l’histoire. Ces enseignemens s’adressent à nous, répondent à nos préoccupations d’hier ou d’aujourd’hui. Cette existence, le siècle où elle s’est déroulée nous rappellent notre siècle et nous-mêmes. Le retour de circonstances semblables a amené des situations et des caractères semblables : c’est presque notre portrait. Nous sommes tout près de conclure qu’à l’heure présente, il n’est pas de sujet plus actuel que saint Augustin.

Il est au moins un des plus intéressans. Quoi de romanesque, en effet, comme cette existence errante de rhéteur et d’étudiant, que le jeune Augustin promena de Thagaste à Carthage, de Carthage à Milan et à Rome, et qui, commencée dans les plaisirs et le tumulte des grandes villes, s’acheva dans la pénitence, le silence et le recueillement d’un monastère ? Et d’autre part, quel drame plus haut en couleur et plus utile à méditer que cette agonie de l’Empire à laquelle Augustin assista et que, de tout cœur fidèle à Rome, il aurait voulu conjurer ? Quelle tragédie enfin plus émouvante et plus douloureuse que cette crise d’âme et de conscience qui déchira sa vie ? A l’envisager dans son ensemble, on peut dire que la vie d’Augustin ne fut qu’une lutte spirituelle, un combat d’âme. C’est le combat de tous les instans, l’incessante psychomachie,-que dramatisaient les poètes d’alors, et qui est l’histoire du Chrétien de tous les temps. L’enjeu du combat, c’est une âme. Le dénouement, c’est le triomphe final, la rédemption d’une âme.

Ce qui rend la vie d’Augustin si complète et si réellement exemplaire, c’est qu’il soutient le bon combat non seulement contre lui-même, mais contre tous les ennemis de l’Église et de l’Empire. S’il fut un docteur et un saint, il fut aussi le type de l’homme d’action à une des époques les plus découragées. Qu’il ait triomphé de ses passions, cela, en somme, ne regarde que Dieu et lui. Qu’il ait prêché, écrit, remué les foules, agité les esprits, cela peut paraître indifférent à ceux qui rejettent sa doctrine. Mais qu’à travers les siècles son âme brûlante de charité échauffe encore les nôtres, qu’à notre insu, il continue à nous former, et que, d’une façon plus ou moins lointaine, il soit encore le maître de nos cœurs, et, à de certains égards, de nos esprits, voilà qui nous touche les uns et les autres, indistinctement. Non seulement Augustin a toujours sa grande place dans la communion vivante de tous les baptisés, mais laine occidentale est marquée à l’empreinte de la sienne.

D’abord, sa destinée se confond avec celle de l’Empire finissant. Il a vu sinon la disparition totale, du moins l’évanouissement graduel de cette chose admirable que fut l’Empire romain, image de l’unité catholique. Or, nous sommes les débris de l’Empire. D’ordinaire, nous nous détournons avec dédain de ces siècles pitoyables qui subirent les invasions barbares. Pour nous, c’est le Bas-Empire, une époque de honteuse décadence qui ne mérite que nos mépris. Cependant, c’est de ce chaos et de cette abjection que nous sommes sortis. Les guerres de la République romaine nous touchent moins que les brigandages des chefs barbares qui détachèrent notre Gaule de l’Empire et qui, sans le savoir, préparèrent l’avènement de la France. Que nous font, en définitive, les rivalités de Marius et de Sylla ? La victoire d’Aétius sur les Huns dans les plaines catalauniques nous intéresse bien davantage. Enfin, c’est être injuste pour le Bas-Empire que d’y voir seulement une époque de faiblesse, de lâcheté et de corruption. Ce fut aussi une époque d’activité effrénée, féconde en aventuriers de grande envergure, dont quelques-uns se montrèrent héroïques. Même les plus dégénérés des derniers empereurs ne perdirent jamais le sentiment de la grandeur et de la majesté romaines. Jusqu’à la fin, ils emploient toutes les ruses de leur diplomatie à empêcher les chefs barbares de se croire autre chose que des serviteurs de l’Empire. Honorius, traqué dans Ravenne, s’obstine à refuser à Alaric le titre de chef de la milice, dût-il, par son obstination, livrer Rome au pillage et risquer sa propre vie.

Par sa fidélité à l’Empire, Augustin se manifeste déjà l’un des nôtres, un Latin d’Occitanie. Mais des analogies plus étroites le rapprochent de nous. Son siècle ressemble beaucoup à celui-ci. Pour peu que nous entrions dans la familiarité de ses livres, nous reconnaissons en lui une âme fraternelle, qui a souffert, senti, pensé à peu près comme nous. Il est venu dans un monde finissant, à la veille du grand cataclysme qui allait emporter toute une civilisation : tournant tragique de l’histoire, période troublée et souvent atroce, qui dut être bien dure à vivre pour tous et qui dut paraître désespérée aux esprits les plus fermes. La paix de l’Église n’était pas encore établie, les consciences étaient divisées. On hésitait entre la croyance d’hier et la croyance de demain. Augustin fut un de ceux qui eurent le courage de choisir et qui, ayant choisi leur foi, la proclamèrent sans faiblir. Un culte millénaire allait s’éteindre, dépossédé par un culte jeune, à qui l’éternité est promise. Combien d’âmes délicates eurent à souffrir de cette scission, qui les détachait de leurs origines et qui les obligeait, pensaient-elles, à trahir leurs morts avec la religion des ancêtres ! Tous les froissemens que les sectaires d’aujourd’hui infligent aux âmes croyantes, beaucoup durent les éprouver alors. Les sceptiques souffraient de l’intransigeance des autres. Mais le pire, — comme aujourd’hui, — ce dut être d’assister au débordement de sottises qui, sous le couvert de la philosophie, de la religion ou de la thaumaturgie, prétendaient à la conquête des esprits et des volantes. Dans cette mêlée des doctrines et des hérésies les plus extravagantes, dans cette orgie d’intellectualisme creux, ils eurent la tête solide, ceux qui surent résister à l’ivresse publique. Au milieu de tous ces gens qui divaguent, Augustin nous apparaît admirable de bon sens.

Cet intellectuel, ce mystique n’était pas seulement un homme de prière et de méditation. La raison prudente de l’homme d’action et de l’administrateur corrigeait en lui les écarts d’une subtilité dialectique souvent excessive. Comme nous nous en flattons, il avait le sens des réalités, il avait la pratique de la vie et des passions. Comparée à l’expérience d’un Bossuet, combien celle d’un Augustin était plus étendue ! Avec cela, une sensibilité frémissante, qui est encore la nôtre, la sensibilité des époques d’extrême culture, où l’abus de la pensée a multiplié les causes de souffrance, en exaspérant le besoin de la volupté : « L’âme antique était rude et vaine. » Elle était bornée surtout. Celle d’Augustin est tendre et sérieuse, avide de certitudes et de jouissances qui ne trompent point. Elle est vaste et sonore : les moindres ébranlemens s’y propagent en vibrations profondes et y rendent le son de l’infini. Augustin, avant sa conversion, a les inquiétudes de nos romantiques, les mélancolies et les tristesses sans cause, les grands élans nostalgiques qui bouleversaient nos pères. Il est très près de nous.

Il a élargi nos âmes de Latins, en nous réconciliant avec le Barbare. Le Latin, comme le Grec, ne comprenait que lui-même. Le Barbare n’avait pas le droit de s’exprimer dans la langue de l’Empire. Le monde était divisé en deux parts qui voulaient s’ignorer l’une l’autre. Augustin a fait entrer dans notre conscience les régions innomées, les pays vagues de l’âme qui plongeaient autrefois dans les ténèbres de la barbarie. Par lui s’est consommée l’union du génie sémitique et du génie occidental. Il nous a servi de truchement avec la Bible. Les rauques paroles hébraïques se sont adoucies pour nous en passant par sa bouche élégante de rhéteur. Il nous a apprivoisés avec la parole de Dieu. C’est un Latin qui nous parle de l’Eternel.

D’autres, sans doute, l’avaient fait avant lui. Mais aucun n’y avait mis une pareille onction, un accent de tendresse aussi pénétrant. La violence suave de sa charité emporte l’adhésion des cœurs. Il ne respirait que charité. Après saint Jean, il fut l’Apôtre de l’amour.

Sa voix infatigable domine tout l’Occident. Le moyen âge l’entendra encore. Pendant des siècles, on recopie ses sermons et ses traités, on les répète dans les cathédrales, on les commente dans les sommes théologiques. On adopte jusqu’à sa théorie des arts libéraux. Tout ce que l’on conservera de l’héritage antique, on le tiendra d’Augustin. C’est le grand docteur. Avec lui se précise la définition doctrinale du catholicisme. On pourra dire, pour marquer les trois grandes étapes de la vérité en marche : le Christ, saint Paul, saint Augustin. Le dernier est plus près de notre faiblesse. Il est vraiment notre père spirituel. Il nous a enseigné la langue de la prière. Les formules de l’oraison augustinienne sont encore sur les lèvres pieuses.

Ce génie universel, qui, pendant quarante ans, fut le porte-voix de la catholicité, a été aussi l’homme d’un siècle et d’un pays. Augustin de Thagaste est le grand Africain.

Nous pouvons être fiers de lui et l’adopter comme une de nos gloires, nous qui, depuis près d’un siècle, continuons, dans sa patrie, un combat semblable à celui qu’il y a soutenu pour l’unité romaine, nous qui considérons l’Afrique comme un prolongement de la patrie française. Plus qu’aucun écrivain, il a exprimé le tempérament et le génie de son pays. Cette Afrique bariolée, avec son mélange éternel de races réfractaires les unes aux autres, son particularisme jaloux, les contrariétés de ses aspects et de son climat, la violence de ses sensations et de ses passions, la gravité de son caractère et la mobilité de son humeur, son esprit positif et frivole, sa matérialité et son mysticisme, son austérité et sa luxure, sa résignation à la servitude et ses instincts d’indépendance, son appétit de l’empire, tout cela se reflète en traits saisissans dans l’œuvre d’Augustin. Non seulement il a exprimé sa patrie, mais, dans la mesure où il l’a pu, il a réalisé son vieux rêve de domination. Cette suprématie que Carthage avait disputée si longuement et si chèrement à Rome, elle a fini par l’obtenir, grâce à Augustin, dans l’ordre spirituel. Tant qu’il a vécu, l’Église d’Afrique a été la maîtresse des Églises d’Occident.

Pour moi, si j’ose me citer en un sujet pareil, j’ai eu la joie de saluer en lui, outre le docteur et le saint que je vénère, le type idéal du Latin d’Afrique. Cette image que j’avais vue s’ébaucher autrefois, parmi les mirages du Sud, en suivant les chariots de mes rudes héros, je l’ai vue enfin se préciser, s’épurer, s’ennoblir et grandir jusqu’au ciel, en suivant les traces d’Augustin.

Et, quand bien même l’enfant de Thagaste, le fils de Monique n’aurait pas mêlé si profondément sa vie à la nôtre, quand il serait, pour nous, un étranger né en pays lointain, il n’en resterait pas moins une des âmes les plus aimantes et les plus lumineuses qui aient lui parmi nos ténèbres et qui aient réchauffé nos tristesses, — une des créatures les plus humaines et les plus divines qui soient passées par nos chemins.


PREMIERE PARTIE

LES ENFANCES


Sed delectabat ludere.
Je n’aimais qu’à jouer.
( Confessions, I. IV).


I. — UN MUNICIPE AFRICAIN

De petites rues toutes blanches, qui montent vers des buttes argileuses, profondément ravinées par les pluies torrentielles de l’hiver ; entre la double file des maisons, éblouissantes au soleil matinal, des échappées de ciel d’un bleu très doux ; et, çà et là, dans la frange d’ombre épaisse qui borde les seuils, des formes blanches accroupies sur des nattes, des silhouettes indolentes, drapées de couleurs claires, ou engoncées dans des lainages sombres et bourrus ; un cavalier qui passe, à demi plié sur sa selle, le grand chapeau du Sud rejeté derrière les épaules, et pressant du talon l’amble élégant de sa monture, — telle nous voyons, aujourd’hui, Thagaste, telle elle apparaissait sans doute au voyageur, du temps d’Augustin.

Comme la ville française bâtie sur ses ruines, le municipe africain occupait une sorte de plateau resserré entre trois mamelons. L’un d’eux, le plus élevé, qui est encore défendu par un bordj, devait l’être, dans l’antiquité, par un castellum. Des eaux abondantes arrosent le sol. Quand on arrive des régions pierreuses de Constantine et de Sétif, ou de la grande plaine dénudée de la Medjerda, Thagaste donne une impression de fraîcheur. Le lieu est riant, plein de verdures et d’eaux vives. Aux Africains, il offre une image des pays du Nord qu’ils ne connaissent pas, avec ses montagnes boisées, couvertes de pins, de chênes-liège et de chênes zéens. L’aspect est celui d’une contrée montagneuse et forestière, — forestière surtout. C’est un pays de chasseurs. Le gibier y foisonne : les sangliers, les lièvres, les grives, les cailles, les perdrix. A l’époque d’Augustin, les bêtes sauvages y étaient vraisemblablement plus nombreuses qu’aujourd’hui. Lorsqu’il compare ses adversaires, les donatistes, à des lions rugissans, il en parle en homme qui savait ce que c’est qu’un lion.

A l’Est et à l’Ouest, de vastes étendues boisées, des ballons arrondis, des ruisseaux et des torrens qui sillonnent les vallées et les ravins : voilà Thagaste et ses environs, — le monde, tel qu’il se manifesta aux yeux d’Augustin enfant. Mais, vers le Sud, la végétation s’éclaircit, des sommets arides surgissent, écrasés en cônes obtus, ou amincis en tables de la Loi : la stérilité du désert perce à travers l’opulence des masses végétales. Ce pays verdoyant a des coins âpres et sévères. La lumière africaine l’adoucit pourtant. Le vert profond des chênes et des pins se moire de teintes changeantes et chaudes qui sont une caresse et une volupté pour l’œil. On sent bien qu’on est dans un pays de soleil.

A tout le moins, c’est un pays fortement caractérisé, qui s’oppose, d’une façon saisissante, aux régions voisines : Cette Numidie forestière, avec ses cours d’eau, ses prairies où paissent des vaches, diffère, autant qu’il est possible, de la Numidie sétifienne, immense plaine désolée, où les chaumes des champs à céréales, les steppes sablonneuses se déroulent, en ondulations monotones, jusqu’à la barrière nébuleuse de l’Atlas, qui ferme l’horizon. Et cette plaine rugueuse et triste forme à son tour un contraste frappant avec la région maritime de Bougie et d’Hippone, qui est d’une mollesse et d’une gaîté presque campaniennes. Des oppositions si tranchées entre les cantons d’une même province expliquent sans doute les traits essentiels du caractère numide. L’évêque Augustin, qui a porté sa crosse pastorale d’un bout à l’autre de ce pays, qui en fut l’âme agissante et pensante, lui a dû peut-être les contrastes et la diversité de sa riche nature.

Thagaste, assurément, n’y faisait point figure de capitale. C’était un municipe de second ou de troisième ordre, mais à qui son éloignement des grands centres donnait une certaine importance. Les municipes voisins, Thubursicum, Thagura, étaient de petites villes. Madaure et Théveste, plus considérables, n’avaient peut-être pas la même importance commerciale. Thagaste se trouvait au croisement de deux grandes voies romaines, celle d’Hippone à Théveste, celle de Carthage à Calama et à Constantine. Le petit Augustin put y admirer, avec les enfans de son âge, les courriers et les équipages de la poste impériale qui stationnaient devant les auberges de la ville. Ce qui parait certain, c’est que Thagaste, en ce temps-là, comme aujourd’hui, était un lieu de transit et de trafic, station intermédiaire pour les villes du Sud et les villes maritimes, comme pour celles de la Proconsulaire et de la Numidie. De même que la Souk-Ahras actuelle, Thagaste devait être, avant tout, un marché. Les céréales et les vins numides s’y échangeaient contre les troupeaux de l’Aurès, les cuirs, les dattes, les sparteries des régions sahariennes. Les marbres de Simitthu, les bois de citronniers, dont on faisait des tables précieuses, passaient sans doute par là. Les forêts voisines pouvaient fournir des matériaux de construction à tout le pays. Thagaste était l’emporium de la Numidie forestière, l’entrepôt et le bazar, où le nomade vient encore s’approvisionner, où il contemple, avec un ravissement enfantin, les merveilles dues à l’esprit inventif des artisans des villes.

Des images d’abondance et de joie entourèrent donc le berceau d’Augustin. Le sourire de la beauté latine l’accueillit aussi dès ses premiers pas. Certes, Thagaste n’était point ce qui s’appelle une belle ville. Les débris antiques qu’on y a découverts sont d’une facture plutôt médiocre. Mais il faut si peu de chose pour donner l’essor à une imagination d’enfant bien doué ! En tout cas, Thagaste avait des thermes pavés de mosaïques et peut-être décorés de statues : Augustin s’y baignait avec son père. Et il est probable encore qu’à l’exemple de sa voisine Thubursicum et des autres municipes de même rang, elle avait son théâtre, son forum, ses nymphées, peut-être même son amphithéâtre. On n’a rien retrouvé de tout cela. Quelques stèles, des chapiteaux, des fûts de colonnes, une pierre avec une inscription, qui appartint à une église catholique, — voilà tout ce qui subsiste, du moins jusqu’aujourd’hui.

Ne demandons pas l’impossible. Thagaste possédait des colonnes, peut-être toute une rue bordée d’une double colonnade, comme à Thimgad. Cela suffit pour enchanter les yeux d’un petit garçon Imaginatif. Une colonne même mutilée, même à peine dégrossie, conserve une noblesse. C’est comme une libre mélodie qui chante parmi les lourdes masses de la bâtisse. Maintenant encore, dans nos villages algériens, la seule vue d’une colonne brisée nous charme et nous exalte, blanc fantôme de beauté, qui surgit des ruines, parmi les masures modernes.

Thagaste avait des colonnes.


II. — LA FAMILLE D’UN SAINT

C’est dans cette petite ville amène, ombragée, et polie, dès longtemps, par les arts de Rome, que vivaient les parens d’Augustin.

Patritius, son père, nous présente un assez beau type d’Africain romanisé. Il appartenait à l’ordre des décurions, au « très splendide conseil municipal de Thagaste, » splendidissimus ordo Thagastensis, comme dit une inscription de Souk-Ahras. Ces épithètes emphatiques ont beau rentrer dans l’ordinaire phraséologie officielle, elles n’en reflètent pas moins le prestige, dont ces fonctions étaient revêtues. Patritius était, dans son municipe, une manière de personnage. Son fils nous avoue qu’il était pauvre, mais nous soupçonnons le saint évêque d’exagérer par humilité chrétienne. Il possédait certainement plus des vingt-cinq arpens de terre, sans lesquels on ne pouvait remplir la charge de curiale. Il avait des vignes, des vergers, dont Augustin se rappelait plus tard les fruits savoureux et abondans. Enfin, il entretenait un certain train de maison. Il est vrai qu’en Afrique la domesticité n’a jamais été un grand luxe. Cependant, les fils de Patritius avaient un pédagogue, un esclave commis spécialement à leur surveillance, comme les enfans de bonne famille.

On nous assure que le père d’Augustin, étant curiale, devait être ruiné. Les curiales, qui levaient l’impôt et qui en répondaient, étaient obligés de combler, de leurs propres deniers, le déficit des sommes perçues. Patritius aurait été une des nombreuses victimes de ce système désastreux. Mais il y avait, sans doute, bien des exceptions. Ensuite, rien, dans les souvenirs d’Augustin, ne nous autorise à croire que son père ait connu, je ne dis pas la misère, mais la gêne. Ce qui semble le plus probable, c’est qu’il vivotait du revenu de son bien, en petit propriétaire rural. En Afrique, on se contente de peu. Sauf quand l’année est exceptionnellement mauvaise, après une période de sécheresse persistante, ou une invasion de sauterelles, la terre rend toujours de quoi nourrir son maitre.

Chasser, monter à cheval, parader à l’occasion, surveiller ses métayers et ses esclaves agricoles, bâcler un de ces marchés où triomphe l’astuce africaine, telles étaient les occupations de Patritius. Il se laissait vivre en somme sur son petit domaine. Parfois, des accès d’activité, des colères furibondes emportaient cet homme indolent. Il était violent et brutal. Dans ces momens-là, il frappait en aveugle. Il aurait même souffleté ou roué de coups sa femme, si la réserve de celle-ci, sa dignité et sa douceur de chrétienne ne lui eussent imposé. Ne jugeons pas de ces façons d’après les nôtres : nous n’y comprendrions rien. Les mœurs antiques, les mœurs africaines surtout, étaient un déconcertant mélange de raffinement extrême et d’inconsciente brutalité.

C’est pourquoi il ne faudrait pas trop nous exagérer les débordemens de Patritius, auxquels son fils fait une discrète allusion. Qu’il n’ait pas été un scrupuleux observateur de la foi conjugale, c’était, en ce temps-là, plus qu’au nôtre, péché véniel aux yeux du monde. Au fond, l’Africain a toujours souhaité, dans sa maison, un harem : il aspirait naturellement à la polygamie musulmane. A Carthage et ailleurs, la morale publique était pleine d’indulgence pour le mari qui se permettait des privautés ancillaires. On en riait, on excusait le coupable. On était plus sévère, il est vrai, pour la matrone qui en usait de même avec ses esclaves. Cela se voyait pourtant. L’évêque d’Hippone, dans ses sermons, reprochera énergiquement aux époux chrétiens ces adultères trop fréquens, que l’on considérait à peine comme des fautes.

Patritius était païen : ce qui explique, en partie, son relâchement. Dire qu’il est resté fidèle au paganisme jusqu’à la fin de sa vie, ce serait sans doute aller trop loin. Ce conseiller municipal de Thagaste ne devait pas être un païen très convaincu. Les raisons d’ordre intellectuel et spéculatif le touchaient médiocrement. Ce n’était point un disputeur comme son fils. Il était païen par routine, par conservatisme inné de bourgeois et de propriétaire, qui s’attache obstinément à ses traditions de caste et de famille. Il l’était aussi par prudence et par diplomatie. Beaucoup de grands seigneurs terriens continuaient à défendre et à pratiquer le paganisme, probablement pour des motifs analogues à ceux de Patritius lui-même. Celui-ci ne voulait pas se brouiller avec les personnages importans et influent du pays. Il pouvait avoir besoin de leur protection pour sauver son modeste patrimoine de la rapacité du fisc. Ensuite, les emplois les plus lucratifs étaient encore inséparables des sacerdoces païens. Le père d’Augustin se croyait donc fort avisé en ménageant une religion qui était toujours si puissante et qui récompensait si bien ses adeptes.

Pourtant, il est incontestable qu’en ces années-là le paganisme, politiquement parlant, était en mauvaise posture. Il était mal vu du gouvernement. Depuis la mort de Constantin, les « sacrés Empereurs » lui faisaient une guerre acharnée. En 353, à la veille de la naissance d’Augustin, Constance promulgua un édit qui ordonnait à nouveau la fermeture des temples et l’abolition des sacrifices, — et cela, sous peine de mort et de confiscation. Mais, dans les provinces éloignées, comme la Numidie, l’action du pouvoir central était lente et incertaine. Elle s’y exerçait souvent par des intermédiaires hostiles ou indifférens au christianisme. L’aristocratie locale et sa clientèle s’en moquaient plus ou moins ouvertement. Dans leurs immenses villas, derrière les murailles de leurs parcs, les riches propriétaires offraient des sacrifices, organisaient des processions et des fêtes, comme si de rien n’était. Patritius savait tout cela. Et, d’autre part, il pouvait constater la marche envahissante de la religion nouvelle. Pendant la première moitié du IVe siècle, Thagaste avait été conquise par les schismatiques du parti de Donat. Depuis l’édit de Constant contre les donatistes, les habitans de la petite ville, par crainte des rigueurs impériales, étaient revenus au catholicisme. Mais la pacification était loin d’être complète et définitive. A la suite de l’édit, toute la région de l’Aurès avait été en révolution. L’évêque de Bagai, retranché dans sa ville épiscopale et dans sa basilique, avait soutenu un véritable siège contre les troupes romaines. Un peu partout, la lutte se poursuivait sourdement entre donatistes et catholiques. Thagaste, sans doute, n’était pas à l’abri de ces divisions. A ceux qui le pressaient de recevoir le baptême, le père d’Augustin pouvait répondre, avec une déférence ironique : » J’attends que vous soyez d’accord, pour savoir où est la vérité. » Au fond, ce païen assez tiède ne ressentait pas une répugnance invincible contre le christianisme.

Ce qui le prouve d’abord, c’est qu’il épousa une chrétienne.

Comment Monique devint-elle la femme de Patritius ? Comment ces deux êtres, qui se ressemblaient si peu, entre lesquels il y avait enfin une si grande différence d’âges, sans parler de tout le reste, unirent-ils leurs destinées ? Ce sont là des questions que les gens de Thagaste n’auraient même pas songé à se poser. Patritius se maria pour faire comme tout le monde, — et aussi parce qu’il était plus que quadragénaire, que sa mère était vieille et que, bientôt, elle ne serait plus capable de diriger sa maison.

Monique aussi avait encore sa mère. Les deux vieilles femmes s’abouchèrent ensemble, avec beaucoup de politesses et de formules cérémonieuses, et, parce que la chose leur paraissait raisonnable et pleine de convenance, elles décidèrent le mariage. Patritius avait-il jamais vu la jeune fille qu’il allait prendre, selon la coutume, pour avoir des enfans et conduire son ménage ? Il se peut bien que non. Était-elle jolie, riche ou pauvre ? Ces considérations, il les jugeait secondaires, le mariage n’étant point une affaire de cœur, mais un devoir traditionnel à remplir. Il suffisait que l’union fût convenable. Ce qu’il y a de sûr, en tout cas, c’est que Monique était très jeune. Elle avait vingt-deux ans lorsque naquit Augustin, qui, probablement, n’était pas son premier-né. Nous savons qu’elle était à peine nubile, lorsqu’on la livra à l’homme qui l’épousait, comme font leurs parens, des adolescentes ou des petites filles arabes. Or, en Afrique, les femmes sont nubiles de très bonne heure. On les marie à quatorze ans, quelquefois même à douze. Peut-être avait-elle dix-sept ou dix-huit ans, au plus, lorsqu’elle épousa Patritius. Elle aurait eu d’abord un fils, Navigius, que nous retrouverons plus tard à Milan, et aussi une fille, dont nous ne savons même pas le nom, qui devint religieuse et supérieure d’un monastère dans le diocèse d’Hippone. Ces deux autres enfans de Monique et de Patritius sont, pour nous, des physionomies effacées. Ils disparaissent dans le rayonnement du grand frère illustre.

Monique contait volontiers à son fils chéri ses souvenirs. Il nous en a transmis quelques-uns.

Elle avait été élevée durement, selon la mode d’alors. Ses parens étaient chrétiens, et chrétiens catholiques, depuis plusieurs générations. Ils avaient résisté à l’entraînement du schisme de Donat : c’étaient des gens obstinés dans leur conviction, — caractère aussi fréquent en Afrique que son opposé, le type du Numide ou du Maure versatile et volage. Il n’est pas indifférent qu’Augustin soit sorti de cette race opiniâtre. La grâce de Dieu aidant, c’est par là qu’il s’est sauvé : par la trempe énergique de sa volonté.

Cependant, si la foi de la jeune Monique, dès ses premières années, fut si entière, c’est moins aux leçons de sa mère qu’elle le dut qu’aux exhortations d’une vieille servante, dont elle parlait toujours avec reconnaissance. Cette vieille tenait dans la famille de ses maîtres une place semblable à celle que tient encore aujourd’hui, dans les familles turques, la nourrice, la dada, respectée de tout le harem et de toute la domesticité. Elle était née dans la maison, sans doute, et elle-même avait vu naître tous les enfans. Elle avait porté sur son dos le père de Monique, quand il était petit, comme les femmes kabyles ou les bédouines nomades portent encore leurs nourrissons. C’était une esclave dévouée et quelque peu fanatique, véritable chien du foyer, qui, dans son zèle de gardien, aboie plus, que de raison contre l’étranger qui passe : telle la négresse, dans les maisons arabes d’aujourd’hui. Elle est souvent meilleure musulmane, plus hostile au chrétien, que ses maîtres. Celle-ci avait assisté aux dernières persécutions, elle avait peut-être visité les confesseurs dans les prisons, peut-être vu couler le sang des martyrs. Ces scènes terribles et exaltantes étaient restées dans sa mémoire. Quels récits enflammés la vieille servante devait en faire à ses jeunes maîtresses, quelles vivantes leçons de constance et d’héroïsme ! Monique l’écoutait avidement.

À cause de sa grande foi, cette simple esclave était vénérée presque comme une sainte par ses maîtres, qui lui avaient confié la conduite de leurs filles. Elle se montrait une gouvernante sévère, intransigeante sur la discipline. Avec elle, il n’y avait guère que des choses défendues, — et tel était son ascendant sur ses élèves que celles-ci avaient perdu jusqu’au désir de ces choses défendues. Elle les empêchait de boire, même de l’eau, en dehors des repas. Supplice cruel pour de petites Africaines ! Thagaste n’est pas loin du Pays de la Soif. Mais la vieille leur disait :

— Maintenant vous buvez de l’eau, parce que vous n’avez pas de vin à votre disposition. Plus tard, quand vous serez mariées, maîtresses des caves et des celliers, vous mépriserez l’eau, et votre habitude de boire vous entraînerai…

Monique faillit réaliser la prédiction de la bonne femme. Elle n’était pas encore mariée. Comme elle était très sage et très sobre, on l’envoyait à la cave puiser le vin dans les jarres. Avant de le verser dans la bouteille, elle y trempait le bout des lèvres. N’ayant pas l’habitude du vin, elle n’aurait pu en boire davantage : c’était trop fort pour son gosier. Elle faisait cela, non par goût, mais par espièglerie, pour jouer un bon tour à ses parens qui avaient confiance en elle, et puis enfin parce que c’était défendu. Chaque fois, elle buvait une gorgée de plus, tant et si bien qu’elle finit par trouver cela bon et qu’elle en vint à boire des tasses entières. Un jour, la servante, qui l’accompagnait à la cave, se disputa avec elle. Monique riposta vivement. Sur quoi, la fille traita Monique d’ivrognesse !... Ivrognesse ! ce mot injurieux humilia si profondément l’amour-propre de la future sainte, qu’elle se corrigea de sa passion naissante. Augustin ne nous dit point que ce fut par piété, mais parce qu’elle sentit la laideur d’un tel vice.

Il y a une certaine rudesse dans cette histoire enfantine, la rudesse des mœurs antiques, à laquelle se mélo toujours de la décence ou de la dignité. Le Christianisme achèvera de polir l’âme de Monique. A l’époque où nous sommes, si elle est déjà une adolescente très pieuse, elle est encore loin d’être la grande chrétienne qu’elle deviendra plus tard.

Lorsqu’elle épousa Patritius, c’était une fille réservée et froide en apparence (au fond, elle était une passionnée), exacte à remplir ses devoirs religieux, même un peu rigoriste, exagérant l’austérité chrétienne, en haine de toutes les brutalités et de tout le relâchement que le paganisme autorisait. Néanmoins, cette âme rigide savait se plier aux nécessités. Monique avait du tact, de la souplesse, et, à l’occasion, un sens pratique très fin et très raisonnable, dont elle donna mainte preuve dans l’éducation et la conduite de son fils Augustin. Cette âme, dure pour elle-même, voilait l’intransigeance de sa foi sous une douceur inaltérable qui était, en elle, plutôt l’œuvre de la grâce qu’un don naturel.

Nul doute que ses allures et son caractère n’aient beaucoup choqué Patritius au début de leur mariage. Il le regretta peut-être. Qu’avait-il besoin de cette nonne à ses côtés ! L’un et l’autre devaient souffrir des ordinaires froissemens, qui ne tardaient pas à se produire dans ces sortes d’unions entre païens et chrétiens. Certes, on n’était plus au temps de Tertullien, au siècle héroïque des persécutions, où les femmes chrétiennes se glissaient dans les prisons, pour baiser les entraves des martyrs. (Comme la femme se revanchait alors de la longue contrainte du gynécée ! Et quel scandale pour un mari élevé à la romaine !) Mais les pratiques de la vie chrétienne établissaient une sorte de divorce intermittent entre deux époux de religion différente. Monique sortait fréquemment, seule ou accompagnée d’une servante dévouée. Il fallait assister aux offices, courir la ville pour visiter les pauvres, distribuer les aumônes. Et il y avait les jours de jeûne, qui revenaient deux ou trois fois par semaine, enfin le grand jeûne du carême : empêchement fâcheux, quand le mari voulait donner à diner précisément ces jours-là ! Aux vigiles des fêtes, Monique passait une partie de la nuit à la Basilique. Régulièrement, le dimanche sans doute, elle se rendait au cimetière, ou à quelque chapelle élevée à la mémoire d’un martyr, qui, souvent, y était enterré : on appelait d’ailleurs ces chapelles des « mémoires, » memoriæ.

Ces chapelles étaient nombreuses, — trop nombreuses même au gré des chrétiens sévères. Monique allait de l’une à l’autre, portant, dans un couffin, des boulettes de viande hachée, du pain et du vin trempé d’eau. Elle y retrouvait des amies. On s’asseyait autour des tombes, dont quelques-unes étaient creusées en forme de tables, on déballait les provisions et l’on mangeait et buvait pieusement, en l’honneur des martyrs. C’était là, chez les chrétiens, un reste de superstition païenne. Ces pieuses agapes dégénéraient souvent en écœurantes orgies. Augustin, devenu évêque d’Hippone, aura bien du mal à en déshabituer ses ouailles. La tradition en persistera quand même. Tous les vendredis, les femmes musulmanes d’Afrique continuent à visiter les cimetières et les marabouts. Comme au temps de sainte Monique, on s’assied autour des tombes, si fraîches sous leur revêtement de faïences peintes, à l’ombre des cyprès et des eucalyptus. On croque des friandises, on bavarde, on rit, on est heureuses : les maris ne sont pas là.

Monique s’acquittait de ces visites dans un sincère esprit de dévotion, bien loin d’y chercher une occasion de débauche ou de dissipation. Elle se bornait à boire un peu de vin, très discrètement : elle se souvenait toujours de son péché de jeunesse. D’ailleurs, ce vin coupé d’eau, qu’elle apportait de la maison, était tiède, quand elle arrivait au cimetière : c’était une boisson médiocrement délicieuse et qui ne devait guère flatter la sensualité. Elle distribuait le reste aux indigens avec le contenu de son couffin, et elle s’en revenait modestement au logis.

Si sobre et si réservée qu’elle fût, ses sorties prêtaient néanmoins à la médisance. Elles irritaient un mari soupçonneux. Tous les Africains le sont. Ce n’est pas, l’Islam qui a inventé la jalousie conjugale. D’ailleurs, au temps de Monique, les hommes et les femmes participaient aux agapes funéraires, dans une inquiétante promiscuité. Patritius s’en offusquait, et de bien d’autres choses encore. Sa vieille mère exaspérait ses soupçons en lui rapportant les méchans propos et même les calomnies des servantes contre sa femme. A force de patience, de douceur, de prévenances, Monique finit par désarmer sa belle-mère et par la convaincre de sa conduite irréprochable. La vieille s’emporta contre les servantes qui avaient menti, et elle les dénonça à son fils. Patritius, en bon père de famille, les fit fouetter, pour leur apprendre à ne plus mentir. Grâce à cette correction exemplaire et à la sagesse de la jeune femme, la paix se rétablit dans le ménage.

Les amies de Monique s’étonnaient que la bonne harmonie ne fût pas troublée plus souvent, du moins d’une manière apparente, entre les deux époux. Tout le monde, à Thagaste, connaissait le tempérament colérique et violent de Patritius. Et pourtant on ne disait point, on ne remarquait pas qu’il battît sa femme. Les autres matrones, qui avaient des maris plus doux, étaient néanmoins battues par eux. Quand elles venaient chez Monique, elles lui montraient les traces des coups qu’elles avaient reçus, leurs figures tuméfiées par les soufflets, et elles se répandaient en invectives contre les hommes, accusaient leurs débauches, qui, disaient-elles, étaient cause de ces mauvais traitemens.

— Prenez-vous-en à votre langue ! ripostait Monique.

Selon elle, il fallait fermer les yeux sur les désordres des maris, et, quand ils se mettaient en colère, éviter de leur répondre. Le silence, la soumission étaient des armes souveraines. Et comme, étant jeune femme, elle avait un certain enjouement naturel, elle ajoutait en riant :

— « Rappelez-vous ce qu’on vous a lu, le jour de votre mariage. On vous a dit que vous êtes les servantes de vos maris. Ne vous révoltez pas contre vos maîtres !... »

Il y avait là peut-être une fine critique du code païen, si dur dans ses prescriptions. Mais la loi romaine était, en cela, d’accord avec l’Évangile. Chrétienne fervente, la femme de Patritius ne lui reprocha jamais ses infidélités. Tant de douceur et de résignation touchèrent le mari brutal et débauché, qui d’ailleurs était brave homme et qui avait bon cœur. La pudeur de Monique finissait par la rendre belle à ses yeux. Il l’aimait, si l’on peut dire, à force de la respecter et de l’admirer. En somme, il aurait eu mauvaise grâce d’être mécontent d’une femme si peu gênante et qui était une maîtresse de maison accomplie ; nous la verrons à l’œuvre, plus tard, à Cassiciacum. Elle servait même, à son insu, l’intérêt de son époux, en lui conciliant la faveur des chrétiens de Thagaste, tandis qu’il pouvait dire aux païens qui blâmaient son mariage :

— Ne suis-je pas l’un des vôtres ?

Malgré tout ce qui le séparait de Monique, Patritius était un heureux mari.


III. — LA DOUCEUR DU LAIT

Augustin vint au monde le 13 novembre de l’an du Christ 354.

C’était un petit enfant de plus dans cette Afrique sensuelle et voluptueuse, terre de péché et de fécondité charnelle, où les enfans naissent et meurent comme les feuilles. Mais le fils de Monique et de Patritius était prédestiné : il ne devait pas mourir au berceau, comme tant d’autres petits Africains.

Même s’il n’eût point été réservé pour de grandes choses, s’il n’eût été qu’une tête dans la foule, la venue de ce petit enfant devrait encore nous émouvoir : c’est une question importante, pour le chrétien, que la destinée de la plus obscure et de la plus humble des âmes. Quarante ans après, Augustin médite, dans ses Confessions, sur ce menu fait banal de sa naissance, qui passa presque inaperçu pour les habitans de Thagaste, et cela lui apparaît, en vérité, comme un grand événement, non point parce qu’il s’agit de lui, évêque et docteur de l’Église, mais parce que c’est une âme qui, à ce point imperceptible de la durée, entra dans le monde.

Comprenons bien la pensée d’Augustin : les âmes ont été rachetées par une victime d’un prix infini. Elles ont elles-mêmes un prix infini. Rien de ce qui se passe en elles ne peut être indifférent. Leurs péchés les plus véniels, leurs plus faibles élans de vertu sont décisifs pour l’éternité de leur sort. Tout leur sera compté par le juste Juge. Le vol d’une pomme pèsera peut-être autant dans la balance du jugement que le rapt d’une province ou d’un royaume. La malice de l’intention fait la malice du péché. Or, le sort d’une âme, créée par Dieu, en dépend. Dès lors, tout, dans une vie humaine, prend un sérieux, une importance extrêmes. Dans l’histoire d’une créature, tout vaut la peine d’être examiné, pesé, médité, et, peut-être aussi, pour l’édification des autres, raconté.

Voilà une façon toute nouvelle de concevoir la vie, et, par contre-coup, d’entendre l’art. De même que les esclaves, grâce au christianisme, sont entrés dans la cité spirituelle, de même les réalités les plus chétives vont, avec lui, entrer dans la littérature. Les Confessions seront le premier modèle de l’art des temps nouveaux. Un réalisme profond et magnifique, parce qu’il plonge jusqu’au divin, — bien distinct, en tout cas, de notre réalisme superficiel de dilettantes, — va sortir de cette conception neuve. Sans doute, pour Augustin, toute chose contient de la beauté, en tant qu’elle est un reflet de l’ordre et de la pensée du Verbe. Mais elle contient aussi un autre caractère plus essentiel : elle a une valeur, une signification morales. Toute chose, en effet, peut être l’agent de la chute ou de la rédemption d’une âme. La plus infime de nos actions peut avoir sur notre destinée des répercussions infinies. Considérés sous cet angle, les choses et les êtres se mettent à vivre d’une vie à la fois plus solidaire et plus intime, plus individuelle et plus générale. Tout se tient, et pourtant tout est séparé. Notre salut ne regarde que nous, et pourtant il se lie, par la charité, à celui de nos frères.

Voyons, dans cet esprit, le berceau d’Augustin. Regardons-le avec les yeux d’Augustin lui-même et, peut-être aussi, de Monique. Penché sur l’image débile du petit enfant qu’il a été, il se pose toutes les grandes questions désespérantes, que l’humanité agite depuis des millénaires. Le mystère de la vie et de la mort se présente à lui, formidable. Il en est tourmenté jusqu’à l’angoisse et jusqu’à l’égarement : « Laisse-moi, mon Dieu, parler à ta miséricorde, moi qui ne suis que cendre et poussière. Laisse-moi parler, puisque c’est à ta miséricorde et non à l’homme, qui se moquerait de moi, que je m’adresse. Et toi aussi peut-être, tu te ris de moi, mais, par un tendre retour, tu me prendras en pitié. Qu’est-ce donc que je veux dire, Seigneur mon Dieu, sinon que j’ignore d’où je suis venu ici, c’est-à-dire dans cette vie mortelle, ou plutôt dans cette mort vivante, car je ne sais quel nom lui donner… Or voici que, depuis longtemps, mon enfance est morte, — et moi je vis !… Mais, même avant ce temps, mon Dieu, toi, mes délices, ai-je été quelque part, ai-je été quelque chose ?… »

On songe, ici, à la prosopopée fameuse de Pascal : « Je ne sais ni qui m’a mis au monde, ni ce qu’est le monde, ni que moi-même. Je suis dans une ignorance terrible de toutes choses… Tout ce que je connais est que je dois bientôt mourir, mais ce que j’ignore lo plus est cette mort même que je ne saurais éviter. »

Les phrases des Pensées ne sont que l’écho des phrases des Confessions. Mais combien le ton est différent ! Le réquisitoire de Pascal contre l’ignorance humaine est impitoyable. Le Dieu de Port-Royal a le visage dur et fermé de l’antique Destin : il se dérobe dans les nuées, et ne se montre qu’à la fin pour relever sa pauvre créature. Chez Augustin, l’accent est tendre, confiant, vraiment filial, et, s’il est inquiet, on y sent frémir un espoir invincible. Au lieu d’accabler l’homme sous la main de fer du Justicier, il lui fait sentir la bonté du Père, qui a tout préparé, bien avant sa venue, pour le petit enfant misérable : « Seigneur, les consolations de ta miséricorde m’ont reçu dans la vie, comme me l’ont appris mes parens selon la chair… En venant au monde, j’ai goûté la douceur du lait de la femme. Ce n’était pas ma mère ni mes nourrices qui remplissaient leurs mamelles, c’est toi qui me donnais par elles la nourriture de l’enfance, ainsi que tu l’as établi… »

Et voilà que son cœur se fond à ce souvenir du lait maternel. Le grand docteur humilie son style, le rend simple et familier, pour nous parler de ses premiers vagissemens, de ses colères et de ses félicités enfantines. Lui aussi, il était père ; il savait, pour l’avoir vu de ses yeux, tout près de lui, ce que c’est qu’un nouveau-né et qu’une jeune mère qui l’allaite : toutes les petites misères qui se mêlent aux joies de la paternité, il les avait éprouvées. Il se retrouvait lui-même dans son fils.


Cet enfant, né d’une mère chrétienne, et qui devait être le grand défenseur de la foi, ne fut point baptisé, en naissant. C’était là une coutume de l’Église d’Afrique. On reculait le plus possible le baptême, dans la conviction que les péchés commis après le sacrement étaient beaucoup plus graves que ceux commis avant. Gens positifs, les Africains prévoyaient bien qu’ils pécheraient encore, même après le baptême, mais ils entendaient pécher au meilleur compte et diminuer les frais de la pénitence. Cette pénitence, au temps d’Augustin, était loin d’être aussi sévère qu’au siècle précédent. Néanmoins, le souvenir des rigueurs anciennes persistait toujours, et l’habitude était prise de différer le baptême, pour ne pas trop décourager les pécheurs.

Fidèle observatrice des coutumes de son pays et des traditions de son Église, Monique se conforma donc à l’usage. Peut-être eut-elle à lutter aussi contre l’opposition de son mari, qui, resté païen, ne voulait pas donner trop de gages aux chrétiens, ni se compromettre aux yeux de ses coreligionnaires par cet excès de zèle chrétien, qui consistait à faire baptiser un enfant, contrairement à la coutume. Un moyen terme s’offrait : c’était d’inscrire le nouveau-né parmi les catéchumènes. Selon le rite de la première initiation, le signe de la croix fut tracé sur le front d’Augustin, et le sel symbolique déposé sur ses lèvres. Ainsi, on ne le baptisa point. Peut-être s’en est-il ressenti toute sa vie. La pudeur baptismale lui manqua. Devenu évêque, il ne dépouillera jamais complètement le vieil homme, qui avait trempé dans toutes les impuretés païennes. Certaines de ses paroles ont une crudité blessante pour les oreilles chastes. L’influence du milieu africain n’explique pas tout. Il est trop manifeste que le fils de Patritius ne connut point la complète virginité de l’âme.

On lui donna les noms d’Aurelius Augustinus. Le premier était-il son nom de famille ? Nous l’ignorons. Les Africains n’ont jamais appliqué que d’une façon très fantaisiste les règles de l’onomastique romaine. En tout cas, ce nom était fort répandu en Afrique. L’évêque de Carthage, primat de la province et ami d’Augustin, s’appelait, lui aussi, Aurelius. De pieux commentateurs ont voulu y lire comme un présage de sa gloire future d’orateur. Ils ont remarqué que le mot aurum, or, est contenu dans Aurelius : allusion prophétique à la bouche d’or du grand prédicateur d’Hippone.

En attendant, c’était un nourrisson comme tous les autres, qui ne savait, nous dit-il, que « prendre le sein de sa mère. » Cependant, il nous parle des nourrices qui l’ont allaité : sans doute des servantes ou des esclaves de la maison paternelle. Elles lui donnaient leur lait, comme, aujourd’hui encore, ces femmes algériennes, qui, en l’absence de la voisine, font téter son enfant. L’allaitement, d’ailleurs, se prolonge beaucoup plus tard que chez nous. On voit les mères, assises devant leurs portes, interrompre leur travail, pour appeler un bambin de deux ou trois ans qui court dans la rue, et lui tendre le sein. Augustin se souvenait-il de ces choses ? Il se rappelle au moins les jeux de ses nourrices, et comme elles s’ingéniaient à l’apaiser, et les mots enfantins qu’elles lui enseignaient à balbutier. Les premières phrases latines qu’il répéta, il les entendit prononcer par sa mère et par les servantes, qui devaient aussi parler le punique, la langue courante du peuple et de la petite bourgeoisie. Le punique, il l’apprit sans y penser, en jouant avec les enfans de Thagaste, de même que les fils de nos colons apprennent l’arabe, en jouant avec les petits garçons en chéchias.

Il est chrétien, il est évêque, déjà docteur révéré, consulté par la catholicité entière, et il nous raconte tout cela. Il le raconte avec un accent grave et contrit, avec la préoccupation évidente d’attribuer à Dieu, comme à la cause unique, tous les bienfaits qui ont accueilli son enfance, et aussi de déplorer ses misères et ses fautes, suite fatale de la chute originelle. Et pourtant, on devine bien que ces souvenirs lointains et si doux ont encore, pour lui, un charme, contre lequel il n’arrive pas à se défendre complètement. L’attitude de l’auteur des Confessions est ambiguë et quelque peu contrainte. Le père qui a aimé son enfant, qui s’est réjoui de ses jeux, lutte, en lui, contre le théologien qui, plus tard, soutiendra, contre les hérétiques, la doctrine de la Grâce. Il faut qu’il démontre non seulement que la Grâce est nécessaire pour le salut et que les petits enfans doivent être baptisés, mais qu’ils sont capables de pécher. Oui, les enfans pèchent, même à la mamelle. Et Augustin rapporte ce trait d’un nourrisson, qu’il avait vu : « il ne parlait pas encore, et il regardait, pâle de colère et de jalousie, son frère de lait comme si celui-ci lui volait sa part. » Les enfans sont déjà des hommes. L’égoïsme et la rapacité de l’homme mûr s’entrevoient déjà dans le nouveau-né.

Cependant, le théologien de la Grâce ne peut chasser de sa mémoire le verset de l’Evangile : « Sinite ad me parvulos venire, laissez venir à moi les petits enfans. » Mais il l’interprète dans un sens très étroit, il le tourne en argument favorable à sa dispute. Pour lui, la petite taille des enfans est symbolique de l’humilité sans laquelle on n’entre point dans le Royaume du Père. Le Maître, selon lui, n’a point prétendu nous offrir les enfans en exemple. Ils ne sont que chair de péché. Il a seulement tiré de leur petitesse une de ces similitudes où sa pensée, amie des symboles, se complaît. Osons le dire : Augustin s’égare, ici. Telle est la rançon de la pensée humaine, qui, dans ses plus justes affirmations, blesse toujours quelque vérité moins apparente, ou mutile quelque sentiment délicat. Au fond, Augustin a raison. L’enfant est mauvais comme l’homme. Nous le savons. Mais, à la rigueur du théologien nous opposons la divine mansuétude du Christ : « Laissez venir à moi les petits enfans : le royaume des cieux est à ceux qui leur ressemblent. »


IV. — LES PREMIERS JEUX

« Je n’aimais qu’à jouer, » nous dit Augustin, en nous racontant ces lointaines années.

Quoi d’étonnant, si cette facile et souple intelligence, qui pénétra sans effort et comme d’instinct la science encyclopédique de son temps, qui se trouvait à l’aise au milieu des abstractions les plus ardues, a d’abord conçu la vie comme un jeu ?

Les amusemens des petits Africains d’aujourd’hui ne sont ni très nombreux, ni très variés. Ils n’ont pas l’imagination inventive. Leurs camarades français leur ont, en cela, beaucoup appris. S’ils jouent aux billes, à la marelle, aux barres, c’est à l’imitation des Roumis. Et pourtant, ils sont extrêmement joueurs. Les jeux de hasard surtout les attirent. Ils y passent des heures entières, couchés à plat ventre dans un coin d’ombre, et ils y apportent une intensité de passion extraordinaire. Toute leur attention y est absorbée ; ils y déploient les ruses de leur esprit précocement délié, si vite enlizé dans la matière.

Augustin, se remémorant les jeux de son enfance, ne nous parle que de noix, de balles et d’oiseaux. Captiver un oiseau, cette chose légère, ailée et brillante, c’est l’envie de tous les enfans dans tous les pays du monde. Mais en Afrique, où les oiseaux abondent, petits et grands les aiment. Dans les cafés maures, dans les plus misérables gourbis, des cages de roseaux, toutes bruissantes de pépiemens et de battemens d’ailes, sont suspendues aux murs. Des cailles, des merles, des rossignols y sont emprisonnés. Le rossignol, l’oiseau chanteur par excellence, si difficile à apprivoiser, est l’hôte de luxe, l’habitant privilégié de ces cages rustiques. Avec la rose, il fait partie essentielle de la poésie arabe. Les bois de Thagaste étaient pleins de rossignols. Nul doute qu’Augustin enfant n’ait senti palpiter entre ses mains les petites gorges mélodieuses des oiseaux chanteurs. Ses sermons, ses plus graves traités en ont conservé le souvenir. Il en tire un témoignage en faveur du Verbe créateur qui a mis partout de la beauté et de l’harmonie. Dans le chant du rossignol, il retrouve comme un écho de la musique des mondes.

S’il aimait les oiseaux, en poète qui s’ignore, aimait-il autant à jouer aux noix ? Les « noix » ne sont qu’un jeu gracieux et malin, trop malin pour un petit garçon désintéressé et idéaliste. Il y faut de la présence d’esprit et de la circonspection. Les hommes mûrs s’y adonnent, comme les enfans. Une marche d’escalier, le pavé d’une cour sert de table aux joueurs. On étale sur la pierre trois coquilles et un petit grain de poix. Alors, dans un va-et-vient éblouissant, les mains brunes et prestes voltigent d’une coquille à l’autre, les sassent, les brouillent, escamotent le grain de poix, tantôt sous celle-ci, tantôt sous celle-là : il s’agit de deviner sous laquelle le petit grain s’est logé. Grâce à des procédés astucieux, le joueur habile sait le coller à ses doigts ou à l’intérieur de la coquille, et l’adversaire perd à tout coup. On triche avec une tranquille impudeur. Augustin trichait aussi : ce qui ne l’empêchait pas de dénoncer âprement les tricheries de ses partenaires.

Enfin, il n’eût pas été complètement de son pays, s’il n’eût, à l’occasion, menti et volé. Il mentait à son pédagogue et aux maîtres d’école. Il volait à la table de ses parens, à la cuisine et au cellier. Mais il volait en gentilhomme, pour faire des cadeaux et s’attacher des compagnons de jeux : il dominait ses camarades par des présens, trait de caractère essentiel chez ce futur dominateur des âmes. Des mœurs un peu rudes comme celles-là façonnent des natures libres et hardies. Ces enfans d’Afrique étaient beaucoup moins couvés, beaucoup moins morigénés qu’aujourd’hui. Monique avait d’autres soucis que de surveiller ses garçons. C’était, pour eux, continuellement, la vie au grand air, qui fait les corps vigoureux et durs. Il faut se représenter Augustin et ses compagnons comme de jeunes chats sauvages.

Cette sauvagerie se donnait carrière à la balle et, en général, à tous les jeux où l’on se partage en deux camps, où il y a des vainqueurs et des prisonniers, où l’on se bat à coups de bâton et à coups de pierres. Les jets de pierres sont une habitude invétérée chez les petits Africains. Maintenant encore, dans les villes, notre police est obligée de sévir contre ces féroces bambins. Au temps d’Augustin, à Cherchell, l’antique Césarée de Maurétanie, la population enfantine était divisée en deux partis hostiles, qui se lapidaient réciproquement. A de certaines fêtes, les pères et les grands frères se joignaient aux enfans : le sang coulait, il y avait des morts.

L’évêque Augustin se rappelle sévèrement les « superbes victoires » qu’il remportait dans ces sortes de joutes. Mais j’ai peine à croire qu’un enfant aussi délicat (il fut malade presque toute sa vie) ait pu se plaire beaucoup à ces ébats brutaux. Si l’exemple des autres l’y entraînait, il devait les prendre surtout par le côté de l’imagination. Dans ces batailles où l’on se mesurait entre Romains et Carthaginois, entre Grecs et Troyens, il se croyait Scipion ou Hannibal, Achille ou Hector. Il goûtait déjà en rhéteur l’enivrement d’un triomphe, que lui disputaient chèrement des camarades plus forts et mieux pourvus de muscles. Il n’avait pas toujours le dessus, sauf peut-être quand il corrompait l’ennemi. Mais une jeune âme ardente comme la sienne ne pouvait guère se contenter de demi-victoires : il lui fallait exceller. Alors, il cherchait sa revanche dans les jeux où l’esprit a la plus grande part. Il écoutait les contes avec délices et les répétait à son tour à ses petits amis, essayant sur un auditoire puéril ce charme de parole qui, plus tard, allait lui soumettre les foules. On jouait aussi au théâtre, aux gladiateurs, aux chevaux et aux cochers. Certains camarades d’Augustin étaient les fils de riches citoyens qui donnaient de fastueuses réjouissances à leurs compatriotes. A l’approche des représentations dramatiques, des jeux de l’arène ou du cirque, une fièvre d’imitation s’emparait de ce petit monde enfantin. Tous les enfans de Thagaste singeaient les acteurs, les mirmillons, ou les chasseurs de l’amphithéâtre, comme les jeunes Espagnols d’aujourd’hui singent les toreros.

Au milieu de ces plaisirs, Augustin tomba malade : il avait la lièvre, ressentait de violentes douleurs d’estomac. On crut qu’il allait mourir. Il parait que lui-même, en cette extrémité, réclama le baptême. Monique s’empressait déjà pour lui faire administrer le sacrement, lorsque, subitement, contrairement à toute attente, l’enfant se rétablit. Le baptême fut de nouveau différé, toujours pour la même raison : diminuer la gravité des fautes que le jeune Augustin ne manquerait pas de commettre. Sa mère, qui les prévoyait sans doute, s’inclina encore une fois devant la coutume.

L’autorité de Patritius s’affirma peut-être, cette fois-là, d’une façon plus tranchante. Le catholicisme, à cette époque, était en mauvaise posture. Le court règne de Julien venait d’inaugurer une turbulente réaction païenne. Partout on rouvrait les temples, on recommençait les sacrifices. D’autre part, les donatistes soutenaient secrètement les païens. Leurs séides plus ou moins avoués, les Circoncellions, bandes de paysans fanatiques, rôdaient par tout le pays numide, attaquant les catholiques, pillant, incendiant leurs fermes et leurs villas. Le moment était-il bien choisi pour une éclatante profession de foi catholique, pour s’inscrire dans les rangs du parti vaincu ?

Le petit Augustin ignorait tous ces calculs de la prudence maternelle et de la diplomatie paternelle : il réclama le baptême, nous dit-il. Cela nous parait étonnant chez un enfant si jeune. Mais il vivait dans une maison dont toute la domesticité était chrétienne. Il entendait les discours des amies de Monique, peut-être aussi de ses grands-parens, qui étaient des catholiques austères et fidèles. Enfin son âme était naturellement religieuse. Tout s’explique par là : il demanda le baptême pour faire comme les grandes personnes, et parce qu’il était prédestiné. Les enfans élus ont de ces brusques illuminations. Ils pressentent, à de certains momens, ce qu’ils seront un jour. En tout cas, Monique dut voir ce signe avec joie.

Il guérit, reprit sa vie d’enfant, partagée entre le jeu, le vagabondage et l’école.

L’école ! triste souvenir pour Augustin ! On l’envoyait chez le primus magister, le maitre primaire, véritable croquemitaine, armé d’une longue gaule, qui s’abattait, impitoyable, sur les écoliers dissipés. Assis autour de lui sur des bancs, ou accroupis sur des nattes, les enfans chantaient en chœur : « Un et un font deux, deux et deux font quatre, » — odieux refrain qui assourdissait tout le voisinage. L’école était quelquefois un simple hangar, ou une pergola champêtre, que des toiles tendues protégeaient tant bien que mal contre le soleil et la pluie, une masure louée à bas prix, ouverte à tous les vents, avec une moustiquaire accrochée devant la porte. On devait y geler en hiver et y rôtir en été. Augustin s’en souvient comme d’un ergastule de l’enfance.

Il détestait l’école et ce qu’on y enseignait : l’alphabet, le calcul, les rudimens de la grammaire latine et grecque. Il avait l’étude en horreur, celle du grec surtout. Cet écolier, qui devint à son tour un maître, répugnait aux disciplines scolaires. Esprit intuitif et prime-sautier, il ne pouvait s’astreindre aux lenteurs des méthodes. Il se butait aux difficultés, ou les pénétrait d’un seul coup. Augustin fut une des nombreuses victimes de l’éternelle erreur des pédagogues, qui ne savent point adapter leurs leçons à la diversité des intelligences. Comme la plupart des futurs grands hommes, il fut un mauvais élève. Il était souvent puni, battu, — et battu cruellement. Les verges du magister lui inspiraient une terreur inexprimable. Quand, roué de coups, il venait se plaindre à ses parens, ceux-ci riaient, se moquaient de lui, même la pieuse Monique. Alors, le pauvre enfant, ne sachant plus à qui recourir, se rappelait que sa mère et les servantes lui avaient parlé d’un Être très puissant et très bon, qui défend l’orphelin et l’opprimé. Il lui disait de tout son cœur :

— Mon Dieu, faites que je ne sois pas fouetté à l’école.

Mais le bon Dieu ne l’exauçait point, parce qu’il n’était pas sage. Augustin s’en désespérait.

Il faut croire que ces châtimens enfantins étaient bien cuisans, puisque, quarante ans après, il les dénonce avec abomination. Pour lui, ce sont des supplices comparables à la torture du chevalet et des ongles de fer. Rien n’est petit pour les enfans, surtout pour un sensitif comme Augustin. Leur sensibilité et leur imagination leur grossissent démesurément toutes choses. En cela aussi, les éducateurs se trompent souvent. Ils ne savent pas manier les âmes délicates. Ils frappent rudement, alors qu’une parole, dite à propos, toucherait plus efficacement le coupable. Le fils de Monique souffrait autant de la férule qu’il jouissait de ses triomphes au jeu. S’il était glorieux comme Scipion dans les batailles d’enfans, il se considérait sans doute comme un martyr, un saint Laurent ou un saint Sébastien, quand il recevait le fouet. Il ne pardonna jamais que chrétiennement aux maîtres d’école de l’avoir brutalisé.

Néanmoins, — et en dépit de ses dégoûts pour l’étude mal comprise, — son intelligence précoce frappait tout le monde. Il convenait de ne point négliger des dons si heureux. Monique, sans doute, s’en avisa la première et conseilla à Patritius de faire étudier Augustin.

Les affaires du curiale n’étaient pas brillantes : il entrevit peut-être que son fils, pourvu d’un métier libéral, pourrait les relever. Augustin, rhéteur ou avocat en renom, serait le sauveur et le bienfaiteur de la famille. La rhétorique, en ce temps-là, menait à tout. Les municipalités et même le trésor impérial payaient de gros traitemens aux professeurs d’éloquence. Certains d’entre eux, qui parcouraient les villes en conférenciers, amassaient des fortunes considérables. A Thagaste, on se citait avec admiration l’exemple du rhéteur Victorin, un Africain, un compatriote, qui se faisait applaudir de l’autre côté de la mer et qui avait sa statue sur le forum romain. Au siècle précédent, Fronton de Cirta, un autre Africain, n’avait-il pas été le précepteur de Marc-Aurèle, qui l’avait comblé d’honneurs et de richesses, élevé enfin au consulat ? Pertinax lui-même, un simple grammairien, n’était-il pas devenu proconsul d’Afrique, puis empereur de Rome ? Quels stimulans pour les ambitions provinciales !...

Les parens d’Augustin raisonnèrent comme des bourgeois d’aujourd’hui. Escomptant l’avenir, et si gênés qu’ils fussent, ils se résignèrent à s’imposer des sacrifices pour son éducation. Les écoles de Thagaste étant insuffisantes, on décida qu’on enverrait à Madaure cet enfant de belle espérance.


V. — L’ÉCOLIER DE MADAURE.

Un monde nouveau s’ouvrait pour Augustin : c’était peut-être sa première sortie de Thagaste.

Sans doute, Madaure n’en est pas très éloignée : il y a, tout au plus, dix lieues entre les deux villes. Mais, pour les enfans, il n’est point de petits voyages. On suivait la route militaire qui allait d’Hippone à Théveste, — une grande voie romaine pavée de larges dalles aux abords des villes, et soigneusement cailloutée sur tout le reste du parcours. Dressé sur la haute selle de son cheval, Augustin, qui allait devenir un infatigable voyageur, et, pendant toute sa vie d’évêque, courir sans cesse les chemins d’Afrique, — Augustin s’initia à la poésie de la Route : poésie à jamais perdue pour nous !

Qu’elles étaient amusantes, fertiles en spectacles, les routes africaines de ce temps-là ! On s’arrêtait dans des auberges aux murs épais comme des remparts de citadelles, avec leurs cours intérieures bordées d’écuries en arcades, pleines de ballots et de harnais entassés, avec l’abreuvoir et la citerne au milieu, et les petites chambres ouvertes sur le balcon en pourtour, où montait une odeur d’huile et de fourrage, et le va-et-vient des gens et des bêtes de somme, l’entrée majestueuse des chameaux courbant leurs longs cols sous le cintre du porche. On causait avec les marchands qui arrivaient du Sud, qui apportaient les nouvelles des pays nomades, qui contaient des histoires. Et l’on repartait sans hâte pour l’étape prochaine, on croisait les longues files de chariots qui menaient des vivres aux soldats des garnisons frontières, ou qui conduisaient vers les villes maritimes l’annone du peuple romain, — ou bien, de loin en loin, la chaise à porteurs ou à mulets d’un évêque en tournée, la litière aux courtines closes d’une matrone ou d’un grand personnage. Soudain, on s’écartait, les attelages se rangeaient au bord de la route, pour laisser passer, bride abattue, dans un nuage de poussière, un messager de la poste impériale...

Certainement, cette route d’Hippone à Théveste était une des plus fréquentées et aussi des plus pittoresques de la province : c’en était une des principales artères.

D’abord, l’aspect de la contrée est assez semblable à celui des environs de Thagaste. Le paysage montagneux et forestier continue à déployer ses mamelonnemens et ses nappes de verdures. On longe, par intervalles, la vallée profondément encaissée de la Medjerda. Au bas des pentes en précipices, on entend bruire la rivière sur les cailloux de son lit torrentueux, — et ce sont des descentes abruptes parmi les fourrés de genévriers, les racines émergeantes des pins en parasol. Puis, à mesure qu’on descend, le sol se fait plus pauvre, les espaces dénudés se multiplient. Enfin, sur un renflement de terrain, Madaure apparaissait, toute blanche au milieu d’une vaste plaine, d’un gris fauve, où l’on ne voit plus rien aujourd’hui qu’un mausolée en ruines, les débris d’une forteresse byzantine, et de vagues vestiges évanescens.

C’est le premier étage du grand plateau qui s’abaisse vers Théveste et le massif de l’Aurès. Au sortir des régions bocagères de Thagaste, la nudité en est saisissante. Çà et là, des vaches maigres pâturent quelques touffes d’herbes poussées au bord d’un oued desséché. De petits ânes en liberté se sauvent au galop vers des tentes de nomades, noires et poilues comme d’énormes chauves-souris étalées dans la blondeur des terres. Auprès, le haïck rouge d’une femme surgit, unique tache éclatante qui rompe l’uniformité grisâtre de la plaine. On sent, ici, l’âpreté numide : c’est presque la désolation désertique. Mais, du côté de l’Est, des architectures de montagnes bizarrement sculptées relèvent la platitude de l’horizon. Sur les fonds clairs du ciel, se découpent des escarpemens en dents de scie, un cône pareil au simulacre mystique de Tanit. Vers le Sud, des érosions de roches isolées s’éparpillent, comme de gigantesques piédestaux découronnés de leurs statues, ou comme des buffets d’orgues dressées là pour capter et pour moduler la plainte des grands vents de la steppe.

Ce pays-ci est marqué d’un caractère autrement énergique que celui de Thagaste. On y a plus d’air, de lumière et d’espace. La végétation peut en être indigente : on n’en voit que mieux les belles formes de la terre. Rien n’y arrête ou n’y amortit les effets merveilleux de la lumière... Et qu’on ne dise pas que les yeux d’Augustin furent indifférens à tout cela, lui qui écrivait, après sa conversion et dans toute l’austérité de sa pénitence : Si les choses sensibles n’avaient pas une âme, on ne les aimerait pas tant.

C’est ici, à Madaure, à Thagaste, pendant les années avides de l’adolescence, qu’il amassa les germes de sensations et d’images, qui, plus tard, écloront en métaphores ardentes et bouillonnantes dans ses Confessions, ses homélies et ses para- phrases de l’Écriture. Après, il n’aura plus le temps, ou il ne pourra plus. La rhétorique étendra, pour lui, son voile de banalité sur la floraison sans cesse renouvelée du monde. L’ambition le détournera de ces spectacles qui ne se révèlent qu’aux cœurs désintéressés. Puis, la foi le prendra tout entier. Il ne percevra plus la création que par intermittences, dans une sorte de rêve métaphysique, et, pour ainsi dire, à travers la gloire du Créateur. En ces années de jeunesse, au contraire, les choses faisaient irruption en lui avec une violence et une suavité extrême. Ses sens irrassasiés se repaissaient de tout le banquet offert par le vaste monde à sa faim de voluptés. La beauté fuyante des choses et des êtres, avec tous leurs charmes, se révélait à lui dans sa fraîcheur : novissimaruin rerum fugaces pulchritudines, earumque swavitates. Cette frénésie de la sensation se retrouvera chez le grand docteur chrétien et se traduira dans les figures ardentes et colorées de son style. Certes il ne fut pas un descripteur profane, soucieux de composer des phrases qui font image ou d’ordonner des tableaux brillans : toutes ces recherches lui sont étrangères. Mais, d’instinct, par la seule vertu de son chaud tempérament d’Africain, il fut une manière de poète impressionniste et métaphysicien.

Si le paysage bucolique de Thagaste s’est reflété dans certains passages, — les plus doux ou les plus familiers, — des Confessions, toute la partie haute de l’œuvre d’Augustin rencontre ici, dans cette plaine aride et lumineuse de Madaure, son commentaire symbolique. Comme elle, la pensée d’Augustin n’a point d’ombres. Comme elle aussi, elle se colore de reflets étranges et splendides, qui semblent venir d’ailleurs, d’un foyer invisible aux regards humains. Nul écrivain moderne n’a plus célébré la lumière, — non pas seulement la lumière immortelle de la béatitude, — mais celle des champs d’Afrique, celle de la terre et de la mer, et personne n’en a parlé avec plus d’abondance et d’émerveillement. C’est qu’en aucun pays du monde, pas même en Egypte, aux pays roses de Karnak et de Louqsor, la lumière n’est plus pure ni plus admirable que dans ces grandes plaines désolées de la Numidie et des régions sahariennes. N’y a-t-il pas un enchantement pouf des yeux de métaphysicien dans ces jeux de la lumière, ces tissus de couleurs innommables qui semblent immatérielles comme les jeux de la pensée ? Le décor vaporeux et flottant est fait de rien : des lignes, des nuances, de la splendeur diffuse. Et toutes ces apparences fugaces et prestigieuses s’éteignent avec le soleil, rentrent dans l’ombre, comme les concepts dans les profondeurs obscures de l’intelligence qui se repose...

Non moins que ce pays sévère jusqu’à la tristesse, mais brûlant et splendide, la ville de Madaure dut frapper Augustin.

C’était une vieille cité numide, qui se montrait fière de son antiquité. Longtemps avant la conquête romaine, elle était déjà une forteresse du roi Syphax. Les vainqueurs s’y installèrent ensuite, et, au second siècle de notre ère, Apulée, le plus illustre de ses nourrissons, pouvait déclarer non sans orgueil, devant un proconsul, que Madaure était une très florissante colonie. Sans doute, cette vieille ville n’était pas aussi romanisée que ses voisines, Thimgad et Lambèse, qui étaient de création récente et qui avaient été bâties d’un seul coup, par décret administratif. Mais elle pouvait l’être autant que Théveste, ville non moins ancienne et où la population était probablement aussi mêlée. Comme Théveste, elle avait ses temples à pilastres et à portiques corinthiens, ses arcs de triomphe (on en mettait partout), son forum entouré d’une galerie couverte et peuplé de statues. Les statues aussi étaient prodiguées en ce temps-là. Nous en connaissons au moins trois, dont Augustin nous parle dans une de ses lettres : un dieu Mars représenté dans sa nudité héroïque et un autre Mars armé de pied en cap ; en face, une statue d’homme, de style réaliste, avançait trois doigts pour conjurer le mauvais œil. Ces effigies familières étaient restées très présentes dans la mémoire d’Augustin. Le soir, ou à l’heure de la sieste, il s’était couché sous leurs piédestaux, il avait joué aux dés ou aux osselets dans l’ombre fraîche du dieu Mars ou de l’Homme aux doigts tendus. On était bien, pour jouer ou pour dormir, sur les dalles de marbre du portique.

Parmi ces statues, il s’en trouvait une peut-être qui attirait les regards de l’adolescent et qui excitait toutes ses ambitions naissantes, — celle d’Apulée, le grand homme de Madaure, l’orateur, le philosophe, le thaumaturge, dont on parlait d’un bout à l’autre de l’Afrique. A force de la contempler, d’entendre l’éloge du grand écrivain local, le jeune écolier aurait-il senti s’éveiller sa vocation ? Aurait-il eu, dès cette époque, la velléité confuse de devenir, un jour, un autre Apulée, un Apulée chrétien, — d’éclipser la réputation de ce païen célèbre ? Ces impressions et ces admirations de jeunesse ont toujours une influence plus ou moins marquée sur l’orientation d’un talent.

En tout cas, Augustin ne pouvait faire un pas dans Madaure, sans se heurter à la légende d’Apulée. Ses compatriotes l’avaient presque divinisé. On le considérait non seulement comme un grand savant, mais comme un mage d’une puissance extraordinaire. Les païens le comparaient au Christ, le mettaient au-dessus. Pour eux, il avait fait des miracles bien plus surprenans que ceux de Jésus ou d’Apollonius de Tyane. Et l’on se racontait comme vraies, comme arrivées, les extravagantes histoires de ses Métamorphoses. On ne voyait partout que sorcières, hommes changés en bêtes, bêtes ou gens frappés de quelque maléfice. Dans les auberges, on épiait d’un œil soupçonneux les gestes de la servante qui versait à boire ou qui offrait un plat. Peut-être un philtre était-il mêlé au fromage et au pain qu’elle apportait sur la table. C’était un milieu de crédulité exaltée et délirante. La folie des païens gagnait les chrétiens eux-mêmes. Augustin, qui avait traversé ce milieu-là, aura bien de la peine, plus tard, à garder son ferme bon sens, dans un tel débordement de prodiges.

Pour l’instant, la fantaisie des contes l’enthousiasmait au moins autant que le surnaturel. Il vivait à Madaure dans un monde merveilleux, où tout charmait ses sens et son esprit, où tout excitait son précoce instinct de la Beauté.

Plus que Thagaste sans doute, Madaure portait l’empreinte du génie constructeur des Romains. Aujourd’hui encore, leurs descendans, les Italiens, sont les maçons de l’univers, après en avoir été les architectes. Le peuple de Rome fut le peuple bâtisseur par excellence. Il est celui qui éleva et qui ordonna des villes sur le même modèle et selon le même idéal qu’une harangue ou un poème. Il inventa réellement la maison, mansio, non seulement l’abri où l’on demeure, mais l’édifice qui demeure, qui triomphe des années et des siècles, vaste ensemble monumental et décoratif, qui existe autant et peut-être plus pour la joie des yeux que pour l’utilité. La Maison, la Ville-aux-rues-profondes et bien ordonnées étaient pour le nomade africain, — le barbare qui passe sans se fixer jamais, — un grand sujet d’ébahissement. Il les détestait sans doute comme les repaires du soldat et du publicain, ses oppresseurs, mais il les admirait jalousement comme l’image fidèle d’une race qui, lorsqu’elle entre dans un pays, veut s’y asseoir pour l’éternité, et qui prétend joindre la magnificence et la beauté à l’affirmation de sa force. Les ruines romaines, qui parsèment le sol de l’Algérie moderne, nous humilient par leur faste, nous autres qui nous flattons de reprendre la tâche de l’Empire et de continuer sa tradition. Elles sont pour notre médiocrité un reproche permanent, une perpétuelle exhortation à la grandeur et à la beauté. Nul doute que les architectures de Rome n’aient produit sur Augustin, sur ce jeune Africain encore inculte, la même impression qu’aujourd’hui sur un Français, ou sur un homme du Nord. Certainement elles façonnèrent à son insu sa pensée et sa sensibilité ; elles prolongèrent pour lui la leçon des grammairiens et des rhéteurs latins.

Tout cela n’était pas précisément très chrétien. Mais, dès ces premières années d’école, Augustin se détachait de plus en plus du christianisme, — et les exemples qu’il avait sous les yeux, à Madaure, ne pouvaient guère l’encourager dans sa foi. C’était un milieu peu édifiant pour un adolescent catholique, qui avait l’imagination vive, le tempérament voluptueux, et qui aimait les lettres païennes. La majeure partie de la population n’était composée que de païens, surtout dans l’aristocratie. Les décurions continuaient à présider les fêtes en l’honneur des vieilles idoles.

Ces fêtes étaient fréquentes. On saisissait le moindre prétexte pieux pour enguirlander de feuillages les portes des maisons, pour saigner le porc ou égorger le mouton du sacrifice.. Le soir, on illuminait les places et les carrefours. De petites bougies brûlaient sur tous les seuils. Pendant les mystères de Bacchus, les curiales eux-mêmes conduisaient les réjouissances populaires. C’était un carnaval africain, brutal et coloré. On s’enivrait, on simulait la folie. Par jeu, on assaillait les passans et on les dévalisait. Les coups sourds des tambourins, les ritournelles hystériques et nasillardes des flûtes excitaient une grosse exaltation à la fois sensuelle et mystique. Et tout s’apaisait parmi les tasses et les outres de vin, les graisses et les viandes des banquets en plein air. Même en un pays sobre comme l’Afrique, les fêtes païennes n’étaient guère que des occasions de ripailles et d’orgies. Augustin qui, après sa conversion, n’a que des sarcasmes pour ce carnaval de Madaure, s’y laissa entraîner sans doute comme beaucoup d’autres chrétiens. Les gens riches et influens donnaient l’exemple. On craignait de les désobliger en faisant bande à part. Et puis on ne résistait pas à la douceur des festins.

Peut-être même était-il mené à ces agapes par ses propres surveillans. Car enfin à qui l’avait on confié ? Sans doute a un hôte de Patritius, un païen comme lui. Ou bien logeait-il chez son maître, un grammairien, qui tenait pension d’écoliers ? Presque tous ces pédagogues étaient païens eux aussi. Faut-il s’étonner que, dans un tel entourage, les leçons chrétiennes de Monique et des nourrices de Thagaste se soient effacées peu à peu de l’esprit d’Augustin ? Bien des années après, un vieux grammairien de Madaure, Maximus, lui écrivait sur un ton d’affectueux reproche : « Tu t’es éloigné de nous ; a secta nostra deviasti. » Voulait-il insinuer qu’à cette époque, Augustin aurait glissé au paganisme ? Rien de plus improbable. Lui-même nous assure que le nom du Christ resta toujours « gravé dans son cœur. » Mais, étant à Madaure, il se mêlait en indifférent aux païens et aux chrétiens.

D’ailleurs, l’enseignement qu’il recevait était tout pénétré de paganisme. Sans doute, il commença par y choisir ce qui lui plaisait, selon son habitude. Les esprits comme le sien se précipitent impétueusement sur ce qui peut leur servir de nourriture : ils rejettent tout le reste, ou le subissent de mauvaise grâce. C’est ainsi qu’il persévéra dans son aversion pour le grec : il fut un médiocre helléniste. D’instinct, il détestait les Grecs. Selon le préjugé occidental, ces hommes d’Orient étaient tous des coquins ou des baladins. En Africain positif, Augustin les considéra toujours comme des beaux esprits chimériques. En somme, ce n’étaient pas des gens sérieux, à qui l’on pût se fier. Le patriotisme tout local des auteurs grecs classiques agaçait aussi ce citoyen romain qui s’était accoutumé à considérer l’univers comme sa patrie : il les trouvait bien mesquins de s’intéresser si fort à des histoires de petites villes. Lui, il voyait plus haut et plus loin. Il est vrai qu’en cette seconde moitié du IVe siècle, l’hellénisme élargi et conscient de lui-même s’opposait de plus en plus à la latinité, surtout politiquement. II-formait un bloc impénétrable et hostile aux Occidentaux. Raison de plus, pour un Africain romanisé, de ne pas aimer les Grecs.

Il déchiffrait donc péniblement l’Iliade et l’Odyssée, se dépitant contre les difficultés d’une langue étrangère qui lui voilait la trame des beaux récits fabuleux. Il en existait pourtant des abrégés en usage dans les écoles, espèces de sommaires de la guerre de Troie, composés par des grammairiens latins, sous les bizarres pseudonymes de Darès le Phrygien et de Dictys de Crète. Mais ces résumés étaient bien arides pour une imagination comme celle d’Augustin. Il préférait de beaucoup l’Enéide, le poème le plus admiré des Africains, à cause de l’épisode consacré à la fondation de Carthage. Virgile était sa passion. Il le lisait et le relisait sans cesse, le savait par cœur. Jusqu’à la fin de sa vie, dans ses écrits les plus austères, il cite des vers, des passages entiers de son poète bien-aimé. L’aventure de Didon surtout l’émouvait jusqu’aux larmes. Il fallait lui arracher le livre des mains.

C’est qu’il y avait une harmonie secrète entre l’âme de Virgile et l’âme d’Augustin. Tous deux étaient tendres et graves. Lui, le grand poète et lui, l’humble écolier, ils eurent compassion de la reine carthaginoise, ils auraient voulu la sauver, adoucir au moins son malheur, faire fléchir un peu l’insensibilité d’Enée et la rigueur des destins. Mais quoi ? L’amour est une maladie sacrée, un châtiment envoyé par les Dieux. Il est juste, après tout, que la coupable subisse sa peine jusqu’au bout. Et puis de si grandes choses vont résulter de ce pauvre amour ! Le sort de deux Empires en dépend. Qu’est-ce qu’une femme devant Rome et Carthage ? Enfin, elle doit périr : les Dieux l’ont voulu... Il y avait, dans tout cela, une émotion contenue, une profondeur de sentiment, un accent religieux qui remuaient le cœur d’Augustin encore ignorant de lui-même. Cette obéissance du héros virgilien à la volonté céleste avertissait déjà, en lui, l’humilité du chrétien futur.

Certes, en ces troubles années de l’adolescence, Augustin n’entrevoyait que confusément la haute signification religieuse du poème de Virgile. Entraîné par sa nature fougueuse, il s’abandonnait au charme déchirant de cette histoire romanesque ; il la vivait littéralement avec l’héroïne. C’étaient de vrais cris qu’il poussait, lorsque ses maîtres lui donnaient à développer, en prose latine, les imprécations de Didon mourante. Sans défense contre les mirages du cœur et de la volupté, il épuisait en idée, et d’un seul coup, toute la force de la passion.

Tous les poèmes d’amour, il les dévora avec la ferveur d’une âme complice. S’il se plaisait au libertinage de Plante et de Térence, s’il lisait avec délices ces comédies où les pires faiblesses sont excusées et glorifiées, j’imagine qu’il se plaisait davantage aux élégiaques latins, chez qui s’étale, sans pudeur, la folie romantique de l’amour alexandrin. Que chantaient ces poètes jusqu’à la satiété, sinon qu’on ne résiste point à Cypris, que la vie n’a pas d’autre but que l’amour ? Aimer pour aimer, l’amour pour l’amour, voilà le thème habituel de ces voluptueux, les Catulle, les Properce, les Tibulle, les Ovide. Après l’aventure de Didon, le lecteur ingénu s’éprenait de l’aventure d’Ariane, plus troublante encore, parce que nul remords n’en tempère la démence. Il lisait :

Tandis que le héros oublieux s’enfuit, battant l’onde de ses rames et jetant au vent du large ses vaines promesses, — debout parmi les algues de la plage, la fille de Minos le suit de ses beaux yeux douloureux ; elle regarde, pétrifiée, pareille à une bacchante changée en statue. Elle regarde, et son cœur flotte sur les grandes vagues de son chagrin. Elle laisse glisser de sa tête sa mitre délicate, elle arrache les voiles légers qui couvraient sa poitrine et la fine ceinture qui retenait ses seins palpitans. Tout cela tombe de son corps, dans l’écume salée, qui joue à ses pieds. Mais elle ne se soucie ni de sa mitre, ni de ses voiles emportés par les flots. Perdue, égarée, de tout son cœur, de toute son âme, elle est suspendue à toi, ô Thésée !

Quand Augustin avait lu ces vers brûlans de Catulle, s’il feuilletait l’Anthologie de Carthage, le recueil en honneur dans les écoles africaines, il tombait sur La Veillée de Vénus, cette églogue qui se termine par un cri si passionné :

Oh ! quand viendra mon printemps ? Quand ferai-je comme l’hirondelle ? Quand cesserai-je de me taire ?... Qu’il aime demain celui qui un pas aimé encore ! Et que celui qui a déjà aimé aime demain encore !...

Qu’on se représente, sur un jeune homme de quinze ans, l’effet de semblables exhortations ! En vérité, ce printemps de l’amour, appelé par la détresse du poète, le fils de Monique sentait bien qu’il était venu pour lui. Comme il devait écouter le conseiller harmonieux et mélancolique qui disait sa peine aux feuillets du livre ! Quel excitant et quelle pâture pour ses désirs et ses rêves d’adolescent ! Et quel divin chœur de beautés les grandes amoureuses de l’élégie et de l’épopée antique, les Hélène, les Médée, les Ariane, les Phèdre, nouaient et dénouaient sans cesse dans sa mémoire éblouie ! Nous autres, quand nous lisions à son âge des vers pareils, une amertume se mêlait à notre ravissement. Ces héros et ces héroïnes étaient trop loin de nous. Ces êtres presque chimériques se reculaient pour nous, dans des pays inaccessibles, dans un monde disparu et qui ne reviendrait jamais. Pour Augustin, au contraire, ce monde-là, c’était celui où il était né, c’était son Afrique païenne où le plaisir était le tout de la vie, où l’on ne vivait que pour la volupté. Et la race des princesses fabuleuses n’était point morte : elles attendaient toujours le bien-aimé dans les palais de Carthage. Oui, l’écolier de Madaure vécut des heures merveilleuses à rêver ainsi de l’amour, entre les pages de ses poètes, Ces rêves juvéniles qui précèdent l’amour sont plus enivrans que l’amour même : c’est tout un monde inconnu que l’on découvre, où l’on entre, avec le frémissement de joie de la découverte, à chaque pas que l’on fait. La force intacte de l’illusion semble inépuisable, l’espace est plus profond, le cœur est plus puissant…

Longtemps après, lorsque, désabusé, Augustin nous parlera de l’amour divin, il saura bien quel en est le prix infini, pour avoir éprouvé toutes les ivresses misérables de l’autre. Il nous dira, avec la certitude de l’expérience : « La délectation du cœur humain dans la lumière de la vérité et l’abondance de la sagesse, la délectation du cœur humain, du cœur fidèle, du cœur sanctifié est unique. Vous ne trouverez rien, dans aucune volupté, qui puisse lui être comparé. Ne dites pas que cette volupté est moindre, car ce qu’on appelle moindre, n’aurait qu’à croître pour devenir égal. Non, je ne dirai pas : toute autre volupté est moindre. Cela ne peut se comparer. C’est d’un autre ordre, c’est une autre réalité. »


VI. — LES VACANCES DE THAGASTE

Dans la ville d’Apulée, le fils de la chrétienne Monique devenait un franc païen. Il approchait de sa seizième année : la crise de la puberté commençait pour lui. Préparée à Madaure, elle éclata tout à coup à Thagaste.

Augustin revint chez ses parens, sans doute à l’époque des vacances. Mais ces vacances se prolongèrent peut-être une année entière. Il avait terminé ses humanités. Les grammairiens de Madaure ne pouvaient plus rien lui apprendre. Pour couronner ses études, il lui fallait suivre les cours de quelque rhéteur en renom. Or, il n’y avait de bons rhéteurs qu’à Carthage. C’était une mode, un point d’honneur aussi pour les familles numides que d’envoyer leurs enfans achever leur éducation dans la capitale de la province. Patritius le désirait vivement pour son fils qui, à Madaure, s’était révélé un très brillant élève et qu’on ne pouvait laisser en si beau chemin. Mais la vie d’étudiant coûtait cher, et Patritius n’avait pas d’argent. Ses affaires étaient toujours fort embarrassées. Il était obligé d’attendre les rentrées de ses fermages, de pressurer ses métayers, et, en désespoir de cause, de solliciter des avances pécuniaires d’un riche patron. Cela demandait du temps et de la diplomatie.

Les jours, les mois se passaient, et Augustin, désœuvré, entraîné par les camaraderies faciles, se laissait aller aux plaisirs de son âge, comme les jeunes bourgeois de Thagaste : plaisirs un peu rudes et peu variés, tels qu’on pouvait se les procurer dans un petit municipe de ce temps-là, tels qu’ils sont restés pour les indigènes d’aujourd’hui, qu’il vivent de la vie citadine ou de la vie rurale : chasser, montera cheval, jouer aux jeux de hasard, boire, manger, faire l’amour : ils ne souhaitent rien au delà. Lorsque, dans ses Confessions, Augustin s’accuse de ses débauches d’adolescent, il emploie les expressions les plus flétrissantes. Il en parle avec horreur et dégoût. Nous sommes tentés, encore une fois, de croire qu’il exagère par excès de contrition chrétienne. Certaines personnes, mises en défiance par ce ton véhément, en arrivent même à contester la valeur historique des Confessions. Lorsque l’évêque d’Hippone les écrivit, ses sentimens et ses idées, nous dit-on, avaient changé. Il ne voyait plus du même œil ni dans le même esprit les événemens de sa jeunesse. Cela est trop sûr : il se jugeait alors en chrétien, et non en froid historien, qui ne dépasse pas le fait brutal. Lui, il essayait de démêler les origines et de suivre les conséquences de la plus humble de ses actions, parce que cela est d’une importance extrême pour le salut. Mais son jugement, si sévère qu’il soit, n’entame point la réalité du fait lui-même. D’ailleurs, dans une nature comme la sienne, des actes indifférens pour d’autres avaient un retentissement hors de proportion avec l’acte lui-même. La malice du péché dépend de la conscience qu’on en a et de la complaisance qu’on y met. Augustin était très intelligent et très voluptueux.

Quoi qu’il en soit, les jeunes Africains ont le tempérament précoce, et la luxure de la race est proverbiale. Ce devait être bien pis à une époque où l’Islam n’avait pas imposé aux mœurs son austérité hypocrite, où le christianisme luttait encore contre le relâchement païen. Il est même étonnant que, chez Augustin, cette crise de la puberté ne se soit pas produite avant sa seizième année. Elle n’en fut, paraît-il, que plus violente. Dans quels termes il la décrit ! « Comme une forêt pleine d’ombre, j’osai pousser toute une végétation d’amours. » Mais il n’aimait pas encore, il nous en avertit. C’était donc, chez lui, sensualité toute pure. « Des vapeurs troubles s’exhalaient des marécages de la concupiscence charnelle… Mon cœur en était voilé et noirci… Je ne gardais point la mesure, je dépassais le seuil lumineux de l’amitié… Je ne distinguais pas entre la lumière sereine de la pure affection et les fumées des mauvais désirs. » Ne précisons pas plus qu’il ne l’a voulu lui-même. Quand on songe à tous les vices africains, on n’ose presser de tels aveux. « Seigneur, dit-il, j’étais une pourriture devant la face. » Et il analyse, avec une justesse impitoyable, les effets du mal : « Je me laissais emporter çà et là, je me répandais dans les choses, je m’écoulais comme une eau vaine. » Au lieu de se concentrer et de se recueillir dans l’Amour unique, il se dispersait, il s’évanouissait dans la multitude des affections basses. Et, pendant ce temps, a tu te taisais, mon Dieu ! » Ce silence de Dieu, c’est le signe terrible de l’endurcissement, de la perdition sans espérance. C’était la dépravation complète de la volonté : il n’avait même plus de remords.

Le voilà donc comme détaché de son âme d’enfant, comme séparé de lui-même. L’objet de sa foi juvénile n’a plus de sens pour lui. Il ne comprend plus. Cela lui est, d’ailleurs, indifférent. Ainsi racontée par lui, cette première crise de la vie d’Augustin sort de l’autobiographie : elle prend une signification générale. Une fois pour toutes, sous une forme définitive et en quelque sorte classique, avec sa subtile expérience de médecin des âmes, il a diagnostiqué la crise de la puberté chez tous les jeunes gens de son âge, chez tous les jeunes chrétiens qui viendront après lui. En effet, l’histoire d’Augustin se répète pour chacun de nous. La perte de la foi coïncide toujours avec l’éveil des sens. Ai ce moment critique, où la nature nous réclame pour son service, l’aperception des choses spirituelles s’éclipse ou s’abolit chez le plus grand nombre. L’accoutumance aux brutalités de l’instinct finit par tuer la délicatesse du sens intérieur. Ce n’est pas la raison qui détourne de Dieu l’adolescent, c’est la chair. L’incrédulité ne fait que fournir des excuses à la vie nouvelle qu’il mène.

Ainsi lancé, Augustin ne pouvait s’arrêter à mi-chemin du plaisir : il ne se donnait jamais à moitié. Dans ces vulgaires débauches de mauvais garçon, il lui fallait encore exceller, il voulait être premier comme sur les bancs de l’école. Il excitait et entraînait ses camarades. Ceux-ci l’entraînaient à leur tour. Parmi eux se trouvait cet Alypius, qui fut l’ami de toute sa vie, qui partagea ses fautes et ses erreurs, qui le suivit même dans sa conversion et qui devint évêque de Thagaste. Ces deux futurs pasteurs du Christ vagabondaient alors avec les brebis perdues. On passait la nuit sur les places, à jouer ou à rêvasser devant des tasses de boissons fraîches. On flânait là, couchés sur des nattes, une couronne de feuillage autour de la tête, un chapelet de jasmin au cou, une rose ou un œillet piqués au-dessus de l’oreille. On ne savait quelle escapade imaginer pour tuer le temps. C’est ainsi qu’un beau soir la bande joyeuse s’avisa de saccager le poirier d’un voisin de Patritius. Ce poirier se trouvait tout près de la vigne du père d’Augustin. Les garnemens secouèrent les poires. On y mordit, pour en connaître le goût, qui fut jugé médiocre, et on jeta aux porcs tout le butin.

Dans ce vol, commis uniquement pour le plaisir, Augustin voit un trait de malice satanique. Il commit bien d’autres méfaits sans doute, où tout l’agrément consistait aussi dans la joie diabolique d’enfreindre la loi. Son ardeur de dissipation ne connaissait point de repos. Monique s’aperçut-elle de ce changement dans son Augustin ? Le garçon, devenu grand, échappait à la surveillance du gynécée. Si la mère devina quelque chose, elle ne devina pas tout. Il fallut que son mari lui ouvrît les yeux. Avec la liberté des mœurs antiques, Augustin rapporte le fait en sa simplicité... Cela se passait dans les thermes de Thagaste. Il se baignait en compagnie de son père, probablement dans la piscine des bains froids. Les baigneurs, qui sortaient du bassin, les membres ruisselans, imprimaient les traces fraîches de leurs pieds nus sur les mosaïques du dallage, lorsque, tout à coup, Patritius, qui les regardait, constata que son fils était devenu pubère, qu’il avait revêtu, — nous dit Augustin lui-même, dans son langage imagé, — l’inquiétude de l’adolescence, comme une autre robe prétexte. En bon païen, il accueillit avec jubilation cette promesse de postérité, et, se voyant bientôt grand-père, il courut, tout joyeux, annoncer sa découverte à Monique. Celle-ci prit la nouvelle d’une tout autre façon. Epouvantée, à l’idée des dangers que courait la vertu de son fils, elle le chapitra. Mais Augustin, du haut de ses seize ans, se moqua d’elle : « Radotages de bonne femme ! De quoi se mêlait-elle de parler ainsi de ce qu’elle ne connaissait pas !... » De guerre lasse, Monique adjura son fils de se modérer au moins dans ses débordemens : « Qu’il évitât les courtisanes et surtout qu’il prît garde de ne point se souiller d’un adultère ! » Pour le reste, elle s’en remit à la volonté de Dieu.

On peut s’étonner, — Augustin aussi s’étonne, — qu’elle n’ait pas songé alors à le marier. En Afrique, on se marie de bonne heure. Maintenant encore, tel laboureur arabe achète une femme à son fils à peine âgé de quinze ans, pour éteindre dans le mariage le feu d’une jeunesse trop bouillante. Mais Monique, qui n’était pas encore une sainte, se comporta, dans cette circonstance, en bourgeoise avisée et pratique : une femme serait une chaîne pour un jeune homme comme Augustin, dont la destinée s’annonçait si brillante. Un mariage prématuré compromettrait son avenir. Avant tout, il importait qu’il devint un rhéteur illustre, qu’il relevât le prestige de la famille. Tout cédait, pour elle, devant cette considération. Elle espérait du moins que le fougueux étudiant voudrait bien être sage par surcroit.

Cette manière de voir était également celle de Patritius. « Et ainsi, dit Augustin, mon père ne s’inquiétait pas, ô mon Dieu, si je croissais dans ton amour, ni si j’étais chaste, pourvu que je devinsse éloquent... Ma mère et lui allaient même jusqu’à me lâcher la bride dans mes amusemens... » Pourtant, Patritius venait de se faire inscrire (bien tardivement) parmi les catéchumènes. Les instances de sa femme l’avaient gagné à la foi catholique. Mais ses sentimens n’en étaient pas devenus beaucoup plus chrétiens : « Il ne pensait guère à toi, mon Dieu ! » avoue son fils, qui pourtant se réjouit de sa conversion. S’il se décida à se convertir, ce fut probablement par politique ? Depuis la mort de Julien l’Apostat, le paganisme semblait décidément vaincu. L’empereur Valentinien venait d’édicter des peines sévères contre les sacrifices nocturnes. En Afrique, le comte Romanus persécutait les donatistes. Tout ce qu’il y avait de chrétiens à Thagaste était catholique. A quoi bon s’obstiner dans une résistance inutile et dangereuse ?... Peut-être la fin de Patritius, — qui était proche, — fut-elle aussi édifiante que la souhaitait Monique. En tout cas, ce n’était pas lui, qui, à ce moment-là, aurait modéré Augustin dans ses plaisirs : il ne songeait qu’à la fortune future du jeune homme. Monique seule pouvait avoir sur lui quelque influence, et elle-même était fascinée par son avenir profane. Peut-être se disait-elle, pour rassurer sa conscience, que ces études frivoles serviraient indirectement à son fils, en le ramenant à Dieu, qu’un jour viendrait où le rhéteur célèbre se ferait l’avocat du Christ ?...

Si scandalisée qu’elle fût de sa conduite, il parait bien, cependant, qu’elle commença alors à se rapprocher de lui, à s’occuper de cet enfant comme de son préféré. L’union complète de la mère et du fils ne s’affirmera que beaucoup plus tard. Trop de vieilles coutumes empêchaient encore, dans une famille, l’intimité étroite entre les hommes et les femmes. Et cette intimité, il ne siérait guère de nous la représenter d’après celle qui peut exister entre une mère et un fils d’aujourd’hui. Rien des gâteries, des indulgences, des faiblesses coupables qui amollissent la tendresse maternelle et qui la rendent nuisible à l’énergie d’un caractère viril. Monique était austère et quelque peu rude. Si elle s’abandonnait, c’était uniquement devant Dieu. Pourtant, il est bien certain que, dans le fond de son cœur, elle aimait Augustin, non pas seulement comme un futur membre du Christ, mais humainement, comme une femme sevrée d’amour dans un mariage mal assorti peut aimer son enfant. Froissée par la brutalité des mœurs païennes, elle reportait sur cette jeune tête toute son affection inemployée : elle aimait en Augustin l’être qu’elle aurait voulu pouvoir aimer en son mari.

Bien des considérations personnelles se mêlaient sans doute au sentiment profond et désintéressé qu’elle avait pour lui : elle cherchait instinctivement auprès du fils un appui contre les violences du père. Elle devinait qu’il serait le soutien de sa vieillesse, et puis enfin elle pressentait obscurément ce qu’il serait un jour. Tout cela contribuait à préparer l’entente, la conspiration de plus en plus fervente d’Augustin et de Monique. Et ainsi l’un et l’autre nous apparaissent dès cette époque tels qu’ils apparaîtront à la postérité : comme les prototypes du Fils et de la Mère Chrétienne. Grâce à eux, la dure loi antique s’est relâchée de sa rigueur. Plus de barrière entre la mère et son enfant. Ce ne sont plus de vains rites extérieurs qui rapprochent les membres d’une même famille : ils communient en esprit et en vérité. Le cœur parle au cœur. La société des âmes est fondée, et les liens du foyer en sont resserrés, comme ils ne l’avaient jamais été aux temps anciens. On ne travaille plus seulement ensemble pour des choses matérielles, on s’associe pour aimer, — et pour s’aimer davantage. Le fils appartient davantage à sa mère.

Dès cette époque où nous sommes, Monique entreprenait déjà cette conquête de l’âme d’Augustin. Elle priait ardemment pour lui. L’adolescent ne s’en souciait guère : la reconnaissance ne lui viendra qu’après sa conversion. Il ne songeait alors qu’à l’amusement. Il en oubliait même son avenir. Mais Monique et Patritius y songeaient constamment, — Patritius surtout qui se donna beaucoup de mal, pour permettre à l’étudiant en vacances de terminer ses études. Enfin il réunit la somme nécessaire, emprunta peut-être de quoi la compléter à un riche propriétaire, qui était le patron de petits bourgeois de Thagaste, — ce fastueux Romanianus, à qui Augustin, par gratitude, dédia un de ses premiers traités. Le jeune homme put se mettre en route pour Carthage.

Il partait seul, avide de science, de gloire et de volupté, le cœur troublé de désirs sans objet et de mélancolies sans cause. Qu’allait-il devenir dans la grande ville inconnue ?


LOUIS BERTRAND.

  1. Copyright by Louis Bertrand, 1913.