Saint Paul (Renan)/I. Premier voyage de saint Paul

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Michel Lévy (p. 1-21).


CHAPITRE PREMIER.


PREMIER VOYAGE DE SAINT PAUL. — MISSION DE CHYPRE.


À leur sortie d’Antioche[1], Paul et Barnabé, ayant avec eux Jean-Marc, se rendirent à Séleucie. La marche d’Antioche à cette dernière ville est d’une petite journée. La route suit à distance la rive droite de l’Oronte, chevauchant sur les dernières ondulations des montagnes de la Piérie, et traversant à gué les nombreux cours d’eau qui en descendent. Ce sont de tous côtés des bois taillis de myrtes, d’arbousiers, de lauriers, de chênes verts ; de riches villages sont suspendus aux crêtes vivement coupées de la montagne. À gauche, la plaine de l’Oronte déploie sa brillante culture. Les sommets boisés des montagnes de Daphné ferment l’horizon du côté du sud. Ce pays n’est déjà plus la Syrie[2]. On est ici en terre classique, riante, fertile, civilisée. Tous les noms rappellent la puissante colonie grecque qui donna à ces contrées une si haute importance historique et y fonda un centre d’opposition parfois violente contre l’esprit sémitique.

Séleucie[3] était le port d’Antioche et la grande issue de la Syrie septentrionale vers l’occident. La ville était assise en partie dans la plaine, en partie sur des hauteurs abruptes, vers l’angle que font les alluvions de l’Oronte avec le pied du Coryphée[4], à environ une lieue et demie au nord de l’embouchure du fleuve. C’est là que s’embarquait chaque année cet essaim d’êtres corrompus, nés d’une pourriture séculaire, qui venait s’abattre sur Rome et l’infecter[5]. Le culte dominant était celui du mont Casius, beau sommet d’une forme régulière, situé de l’autre côté de l’Oronte et auquel se rattachaient des légendes[6]. La côte est inhospitalière et tempêtueuse. Le vent du golfe tombant du haut des montagnes et prenant les flots à revers produit toujours au large une forte houle. Un bassin artificiel communiquant avec la mer par un étroit goulet mettait les navires à l’abri des coups de mer. Les quais, le môle formé de blocs énormes existent encore[7], et attendent en silence le jour peu éloigné où Séleucie redeviendra ce qu’elle fut jadis, une des grandes têtes de route du globe[8]. En saluant pour la dernière fois de la main les frères assemblés sur le sable noir de la grève, Paul avait devant lui le bel arc de cercle formé par la côte à l’embouchure de l’Oronte ; à sa droite, le cône symétrique du Casius, sur lequel devait s’élever trois cents ans plus tard la fumée du dernier sacrifice païen[9] ; à sa gauche, les pentes déchirées du mont Coryphée ; derrière lui, dans les nuages, les neiges du Taurus et la côte de Cilicie, qui ferme le golfe d’Issus. L’heure était solennelle. Bien que sorti depuis plusieurs années du pays qui fut son berceau, le christianisme n’avait pas encore franchi les limites de la Syrie. Or, les Juifs considéraient la Syrie tout entière jusqu’à l’Amanus comme faisant partie de la terre sainte, comme participant à ses prérogatives, à ses rites et à ses devoirs[10]. Voici donc le moment où le christianisme quitte réellement sa terre natale et se lance dans le vaste monde.

Paul avait déjà beaucoup voyagé pour répandre le nom de Jésus. Il y avait sept ans qu’il était chrétien, et pas un jour son ardente conviction ne s’était endormie. Son départ d’Antioche avec Barnabé marqua cependant un changement décisif dans sa carrière. Alors commença pour lui cette vie apostolique où il déploya une activité sans égale et un degré inouï d’ardeur et de passion. Les voyages étaient alors fort difficiles, quand on ne les faisait pas par mer ; les routes carrossables et les véhicules n’existaient guère. Voilà pourquoi la propagation du christianisme se fit le long des côtes et des grands fleuves. Pouzzoles, Lyon eurent des chrétiens quand une foule de villes voisines du berceau du christianisme n’avaient pas entendu parler de Jésus.

Paul, ce semble, allait presque toujours à pied[11], vivant sans doute de pain, de légumes et de lait. Dans cette vie de piéton errant, que de privations, que d’épreuves ! La police était négligente ou brutale. Sept fois Paul fut enchaîné[12]. Aussi, quand il le pouvait, préférait-il la navigation. Assurément aux heures où elles sont calmes, ces mers sont admirables ; mais, tout à coup aussi, ce sont de fous caprices ; s’échouer sur le sable, s’accrocher à un débris, est alors le seul parti à prendre. Le péril était partout : « Les fatigues, les prisons, les coups, la mort, dit le héros lui-même, j’ai goûté tout cela avec surabondance. Cinq fois les Juifs m’ont appliqué leurs trente-neuf coups de cordes[13] ; trois fois j’ai été bâtonné[14] ; une fois j’ai été lapidé[15] ; trois fois j’ai fait naufrage[16] ; j’ai passé un jour et une nuit dans l’abîme[17]. Voyages sans nombre, dangers au passage des fleuves, dangers des voleurs, dangers venant de la race d’Israël, dangers venant des gentils, dangers dans les villes, dangers dans le désert, dangers sur la mer, dangers des faux frères, j’ai tout connu. Fatigues, labeurs, veilles répétées, faim, soif, jeûnes prolongés, froid, nudité, voilà ma vie[18]. » L’apôtre écrivait cela en 56, quand ses épreuves étaient loin de leur fin. Près de dix ans encore, il devait mener cette existence, que la mort seule pouvait dignement couronner.

Dans presque tous ses voyages, Paul eut des compagnons ; mais il se refusa par système un soulagement dont les autres apôtres, Pierre en particulier, tirèrent beaucoup de consolation et de secours, je veux dire une compagne de son ministère apostolique et de ses travaux[19]. Son aversion pour le mariage se compliquait d’une raison de délicatesse. Il ne voulait pas imposer aux Églises la nourriture de deux personnes. Barnabé suivait la même règle. Paul revient souvent sur cette pensée, qu’il ne coûte rien aux Églises. Il trouve parfaitement juste que l’apôtre vive de la communauté, que le catéchiste ait tout en commun avec celui qu’il catéchise[20] ; mais il y met du raffinement ; il ne veut pas profiter de ce qui serait légitime[21]. Sa pratique constante, sauf une seule exception, fut de ne devoir sa subsistance qu’à son travail. C’était là pour Paul une question de morale et de bon exemple ; car un de ses proverbes était : « Que celui qui ne travaille pas ne mange pas[22]. » Il y mettait aussi un naïf sentiment de personne économe, craignant qu’on ne lui reproche ce qu’elle coûte, exagérant les scrupules pour prévenir les murmures : on devient très-regardant sur les questions d’argent à force de vivre au milieu de gens qui y songent beaucoup. Partout où Paul faisait quelque séjour, il s’établissait et reprenait son métier de tapissier[23]. Sa vie extérieure ressemblait à celle d’un artisan qui fait son tour d’Europe, et sème autour de lui les idées dont il est pénétré.

Un tel genre de vie, devenu impossible dans nos sociétés modernes pour tout autre qu’un ouvrier, est facile dans les sociétés où, soit les confréries religieuses, soit les aristocraties commerciales constituent des espèces de franc-maçonneries. La vie des voyageurs arabes, d’Ibn-Batoutah par exemple, ressemble fort à celle que dut mener saint Paul. Ils circulaient d’un bout à l’autre du monde musulman, se fixant en chaque grande ville, y exerçant le métier de kadhi, de médecin, s’y mariant, trouvant partout un bon accueil et la possibilité de s’occuper. Benjamin de Tudèle et les autres voyageurs juifs du moyen âge eurent une existence analogue, allant de juiverie en juiverie, entrant tout de suite dans l’intimité de leur hôte. Ces juiveries étaient des quartiers distincts, fermés souvent par une porte, ayant un chef de religion, avec une juridiction étendue ; au centre, il y avait une cour commune et d’ordinaire un lieu de réunion et de prières. Les relations des juifs entre eux, de nos jours, présentent encore quelque chose du même genre. Partout où la vie juive est restée fortement organisée, les voyages des Israélites se font de ghetto en ghetto, avec des lettres de recommandation. Ce qui se passe à Trieste, à Constantinople, à Smyrne, est sous ce rapport le tableau exact de ce qui se passait, du temps de saint Paul, à Éphèse, à Thessalonique, à Rome. Le nouveau venu qui se présente le samedi à la synagogue est remarqué, entouré, questionné. On lui demande d’où il est, qui est son père, quelle nouvelle il apporte. Dans presque toute l’Asie et dans une partie de l’Afrique, les juifs ont ainsi des facilités de voyage toutes particulières, grâce à l’espèce de société secrète qu’ils forment et à la neutralité qu’ils observent dans les luttes intérieures des différents pays. Benjamin de Tudèle arrive au bout du monde sans avoir vu autre chose que des juifs ; Ibn-Batoutah, sans avoir vu autre chose que des musulmans.

Ces petites coteries formaient des véhicules excellents pour la propagation des doctrines. On s’y connaissait beaucoup ; on s’y surveillait sans cesse ; rien n’était plus éloigné de la banale liberté de nos sociétés modernes, où les hommes se touchent si peu. Les divisions des partis se font selon la religion chaque fois que la politique n’est pas le premier souci d’une cité. Une question religieuse tombant dans ces comités d’israélites fidèles mettait tout en feu, déterminait des schismes, des rixes. Le plus souvent, la question religieuse n’était qu’un brandon avidement saisi par des haines antérieures, un prétexte que l’on prenait pour se compter et se dénommer.

L’établissement du christianisme ne s’expliquerait pas sans les synagogues, dont le monde riverain de la Méditerranée était déjà couvert quand Paul et les autres apôtres se mirent en route pour leurs missions. Ces synagogues étaient d’ordinaire peu apparentes ; c’étaient des maisons comme d’autres, formant avec le quartier dont elles constituaient le centre et le lien un petit vicus ou angiport. Un signe distinguait ces quartiers : c’était l’absence d’ornements de sculpture vivante, ce qui forçait de recourir pour la décoration à des moyens gauches, emphatiques et faux. Mais ce qui mieux que toute autre chose désignait le quartier juif au nouveau débarqué de Séleucie ou de Césarée, c’était le signe de race, ces jeunes filles vêtues de couleurs éclatantes, de blanc, de rouge, de vert, sans teintes moyennes ; ces matrones à la figure paisible, aux joues roses, au léger embonpoint, aux bons yeux maternels. Arrivé et bien vite accueilli, l’apôtre attendait le samedi. Il se rendait alors à la synagogue. C’était un usage, quand un étranger qui semblait instruit ou zélé se présentait, de l’inviter à dire au peuple quelques mots d’édification[24]. L’apôtre profitait de cet usage et exposait la thèse chrétienne. Jésus avait procédé exactement de cette manière[25]. L’étonnement était d’abord le sentiment général. L’opposition ne se faisait jour qu’un peu plus tard, lorsque des conversions s’étaient produites. Alors, les chefs de la synagogue en venaient aux violences : tantôt ils ordonnaient d’appliquer à l’apôtre le châtiment honteux et cruel qu’on infligeait aux hérétiques ; d’autres fois, ils faisaient appel aux autorités pour que le novateur fût expulsé ou bâtonné. L’apôtre ne prêchait les gentils qu’après les juifs. Les convertis du paganisme étaient en général les moins nombreux, et encore presque tous se recrutaient-ils dans les classes de la population qui étaient déjà en contact avec le judaïsme et portées à l’embrasser.

Ce prosélytisme, on le voit, n’atteignait que les villes. Les premiers apôtres chrétiens ne prêchèrent pas les campagnes. Le paysan (paganus) fut le dernier à se faire chrétien. Les patois locaux que le grec n’avait pas déracinés dans les campagnes en étaient en partie la cause. À vrai dire, le paysan disséminé hors des villes était chose assez rare dans les pays et à l’époque où le christianisme se répandit d’abord. L’organisation du culte apostolique consistant en assemblées (ecclesia) était essentiellement urbaine. L’islamisme, de même, est aussi par excellence une religion de ville. Il n’est complet qu’avec ses grandes mosquées, ses écoles, ses oulémas, ses muezzins.

La gaieté, la jeunesse de cœur que respirent ces odyssées évangéliques furent quelque chose de nouveau, d’original et de charmant. Les Actes des Apôtres, expression de ce premier élan de la conscience chrétienne, sont un livre de joie[26], d’ardeur sereine. Depuis les poëmes homériques, on n’avait pas vu d’œuvre pleine de sensations aussi fraîches. Une brise matinale, une odeur de mer, si j’ose le dire, inspirant quelque chose d’allègre et de fort, pénètre tout le livre et en fait un excellent compagnon de voyage, le bréviaire exquis de celui qui poursuit des traces antiques sur les mers du Midi. Ce fut la seconde poésie du christianisme. Le lac de Tibériade et ses barques de pêcheurs avaient fourni la première. Maintenant, un souffle plus puissant, des aspirations vers des terres plus lointaines nous entraînent en haute mer.

Le premier point où touchèrent les trois missionnaires fut l’île de Chypre, vieille terre mixte où la race grecque et la race phénicienne, d’abord placées côte à côte, avaient fini par se fondre à peu près. C’était le pays de Barnabé, et cette circonstance fut sans doute pour beaucoup dans la direction que prit la mission dès ses premiers pas. Chypre avait déjà reçu les semences de la foi chrétienne[27] ; en tout cas, la religion nouvelle comptait plusieurs Chypriotes dans son sein[28]. Le nombre des juiveries y était considérable[29]. Il faut songer d’ailleurs que tout ce cercle de Séleucie, Tarse, Chypre est fort peu étendu, que le petit groupe de juifs répandus sur ces points représente à peu près ce que seraient des familles parentes établies à Saint-Brieuc, Saint-Malo, Jersey. Paul et Barnabé sortaient donc à peine encore cette fois du pays qui leur était familier.

Le groupe apostolique aborda à l’ancien port de Salamis[30]. Il traversa toute l’île de l’est à l’ouest, en inclinant vers le sud, et probablement en suivant la côte. C’était la partie la plus phénicienne de l’île ; là étaient les villes de Cittium, d’Amathonte, de Paphos, vieux centres sémitiques dont l’originalité n’était pas encore effacée. Paul et Barnabé prêchèrent dans les synagogues des juifs. Un seul incident de ce voyage nous est connu. Il eut lieu à Néa-Paphos[31], ville moderne, qui s’était élevée à quelque distance de l’ancienne ville si célèbre par le culte de Vénus (Palæpaphos)[32]. Néa-Paphos était en ce moment, à ce qu’il semble, la résidence du proconsul[33] romain qui gouvernait l’île de Chypre. Ce proconsul était Sergius Paulus, homme d’une naissance illustre[34], qui paraît, ainsi qu’il arrivait souvent aux Romains, s’être laissé amuser aux prestiges et aux croyances superstitieuses du pays où le hasard l’avait porté[35]. Il avait auprès de lui un juif, nommé Barjésu, qui se faisait passer pour magicien et se donnait un titre qu’on explique par élim ou « sage[36] ». Il se produisit là, dit-on, des scènes analogues à celles qui eurent lieu à Sébaste entre les apôtres et Simon le magicien[37]. Barjésu fit une ardente opposition à Paul et à Barnabé. La tradition prétendit plus tard que l’enjeu de cette lutte était la conversion du proconsul. On raconta que, dans une discussion publique, Paul, pour réduire son adversaire, fut obligé de le frapper d’une cécité temporaire, et que le proconsul, ému de ce prodige, se convertit.

La conversion d’un Romain de cet ordre, à cette époque, est chose absolument inadmissible[38]. Paul prit sans doute pour de la foi les marques d’intérêt que lui donna Sergius ; peut-être même prit-il de l’ironie pour de la bonté. Les Orientaux ne comprennent pas l’ironie. Leur maxime, d’ailleurs, est que celui qui n’est pas contre eux est pour eux. La curiosité témoignée par Sergius Paulus aura passé aux yeux des missionnaires pour une disposition favorable[39]. Comme une foule de Romains, Paulus pouvait être fort crédule ; peut-être les prestiges auxquels il nous est malheureusement interdit de douter que Paul et Barnabé eurent plus d’une fois recours[40] lui parurent-ils très-frappants et plus forts que ceux de Barjésu. Mais, de ce sentiment d’étonnement à une conversion, il y a bien loin. La légende semble avoir prêté à Sergius Paulus les raisonnements d’un Juif ou d’un Syrien. Le Juif et le Syrien regardaient le miracle comme la preuve d’une doctrine prêchée par le thaumaturge. Le Romain, s’il était instruit, regardait le miracle comme une duperie dont il pouvait s’amuser ; s’il était crédule et ignorant, comme une de ces choses qui arrivent de temps en temps. Mais le miracle pour lui ne prouvait aucune doctrine ; profondément dénués du sentiment théologique, les Romains n’imaginaient pas qu’un dogme pût être le but qu’un dieu se propose en faisant un prodige[41]. Le prodige était pour eux ou une chose bizarre, bien que naturelle (l’idée des lois de la nature leur était étrangère, à moins qu’ils n’eussent étudié la philosophie grecque), ou un acte décelant la présence immédiate de la Divinité[42]. Si Sergius Paulus a cru vraiment aux miracles de Paul, le raisonnement qu’il a dû faire a été : « Cet homme est très-puissant ; c’est peut-être un dieu, » et non : « La doctrine que prêche cet homme est la vraie[43]. » En tout cas, si la conversion de Sergius Paulus reposa sur des motifs aussi fragiles, nous croyons faire honneur au christianisme en ne l’appelant pas une conversion et en effaçant Sergius Paulus du nombre des chrétiens.

Ce qui est probable, c’est qu’il eut avec la mission des rapports bienveillants ; car elle garda de lui le souvenir d’un homme sage et bon[44]. La supposition de saint Jérôme[45], d’après laquelle Saül aurait pris de ce Sergius Paulus son nom de Paul, n’est qu’une conjecture ; on ne saurait dire, cependant, que cette conjecture soit invraisemblable. C’est à partir de ce moment que l’auteur des Actes substitue constamment le nom de Paul à celui de Saul[46]. Peut-être l’apôtre adopta-t-il Sergius Paulus comme son patron et prit-il son nom en signe de clientèle. Il est possible aussi que Paul, à l’exemple d’un grand nombre de juifs, eût deux noms[47], l’un hébreu, l’autre obtenu par grécisation ou latinisation grossière du premier (de même que les Joseph se faisaient appeler Hégésippe, etc.), et que ce soit seulement à partir du moment où il entra dans des rapports plus suivis et plus directs avec le monde païen, qu’il ait commencé à porter uniquement celui de Paul[48].

Nous ignorons combien de temps dura la mission de Chypre. Cette mission n’eut pas, évidemment, beaucoup d’importance, puisque Paul n’en parle pas dans ses épîtres et qu’il ne songea jamais à revoir les Églises qu’il avait fondées dans l’île. Peut-être les envisageait-il comme appartenant à Barnabé plus qu’à lui. Ce premier essai de voyage apostolique, en tout cas, fut décisif dans la carrière de Paul. Depuis ce temps, il prend un ton de maître[49]. Jusque-là, il avait été comme subordonné à Barnabé. Celui-ci était plus ancien dans l’Église ; il y avait été son introducteur et son garant ; on était plus sûr de lui. Dans le cours de la mission, les rôles changèrent. Le talent de Paul pour la prédication fit que l’office de la parole lui fut presque tout entier dévolu[50]. Désormais, Barnabé ne sera plus qu’un compagnon de Paul, quelqu’un de sa suite[51]. Avec une abnégation admirable, cet homme vraiment saint se prêtait à tout, laissant tout faire à son audacieux ami, dont il reconnaissait la supériorité. Il n’en était pas de même de Jean-Marc. Des dissentiments, qui bientôt devaient aboutir à une rupture, éclatèrent entre lui et Paul[52]. On en ignore la cause. Peut-être les principes de Paul sur les rapports des juifs et des gentils choquaient-ils les préjugés hiérosolymitains de Marc et lui paraissaient-ils en contradiction avec les idées de Pierre, son maître. Peut-être aussi cette personnalité sans cesse grandissante de Paul était-elle insupportable à ceux qui la voyaient chaque jour devenir plus envahissante et plus altière.

Il n’est pas probable, cependant, que dès lors Paul prît ou se laissât donner le titre d’apôtre[53]. Ce titre n’avait été porté jusque-là que par les Douze de Jérusalem ; on ne l’envisageait pas comme transmissible ; on croyait que Jésus seul avait pu le conférer. Peut-être déjà Paul se disait-il souvent que, lui aussi, il l’avait reçu directement de Jésus, dans sa vision du chemin de Damas[54] ; mais il ne s’avouait pas encore nettement à lui-même une si haute prétention. Il faudra les ardentes provocations de ses ennemis pour l’entraîner à un acte qui d’abord dut se présenter à lui comme une témérité.

  1. Act., xiii, 4 et suiv.
  2. La limite naturelle de la Syrie est le mont Casius.
  3. L’emplacement de la ville est maintenant désert. Il reste de belles ruines et d’admirables travaux dans le roc. V. Ritter, Erdkunde, XVII, p. 1233 et suiv. ; Études de théol., de phil. et d’hist., publiées par des PP. de la Soc. de Jésus, septembre 1860.
  4. Prolongement de l’Amanus.
  5. Juvénal, iii, 62 et suiv.
  6. Vaillant, Numism. græca imp. rom., p. 30, 46, 110 ; Mionnet, Descr. des méd. ant., V, 271 et suiv.
  7. Il est possible que les ouvrages actuellement existants soient du second siècle ou postérieurs.
  8. Le chemin de fer qui reliera entre eux et avec l’Europe la Syrie, le bassin du Tigre et de l’Euphrate, la Perse, l’Inde, ne peut aboutir à la Méditerranée que par la vallée de l’Oronte. Il aura son débouché à Séleucie ou au port Saint-Siméon des croisés, près de là.
  9. Ammien Marcellin, xxii, 14.
  10. Mischna, Schebiit, vi, 1 ; Challah, iv, 8 ; Tosiphta Challah, ch. 2 ; Talm. de Jér., Schebiit, vi, 2 ; Talm. de Bab., Gittin, 8 a ; Targum de Jérusalem, Nombres, xxxiv, 8 ; saint Jérôme, Epist. ad Dardanum (Martianay, II, 609). Cf. Neubauer, la Géogr. du Talmud, p. 5 et suiv.
  11. Act., ix, 4, 8 ; xx, 13. Il est vrai que πεζεύειν en ce second cas peut simplement être opposé à πλεῖν.
  12. Clemens Rom., ad Cor. I, c. 5.
  13. Cf. Deuter., xxv, 3. Cf. Mischna, Maccoth, iii, 10. Les Actes ne mentionnent aucune de ces flagellations. Comp. Gal. VI, 17
  14. Les Actes (xvi, 22) mentionnent une seule de ces bastonnades. Ῥαϐδευθείς dans Clément Romain, ad Cor. I, 5, est une mauvaise lecture. Il faut φυγαδευθείς. Voir les recensions de Laurent et de Hilgenfeld.
  15. Act., xiv, 19 ; Clem. Rom., ad Cor. I, 5.
  16. Ces trois naufrages sont inconnus à l’auteur des Actes ; car celui qu’il raconte (xxvii) est postérieur à la date où Paul écrivait le passage que nous citons.
  17. Sans doute sur un débris de navire, nageant pour échapper à la mort.
  18. II Cor., xi, 23-27. Comp. I Thess., ii, 9 ; Gal., v, 11 ; I Cor., iv, 11-13 ; xv, 30-31 ; II Cor., iv, 8 et suiv. ; 17 ; vi, 4 et suiv. ; Rom., viii, 35-36.
  19. I Cor., ix, 5 et suiv.
  20. Gal., vi, 6 ; I Cor., ix, 7 et suiv.
  21. I Cor., ix, 4 et suiv. ; II Cor., xi, 9 et suiv. ; xii, 13, 14, 16, I Thess., ii, 5, 7, 9 ; II Thess., iii, 8 et suiv. ; Phil., iv, 15 ; Act., xx, 33-34.
  22. II Thess., iii, 10-12.
  23. Act., xviii, 3 ; xx, 34 ; I Thess., ii, 9 ; II Thess., iii, 8 ; I Cor., iv, 12.
  24. Act., xiii, 14-16 ; xvi, 13, xvii, 2.
  25. Luc, iv, 16.
  26. Act., xiii, 52 ; xv, 3, 31.
  27. Act., xi, 19.
  28. Act., xi, 20 ; XXI, 16.
  29. Jos., Ant., XIII, x, 4 ; XVII, xii, 1-2 ; Philon, Leg. ad Caium, § 36.
  30. Porto-Costanzo, à deux lieues au nord de Famagouste. La ville a presque disparu.
  31. Aujourd’hui, Bapho.
  32. Strabon, XIV, vi, 3 ; carte de Peutinger, segm. ix, f ; Pline, V, 35 ; Ptolémée, V, xiv, 1 ; Pomponius Mela, II, vii, 5.
  33. La province, en effet, était sénatoriale. Strabon, XIV, vi, 6 ; XVII, iii, 25 ; Dion Cassius, LIV, 4 ; monnaies proconsulaires de Chypre ; Corp. inscr. gr., no 2632.
  34. Sergius Paulus est inconnu d’ailleurs. Il faut se rappeler que les proconsuls des provinces sénatoriales étaient, sauf de rares exceptions, annuels et que Chypre était la plus petite des provinces romaines. Les textes, les monnaies proconsulaires et les inscriptions de Chypre ne permettent pas de dresser une liste tant soit peu complète des proconsuls de cette île. On peut, sans invraisemblance, identifier le personnage des Actes avec le naturaliste du même nom cité par Pline (index des auteurs en tête du livre II et du livre XVIII). Lucius Sergius Paulus, consul l’an 168, et sa fille Sergia Paulina, qui donnèrent leur nom à un célèbre collège domestique (Orelli, 2414, 4938 ; Gruter, 1117, 7 ; Fabretti, Inscr. dom., p. 146, no 178 ; Amaduzzi, Anecd. litt., I, p. 476, nos 39, 40 ; Otto Iahn, Specimen epigraph., p. 79 et suiv.), étaient très-probablement des descendants de notre Sergius Paulus. Borghesi, Fastes consul. [encore inédits], à l’année 168.
  35. Comp. Jos., Ant., XX, vii, 2.
  36. Mot arabe dont le pluriel est ouléma. Le mot n’existe ni en hébreu, ni en araméen ; ce qui rend fort douteuse cette étymologie d’Étymas.
  37. Le parallélisme des deux récits soulève bien quelques doutes sur la crédibilité de tout l’épisode. Il semble qu’en plusieurs points on a cherché à modeler la légende de Paul sur celle de Pierre.
  38. Un proconsul était un personnage très-considérable, et il est probable que, si un tel fait s’était produit, nous le saurions par les historiens romains, comme cela a lieu pour Pomponia Græcina, Flavius Clemens et Flavia Domitilla. L’auteur des Actes a été ici égaré par son idée de convertir le plus possible de païens, par le plaisir de montrer les magistrats romains favorables au culte nouveau, et par le désir de poser tout d’abord saint Paul en apôtre des gentils. Ailleurs encore, nous verrons percer chez le narrateur des Actes ce naïf sentiment qui rend l’homme du peuple fier d’avoir eu des rapports avec les hommes célèbres ou importants. Il semble qu’il voulût répondre à des adversaires qui soutenaient que les chrétiens étaient tous des gens de bas étage, sans accointances et sans aveu.
  39. Comparez Act., xxv, 22 et suiv.
  40. Comp. Rom., xv, 19 ; Il Cor., xii, 12.
  41. Voir Valère Maxime, livre I entier.
  42. Voir ci-dessous l’aventure de Lystres, et Act., xxviii, 6.
  43. C’est ainsi que les musulmans en Syrie admettent les miracles des chrétiens, et cherchent à en bénéficier pour leur propre compte, sans pour cela songer à se faire chrétiens.
  44. Act., xiii, 7.
  45. De viris ill., 5.
  46. Et il en avertit, xiii, 9.
  47. Inscr. dans Garrucci, Dissert. arch., II, p. 160 (Cocotio qui et Juda). Cf. Orelli, Inscr. lat., no 2522.
  48. Le nom de Paul est porté par un grand nombre de Ciliciens. V. Pape, Wœrt. der griech. Eigennamen, 2e édit., p. 1150.
  49. Cette transition est indiquée avec beaucoup de tact, Act., xiii, 1-13. Gal., ii, 1, 9, prouve que Paul même le prenait ainsi.
  50. Act., xiv, 12.
  51. Act., xiii, 13.
  52. Act., xiii, 13 ; xv, 38-39.
  53. La première prise de possession de ce titre par Paul, qui nous soit connue, est en tête de l’Épitre aux Galates. Rappelons que l’auteur des Actes évite de le lui donner directement.
  54. Act., ix, 15 ; xxii, 21 ; xxvi, 17-18.