Sang-Maudit (Pont-Jest)/45

La bibliothèque libre.
Marmorat (p. 498-509).

X

Jeanne Reboul et son fils.



Bien qu’il eût paru assommé par le coup de bêche du domestique d’Armand de Serville, Pierre n’avait pas été aussi violemment atteint que le palefrenier avait pu le croire, et comme le forçat était un homme énergique, au lieu de perdre la tête, il s’était immédiatement rendu compte de sa situation.

Or, il était sans armes, car, en tombant, il avait perdu son couteau ; le peintre était resté debout, ce qui lui avait fait craindre de ne l’avoir blessé que légèrement, et Bernard lui avait semblé un gaillard solide avec lequel la lutte serait inégale.

Il s’était dit alors que le plus sage était de faire le mort, s’il ne voulait pas laisser échapper la seule chance qui lui restât de sortir de ce mauvais pas.

Il y tenait d’autant plus qu’à travers le voile de sang qui s’était étendu sur ses yeux, il avait parfaitement reconnu Louis, au moment où celui-ci s’était enfui par la fenêtre. Méral ne doutait donc pas que son digne neveu n’eût fait main basse sur les lettres, et il avait hâte de le rejoindre, d’abord pour partager avec lui le fruit de son vol, et ensuite pour lui administrer la correction qu’il lui promettait depuis si longtemps, correction à laquelle le jeune gredin avait maintenant doublement droit, puisqu’il n’était pas venu au secours de son excellent oncle.

Aussi, lorsque le palefrenier le prit par les pieds pour le jeter dans la cave, le bandit ne fit-il aucune résistance. Bernard crut ne traîner qu’une masse inerte, et quand il poussa l’assassin par le soupirail, ce fut avec la conviction parfaite que ce n’était plus, ou à peu près, qu’un cadavre.

Mais le bossu étendit les mains pour préserver sa tête, et comme, juste en dessous de l’ouverture par laquelle il avait été précipité, se trouvait un tas de charbon, il atteignit le sol sans trop de mal.

Une fois là, il se palpa, se tâta, et reconnaissant qu’il n’était blessé qu’au côté droit du front, il se fit avec son mouchoir un premier bandage qui arrêta un peu le sang dont, la perte menaçait de l’affaiblir.

Au moment où il terminait dans l’obscurité ce pansement sommaire, Pierre entendit une voix de femme, puis des pas pesants au-dessus de lui. Il comprit que c’était un domestique qui était venu au secours de son maître et que Bernard aidait celui-ci à gravir l’escalier.

Cinq minutes après, au bruit que fit la porte de la rue en se refermant, il devina que quelqu’un sortait de la maison pour aller chercher un médecin et peut-être aussi la police.

Mais il savait, en homme que ces choses intéressent particulièrement, que le poste le plus prochain était assez loin ; il songea donc à mettre immédiatement à profit les quelques instants de répit qui lui restaient.

Il alluma d’abord la petite lanterne sourde dont il s’était prudemment muni, puis examina l’endroit où il avait fait une entrée si brutale et surtout si involontaire.

C’était, comme s’il s’en était bien douté, un simple caveau à charbon. La porte n’en était fermée qu’au pêne. Il l’ouvrit facilement et se trouva dans le sous-sol de la maison.

À droite était la cuisine, et en face de lui l’escalier. Il en gravit les marches et gagna le vestibule.

Après l’avoir traversé sans bruit, il allait atteindre la porte de la rue lorsqu’il se sentit défaillir.

La tête lui tournait ; ses jambes refusaient de le conduire plus loin.

Il fut obligé, de sa main sanglante, de s’appuyer contre la muraille, qui lui sembla se dérober devant lui.

C’était tout simplement la porte de la salle à manger qui s’était ouverte sous son poids.

Il pénétra alors dans cette pièce, plutôt en se traînant qu’en marchant, et s’y laissa tomber sur un siège, étouffant la malédiction qui s’échappait de ses lèvres.

Mais, en jetant autour de lui un regard désespéré, il aperçut à la portée de sa main une étagère sur laquelle se trouvaient une demi-douzaine de bouteilles. Il en saisit une, et sans même s’assurer de ce qu’elle contenait, la porta vivement à sa bouche.

C’était de l’eau-de-vie. Il en but coup sur coup plusieurs verres, en imbiba abondamment le mouchoir qui entourait sa tête, et, subitement réconforté par ce moyen violent, il eut la force de se soulever et d’atteindre la porte de la rue.

Quelques instants après, le misérable était sur le boulevard extérieur, où il procéda, à la première fontaine qu’il rencontra, à un pansement plus complet de l’horrible blessure qu’il avait reçue.

Personne ne vint le déranger ; le quartier était absolument désert.

Les sergents de ville avaient bien autre chose à faire cette nuit-là qu’à courir après les malfaiteurs.

Le gouvernement, qui se préparait à se replier devant l’insurrection, leur avait donné l’ordre de se disposer à quitter Paris, et les malheureux, dont un si grand nombre devaient devenir victimes de la haine que la Commune portait naturellement à tout ce qui représentait l’ordre et la loi, songeaient à fuir et à se cacher.

Pierre put donc se reposer tranquillement sur un banc, et lorsqu’il eut repris quelques forces, il se traîna jusqu’à la gare Montparnasse, où il trouva un fiacre qui le conduisit chez la Fismoise.

Seulement, il était temps qu’il arrivât chez la brocanteuse, car il avait perdu une si grande quantité de sang qu’il était absolument épuisé. C’est à peine s’il put descendre de voiture et frapper à la porte de l’allée.

Quand la marchande à la toilette ouvrit, elle jeta un cri d’épouvante en reconnaissant son frère dans cet homme pâle et ensanglanté ; mais le forçat ne lui répondit même pas ; il s’affaissa sur le seuil de la boutique comme une masse inerte. Pendant un instant, sa sœur le crut mort.

Elle le traîna alors jusqu’au milieu de la pièce, ferma soigneusement sa porte, et se décida à le soigner elle-même.

Se doutant bien qu’il s’était passé rue d’Assas quelque drame dans lequel son frère avait joué un rôle important, elle n’osait envoyer chercher un médecin qui n’eût pas manquer de la questionner.

Comme elle avait chez elle une espèce de pharmacie, elle commença par laver la plaie du forçat, puis elle en rejoignit les bords avec des bandes de diachylum. recouvrit le tout de linges imbibés d’arnica, et après avoir couché le moribond sur un matelas étendu à terre, elle lui glissa entre les lèvres quelques gouttes de rhum, convaincue, ainsi que le sont tous les gens du peuple, que c’était encore là le meilleur réconfortant.

Quoi qu’il en soit, grâce à ces soins et la nature aidant, le blessé ne tarda pas à revenir à lui.

Bientôt ses joues se colorèrent, sa respiration devint plus régulière et il ouvrit les yeux. Ce fut pour jeter autour de lui un regard interrogateur, comme s’il cherchait quelqu’un.

La brocanteuse s’efforçait de le comprendre, mais n’y parvenait pas.

— Louis ? finit-il par murmurer.

— Je ne l’ai pas vu, répondit la Fismoise.

— Canaille ! Il a les lettres !

Et comme si ces mots, prononcés avec un accent de colère impossible à rendre, l’eussent achevé, Pierre perdit connaissance de nouveau.

Pendant ce temps-là, Louis dormait du sommeil de l’innocence.

Toujours en fredonnant la chanson de bord qu’il avait entonnée à dix pas de l’hôtel de maître Pétrus, il avait traversé tout Paris et rejoint son garni du boulevard Clichy. Là, après avoir précieusement glissé sous son traversin la correspondance de Mme de Rennepont, il s’était couché aussi content de sa journée que l’était jadis Titus lorsqu’il avait fait une bonne action ; puis, murmurant philosophiquement : « Demain il fera jour », il s’était endormi.

À son réveil, il avait commencé par faire disparaître son costume de matelot ; ensuite il s’était de nouveau revêtu de sa livrée pour se présenter chez Sarah Bernier.

Inutile d’ajouter que l’excellent neveu de la Fismoise n’avait pas songé un seul instant à aller rendre compte à sa tante du résultat de son expédition.

Il s’était dit que son bon oncle Pierre n’avait plus besoin de partager avec lui la somme promise par la comédienne, puisqu’il était mort ou prisonnier, et que la brocanteuse était assez riche pour lui laisser en entier le profit de cette opération qu’il avait menée si habilement.

Quant à Sarah, épouvantée de la part de responsabilité qui pourrait lui être attribuée dans l’assassinat de son ancien amant, si la justice parvenait à voir clair dans cette affaire, elle était bien rentrée chez elle en sortant de l’hôtel de la Louve, mais elle n’avait pu trouver un instant de repos.

Dès qu’elle fermait les yeux, il lui semblait qu’Armand de Serville allait apparaître pour lui reprocher son infamie. Le moindre bruit la faisait tressaillir. Aussi étouffa-t-elle un cri de terreur lorsque, vers dix heures du matin, le timbre de sa porte retentit bruyamment.

Sa femme de chambre la trouva assise sur son lit, les yeux hagards, les lèvres tremblantes, le front inondé d’une sueur glacée.

En entendant sa domestique lui annoncer que ce visiteur matinal était le valet de chambre de M. de Fressantel, Sarah comprit que ce domestique devait être Louis et donna l’ordre de l’introduire immédiatement.

Le jeune gredin, qui se doutait de l’impatience avec laquelle l’actrice devait l’attendre, bien qu’il ignorât qu’elle fût au courant de tous les détails de son expédition, était sur les talons de la camériste.

Celle-ci n’eut donc qu’à s’effacer pour lui livrer passage ; et, sur un signe de sa maîtresse, elle sortit.

— Qu’avez-vous donc fait, malheureux ? dit aussitôt l’amie de la Louve. Un assassinat !

— Comment, un assassinat ? fit Louis avec un étonnement admirablement joué.

— Vous le savez bien ?

— Moi ! Quand j’ai vu que ça allait mal tourner, car mon oncle est brutal en diable, — je vous en avais prévenue, — je n’ai plus songé qu’à notre affaire, et j’ai filé.

— Eh bien ! M. Armand de Serville a été frappé d’un coup de couteau qui a failli le tuer.

— Ah ! il n’est pas mort ?

— Heureusement !

— Et mon bon oncle, il n’en reviendra pas, lui, car je l’ai entendu tomber comme une masse.

— Votre oncle, j’ignore ce qu’il est devenu, mais il s’est sauvé ! On n’a arrêté personne.

— Comment dites-vous ? demanda le groom en pâlissant.

— Je dis qu’on n’a arrêté personne. Lorsque le docteur Harris est arrivé, une demi-heure après l’événement, l’assassin avait disparu.

— Diable ! mais ça ne fait pas mon affaire ni la vôtre, car, à moins que Pierre ne puisse lever ni bras ni jambes, nous le verrons aujourd’hui.

— Qu’avons-nous à craindre de lui ? Je vous avais promis quinze cents francs en échange des lettres de Mme de Rennepont ; je vous les aurais donnés si vous aviez réussi. Ce n’est pas de ma faute si vous avez échoué et si votre oncle, en frappant M. de Serville, a été blessé lui-même.

— Les lettres, les voici, répondit Louis en montrant à Sarah un petit paquet qu’il avait tiré en souriant de l’une de ses vastes poches.

À la vue de cette précieuse correspondance, qui représentait pour elle en même temps une grosse somme d’argent et la vengeance, la maîtresse de M. de Fressantel ne put retenir un mouvement de joie, et elle étendit vivement la main pour s’en emparer.

Mais le neveu de la Françoise était un garçon pratique ; il comprenait les choses : donnant donnant.

Aussi fit-il un pas en arrière en disant :

— Et les quinze cents francs ?

— Oui, c’est vrai, répondit Mme Bernier un peu piquée. Seulement, je ne les ai pas ici. Le temps de m’habiller et nous irons les chercher. Passez dans la salle à manger ; dans cinq minutes, je suis à vous.

Il fit sa retraite en saluant respectueusement, et moins d’un quart d’heure après, hissé sur le siège d’une voiture, dans laquelle l’ancienne maîtresse d’Armand s’était blottie en robe de chambre, afin de perdre moins de temps, il montait le faubourg Saint-Honoré, pour arriver bientôt rue de Monceau.

La Louve était encore au lit.

Après avoir dit au valet de chambre de M. de Fressantel de l’attendre, la comédienne alla réveiller sa vieille amie, qu’elle mit rapidement au courant du motif de sa visite matinale.

— Qui donc a pris ces lettres, lui demanda Jeanne, puisque l’homme qui était dans le jardin de la rue d’Assas n’a pu pénétrer dans la maison ?

— Un complice, qui s’y était introduit depuis quelques jours sous un faux nom ; un jeune groom fort intelligent que la Fismoise m’avait adressé ; son neveu, je crois.

— Son neveu !

— Oui, son neveu, et je dois dire que si nous l’avions écouté, nous l’aurions laissé tenter l’aventure tout seul. Il m’avait bien prévenue que son oncle était un auxiliaire dangereux.

— Comment ! son oncle, son neveu ? Je n’y suis plus. Explique-toi !

L’ex-madame de Ferney avait prononcé ces mots avec un accent d’impatience et d’épouvante que Sarah n’avait pas remarqué. Grâce au peu de jour qui entrait dans la chambre à coucher, elle ne s’était pas aperçue non plus de la pâleur de son amie.

— Mais oui, reprit tranquillement la jeune femme, j’ai suivi votre conseil ; je suis allée chez la Fismoise ; je lui ait dit ce dont il s’agissait, et comme elle avait justement auprès d’elle son frère et son neveu, elle les a chargés de l’affaire. Mais… qu’avez-vous donc ?

La Louve venait de sauter en bas de son lit, et après avoir jeté un peignoir sur ses épaules, s’était laissée tomber dans un fauteuil. L’actrice avait alors remarqué sa physionomie bouleversée.

— Qu’avez-vous donc ? lui répéta-t-elle.

— Rien, rien ? répondit la sœur de Françoise en s’efforçant de retrouver un peu de calme. Ce frère, tu l’as vu ?

— Je ne l’ai pas aperçu.

— Et ce neveu ?

— Ah ! ce neveu, c’est ma foi un gentil garçon. Il se nomme Louis. Il est là avec les lettres ; je vais le faire entrer.

— Non pas ! fit vivement la comtesse ; je n’ai pas besoin de le voir ; je vais te donner les quinze cents francs ; tu les lui remettras toi-même. Tu dis qu’il est jeune. Quel âge ?

— Ah çà ! ma chère, quelles singulières questions ! Est-ce que je sais, moi ? Vingt à vingt-deux ans.

— Vingt-deux ans, tu crois ?

— Peut-être même plus encore. Ces gamins de Paris, ça n’a pas d’âge. Ils naissent vieux et meurent jeunes.

Ces détails, si insignifiants, en apparence, avaient paru rassurer la comtesse. Aussi reprit-elle avec une indifférence trop subite et trop grande pour ne pas être affectée :

— Oui, finissons-en.

Puis elle murmura en aparté :

— Il est préférable que je l’interroge.

— Louis ! appela Mme Bernier, en ouvrant la porte, Louis !

Le neveu de la brocanteuse, qui attendait patiemment dans la pièce voisine, en admirant les meubles et les objets d’art, s’empressa d’entrer.

— C’est à madame que je dois remettre les poulets ? demanda-t-il tranquillement à Sarah, sans s’inquiéter du singulier regard que la Louve attachait sur lui.

— Oui, répondit la comédienne.

— Les voici, madame.

Il tendit à la comtesse les lettres que celle-ci saisit sans le quitter des yeux.

Elle courut ensuite à une chiffonnière, y prit une liasse de billets de banque, compta quinze cents francs et les remit au jeune homme, en lui disant d’une voix calme, en apparence du moins :

— Vous êtes le neveu de la Fismoise ?

— Oui, madame, fit le vaurien.

— C’est elle qui vous a élevé ?

— À peu près.

— Vous ne savez pas ce qu’est devenue votre mère ?

— Ma mère ? je n’en ai jamais entendu parler. Il est probable qu’elle est morte ou que je la gênais ; elle s’est débarrassée de moi. Je ne m’en inquiète guère !

— Vous avez aussi un oncle ?

— Oui, l’oncle Pierre, dit l’Adonis, il est rentré à Paris presque en même temps que moi. Seulement, il paraît que le pauvre homme a eu des malheurs. Son retour n’a pas eu l’air de faire le plus grand plaisir à ma tante. Où est-il ? Je n’en sais rien. Je l’ai quitté la nuit dernière dans un vilain moment. Cependant, comme c’est un malin, il est bien capable de se tirer d’affaire.


— Vous avez fait de moi un assassin ; je pourrais être devenu un voleur.


Tout cela avait été débité d’un ton gouailleur et cynique, impossible à rendre. L’ex-madame de Ferney, bien qu’elle ne péchât certes point par la sensibilité, en était impressionnée.

Aussi rompit-elle brusquement l’entretien, en disant au valet de chambre de M. de Fressantel :

— C’est bien, vous pouvez vous en aller. Mais pas un mot de tout ceci.

Le mauvais drôle se contenta de répondre du geste qu’on pouvait compter sur sa discrétion, et après avoir soigneusement glissé dans la poche de son gilet les billets de banque, il se retira en saluant les deux amies, en domestique de bonne maison.

— Décidément, ma chère Jeanne, dit Sarah après le départ de Louis, vous avez quelque chose.

— J’ai que je voudrais, répondit la Louve, pour les trente mille francs du docteur Harris, ne pas m’être occupée de cette affaire. Dans quarante-huit heures, si je le puis, je quitterai Paris.

— Pourquoi donc cela ?

— Parce que… je n’aime pas les révolutions. Je t’engage à m’imiter. Écris d’abord au docteur que tu as la satanée correspondance et qu’il vienne la chercher. Moi, je vais dire qu’on fasse mes malles.

Et très évidemment plus préoccupée encore qu’elle ne voulait le paraître, Jeanne Reboul sonna sa femme de chambre à laquelle elle donna ses ordres.

Pendant ce temps-là, l’actrice écrivait à Harris pour le prier de venir prendre les fameuses lettres, et, son billet expédié par un valet de pied, elle se demanda pour la première fois pourquoi ce médecin étranger payait aussi cher les preuves d’amour de Mme de Rennepont.

Ces réflexions la conduisirent tout naturellement à être de l’avis de la Louve, c’est-à-dire à penser que le plus prudent était de s’éloigner de Paris. Aussi se promit-elle de presser son propre départ, lorsqu’elle aurait touché les trente mille francs que devait lui rapporter son pacte infâme.

Il y avait à peine une demi-heure que Sarah avait pris ce parti, et elle était retournée chez elle pour faire ses préparatifs, lorsque le domestique envoyé chez Harris se représenta devant sa maîtresse, pour l’informer que la lettre de Mme Bernier avait été remise au docteur lui-même, et que celui-ci le suivait.

Quelques instants après, en effet, le même valet de pied annonçait à la comtesse Iwacheff, M. William Burton !

— William Burton, répéta l’ex-madame de Ferney, en se levant brusquement du siège qu’elle occupait. Est-ce qu’il est seul ?

— Oui, madame la comtesse.

Après avoir hésité un moment, Jeanne Reboul, avec un mouvement de tête qui semblait exprimer : « Il le faut bien », ordonna d’introduire l’étranger.

Justin Delon, entra aussitôt, et lorsqu’il se fut assuré que le domestique avait, en sortant, fermé la porte derrière lui, il s’avança vers celle qu’il avait aimée, en lui disant :

— Cela vous étonne de me revoir ?

— Je vous l’avoue, répondit la fille Méral. Je ne comprends pas que vous n’ayez point hésité à venir à Paris, où vous pouvez être reconnu.

— Et dénoncé, n’est-ce pas ?

— Je ne vois pas qui aurait intérêt à le faire. Néanmoins, vous courez un danger incontestable, et il faut que vous ayez de puissants motifs pour oser l’affronter. Quelques raisons politiques, sans doute ?

— Peut-être ; mais je suis venu aussi dans un but de vengeance.

— De vengeance ! Contre moi ?

Justin ne répondit à cette supposition que par un sourire de mépris et avec un éclair dans les yeux.

— À qui en voulez-vous alors ?

— À la société entière et particulièrement à l’homme qui est la première cause de tout mes malheurs : à Armand de Serville.

— Oh ! celui-là, je vous l’abandonne. Je n’ai pas moins que vous à me plaindre de lui. C’est, pour cela que le docteur Harris achète trente mille francs les lettres de Mme de Rennepont ?

— C’est possible !

— Cette correspondance, la voici.

Et prenant dans le tiroir d’une petite table auprès de laquelle elle se trouvait les lettres de la générale, elle les tendit à Justin.

— Voici les trente mille francs, répondit l’ex-intendant de la Marnière, en présentant une liasse de billets de banque à la Louve ; puis, en glissant la correspondance dans sa poche, il ajouta : Comptez !

— Vous êtes fou ! s’écria Jeanne Reboul.

— Vous avez fait de moi un assassin ; je pourrais être devenu un voleur ! riposta Delon avec amertume.

Cette scène lui rappelait celle qui avait eu lieu à Londres quelques années auparavant quand il était venu chez la comtesse Iwacheff lui apporter de l’argent de la part de lord Rundely, et tout le passé s’était subitement représenté à sa mémoire.

Mais il se remit aussitôt et reprit :

— Pardonnez-moi, j’ai tort : mais comme vous paraissiez tout à l’heure craindre pour moi, je tiens à vous rassurer. Je n’ai pas peur des recherches de la police, qui, d’ailleurs, n’existe guère en ce moment et qui, de plus, ne connaît pas mes traits. Personne, sauf vous, ne saurait me dénoncer. Marius Pergous et Claude Manouret sont morts, l’un à Mazas, l’autre à Cayenne. Il n’y a que vous qui pourriez me trahir.

Jeanne Reboul fit un mouvement comme pour exprimer qu’elle était incapable de commettre une telle action.

— Oh ! poursuivit Justin avec un sourire ironique, je suis absolument tranquille, car si j’étais traduit en cour d’assises, je devrais tout dire. Or, vous savez qui m’a conduit à l’hôtel de Rifay, puis ensuite envoyé à Nogent où j’ai tué Jérôme Dutan. Donc, de votre côté, je ne crains rien, et je crois, Jeanne, que nous ne nous verrons plus.

— C’est probable, répondit la comtesse d’une voix étranglée, car je compte m’éloigner demain, avec Mme Sarah Bernier.

— Vous aurez tort toutes les deux. C’est le docteur Harris qui m’a chargé de vous le dire, dans le cas où vous m’informeriez de votre départ. Si vous quittez Paris au moment où l’affaire de la rue d’Assas fait tant de bruit, ce départ semblera une véritable fuite et vous compromettra dans l’avenir.

— Je ne suis pour rien dans le drame dont vous parlez ; ce que je veux fuir, c’est l’insurrection.

— L’insurrection ! fit dédaigneusement Delon. Elle n’est à craindre, j’en ai peur, que pour ceux qui grossiront ses rangs. Que cela vous inquiète peu l’une et l’autre ; Harris saura bien vous protéger si le peuple devient maître de Paris. Adieu !

Et, comme s’il eût craint de prolonger cet entretien qui réveillait toutes ses colères, Justin sortit brusquement.

Quelques instants après, Sarah Bernier revenait chez la comtesse Iwacheff et recevait d’elle les trente mille francs de l’Américain ; puis les deux femmes, d’un commun accord, renvoyaient leur départ à quelques jours plus loin.

La comédienne s’y était décidée parce qu’une fois délivrée de sa gêne d’argent, elle s’était souvenue de ce qui l’intéressait si directement : les faits et gestes de M. de Fressantel.

Il ne s’agissait plus de quelques billets de banque, mais de cent mille livres de rente dont elle comptait bien avoir sa part.

En rentrant dans son appartement, elle y trouva Louis. Celui-ci l’informa de ce qui s’était passé depuis le matin, c’est-à-dire de sa présentation chez Gaston et de la démarche du baron auprès de sa tante.

Mme de Fressantel, en effet, n’avait pas quitté Paris, d’abord parce que ses affaires n’étaient pas terminées, et ensuite parce qu’elle était souffrante. La lettre de son neveu l’avait touchée ; elle avait accepté de nouveau ses offres de service, et il était autorisé à se représenter chez elle.

Les choses allaient donc au mieux de ce côté-là ; Louis l’affirmait avec un sourire mauvais plein de promesses.

Il fallait alors attendre patiemment et ne pas s’effrayer outre mesure des événements dont Paris devenait le théâtre.

Ni Sarah Bernier ni la comtesse Iwacheff surtout n’auraient été aussi tranquilles, si elles avaient pu lire, à ce moment même, dans l’esprit de Pierre.

Retenu au lit par sa blessure, le forçat ne songeait qu’à se venger.

Furieux d’avoir été joué par son neveu, car il était convaincu qu’il avait emporté les lettres et touché le prix de son vol, quoique l’ancienne maîtresse d’Armand, d’accord avec le faux matelot, eût affirmé à la Fismoise qu’elle ne l’avait pas revu, le forçat s’était juré de prendre une revanche éclatante et terrible.

La brocanteuse elle-même était effrayée de son exaltation, mais elle ne parvenait pas à le calmer, et elle voyait approcher avec une véritable terreur le moment où son frère serait assez fort pour mettre à exécution ses sinistres projets.