Sang-Maudit (Pont-Jest)/9

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Marmorat (p. 51-54).

II

PAUVRE MÈRE !



Le lendemain matin, ainsi qu’elle l’espérait, Jeanne reçut un mot de M. de Ferney. Celui-ci la priait de revenir le voir le jour même.

Elle se rendit aussitôt à cet appel et comprit, à l’accueil que lui fit le magistrat, qu’elle était agréée par sa femme.

— Mademoiselle, lui dit le père de famille après lui avoir donné cette assurance, je vais vous présenter à Mme de Ferney et vous faire connaître vos élèves. Cela me paraît indispensable avant de rien décider, si convaincu que je sois que vous plairez beaucoup à mes enfants.

Mlle Reboul, dont la physionomie ne trahissait aucune émotion, si intéressant que fût pour elle ce qui se passait, répondit à cette double proposition par quelques mots gracieux et suivit son interlocuteur dans l’appartement de la malade.

Mme de Ferney, pâle, sans forces, était étendue sur une chaise longue. Elle se souleva légèrement pour saluer la jeune fille.

Il était facile de deviner en elle la femme qui, plus encore que contre le mal même, luttait avec désespoir contre les terribles ravages que ce mal causait à sa jeunesse et à sa beauté.

L’épouse se souciait peu de souffrir, mais elle ne voulait pas devenir laide. Aussi était-elle plus coquette qu’elle ne l’avait jamais été.

Élégamment enveloppée dans une grande robe de chambre de cachemire blanc doublée de satin cramoisi ; délicieusement coiffée déjà, quoiqu’il fût onze heures à peine, laissant tomber sur ses épaules les épaisses nattes de ses beaux cheveux blonds, richesse que la maladie ne lui avait pas enlevée, les pommettes et les lèvres légèrement fardées, on eût dît, à quelques pas de distance, une jeune et jolie accouchée à laquelle il ne manquait de la vie que ce qu’elle venait d’en donner à son nouveau-né.

Elle accueillit Mlle Reboul avec un sourire auquel celle-ci répondit par un respectueux mouvement de tête, en prenant place sur le siège qui lui était offert du geste ; puis la maîtresse de maison et la jeune institutrice gardèrent le silence pendant quelques secondes.

Entre deux femmes qui se rencontrent pour la première fois, quels que soient d’ailleurs les sentiments qui les animent, il y a toujours quelque chose d’adversaires qui se préparent au combat ; on dirait que chacune cherche chez l’autre le défaut de la cuirasse.

La présentation faite, M. de Ferney s’était retiré.

Après quelques instants de silence, ce fut la jeune mère qui, la première, prit la parole.

— Mademoiselle, dit-elle, excusez-moi de vous recevoir ainsi, mais j’ai moins de force que de courage, cela depuis déjà de longues années. Ma santé, hélas ! est tout à fait perdue !

— Je sais, madame, que vous êtes souffrante et je ne me pardonnerais pas de vous causer la moindre fatigue, répondit Jeanne, de sa plus douce voix.

— Mon mari m’a dit tout le bien qu’il pense de vous, et vous êtes venue d’ailleurs avec une lettre de recommandation d’une sainte femme dans laquelle j’ai entière confiance. Votre physionomie me plaît beaucoup ; je crois donc que nous nous entendrons à merveille ; cela ne dépendra que de vous.

— Je le désire vivement, madame, et je l’espère.

— Avant tout, pour en finir de suite avec une question qu’il faut bien traiter, mais qu’il est moins pénible de résoudre entre nous : je vous donnerai deux mille quatre cents francs par an. Cela vous convient-il ?

— Parfaitement, madame.

— Lorsque nous serons à Paris, je verrai à vous installer de façon à ce que vous ne soyez pas trop mal, et, sauf de rares exceptions, c’est-à-dire lorsque les enfants ne pourront prendre place à table, les jours de dîners officiels, par exemple, dîners auxquels je m’abstiendrai d’ailleurs moi-même d’assister, car ma santé ne me permet d’être d’aucune fête, sauf ces exceptions, vous partagerez nos repas de famille.

Jeanne s’inclina pour acquiescer à ces dispositions.

— Il ne me reste plus, poursuivit Mme de Ferney, qu’à vous présenter vos élèves. Ce sont de charmantes fillettes qui ne m’ont jamais quittée ; je n’ai pas besoin de vous dire combien je les adore. L’amour d’une mère croît presque toujours en raison directe de l’impossibilité où elle se trouve de prouver sa tendresse. De mon fils Raoul, vous n’aurez pas à vous occuper, son père a l’intention de lui faire suivre les classes d’un lycée ; seules, mes chères Louise et Berthe seront confiées à vos soins. Je ne tiens que médiocrement à ce qu’elles apprennent beaucoup et vite ; ce que je désire surtout pour elles, c’est une éducation chrétienne, c’est qu’elles deviennent de douces et modestes jeunes filles. Vous êtes toute jeune encore, vous êtes belle ; elles vous aimeront, j’en suis certaine ; mais pas trop, n’est-ce pas ? Qu’elles ne m’oublient pas auprès de vous !

— Oh ! madame, fit Mlle Reboul, avec un geste plein de charme.

En prononçant ses dernières phrases, la malade avait sonné et la femme de chambre qui s’était présentée avait reçu l’ordre de faire venir les enfants.

Les fillettes, qui savaient qu’il était question de leur donner une nouvelle institutrice et que cela tout naturellement inquiétait fort, étaient aux aguets.

Elles accoururent toutes deux aussitôt se jeter dans les bras de leur mère, qui les couvrit de baisers pour cacher les larmes que faisait couler de ses yeux l’abdication si douloureuse à laquelle il lui fallait bien se résoudre.

— Ma chère Louise, ma chère Berthe, leur dit-elle, après une tendre et convulsive étreinte, en les poussant doucement vers la jeune fille, voici la personne dont je vous ai parlé ce matin ; c’est elle qui va prendre soin de vous. Il faudra lui obéir comme à moi-même. Si vous êtes sages, elle vous aimera bien.

— Moi, je vous aime déjà, s’écria Louise, avec la spontanéité de son caractère plein d’entrain et en sautant sur les genoux de Jeanne, qui l’embrassa.

— Elle est bien plus jolie que Mme Blanchard, dit à demi-voix Berthe, qui était restée près de sa mère.

Mme Blanchard était l’institutrice qu’allait remplacer la nouvelle venue.

— Et vous, mademoiselle Berthe, dit Jeanne, est-ce que je vous fais peur ? Est-ce que vous ne voulez pas m’embrasser ? Voyons, venez.

L’enfant se blottit contre sa mère, sans répondre.

Mlle Reboul mit alors Louise à terre et, se penchant vers Berthe, elle lui demanda d’une voix si tendre, avec un si doux regard : « Vous ne m’aimerez donc pas ? » que, subitement vaincue, la fillette lui sauta dans les bras.

Mme de Ferney en éprouva comme un mouvement de jalousie.

La résistance de sa petite fille avait flatté les fibres les plus intimes de son cœur maternel ; mais elle n’applaudit pas moins au gracieux mouvement de l’enfant et reprit :

— Là, maintenant que la connaissance est faite, conduisez votre amie dans la chambre qu’elle doit occuper : celle qui est auprès de la vôtre.

Elle ajouta, en s’adressant à Mlle Reboul :

— C’est pour bien peu de temps, car je crois que le jour de notre départ n’est pas éloigné. Mon mari vient de recevoir la nouvelle officielle de sa nomination à la cour de Paris. Je vous avoue que je quitterai volontiers ce pays, dont le climat est pour beaucoup dans mes souffrances.

Louise avait pris sa nouvelle institutrice par la main et elle l’entraînait. Sa sœur ne voulut pas rester en arrière et les rejoignit.

La jeune fille se laissait conduire avec une bonne grâce charmante.

Mme de Ferney les suivait des yeux et, au moment où la porte allait se refermer sur celle qui faisait dès à présent partie de la famille, elle dit en levant au ciel ses yeux humides :

— Qu’elle est jeune et belle ! Pourvu que mes enfants n’aillent pas l’aimer plus que moi !

Puis une seconde pensée, autrement douloureuse, naquit subitement en son esprit, et, sentant son cœur saigner comme sous une morsure, elle s’écria avec un inexprimable accent d’angoisse :

— Et mon mari, s’il allait !…

Se soulevant alors brusquement, elle étendit les bras, comme si elle eût voulu rappeler, pour l’éloigner à jamais, celle qui lui inspirait de semblables terreurs ; mais épouvantée, honteuse, la malheureuse femme retomba aussitôt en bégayant à travers ses larmes :

— Oh ! cela est horrible ! En suis-je donc arrivée là ! Mon Dieu, pardonnez-moi, donnez-moi du courage !

La pauvre mère, en prononçant ces mots, avait joint les mains et levé les yeux au ciel, comme pour lui demander secours.

Pendant ce temps-là, les fillettes faisaient à Jeanne les honneurs de la maison, et lorsqu’elles revinrent auprès de leur mère, une demi-heure plus tard, car Mlle Reboul les avait accompagnées partout avec la plus gracieuse complaisance, elles paraissaient si charmées de leur jolie maîtresse que Mme de Ferney se sentit tout à coup rassurée et dit à la jeune fille, avec un sourire :

— Alors, à bientôt, n’est-ce pas, mademoiselle Reboul ?

— Dès demain, madame, répondit Jeanne, je viendrai me mettre à vos ordres.

— Oh ! de bonne heure, supplia Louise.

— Oui, dans la matinée, ma chère enfant.

Et après avoir embrassé une dernière fois les deux sœurs, puis salué Mme de Ferney, la jeune institutrice sortit pour retourner au couvent qu’elle allait quitter pour toujours.