Sans famille/Dentu, 1887/Deuxième partie/18

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Dentu (2p. 321-328).


XVIII


LES NUITS DE NOËL


Nous ne parlions plus que d’Arthur, de madame Milligan et de M. James Milligan.

Où étaient Arthur et sa mère ? Où pourrions-nous bien les chercher, les retrouver ?

Les visites de M. J. Milligan nous avaient inspiré une idée et suggéré un plan dont le succès nous paraissait assuré : puisque M. J. Milligan était venu une fois cour du Lion-Rouge il était à peu près certain qu’il y reviendrait une seconde, une troisième fois ; n’avait-il pas des affaires avec mon père ? Alors quand il partirait, Mattia, qu’il ne connaissait point, le suivrait ; on saurait sa demeure ; on ferait causer ses domestiques ; et peut-être-même nous conduiraient-ils auprès d’Arthur ?

Pourquoi pas ? cela ne paraissait nullement impossible à nos imaginations.

Ce beau plan n’avait pas seulement l’avantage de devoir me faire retrouver Arthur à un moment donné, il en avait encore un autre qui, présentement, me tirait d’angoisse.

Depuis l’aventure de Capi et depuis la réponse de mère Barberin, Mattia ne cessait de me répéter sur tous les tons : « Retournons en France » ; c’était un refrain sur lequel il brodait chaque jour des variations nouvelles. À ce refrain, j’en opposais un autre, qui était toujours le même aussi : « Je ne dois pas quitter ma famille ; » mais sur cette question de devoir nous ne nous entendions pas, et c’étaient des discussions sans résultat, car nous persistions chacun dans notre sentiment : « Il faut partir. » — « Je dois rester. »

Quand à mon éternel « Je dois rester », j’ajoutai : « pour retrouver Arthur », Mattia n’eut plus rien à répliquer : il ne pouvait pas prendre parti contre Arthur : ne fallait-il pas que madame Milligan connût les dispositions de son beau-frère ?

Si nous avions dû attendre M. James Milligan, en sortant du matin au soir comme nous le faisions depuis notre arrivée à Londres, cela n’eût pas été bien intelligent, mais le moment approchait où au lieu d’aller jouer dans les rues pendant la journée, nous irions pendant la nuit, car c’est aux heures du milieu de la nuit qu’ont lieu les waits, c’est-à-dire les concerts de Noël. Alors restant à la maison pendant le jour, l’un de nous ferait bonne garde et nous arriverions bien sans doute à surprendre l’oncle d’Arthur.

— Si tu savais comme j’ai envie que tu retrouves madame Milligan, me dit un jour Mattia.

— Et pourquoi donc ?

Il hésita assez longtemps :

— Parce qu’elle a été très-bonne pour toi.

Puis il ajouta encore :

— Et aussi parce qu’elle te ferait peut-être retrouver tes parents.

— Mattia !

— Tu ne veux pas que je dise cela : je t’assure que ce n’est pas ma faute, mais il m’est impossible d’admettre une seule minute que tu es de la famille Driscoll ; regarde tous les membres de cette famille et regarde-toi un peu ; ce n’est pas seulement des cheveux filasse que je parle ; est-ce que tu as le mouvement de main du grand-père et son sourire ? as-tu eu jamais l’idée de regarder les étoffes à la lumière de la lampe comme master Driscoll ? est-ce qu’il t’est jamais arrivé de te coucher les bras étendus sur une table ? et comme Allen ou Ned, as-tu jamais appris à Capi l’art de rapporter des bas de laine qui ne sont pas perdus ? Non, mille fois non ; on est de sa famille ; et si tu avais été un Driscoll, tu n’aurais pas hésité à t’offrir des bas de laine quand tu en avais besoin et que ta poche était vide, ce qui s’est produit plus d’une fois pour toi : qu’est-ce que tu t’es offert quand Vitalis était en prison ? crois-tu qu’un Driscoll se serait couché sans souper ? Est-ce que si je n’étais pas le fils de mon père je jouerais du cornet à piston, de la clarinette, du trombone ou de n’importe quel instrument, sans jamais avoir appris : mon père était musicien, je le suis. C’est tout naturel : toi, il semble tout naturel que tu sois un gentleman, et tu en seras un quand nous aurons retrouvé madame Milligan.

— Et comment cela ?

— J’ai mon idée.

— Veux-tu la dire, ton idée ?

— Oh ! non.

— Parce que ?

— Parce que si elle est bête…

— Eh bien ?

— Elle serait trop bête si elle était fausse ; et il ne faut pas se faire des joies qui ne se réalisent pas ; il faut que l’expérience du green de ce joli Bethnal nous serve à quelque chose ; en avons-nous vu des belles prairies vertes, qui dans la réalité n’ont été que des mares fangeuses.

Je n’insistai pas, car moi aussi j’avais une idée.

Il est vrai qu’elle était bien vague, bien confuse, bien timide, bien plus bête, me disais-je, que ne pouvait l’être celle de Mattia, mais précisément par cela même je n’osais insister pour que mon camarade me dît la sienne : qu’aurais-je répondu si elle avait été la même que celle qui flottait indécise comme un rêve dans mon esprit ? Ce n’était pas alors que je n’osais pas me la formuler, que j’aurais eu le courage de la discuter avec lui.

Il n’y avait qu’à attendre, et nous attendîmes.

Tout en attendant, nous continuâmes nos courses dans Londres, car nous n’étions pas de ces musiciens privilégiés qui prennent possession d’un quartier où ils ont un public à eux appartenant : nous étions trop enfants, trop nouveaux-venus pour nous établir ainsi en maîtres, et nous devions céder la place à ceux qui savaient faire valoir leurs droits de propriété par des arguments auxquels nous n’étions pas de force à résister.

Combien de fois, au moment de faire notre recette et après avoir joué de notre mieux nos meilleurs morceaux, avions-nous été obligés de déguerpir au plus vite devant quelque formidable Écossais aux jambes nues, au jupon plissé, au plaid, au bonnet orné de plumes qui, par le son seul de sa cornemuse, nous mettait en fuite : avec son cornet à piston Mattia aurait bien couvert le bagpipe, mais nous n’étions pas de force contre le piper.

De même nous n’étions pas de force contre les bandes de musiciens nègres qui courent les rues et que les Anglais appellent des nigger-melodits ; ces faux nègres qui s’accoutrent grotesquement avec des habits à queue de morue et d’immenses cols dans lesquels leur tête est enveloppée comme un bouquet dans une feuille de papier, étaient notre terreur plus encore que les bardes écossais : aussitôt que nous les voyions arriver, ou simplement quand nous entendions leurs banjo, nous nous taisions respectueusement et nous nous en allions loin de là dans un quartier où nous espérions ne pas rencontrer une autre de leurs bandes ; ou bien nous attendions, en les regardant, qu’ils eussent fini leur charivari.

Un jour que nous étions ainsi leurs spectateurs, je vis un d’entre eux et le plus extravagant, faire des signes à Mattia ; je crus tout d’abord que c’était pour se moquer de nous et amuser le public par quelque scène grotesque dont nous serions les victimes, lorsqu’à ma grande surprise Mattia lui répondit amicalement.

— Tu le connais donc ? lui demandai-je.

— C’est Bob.

— Qui ça, Bob ?

— Mon ami Bob du cirque Gassot, un des deux clowns dont je t’ai parlé, et celui surtout à qui je dois d’avoir appris ce que je sais d’anglais.

— Tu ne l’avais pas reconnu ?

— Parbleu ! chez Gassot il se mettait la tête dans la farine et ici il se la met dans le cirage.

Lorsque la représentation des nigger-melodits fut terminée, Bob vint à nous, et à la façon dont il aborda Mattia je vis combien mon camarade savait se faire aimer : un frère n’eût pas eu plus de joie dans les yeux ni dans l’accent que cet ancien clown, « qui par suite de la dureté des temps, nous dit-il, avait été obligé de se faire itinerant-musician ». Mais il fallut bien vite se séparer ; lui pour suivre sa bande ; nous pour aller dans un quartier où il n’irait pas ; et les deux amis remirent au dimanche suivant le plaisir de se raconter ce que chacun avait fait, depuis qu’ils s’étaient séparés. Par amitié pour Mattia sans doute, Bob voulut bien me témoigner de la sympathie, et bientôt nous eûmes un ami qui, par son expérience et ses conseils, nous rendit la vie de Londres beaucoup plus facile qu’elle ne l’avait été pour nous jusqu’à ce moment. Il prit aussi Capi en grande amitié, et souvent il nous disait avec envie que s’il avait un chien comme celui-là sa fortune serait bien vite faite. Plus d’une fois aussi il nous proposa de nous associer tous les trois, c’est-à-dire tous les quatre, lui, Mattia, Capi et moi ; mais si je ne voulais pas quitter ma famille pour retourner en France voir Lise et mes anciens amis, je le voulais bien moins encore pour suivre Bob à travers l’Angleterre.

Ce fut ainsi que nous gagnâmes les approches de Noël ; alors au lieu de partir de la cour du Lion-Rouge, le matin, nous nous mettions en route tous les soirs vers huit ou neuf heures et nous gagnions les quartiers que nous avions choisis.

D’abord nous commençons par les squares et par les rues où la circulation des voitures a déjà cessé : il nous faut un certain silence pour que notre concert pénètre à travers les portes closes, pour aller réveiller les enfants dans leur lit et leur annoncer l’approche de Noël, cette fête chère à tous les cœurs anglais ; puis à mesure que s’écoulent les heures de la nuit nous descendons dans les grandes rues ; les dernières voitures portant les spectateurs des théâtres passent, et une sorte de tranquillité s’établit, succédant peu à peu au tapage assourdissant de la journée ; alors nous jouons nos airs les plus tendres, les plus doux, ceux qui ont un caractère mélancolique ou religieux, le violon de Mattia pleure, ma harpe gémit et quand nous nous taisons pendant un moment de repos, le vent nous apporte quelque fragment de musique que d’autres bandes jouent plus loin : notre concert est fini : « Messieurs et mesdames, bonne nuit et gai Noël ! »

Puis nous allons plus loin recommencer un autre concert.

Cela doit être charmant d’entendre ainsi de la musique, la nuit dans son lit, quand on est bien enveloppé dans une bonne couverture, sous un chaud édredon ; mais pour nous dans les rues il n’y a ni couverture, ni édredon : il faut jouer cependant, bien que les doigts s’engourdissent, à moitié gelés ; s’il y a des ciels de coton, où le brouillard nous pénètre de son humidité, il y a aussi des ciels d’azur et d’or où la bise du Nord nous glace jusqu’aux os ; il n’y en a pas de doux et de cléments ; ce temps de Noël nous fut cruel, et cependant pas une seule nuit pendant trois semaines nous ne manquâmes de sortir.

Combien de fois avant que les boutiques fussent tout à fait fermées, nous sommes-nous arrêtés devant les marchands de volailles, les fruitiers, les épiciers, les confiseurs : oh ! les belles oies grasses ! les grosses dindes de France ! les blancs poulets ! Voici des montagnes d’oranges et de pommes, des amas de marrons et de pruneaux ! Comme ces fruits glacés vous font venir l’eau à la bouche !

Il y aura des enfants bien joyeux, et qui tout émus de gourmandises se jetteront dans les bras de leurs parents.

Et en imagination tout en courant les rues, pauvres misérables que nous sommes, nous voyions ces douces fêtes de famille, aussi bien dans le manoir aristocratique que dans la chaumière du pauvre.

Gai Noël pour ceux qui sont aimés.