Saragosse

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Souvenirs poétiques de l’école romantique 1825 à 1840Laplace, Sanchez et Cie, libraires-éditeurs (p. 463-467).

SARAGOSSE

Malheur ! malheur ! malheur ! à travers ses rideaux,
Ah ! la fête a pâli sous ses mille joyaux !

Un cri s’élève à l’heure où la terre sommeille.
Les cieux l’ont entendu. L’Ebre prèle l’oreille ;
Le Douro le répète ; et d’un pas de géant
Le Tage aux flots guerriers le porte à l’Océan.

Est-ce un cri de vautour qui cherche sa pâture’.
Un lion d’Aragon qui lèche sa blessure ?
Ce n’est pas un lion, ce n’est pas un vautour :
C’est Saragosse en deuil, sur sa plus haute tour,
Au milieu de ses sœurs, qui crie : A moi, Castille !
Aragon, levez-vous ! Es-tu debout, Séville ?

Chantez vos chants de mort, Andujar et Burgos,
Valence, qui du Cid avez gardé les os,
Sagonte mon aînée ; Abrantès et Tudèle,
Médine la Moresque, et Tolède la Belle.
Toi, sainte Lérida, monte sur ton clocher.
Et dis si de les monts on peut voir mon bûcher.

Lisbonne, à pleines mains, dans le flot qui t’enserre,
Sans faute as-tu rempli le seau de ta colère ?
Province de Murcie, as-tu, pendant les nuits,
De fiel et de ciguë empoisonné ton puits ?
Es tu prête, Tortose ? et toi, sur tes rivages,
Trafalgar, as-tu ceint ta ceinture d’orages ?

Cordoue, as-tu caché le soir, en souriant.
Sous ton manteau d’émir ton poignard d’Orient ?
Jeune et Vieille Castille ! Algarve ! Estramadure !
La louve d’Aragon demande sa pâture.
Baylen au toit de chaume, en ton roc de granit,
Pour y couver sa honte, à l’aigle fais son nid !

Ségovie, en ton champ hâle-toi de descendre !
Ronge tes ossements ; couvre-toi de ta cendre !
Grenade, bois ton sang aux cris des guérillas.
Comme fait la tigresse au penchant de l’Allos.

Souviens-toi, Roncevaux, du nom de Charleniague !
Navarre, souviens-toi que l’on t’appelle Espagne.

Déserts ! landes ! sierras ! gorges et défilés !
Grottes ! lacs ! mers ! forêts ! toits et murs écroulés !
Vipères du chemin à la langue acérée !
Loups cerviers de Biscaye à la gueule ulcérée !
Hidalgos ! guérillas ! saints d’Espagne et du Nord !
San lago ! terre et cieux ! criez tous : Mort ! mort ! mort !

Ah ! quand il entendit, dans sa tombe royale,
Le vieux nom d’Aragon qui soulevait la dalle.
Le roi Sébastien s’est levé du cercueil.
Il a pris son épce et son manteau de deuil.
Pâle, il a sur son front renoué ses années,
Et, pâle, il est monté sur ses tours ruinées.

Ah ! quand il entendit le vieux nom d’Aragon
Qui brisait des tombeaux les portes sur leur gond,
L’évèque de Grenade a quitté son suaire.
11 est sorti debout de sa propre poussière.
Sans guide il a suivi le chemin des Sierras,
Et, pâle, il est monté sur les Alpuxarras.

Sur la cime il a dit les saintes litanies ;
Et l’Alhambra se tait sous ses dalles bénies.
Et Valence, et Médine, et Tolède à genoux
Ont redit après lui : Grands saints, priez pour nous !
Vierge des assiégés, soyez-moi ma barrière !
Tour de ma délivrance, exhaussez ma bannière !

San Jorge ! prêtez-nous votre casque divin.
San Miguel ! votre épée et son tranchant d’airain.
San Diego ! préparez le festin du carnage.
San Bartolomeo ! gaixlez mon héritage.
San Fernando ! soyez la tour de mon beffroi.
San Pablo ! conduisez l’épouvante après moi.

San Iaigo ! Benissez les longues espingoles.
San Andrès ! aiguisez les lances espagnoles.
San Juan ! donnez-nous des fusils enchantés,
Des sabres flamboyants, toujours ensanglantés !
San Lucar ! labourez le champ de nos batailles !
San Pedro ! faites-nous de belles funérailles !

Et là-haut, sur le mont, le clairon portugais
A dit : Écoutez-moi, cieux, sous vos vastes dais !
Et là-bas, dans la plaine à la verte pelouse
Où gronde le Douro, la trompette andalouse
A dit : Écoutez-moi, Vierge au bras tout-puissant !
Vase de mon combat, remplissez-vous de sang.

Qu’ont dit les Hidalgos, aux lances indomptées,
Qu’ont dit les guérillas, aux balles enchantées.
Quand la voix du clairon a sonné dans leur cœur ?
Leurs lèvres n’ont rien dit. Sans changer de couleur,
Les Hidalgos ont pris les lances espagnoles ;
Les saintes guérillas, les longues espingoles.

Leur lèvre ne veut plus sourire en un festin.
Tant qu’il vous reste un fils qui n’est pas orphelin,
Bourgogne, Roussillon, Guyenne, Normandie.
Leur bouche ne veut plus goûter la sainte hostie,
Avant que l’ossuaire élevé dans Burgos
Ne réveille, en sa soif, l’ourse de Roncevaux.

Ah ! fier taureau de Corse ! au milieu de l’arène.
Tu cherches ton étable avec ton auge pleine.
Et tu ne vois partout que le toréador.
Qu’as-tu fait de ta source au pied du mont Thabor ?
Vers ton étang d’Arcole, où sont tes pâturages ?
Sous l’orme de Wagram où sont tes frais ombrages ?

Que cherches-tu de l’œil au bout de l’horizon,
Ton berger d’Austerlitz, assis sur le gazon ?

Va ! tes cornes d’airain sont de fleurs couronnées,
Et ta barrière est close au pied des Pyrénées.
Burgos a pris sa lance et son rouge étendard ;
Valence, son épieu ; Grenade a pris son dard.

Dans ton chemin sanglant, ton front au joug d’ivoire
Ne ramènera plus le soc de la victoire.
Tu ne sentiras plus dans ton âpre sillon
Que le fouet du bouvier et son froid aiguillon ;
Et l’épi qui croîtra dans ton champ de bruyère
S’appellera néant, et fera ta litière.

Ah ! que sert de fouiller la terre de ton pied ?
Va ! ton herbe est amère, et rude ton sentier.
Tortose à sa ceinture a pendu son épée,
Salamanque trois jours dans ton sang s’est trempée.
Et le toréador a dit dans ton enclos :
Le faut-il immoler, répondez. Hidalgos !

Et cent peuples, muets sur leurs gradins d’albàlre,
Spectateurs entassés dans leur amphithéâtre,
Au pied du mont Oural, des Alpes, du Carmel,
Se sont penchés au bord de leur cirque éternel ;
Et, regardant l’arène et Valence qui pleure.
Et le monstre debout, ont répondu : Qu’il meure !

Qu’il meure ! ont répété les Portes Caspiennes,
Qu’un géant invisible aux rives cimmériennes
Ébranle avec fracas sur leurs durs gonds d’airain.
Qu’il meure ! a dit l’Oural. Sur la hutte de crin
Où vers la mer d’Azof le Tartare demeure.
Le vent du désert passe et répète : Qu’il meure !