Sarrebruck et la diplomatie prussienne en 1815

La bibliothèque libre.
Sarrebruck et la diplomatie prussienne en 1815
Revue des Deux Mondes6e période, tome 45 (p. 841-863).
SARREBRÜCK
ET
LA DIPLOMATIE PRUSSIENNE EN 1815


I

Lorsque, après la chute de Napoléon, en 1814, les coalisés, maîtres absolus du sort de la France, eurent décidé de la ramener aux limites qu’elle avait au 1er janvier 1792, afin d’effacer toute l’œuvre territoriale de la Révolution et de l’Empire, la nouvelle frontière ne suivit pas exactement la ligne, de démarcation des départements rhénans formés en 1795, et qui nous étaient ainsi enlevés en bloc. Dans la région de la Sarre et en basse Alsace, notamment, nous gardâmes quelques avantages sur les limites d’avant la Révolution. L’article 2 du traité du 30 mai 1814 contient les stipulations suivantes :

«… 3° Dans le département de la Moselle, la nouvelle démarcation, là où elle s’écarte de l’ancienne, sera formée par une ligne à tirer depuis perte jusqu’à Freinerstrof, et par celle qui sépare le canton de Tholey du reste du département de la Moselle ; 4° dans le département de la Sarre, les cantons de Sarrebrück et d’Arneval (Saint-Arnual) resteront à la France ainsi qu’une partie de celui de Lebach ; 5° la forteresse de Landau ayant formé, avant l’année 1792, un point isolé dans l’Allemagne, la France conserve, au-delà de ses frontières, une partie des départements du Mont-Tonnerre et du Bas-Rhin, pour joindre la forteresse de Landau et son rayon au reste du royaume. »

Ainsi, dans la région de la Sarre, — la seule dont il sera question dans la présente étude, — le traité du 30 mai 1814 laissait à la France les cantons de Rehling, Sarrelouis, Puttelange, Völkling, Sarrebrück, Saint-Arnual. Si les négociateurs des Alliés se prêtèrent sur ce point aux légitimes revendications de la France vaincue et dépouillée, ce ne fut pas seulement pour atténuer dans quelque mesure la douloureuse amputation qu’on nous faisait subir, ce fut surtout parce qu’ils eurent l’impression, peut-être inconsciente, que les populations de cette région de la Sarre étaient en complète communion de vie économique et sociale avec celles de nos départements de la Meurthe et de la Moselle. Elles vivaient étroitement mêlées, même par les liens de famille ; elles prospéraient par les mêmes industries ; elles se pénétraient en échangeant leurs produits naturels ou manufacturés. Elles ne pouvaient, semblait-il, se passer les unes des autres ; le charbon de Sarrebrück alimentait les salines de Dieuze, de Château-Salins et de tout le Saulnois, et réciproquement. En quotidiennes relations d’affaires, ces populations lorraines, de même origine ethnique, — les Médiomatrices, — et implantées séculairement sur le même terroir, étaient solidaires les unes des autres, à tel point que les séparer eût été la plus criante des injustices sociales : c’était les condamner à la gêne, à la ruine peut-être. Metz était leur centre commun d’attraction ; elles avaient, toutes, des sentiments français hautement affirmés, quelle que fut leur langue usuelle et populaire ou l’ancienneté relative de leur incorporation à la France.

Au surplus, Sarrelouis était une ville d’origine purement française, ayant été fondée en 1680 par Louis XIV et bâtie par Vauban. Quant à Sarrebrück, ses comtes avaient été, durant des siècles, inféodés à la France autant qu’au Saint Empire. Plusieurs d’entre eux avaient occupé, au moyen âge, de hautes dignités à la cour de nos rois. Sous Louis XIV, ils avaient réclamé le protectorat du Roi ; depuis la réunion de la Lorraine à la Couronne, leur comté formait en France presque une enclave. Ils levaient des régiments qui furent constamment, pendant deux siècles, au service de la France. En juillet 1789, le régiment de Nassau-Sarrebruck, en garnison à Metz, fut appelé à Versailles. Enfin, lorsqu’on demanda aux habitants du pays rhénan leur adhésion à la France révolutionnaire, en 1793, les Sarrebrückois rédigèrent une adresse enthousiaste, où ils déclaraient ne faire avec les Français qu’ « une seule et même famille, réunis de cœur et d’affection à la France, notre mère patrie. »

L’état de choses consacré par le traité du 30 mai 1814, en ce qui concerne Sarrelouis, Sarrebruck et Landau, était donc en conformité avec la tradition régionale et les usages de la vie courante, et il donnait satisfaction aux vœux des populations. Sarrebruck fut rattaché au département de la Moselle et à l’arrondissement de Sarreguemines. Le sage et dévoué Rupied qui avait exercé la charge de maire sous l’Empire, un instant chassé par l’invasion, reprit ses fonctions sous la première Restauration.

A l’exception de quelques agités que le gouverneur prussien de nos départements rhénans envahis, Justus Grüner, d’Osnabrück, avait réussi à grouper, les Saxrebruckois s’estimèrent heureux, en restant Français, de voir close l’ère des guerres, et d’être délivrés de l’invasion austro-prussienne et russe.

L’arrangement territorial du 30 mai 1814 eût sans doute été toujours respecté si, après s’être transportés de Paris à Vienne, les plénipotentiaires de la Sainte-Alliance qui remaniaient la carte de l’Europe et distribuaient, sans l’ombre de scrupule, aux « principions » allemands les peuples frappés d’hébétude par la plus violente des secousses, n’eussent eu la malencontreuse idée d’installer les Prussiens sur la rive gauche du Rhin. On sait qu’après avoir, un instant, songé à constituer la Province rhénane en royaume pour le roi de Saxe, le Congrès de Vienne, sur la proposition de Talleyrand, mit la Prusse à notre place, dans nos départements rhénans, les anciens Electorats ecclésiastiques, — la rue des curés, comme on les appelait, — qu’on ne pouvait songer à reconstituer, mais où les Prussiens n’avaient aucune tradition, aucune attache et étaient, par avance et sur leur lointaine réputation, exécrés. Cet acte du traité de Vienne fut arrêté dans sa teneur définitive (art. 25) le 9 juin. 1815, neuf jours avant Waterloo.

Talleyrand avait pourtant écrit dans ses Instructions pour le Congrès de Vienne : « En Allemagne, la domination à combattre est celle de la Prusse : la constitution physique de sa monarchie lui fait de l’ambition une sorte de nécessité ; tout prétexte lui est bon, nul scrupule ne l’arrêté ; la convenance est son droit. Il est donc nécessaire de mettre un terme à son ambition… en paralysant son influence par l’organisation fédérale. »

Mais, en donnant à la Prusse cette Province rhénane dont on ne savait que faire et qui devenait res nullius du moment qu’on l’enlevait à la France, Talleyrand n’avait pas prévu1 que les deux tronçons, si éloignés l’un de l’autre, de la monarchie prussienne, se rejoindraient quelque jour et imposeraient leur domination au corps germanique tout entier.

C’est ainsi que, par la faute de notre plénipotentiaire et aussi de l’Angleterre, la Prusse devenue, — de lointaine qu’elle était, — notre âpre et dangereuse voisine, et mise en posture de prendre toujours et de tous les côtés, se trouva toute prête, le 20 novembre suivant, pour réclamer Sarrebrück et Sarrelouis qui étaient restés à la France. Les événements allaient favoriser son astucieuse ambition.

En mars 1815, lorsque les souverains et les ambassadeurs réunis à Vienne, apprenant le retour de l’île d’Elbe, eurent résolu « de ne pas poser les armes, tant que Bonaparte ne serait pas mis absolument hors de possibilité d’exécuter des troubles, » ils prirent l’engagement de maintenir le traité de Paris, en ce qui concernait les limites de la France. On ne saurait trop, aujourd’hui, répéter et rappeler ces faits bien connus : en adhérant au pacte d’alliance au nom du roi Louis XVIII, Talleyrand, bien inspiré cette fois, eut soin d’y faire mentionner « le maintien de l’ordre de choses établi par le traité du 30 mai 1814. » Ce n’est qu’à cette condition expresse que Louis XVIII entra dans la coalition contre Napoléon, et cette déclaration du plénipotentiaire français fut agréée par toutes les Puissances.

C’est aussi ce que le gouvernement de circonstance improvisé a Paris, après la seconde abdication de Napoléon, s’empressa de rappeler aux souverains étrangers qui envahissaient notre pays.[1].

Mais ceci ne faisait point l’affaire des Prussiens qui, suivant les habitudes de leur diplomatie, n’avaient cure de tenir leur promesse, puisque la force leur donnait les moyens d’y manquer. Dominés par eux, cédant à la violence de langage et d’attitude de leur soldatesque dont la conduite, pourtant, les scandalisait jusqu’à l’écœurement, les plénipotentiaires reprirent leurs travaux sur la base d’un nouveau démembrement de la France. Ce fut une crise prolongée dans les négociations. Seuls, l’empereur de Russie et les diplomates anglais se montrent animés du souci de respecter leurs engagements et de ne pas créer, aux dépens de la France, une rupture de l’équilibre européen qu’on venait d’échafauder si péniblement. Leurs déclarations rapportées par Albert Sorel sont formelles. Le plénipotentiaire russe, Capo d’Istria, écrit, le 28 juillet 1815 : « Les Puissances alliées, en prenant les armes contre Bonaparte, n’ont point considéré la France comme un pays ennemi. (Déclaration du 13 mars ; Traité du 25 mars ; Déclaration du 12 mai.) Maintenant qu’elles occupent le royaume de France, elles ne peuvent donc y exercer le droit de conquête. Le motif de la guerre a été le maintien du Traité de Paris, comme base des stipulations du Congrès de Vienne. »

Mais, poussés par Blücher, Gneisenau, Justus Grüner, les plénipotentiaires prussiens Hardenberg et Humboldt sont sourds à la voix de l’équité ; ils veulent un nouveau partage de la France et ils entraînent dans leurs vues les représentants des Pays-Bas et de l’Autriche.

Ce qu’ils réclament pour l’Allemagne est fantastique : Thionville, Sarrelouis, Bitche, Landau, toute l’Alsace, toute la Lorraine. Et comme ils savent les Alsaciens et les Lorrains très attachés à la France, le Prussien Gagern, représentant de la Hollande, suggère à Metternich le recours à la contrainte brutale. « L’archiduc Charles me parait, dit-il le 10 juillet, le plus propre à venir à bout des Alsaciens et des Lorrains. » Guillaume de Humboldt, pris tout de même de quelques scrupules, répond à Gagern : « Pour l’Alsace, c’est contre les engagements pris à Vienne. La nation anglaise y verra un manque de bonne foi. On a dit qu’on ne faisait la guerre que contre Bonaparte et qu’on ne voulait pas faire une guerre de conquête. »

Bref, quand le parti de dépouiller la France l’eut emporté dans les délibérations du Congrès, Talleyrand protesta énergiquement au nom de Louis XVIII, rappelant que les Alliés avaient pris l’engagement de respecter l’intégrité du territoire de la France tel qu’il avait été fixé l’année précédente. « On ne peut conquérir, répétait-il, sur un ami ni sur un allié. » On sait avec quelle autorité irréductible l’empereur de Russie, Alexandre, s’opposa au projet de démembrement dressé par l’Etat-major prussien. Quelques Allemands même ont reconnu que les prétentions de leurs diplomates et de leurs hommes de guerre étaient excessives et injustifiées. Albert Sorel cite le témoignage de l’historien allemand Schaumann, qui écrit : « Chaque Français aurait senti la honte d’une cession de territoire au plus profond de l’âme, comme une atteinte à l’honneur national ; car l’aménagement intérieur de la France est tel que le Béarnais tient de plus près à l’Alsacien que, chez nous, le Poméranien au Souabe et, en général, l’Allemand du Nord à celui du Midi. » Mais, ajoute Schaumann, « on avait la force de triompher de tous les obstacles. »

Pour éviter une nouvelle guerre, il fallut renoncer à amener les Prussiens au respect intégral du Traité de Paris du 30 mai 1814. Le négociateur français, le duc de Richelieu, la mort dans l’âme et protestant contre la violence morale qui lui était faite, apposa sa signature, le 20 novembre 1815, au bas du nouveau traité qui, élargissant davantage encore la déchirure de notre frontière de l’Est, nous amputa, sur la Sarre, de toute la vallée inférieure de la rivière, depuis Sarreguemines. Forbach resta français, mais Fremerstrof, Hargarten, Merching, Haustadt, Becking, Rehling, Sarrelouis, Frauloutre, Hostenbach, Völkling, Geislautern, Sarrebrück, Saint-Arnual, Bischmischlein, Fesching, nous furent enlevés pour être donnés à la Prusse.

Telles sont les conditions dans lesquelles fut officiellement négocié et conclu cet abominable traité, consécration de l’abus de la force et du mépris d’engagements diplomatiques réitérés. Aussi n’a-t-il jamais cessé de soulever les protestations de la France. Comment en eût-il pu être autrement puisque, non seulement il nous arrachait des populations qui nous étaient sincèrement attachées, mais il ouvrait aux Prussiens, toujours prêts, à l’agression, le chemin de Paris, en nous privant de nos forteresses protectrices bâties par Vauban ? Notre frontière, jetée, suivant la forte et juste image de Victor Hugo, comme un haillon sur la carte de l’Europe, nous plaça dans une insécurité perpétuelle vis-à-vis de la Prusse, embusquée à notre porto et chargée d’exercer sur nous une véritable surveillance policière. De là, le malaise prolongé d’où sortit la guerre de 1870 : la guerre actuelle en est encore la fatale conséquence : les traités de 1815 sont la racine du mal terrible dont souffre l’Europe.

Cependant, les Prussiens, en nous prenant Sarrelouis, Sarrebrück et leur banlieue, ne se placèrent pas seulement, comme la Sainte-Alliance, au point de vue militaire et stratégique : ce fut aussi pour eux une affaire d’intérêt commercial et économique. Ils savaient d’avance, — sans en rien dire au cours des négociations, — le parti avantageux qu’ils pourraient tirer du bassin bouiller et industriel de Sarrebrück. Leurs agents secrets les avaient avertis et renseignés. On a constaté bien souvent qu’à côté de la diplomatie officielle, des conseillers occultes opèrent dans l’ombre et mènent les personnages de chancellerie qui ne sont que les interprètes et les exécuteurs des plans qu’ils trament dans la coulisse.

L’historien ne rencontre pas leurs noms dans les documents diplomatiques, c’est à d’autres sources qu’il faut puiser pour définir leur rôle et mesurer la portée de leur action parfois déterminante. En 1815, il y eut à côté des plénipotentiaires du roi de Prusse un de ces meneurs clandestins qui forma le projet d’enlever Sarrebrück et Sarrelouis à la France et de se faire octroyer, en récompense, la direction de l’exploitation des mines de la Sarre, dès que le pays appartiendrait à la Prusse. Ce personnage, cause efficiente de la forfaiture diplomatique qui fut accomplie au détriment de la France, s’appelait Henri Böcking.


II

Fut-il, durant le Premier Empire, avant les événements de 1814, un agent secret au service de la Prusse, dans le pays rhénan ? Certains indices nous portent à le croire, comme on le verra tout à l’heure. Marchand et industriel à Sarrebrück, membre du Conseil municipal, s’occupant de politique, il affectait au dehors le plus grand attachement à la cause française qu’il avait embrassée avec une tapageuse ardeur. Il était né le 1er juin 1785, à Trarbach, sur la Moselle, à mi-chemin entre Trêves et Coblence. Il était le quatrième des quatorze enfants d’un marchand de cette localité, Adolphe Böcking, qui se livrait aussi à de petites opérations de banque. Après ses années d’enfance passées dans sa famille et chez des parents, à Eupen et à Mülheim, on le voit, dès la prime jeunesse, remuant, agile, séjournant successivement à Trêves, à Coblence, à Hanau, à Hagen, à Sarrebrück, exerçant un emploi dans l’administration des mines à Iserlohn, au comté de La Mark, et jusqu’à Amsterdam, faisant divers apprentissages, se formant à l’intrigue, s’occupant d’affaires de toutes sortes. En 1809, il vint finalement se fixer à Sarrebrück et entra dans la maison « Stumm frères, » qui possédait des forges et des mines de houille. Henri Böcking ne tarda pas à épouser une fille du chef de la maison, Charlotte-Henriette Stumm, dont il n’est pas indifférent de signaler, en passant, les prénoms bien français. Böcking avait alors vingt-quatre ans. Il fut aussitôt après son mariage mis par son beau-père à la tête de ses affaires industrielles, et c’est ainsi qu’il entra en relations suivies avec les ingénieurs français de l’Ecole de Geislautern.

Par un décret du 24 pluviôse an X (12 février 1802), le Premier Consul, dont on rencontre partout la féconde initiative, avait créé deux Ecoles d’Ingénieurs des Mines, l’une à Geislautern, entre Forbach et Sarrebrück, l’autre à Pesey, dans les Alpes (département du Mont-Blanc). Ces créations furent jugées assez importantes pour qu’on frappât des médailles commémoratives destinées à en perpétuer le souvenir. Une Ecole de commerce fut aussi installée à Mulhouse.

Il y avait dans la région moyenne du bassin de la Sarre, surtout sur sa rive droite, non seulement des houillères, mais des richesses minérales de toute nature : minerai de fer, cinabre, mercure, etc. richesses qui avaient donné naissance à des industries sidérurgiques qui n’attendaient pour se développer qu’une impulsion vigoureuse et des débouchés pour leurs produits. M. Fernand Engerand signale dès l’an VI, d’après un rapport de Guillaume Knverzer, vingt-deux petites mines de houille, exploitées dans le bassin de la Sarre ; treize d’entre elles appartenaient au prince de Nassau-Sarrebrück[2].

Avant de prendre un parti dans la grave question de savoir s’il convenait de charger l’Etat de l’exploitation directe du sous-sol minier et de constituer ce qu’on appelle des mines fiscales, ou bien s’il était préférable d’adopter le système des concessions à des compagnies ou aux particuliers, une mission préalable incombait au gouvernement, c’était l’exploration scientifique du bassin minier : tel fut le rôle confié à l’Ecole de Geislautern.

Elle fut destinée à former des ingénieurs chargés de faire la prospection et de préparer la mise en exploitation de toutes ces richesses souterraines dont l’existence avait été, à la vérité, en partie reconnue dès l’époque romaine, comme le prouvent des restes de galeries de mines et de nombreux puits dans le voisinage de Vaudrevange[3], mais dont l’exploitation n’avait été pratiquée, même encore à la veille de la Révolution, que d’une manière empirique et superficielle. Les ingénieurs de l’Ecole devaient aussi étendre leur champ d’action au bassin ferrugineux du Luxembourg et de Longwy, et jusqu’aux mines de la région d’Aix-la-Chapelle.

Ils se mirent à l’œuvre avec le zèle le plus louable et une ardeur de néophytes. Ils firent la reconnaissance et l’exploration souterraine de toute la région de Sarrebruck, opérèrent les sondages nécessaires pour fixer les cotes de nivellement, les inclinaisons et l’épaisseur des couches ; ils trouvèrent des méthodes nouvelles pour le traitement du minerai de fer et la fabrication de l’acier. Grâce à eux, on pouvait, dès les premières années de l’Empire, prévoir le développement que ne tarderait pas à prendre l’industrie houillère et métallurgique de la contrée.

L’Ecole de Geislautern fut véritablement, suivant l’expression de M. F. Engerand, « le Conservatoire minier de la région. » Elle eut à sa tête des ingénieurs de haute valeur, comme Duhamel, Beaunier, Calmelet ; elle forma des élèves tels que Théodore de Gargan, le futur chef-associé des forges de Wendel. Les résultats graphiques de leurs travaux méthodiques de prospection dans le bassin de Sarrebruck, portant sur 367 kilomètres carrés de superficie, furent rassemblés dans un grand atlas de soixante-six cartes, que dressèrent Duhamel et Calmelet. M. Aguillon, dans le Livre du Centenaire de l’Ecole polytechnique, et M. F. Engerand, dans son ouvrage tout récent sur nos frontières lorraines, ont rendu à nos infatigables et savants ingénieurs de Geislautern le juste tribut d’hommages dû à leurs travaux qui malheureusement, comme on le verra par la suite, s’ils furent perdus pour la France, ne le furent pas pour les Prussiens.

Napoléon s’intéressa particulièrement a l’exploitation des mines et à la législation qu’il convenait de leur donner. Dès le 13 frimaire an XIII (4 décembre 1804), il posait en principe, — ce qu’il n’est peut-être pas superflu de rappeler aujourd’hui, — que la houille « doit demeurer toujours au meilleur marché possible parce que c’est une matière première nécessaire à l’exploitation et à la mise en valeur des richesses du sol ; ce principe vivifiera l’industrie[4]. » C’était traiter la houille comme le pain et le sel.

En 1808, un décret impérial qui partageait les houillères de la Sarre en soixante arrondissements de concessions, est précédé d’un exposé des motifs du ministre de l’Intérieur, Monlalivet. Le décret, y est-il dit, a pour but « de prévenir à jamais le monopole des minés de la Sarre ; de faire baisser autant que possible le prix de ce combustible précieux ; d’en multiplier l’emploi : d’offrir à un grand nombre de particuliers, même dans la classe non fortunée, la faculté de prendre part à la propriété souterraine, et de favoriser l’agriculture, le commerce et l’industrie[5]. »

Cette mesure, on le conçoit sans peine, fut accueillie avec le plus vif enthousiasme par les habitants du pays, et le Conseil général du département de la Sarre vota, le 14 janvier 1809, de chaleureux remerciements à l’Empereur. Napoléon pressait d’autant plus les travaux qu’il trouvait, dans le développement de l’exploitation des mines et des industries sidérurgiques, un moyen de remplacer le marché anglais fermé par le blocus continental. En 1812, Montalivet lui rend compte « des dépenses considérables que le gouvernement a faites dans les mines de Sarrebrück, où il a exécuté des travaux d’art qui, non seulement ont facilité l’exploitation jusqu’à ce jour, mais qui seront encore longtemps utiles aux concessionnaires à venir. »

L’Empereur voulut juger par lui-même et sur place du travail de ses ingénieurs. « Le 11 mai 1812, raconte M. F. Fngerand, dans son livre si rempli de renseignements nouveaux, Napoléon, passant par Sarrebrück pour rejoindre son armée qui partait pour la Russie, convoqua les ingénieurs à l’hôtel du Rhin ; il se fit montrer les plans exécutés, discuta sur la façon dont il conviendrait d’exploiter le bassin, par entreprises fiscales ou concessions privées, et il pressa son administration de faire aboutir cette affaire… Le Conseil d’état et le Conseil des Mines se mirent aussitôt à l’étude, et en ce même mois de mai 1812, le Rapport et le Projet de Décret étaient prêts pour la signature impériale.

Il y a peu d’années, dans cet hôtel du Rhin (Rheinischer Hof) de Sarrebrück, on montrait encore, non sans orgueil, la chambre de Napoléon et la table sur laquelle avaient été étalés sous ses yeux et où il avait discuté les plans de prospection et d’exploitation du bassin minier de la Sarre

Or, tels étaient les services que Henri Böcking parut avoir rendus à la cause française, qu’il fut nommé officier de la Légion d’honneur, et que Napoléon lui fit cadeau d’une réplique de son buste en marbre par Canova. A cette époque, Böcking n’avait que vingt-huit ans.

Après les désastres de Russie et au lendemain de la bataille de Leipzig, Böcking, dont l’ardeur pour la cause française ne parut point se ralentir, signa, comme membre du Conseil municipal de Sarrebrück, une adresse à l’impératrice Marie-Louise, régente, où le Conseil proteste avec une énergie grandie par les circonstances, de son dévouement à l’Empereur et de son inaltérable fidélité. Mais dans le même temps, Böcking trahissait ; il était probablement affilié au Tuqtndbund. Toujours est-il que les événements de 1814 vont nous le montrer en relations suivies avec Blücher, Gneisenau, Müffling, de Wrede, Stägemann, Justus Grüner, et les autres chefs prussiens.


III

C’est chez Böcking, dans la maison Stumm, place du Château, que Blücher descendit, le 11 janvier 1814, lorsque, après avoir franchi le Rhin à Caub, dans la nuit du 31 décembre au 1er janvier, il arriva à Sarrebrück. Peu après, Justus Grüner, nommé gouverneur provisoire de nos départements rhénans envahis, se trouvant à Coblence, y reçoit la visite de Böcking, et, à dater de ce jour, ce dernier ne cessera point d’entretenir des relations suivies, presque quotidiennes, avec le violent et fanatique Prussien.

Pour établir le rôle de Böcking dans ces deux années 1814 et 1815, il suffit déclasser dans l’ordre chronologique son active correspondance, publiée dans les Mitheilungen de la Société historique de Sarrebrück en 1901.

De Worms, Grüner écrit au « conseiller municipal de Sarrebrück, Henri Böcking, » le 17 mars 1814, pour lui annoncer qu’il l’a nommé à la place du maire français lUipied, bourgmestre de Sarrebrück, « en récompense de son patriotisme, » et qu’il recevra incessamment l’investiture officielle de ces fonctions. Ainsi, dès cette date, Böcking méritait, de la part des Prussiens, une insigne récompense. Le lendemain, 18 mars, on constitue une Commission générale des Mines, sous la présidence de Böcking. Le 19, Grüner écrit de nouveau à Böcking pour le remercier des renseignements précieux que celui-ci a fournis sur la marche des armées dans la région lorraine, et il l’informe, à son tour, que le général Bianchi a infligé une défaite au maréchal Augereau dans les environs de Genève.

Le 24, lettre de Grüner à Böcking pour lui accuser réception de sa correspondance du 18 et l’informer qu’il vient de confiera l’un de leurs affidés, le commissaire spécial de Sarrebrück, Bleibtreu, une mission aux mines du Siebengebirge. — Le même jour, autre lettre de Grüner à Haupt, nommé « Kreisdirector » à Trêves : « Je vous requiers, dit-il, de former un Comité à Sarrebrück et Saint-Arnual, composé du marchand Böcking, du pasleur Ziminerrnann, de l’avocat Rebmann, de l’habitant Lucas et du pasteur Gottlieb de Saint-Jean. » Et Grüner réclame de ce modeste groupe la plus extrême célérité et le plus grand zèle : c’est cette association de cinq membres qui fut le noyau du parti prussien à Sarrebrück.

En conséquence, le 3 avril 1814, le « Kreisdireclor » Haupt mande à Böcking, « président de l’assemblée du cercle de Sarrebrück, » de considérer comme ennemis tous les Français de Sarrebrück et de la région, et de les traiter comme tels, ainsi que tous leurs partisans.

Puis, Grüner arrive lui-même à Sarrebrück. Tout aussitôt, guidé et renseigné par Bôcking, il se rend à I Ecolo des Mines de Geislautern où il trouve à son poste le directeur français Beaunier. L’Ecole avait été respectée par Blûcher et mise sous une sorte de sauvegarde provisoire. Grüner ne s’en soucie, malgré les protestations de Beaunior. Celui-ci, dans un rapport, daté du 25 avril 18 li adressé au gouvernement français, dénonce et flétrit les procédés astucieux et indélicats de Grüner qui est venu, comme un forban à main armée, fouiller tout l’établissement, faisant main basse sur toutes choses, papiers, documents, études, projets d’exploitation minière, instruments, échantillons de toute sorte, paraissant chercher quelque trésor qu’il ne trouve point, et s’en retournant sans cacher son dépit. Il fut guidé dans cette perquisition par un traître, employé subalterne contre lequel Beaunier dut sévir, dès que la paix qui laissait Sarrebrück à la France fut signée.

Quant à Bôcking qui s’était montré, naguère encore, si chaud partisan de la France, sa volte-face politique, si brusque en apparence, et le rôle qu’il joua auprès de Grüner et des chefs militaires prussiens qu’il renseignait sur toutes choses, indignèrent si fort la population sarrebrückoise qu’il ne put garder les fonctions de bourgmestre que lui avait valu son « patriotisme. » Au bout de cinq semaines il démissionna, prétextant, lui qui s’occupait si ardemment de propagande prussienne, qu’il voulait se consacrer exclusivement à l’administration des mines et à la gestion des affaires de son beau-père. Au surplus, cette retraite, volontaire ou forcée, ne devait pas être de longue durée.

Le traité de Paris du 30 mai 1814 laissa, comme nous l’avons vu, Sarrebrück à la France. Les efforts de Grüner qui, le premier, croyons-nous, proclame que tout pays où l’allemand est parlé doit faire retour à l’Allemagne, les agissements de Bôcking et de ses amis Zimmermann, Lauckhardt, Fauth, Bleibtreu et quelques autres, étaient demeurés vains, bien qu’ils se fussent prolongés jusqu’au 9 juin, et malgré aussi les excitations du fameux Mercure rhénan de Gôrres. Il suffit de l’arrivée du général Durutte envoyé de Metz pour mettre un terme à cet essai d’agitation prussienne.

Les Sarrebruckois, en constatant que les projets français d’exploitation des mines avaient été entravés par l’invasion, ne cachaient pas leur aversion pour les Prussiens, détestés d’ailleurs dans tout le pays rhénan. En dépit des événements et malgré les efforts de Bôcking, tout à fait discrédité et impopulaire, ils avaient conservé pour Napoléon les sentiments d’attachement et de reconnaissance dont ils avaient donné spontanément maintes preuves sous l’Empire, même dans la période des mauvais jours. Alors, Böcking quitta Sarrebrück pour aller à Cologne, et ce départ inopiné a tout l’air d’une fuite ou d’un voyage de conspirateur ; il fut sans doute l’un et l’autre. Böcking rejoignit à l’hôtel Zum kaiserlichen Hofe, Stagemann, l’ardent patriote prussien, l’un des promoteurs du Tugendbund, devenu conseiller d’État et le principal collaborateur du chancelier Hardenberg. Poète à ses heures, Stagemann composa un morceau patriotique qu’il dédia à Bôcking. Cette pièce de vers fut publiée plus tard dans ses Souvenirs historiques, avec une annotation qui rappelle les rapports et les entrevues des deux personnages à Cologne, après la conclusion du traité du 30 mai. La dédicace est datée du 30 juillet 1814, c’est-à-dire lorsqu’il n’y avait plus d’espoir apparent que le rêve des deux conspirateurs, de faire annexer Sarrebrück à la Prusse, pût être réalisé.


IV

Survint la nouvelle du débarquement de Napoléon au golfe Jouan. Tout de suite, les Sarrebrückois, comme les Sarrelouisiens, s’empressèrent d’arborer le drapeau tricolore sur tous les monuments publics ; ils firent chanter le Te Deum dans toutes les églises et, dès avril 1815, ils rédigèrent une adresse à l’Empereur, conçue en ces termes :

« Sire, le maire, les adjoints et les membres du Conseil municipal de la ville de Sarrebrück supplient Votre Majesté d’accueillir de nouveau l’hommage de leur fidélité et de leur dévouement. Ils unissent leurs vœux à ceux de toute la France, pour que de longues années sur le trône où l’amour de la Nation vient de Vous replacer, Vous donnent le temps d’en consolider le bonheur, d’affermir votre dynastie et de jouir, avec votre auguste Famille, du fruit de vos immortels travaux. »

Cet enthousiasme ne devait pas tarder à recevoir son châtiment. Quelques jours après le désastre de Waterloo, l’armée bavaroise commandée par le feld-maréchal de Wrede, puis le corps russe du général Alopeus se présentèrent devant Sarrebrück, ville ouverte qui n’était défendue que par la garde nationale, composée d’environ 500 hommes, à laquelle vint se joindre un petit corps franc d’une centaine de volontaires, commandés par l’intrépide capitaine Jung, de Forbach. Sans mesurer sa faiblesse et l’écrasante supériorité de l’adversaire, la petite garnison eut la prétention de s’opposer au passage de la Sarre par l’ennemi, sur le grand pont en pierre qui fait communiquer Sarrebrück avec son faubourg de Saint-Jean. Un violent combat fut livré ; puis, après la défaite de la garde nationale, la ville fut mise au pillage. Les vainqueurs nommèrent pour l’administrer des commissaires, en tête desquels figure Henri Böcking. Sarrebrück fut rudement punie de son zèle napoléonien et français : une énorme contribution de guerre lui fut infligée.

Lorsqu’on apprit que Napoléon était prisonnier des Anglais, le parti prussien, jusque-là timide, presque occulte, peu nombreux, leva la tête et s’agita au grand jour. Il se groupa autour de Böcking sur qui il fondait toutes ses espérances, en raison de ses relations personnelles avec Grüner et les généraux prussiens. Böcking sut habilement exploiter la surprise, le découragement de la population, la lassitude de la guerre.

Le 5 juillet 1815, Alopeus, gouverneur général de la Lorraine, déclara rompus les liens qui unissaient Sarrebrück à la France. Zimmermann fut nommé bourgmestre et Böcking premier adjoint. Le général russe fil offrir à ce dernier un fusil d’honneur en raison des services qu’il avait rendus aux armées alliées. Böcking exulte ; il entrevoit le triomphe ; mais il garde quelque inquiétude sur le sort de Sarrebrück. Il écrit à Gorres, le polémiste « gallophage, » pour réclamer son appui, lui affirmant qu’il a avec lui les neuf dixièmes de la population. Si l’on ne vient pas à nous promptement, lui mande-t-il, 20 000 Allemands seront sacrifiés : « les misérables triomphent déjà, parce que le châtiment a tardé jusqu’ici. Le Français, — et il désigne par-là les Sarrebruckois, — change d’attitude politique comme de vêtement. Ce n’est que dans sa haine de l’ennemi, c’est-à-dire des Allemands, qu’il reste constant. Les partisans des Bourbons prétendent déjà que la France ne doit subir aucune diminution de territoire, sinon la guerre recommencera et la victoire française est certaine. »

Ce fut alors que le chancelier d’Etat Hardenberg et le ministre Guillaume de Humboldt, se rendant à Paris pour les négociations, passèrent par Sarrebrück. Arrivés le 10 juillet, ils séjournèrent cinq jours à l’hôtel de la Poste. Böcking leur présenta le nouveau Conseil municipal. Celui-ci, formé à la prussienne, exprima a ix ambassadeurs le vœu que la ville de Sarrebrück fut déchargée de la contribution de guerre dont elle avait été frappée en raison de son altitude napoléonienne durant les Cent-Jours ; en retour de quoi, les Sarrebrur-kois seraient heureux d’être annexés, à la Prusse, Hardenberg, gagné d’avance à cette cause, promit de s’employer de tout son pouvoir à la réalisation des vœux du Conseil municipal. « Il n’est pas douteux, déclare un chroniqueur sarrebrückois, Wilhelm Schmitz, que cette entrevue des bourgeois et de Hardenberg ait décidé du sort de Sarrebrück et de sa nationalité future. »

Mais Böcking ne se contente pas des promesses de Hardenberg. Il sait que les Alliés se sont engagés à respecter les limites territoriales fixées à la France par le traité du 30 mai 1814 ; il faut donc lever tous les scrupules et forcer la main aux plénipotentiaires, à Hardenberg lui-même. Alors, après le départ des ambassadeurs pour Paris, Böcking organise à Sarrebrück une pétition parmi les habitants pour demander deux choses habilement confondues : la décharge de la contribution de guerre et la réunion à la Couronne de Prusse. Nous connaissons les noms des Sarrebrückois qui signèrent cette pétition, datée du 11 juillet 1815 et placée sous le patronage de Böcking, Lauckhardt, Zimmermann, Eichacher, Chr. Köhl et Ph. Karcher. Ils sont 343 signataires, sur une population qui comptait alors plus de vingt mille individus. De plus, on remarque que bien des noms de famille sont les mêmes et ne sont différenciés que par les prénoms. Il y a, par exemple, 7 Becker, 5 Brand, 11 Bruch, 4 Geisbauer, 5 Gottlieb, 4 Imming, 7 Korn, 8 Köhl, 7 Krämer, 5 Mohr, 7 Pflug, etc. De sorte que ces signataires paraissent recrutés dans un assez petit nombre de familles : celles du nouveau Conseil municipal et celles des ouvriers ou employés de la maison Stumm. Partout en France, à ce moment-là, on était découragé, fatigué de la guerre ; on ne peut qu’être étonné du petit nombre des signatures recueillies par Böcking, étant données sa situation de chef d’une grande industrie qui comportait un nombreux personnel, la lassitude générale, et aussi l’indifférence en matière politique et nationale de ceux qui étaient toujours prêts à se faire les caudataires du parti victorieux.

Bien qu’en fait il s’imposa ! et dominât la situation, le parti prussien fut obligé de ménager ses adversaires qui composaient la masse de la population. Il fut insinuant, pressant, solliciteur, prometteur ; il n’y eut ni manifestations bruyantes, ni bagarres. On paraissait aller au parti prussien comme a une cérémonie funèbre. L’ancien maire français Rupied s’étant retiré à Nancy, le nouveau conseil municipal allemand lui envoya une députation pour le remercier des services qu’il avait rendus à la ville de Sarrebrück et lui donner l’assurance que personne de ses partisans ne serait molesté.

Cependant, Bôcking se plaint au conseiller d’Etat Schwelzler, chargé d’organiser à la prussienne tous les services de la ville, qu’on l’accuse en toute cette affaire de travailler en vue d’enrichir la Compagnie Stumm et de tout mettre, à sa dévotion : « Je donne à Votre Excellence ma parole d’honneur la plus sacrée, écrit-il, que MM. Stumm ne recherchent en ceci aucun avantage ni directement, ni indirectement, et que je n’ai personnellement en vue que le bien public. » Puis, il fait allusion à l’Ecole des Mines de Geislautern, affectant de ne pas connaître le directeur français, l’ingénieur en chef Beaunier : « On a envoyé à Metz, dit-il, l’ingénieur… (nom illisible, à dessein) qui s’intitule scandaleusement ingénieur en chef et directeur de Geislautern, pour se concerter avec l’intrigant M. N. sur les mesures à prendre. Vraisemblablement ce dernier va partir pour Nancy dans des intentions perfides… » Dans une autre lettre à Grüner, Böcking déclare que c’est de Rupied que vient tout le mal. Bref, en voulant réfuter tous les bruits fâcheux qui circulent sur son rôle, Böcking ne fait que démasquer sa perfidie et révéler la fâcheuse opinion qu’on avait de lui et de ses intrigues intéressées.

Il ne cesse de s’agiter ; il écrit à tout le monde. Dans une lettre du 11 juillet à Hardenberg, il lui recommande de faire observer que les habitants de Sarrebrück sont semblables aux Prussiens par les mœurs, la langue, la religion, les sentiments. Enfin Böcking se-fait déléguer, avec le notaire Lauckhardt, par le Conseil municipal, pour aller porter à Paris la fameuse pétition du 11 juillet et la faire valoir auprès des négociateurs de la paix, comme étant l’expression des vœux de toute la ville. Böcking et son compagnon quittèrent Sarrebrück le 28 juillet.

A peine les deux délégués étaient-ils partis qu’un mouvement de protestation se manifesta dans la population sarrebrückoise contre eux et le rôle qu’ils s’attribuaient. Nous en trouvons un écho bien net dans la Gazette de France du jeudi 21 septembre 1815 (no 264), page 1054 ; la Gazette était alors l’organe principal des royalistes français. On y lit l’entrefilet suivant : « Tous les gens honnêtes de la ville de Sarrebruck, et principalement toute la classe commerçante, désavoue formellement une soi-disant députation dont les démarches auprès des Puissances alliées tendraient à la réunion de cette ville à l’Allemagne. Cette députation est composée de deux individus, dont l’un d’eux (Böcking), tout à fait étranger à cette ville, a constamment été grand partisan du tyran Buonaparte, et ce n’est que par l’amour qu’il lui portait qu’il obtint, lors de sa toute-puissance, des lettres de naturalisation. Ces deux individus, du reste, sont des imposteurs ; leur mission n’avait pour but que d’obtenir une diminution sur les contributions imposées à la ville. »


IV

Vaines protestations ! Böcking, soutenu par l’administrateur Justus Grüner, appuyé sur la force brutale des armées et sur la force morale des négociateurs prussiens, pouvait, cette fois sans crainte, poursuivre son œuvre antifrançaise et dédaigner l’opinion commune des habitants de Sarrebruck. Arrivé à Paris, raconte le chroniqueur Wilhelm Schmitz, Böcking s’occupa avec son infatigable activité de faire réussir l’objet de sa mission. Il apportait en particulier à Gneisenau et à Stägemann les renseignements les plus circonstanciés sur les richesses du bassin minier de Sarrebruck et sur son importance pour la Prusse, Et, ajoutant le mensonge impudent à son œuvre de haine, il ajoutait que ce bassin minier intéressait si peu les Français qu’ils avaient formé le projet de vendre pour la somme d’un million de francs cette immense source de richesse nationale. Ainsi, Böcking affecte d’ignorer les travaux de l’École de Geislautern et tout ce qu’a fait Napoléon pour préparer l’exploitation du bassin de Sarrebruck ! N’ignorait-il pas, tout à l’heure, jusqu’au nom et à la situation du directeur de l’École, l’ingénieur Beaunier !

Les démarches de Böcking auprès des chefs militaires, des ambassadeurs et des princes, sont incessantes durant un mois. Par sa correspondance publiée et les notes extraites de ses papiers, nous le suivons jour par jour, presque heure par heure ; il visite, gourmande, harcèle tous les membres du corps diplomatique rassemblés à Paris ; il leur écrit sans cesse, leur fait passer des notes. Aux plénipotentiaires étrangers, il met en avant le désir ardent, prétend-il, des Sarrebruckois, de rentrer dans la patrie allemande et d’être débarrassés de la « tyrannie française ; » il se garde surtout de leur parler des mines. Ce n’est qu’avec les plénipotentiaires prussiens qu’il aborde ce sujet qui est celui qui lui tient le plus au cœur, le vrai motif de son insistance et doses intrigues.

Le 13 août, il est reçu par le prince royal de Wurtemberg, qu’il supplie d’intervenir pour faire rentrer dans la patrie allemande les 20 000 Sarrebrückois laissés à la France par le Traité de Paris. le 14, il écrit à Hardenberg pour lui rendre compte de ses démarches. Le même jour, il s’adresse au ministre de Russie dans un véritable rapport policier où, après avoir exprimé les doléances des Sarrebruckois, « pillés et ravagés pendant vingt et un ans de domination française, » il accuse Talleyrand de spéculations sur les mines de houille. Il revient quelques jours plus tard sur ce dernier point, dans sa correspondance avec Hardenberg.

Le 16, c’est au plénipotentiaire autrichien, Metternich, qu’il s’adresse ; le 19, il insiste auprès de Stein, le ministre prussien, sur l’importance des mines de houille. Le 25, il rédige des lettres-suppliques pour les trois souverains de Prusse, d’Autriche et de Russie. Dans le mémoire qu’il établit pour Hardenberg, il donne un plus libre cours à son désir fébrile d’exciter davantage encore les convoitises prussiennes ; on y lit ce passage :

« La ville de Sarrebruck a beaucoup d’importance, comme étape de commerce, pour les pays prussiens situés en aval, et elle en aurait davantage encore si, par la possession des petites forteresses de Thionville et de Sarre louis, la Moselle et la Sarre étaient assurées au commerce prussien[6]. »

Böcking sait bien qu’il s’adresse à des convaincus quand il écrit aux plénipotentiaires prussiens ; néanmoins, il redoute leurs compromissions et leur faiblesse au dernier moment ; aussi insiste-t-il avec une fatigante ténacité. Il ressasse à leurs oreilles averties l’énumération des richesses des cantons de Sarrebrück et de Saint-Jean ; dans les Mémoires qu’il leur adresse, il énumère avec la convoitise d’un avare toutes les choses bonnes à prendre ou susceptibles d’un bon revenu pour l’État : une très importante forge et fonderie, reliée à une mine et à une école de métallurgie ; des mines de houille, de belles et vastes forêts. En outre, comme établissements particuliers, il yak Sarrebrück, dit-il, deux forges importantes, deux aciéries, une fabrique de faulx, de serpes et de couteaux, une fabrique de limes, plusieurs fabriques de clous ; une saline, deux fabriques de draps, des carrières de pierre à bâtir, des brasseries, une fabrique de papier, etc.

Les historiens locaux d’aujourd’hui ne tarissent pas d’éloges sur le zèle et l’habileté que Böcking déploie dans ces circonstances, pour entraîner les négociateurs à renier leur promesse de respecter la frontière imposée à la France en 1814. Mais, à l’époque où était tramée cette félonie, ce n’étaient pas seulement les habitants de Sarrebrück qui, en grande majorité, se montraient atterrés à la nouvelle qu’on méditait de leur imposer la domination prussienne : les ingénieurs français de l’Ecole de Geislautern unissaient leurs protestations aux leurs. « Ces ingénieurs, dit M. Engerand, qui avaient tout fait pour la mise en valeur du bassin houiller et s’étaient attachés à leur œuvre, la voyaient passer à l’ennemi, au moment de donner ses résultats ; leurs efforts pour augmenter la puissance de la France profiteraient à un État qui la haïssait ; ils ne se résignaient pas. »

Tandis que les diplomates discutent et que Böcking s’agite, ils avertissent notre gouvernement, ils l’adjurent de ne pas céder. Le 23 octobre 1814, l’ingénieur de Bonnard écrit à notre ministre des Affaires étrangères pour faire observer que le traité qu’on a consenti et qu’on s’apprête à ratifier, — la ratification définitive est du 28 novembre 1815, — nous enlève le pays de Sarrebrück, si important « par ses belles forêts, ses nombreuses usines et fabriques, et surtout par ses mines de houille dont les produits sont nécessaires au chauffage des habitants du département de la Moselle, à l’administration des usines que ce département renferme et surtout à celle des salines du département de la Meurthe… Faut-il que la ville de Metz et les salines les plus importantes de la France soient obligées de tirer de l’étranger le combustible dont elles ont besoin ? Que deviendra le canal creusé de Dieuze à Sarrebrück pour le transport de la houille des mines aux salines ? »

Et le malheureux ingénieur, éperdu, suggère des échanges — qu’on pourrait proposer au gouvernement prussien pour satisfaire son appétit, par exemple, le bailliage de Tholey et le pays de Schaumbourg qui, bien qu’ils fussent loin à l’Est, sur les pentes du Hunsrück, appartenaient à la France avant 1790, et qui, par conséquent, devraient lui revenir en droit, d’après le texle même des nouveaux arrangements. Ne pourrait-on pas, dit-il, les céder à la Prusse qui, en échange, nous laisserait Sarrelouis, Sarrebrück, l’établissement de Geislautern, les mines d’Hostenbach, la manufacture de faïence des Villeroy à Vaudrevange, les importantes usines métallurgiques de Dilling ?

De son côté, le 30 octobre 1815, le directeur général des mines adresse un suprême appel au duc de Richelieu : « Les produits des houillères du pays de Sarrebrück, lui écrit-il, sont nécessaires à l’alimentation des usines que renferme le département de la Moselle et surtout à celles des salines du département de la Meurthe. Cette nécessité est beaucoup plus grande aujourd’hui qu’autrefois, parce que l’usage de la houille s’est considérablement répandu depuis vingt ans[7]. »

Mais Böcking veillait : tout fut inutile. Les négociateurs prussiens, dissimulant le véritable motif de leur convoitise, arrachèrent Sarrebrück et Sarrelouis à la faiblesse des autres plénipotentiaires qui, ignorant la question des mines, n’attachèrent pas grande importance à ce larcin fait à la France, à ce cadeau fait à la Prusse insatiable. Le gouvernement prussien, rapace, se montra intraitable et garda tout, en dépit des traités, aussi bien Tholey et Schaumbourg que Sarrelouis et Sarrebrück.

Le fameux historien de l’Allemagne moderne, Henri de Treitschke, n’a point la conscience troublée par cet acte de piraterie diplomatique auquel il applaudit sans réserve et qu’il apprécie en ces termes : « Pour arrondir la contrée de Sarrelouis, Sarrebrück avec ses inépuisables mines de charbon, ainsi que le puits de Saint-Arnual, aux anciens princes de Nassau, étaient « les acquisitions inappréciables. La fidèle ville, la vieille cité protestante, avait été plongée dans le désespoir (par le traité du 30 mai 1814), elle qui avait si complètement compté sur l’assurance du gouverneur général Grüner : Qui parle allemand doit rester allemand[8]. » C’est par de tels mensonges et au nom de cette morale historique que l’âme allemande contemporaine a été façonnée.


V

Mais prendre, en foulant aux pieds ses engagements et contre tout droit, des terres lorraines et des populations attachées à la France, ne suffit point encore au gouvernement prussien. Après la ratification du traité du 20 novembre, il eut l’incroyable impudence de réclamer du gouvernement français la remise des travaux graphiques exécutés par les ingénieurs de notre Ecole de Geislautern et, en particulier, la livraison de l’atlas de prospection du bassin de Sarrebrück, dressé de 1807 à 1812 par Duhamel et Calmelet. Il faut lire dans l’ouvrage de M. Engerand le récit vraiment émouvant des précautions que prirent nos ingénieurs pour soustraire ce précieux atlas aux recherches de Justus Grüner, puis à celles des autres agents prussiens. L’ingénieur Th. de Gargan l’emporta, la nuit, chez Villeroy, à Vaudrevange, et au risque d’être emprisonnés, peut-être passés par les armes, tous deux cachent comme un trésor ce recueil qui contient le secret des richesses minières de la contrée. Ils informèrent le gouvernement français qui, — rendons-lui cette justice, — fit longtemps la sourde oreille aux réclamations des Prussiens. Ce fut seulement deux ans plus tard, en juin 1817, que le gouvernement français envoya Th. de Gargan pour reprendre l’atlas qui fut, enfin, livré à la Prusse.

La lettre-décharge de cette remise des plans des mines de Sarrebrück au commissaire prussien Weiskirch est conservée aux Archives nationales. Elle énumère en détail les pièces et les registres cédés, et cette nomenclature, remarque M. Engerand, suffit à faire apprécier l’importance de l’œuvre. Les Prussiens possédaient donc ce qu’ils avaient cherché si longtemps. Ils pouvaient désormais, en se servant du travail de l’Ecole française de Geislautern, se mettre en toute sûreté et sans délai à l’exploitation du terrain exploré. Ils étaient assurés, enfin, que des concessionnaires français, bien informés techniquement par l’atlas, ne viendraient pas faire concurrence à Stumm, à Bôcking et aux nouveaux concessionnaires allemands. Nos ingénieurs avaient travaillé pour le roi de Prusse ; n’est-ce pas le cas de répéter le vieil adage virgilien : Sic vos non vobis ?

Henri Böcking avait obtenu sans larder sa récompense. Le traité est du 20 novembre : dès le 1er décembre, il était nommé entrepreneur général des mines de l’État dans le bassin de Sarrebrück. Le gouvernement prussien le combla d’honneurs en même temps qu’il parvenait, comme Stumm, à une énorme fortune dans cette ville de Sarrebrück dont ces gens-là, c’est vrai, inaugurèrent la prospérité économique. Mais n’avons-nous pas le droit de dire que nous l’avions préparée ? Dans ce domaine comme dans bien d’autres, les Allemands se sont substitués à nous par ruse, trahison et violence. Sans doute nous n’irions pas jusqu’à dire qu’ils se sont enrichis avec les produits de nos mines, mais nous prétendons, le droit historique et les traités diplomatiques en mains, que le pays où sont ces mines est nôtre, car ceux qui le détiennent nous l’ont volé. Et nous ajoutons que les mines fiscales de la région de Sarrebrück, en exercice ou non encore exploitées, si elles étaient replacées entre les mains de l’Etat français, ne constitueraient que la plus légitime des reprises. Sur ces mines, on pourrait, je pense, prélever largement de quoi indemniser les malheureux français de cette région de la Prusse rhénane dont, tout récemment, les biens et jusqu’aux maisons viennent d’être confisqués et vendus aux enchères.

Henri Böcking mourut à Bonn, le 6 mai 1862, à l’âge de soixante-dix-sept ans. Il avait le titre d’Inspecteur général royal des mines (Königliche Ober-Bergrat) et il passait pour l’un des hommes les plus considérables et les plus probes du pays rhénan.

Quant aux Stumm, dont l’immense établissement de Neunkîrchen devint la maison centrale, ils pullulèrent et furent tous honorés de titre de baron. Avant la guerre actuelle, plusieurs de leurs descendants, officiers prussiens, goûtaient fort les plaisirs de Paris et venaient, presque à chaque printemps, promener leur morgue sur nos boulevards.


E. BABELON.

  1. Albert Sorel, Le Traité de Paris du 20 novembre 1815, p. 57.
  2. F. Engerand, Les frontières lorraines, p. 66 et suiv.
  3. On m’a même signalé, dans le fond d’une de ces galeries, une inscription romaine dont le texte n’a jamais été relevé.
  4. Cité par F. Engeraml, Les frontières lorraines, p. 73.
  5. F. Engerand, op. cit. p. 78.
  6. Cité d’après le manuscrit conservé aux Archives nationales, par P. Vidal de La Blache, La France de l’Est, p. 220.
  7. Cité par P. Vidal de La Blache, La France de l’Est, p. 217.
  8. H. von Treitschke, Deutsche Geschichte, t. I, p. 559.