Sascha et Saschka

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Traduction par Anna-Catherine Strebinger.
Sascha et Saschka suivi de La Mère de Dieu.Librairie Hachette (p. 1-106).

SASCHA ET SASCHKA



« Une étoile vient de tomber du ciel ! »

Ainsi parlait une paysanne qui, les pieds nus et la tête coiffée d’un foulard rouge écarlate, apparaissait sur la porte de la cuisine, où elle essuyait la vaisselle. Elle avait suspendu un instant son travail et ses chants et venait d’interrompre dans ses études un jeune garçon au visage pâle assis devant un grand livre près de la fenêtre ouverte. Il avait vu aussi la brillante apparition, mais il savait bien, lui, que jamais une étoile ne tombe du ciel sur la terre.

La jeune fille reprit son chant ; il était mélancolique et s’élevait semblable à une plainte ; l’enfant se courba de nouveau sur son livre, fané par l’usage.

Pour lui, c’est en vain que la nuit déployait sa splendeur féerique, que l’air doux et rafraîchissant pénétrait par la fenêtre ouverte et se jouait mollement dans ses boucles brunes ; c’est en vain que le bruissement des feuilles des arbres séculaires se faisait entendre au dehors, et qu’une eau invisible coulait avec un murmure plein de mystère. C’est en vain que resplendissaient les étoiles, ces éternels flambeaux du sombre firmament, et qu’au sein des roseaux de l’étang brillaient des feux follets. Ce qui exerçait sur l’enfant un véritable prestige, plus puissant que ce qui se voyait ou s’entendait au dehors, c’était l’étincelle tombée un jour sur son âme paisible, et qui continuait à y brûler avec ardeur.

Parfois une goutte d’eau produit plus d’effet qu’une grande pluie ; un mot dit sans dessein et sans réflexion peut devenir une de ces paroles magiques qui donnent une impulsion irrésistible à toute une vie.

Autrefois le petit Sascha, fils aîné du curé[1] Alexandre Homutofko, ne s’était montré sous aucun rapport plus sérieux que les enfants de son âge ; il n’aurait jamais hésité à mettre de côté sa grammaire latine quand il s’agissait de prendre un nid d’oiseaux ; il aurait eu infiniment plus de plaisir à construire aux grillons des cabanes avec des branches d’arbres verts qu’à faire des figures géométriques sur un tableau noir, ou à monter un cheval de bataille, eût-il la forme d’un simple bâton, que de s’occuper des combats d’Alexandre le Grand.

Il en était là lorsqu’un nouvel évêque fut sacré dans le pays, et le jeune garçon, plus curieux que les autres, parvint à pénétrer jusqu’au pied du maître autel à travers la foule qui se pressait dans l’église. Tout à coup un ecclésiastique, chargé de maintenir l’ordre, le saisit au collet et s’écria :

« Que viens-tu faire ici ? Voudrais-tu par hasard devenir évêque ? »

La parole magique, mystérieuse était prononcée. Une étrange soif d’honneurs s’était emparée de Sascha. La crosse, tel était le but vers lequel il tendit presque à son insu. Et dès ce moment les oiseaux purent construire paisiblement leurs nids, et les grillons n’eurent plus à craindre d’être troublés dans leurs chants. Plus tard le jeune garçon se rendit compte du mobile qui le faisait agir et qui le dominait. Le but qu’il voulait atteindre imprima à l’adolescent un cachet particulier.

Sascha devint par la suite un grand théologien. Il avait réfléchi ; et il savait que pour parvenir à ce qu’il ambitionnait, il fallait renoncer à bien plus d’autres choses encore qu’à un cheval de bois ou à un nid d’oiseaux. Pour lui ne devait briller aucune étoile, pour lui ne devait s’épanouir ni fleur ni jeune fille ; jamais dans l’avenir il ne devait presser dans ses bras une jeune bien-aimée, ni prêter l’oreille aux premiers bégaiements d’un enfant[2]. Et comme le cœur de Sascha, comme tous les cœurs d’hommes bons et simples, aspirait à l’amour, c’est uniquement sur sa patrie que ses affections se reportèrent avec toute leur ardeur, leur vivacité et leur enthousiasme.

Ces deux sentiments s’allièrent chez lui, et comme ils puisaient l’un dans l’autre leur force et leur aliment, ses efforts tendirent à devenir un prince de l’Église, afin de pouvoir prendre la parole pour la délivrance de son pauvre peuple opprimé.

Il était encore bien éloigné du jour où il revêtirait la pourpre épiscopale, ce jeune homme débile et pauvrement vêtu, ce modeste philosophe au visage pâle dont le monde — sa chambrette — était éclairée par une petite lampe aussi chétive que lui-même. Pourtant il poursuivait toujours son rêve, quoi qu’il n’eût à sa disposition que des moyens insuffisants. Au séminaire il avait pour compagnons des jeunes gens à l’esprit vif, aux sentiments généreux, chez lesquels l’éloquence naïve de Sascha éveilla la courageuse idée de tenter les mêmes efforts que lui. Cinq élèves sans nom, sans protections, sans un sou vaillant dans leur poche, se réunissant au milieu du silence de la nuit dans une chambre solitaire du séminaire aux murailles dénudées et aux meubles en bois brut, à une heure où il était interdit de brûler de la lumière, et ayant pour unique flambeau le pur et mystérieux éclat de la lune, fondèrent une société littéraire qui avait pour objet la culture de leur langue mère et la vulgarisation de l’instruction. Dans la suite, deux autres étudiants en théologie se joignirent à eux, et les sept amis créèrent un journal et le firent passer de main en main parmi les séminaristes.

Les séances de la société littéraire se tenaient entre les leçons, sur les bancs de la salle de lecture, et, quand il faisait beau, elles étaient données sous le couvert de quelque sombre bosquet du jardin où seuls les pinsons et les serins avaient coutume d’établir leur nid. Mais ces réunions n’avaient pas lieu tous les jours ; parfois les jeunes théologiens ne pouvaient converser entre eux que pendant une promenade faite sous la surveillance d’un professeur, ou dans les avenues de l’Université, lorsqu’ils allaient assister à des cours de logique et de physique. Nulle difficulté qui ne fût résolue dans ces petites assemblées dont les membres devaient chacun à leur tour rédiger le compte rendu.

Le journal que les Sept publièrent fut non seulement le premier journal rédigé dans la langue de la Petite-Russie, mais aussi le seul qui existât dans le pays. Il se trouvait donc dans les meilleures conditions, Il est vrai qu’il eût été bien loin de faire concurrence à la Revue des Deux Mondes ou à l’Athénéum.

Lorsqu’on enseignait jadis au séminaire l’histoire universelle aux enfants de la Petite-Russie, et qu’on leur disait que Gutenberg était l’inventeur de l’imprimerie, ils étaient entièrement libres d’y croire ou de n’y pas croire, mais aucun homme au monde, pas même Démosthènes, n’aurait pu leur persuader qu’ils profiteraient de cette belle découverte. À cette époque il n’existait en Galicie pas plus de livres que de journaux écrits dans la langue du pays, et il ne se trouvait de caractères cyrilliques dans aucune imprimerie.

Aussi la société littéraire dont Sascha était président n’avait-elle jamais songé à la publication de l’œuvre qu’elle venait de créer et qui avait pour titre l’Aurore. Elle se contenta de faire tracer par l’un d’eux, Pavlikov le Roux, expert en ce genre, avec de grandes et belles lettres, le titre de la feuille hebdomadaire, et, comme il eût été impossible à ces jeunes gens de copier leur rédaction plusieurs fois dans la semaine, en dehors de leurs études, le journal ne parut qu’à un seul exemplaire. Ce journal contenait des dissertations scientifiques, des récits, des poésies, des miscellanées littéraires.

La première année de sa fondation, Sascha écrivit une nouvelle intitulée l’Hôte dangereux, puis un petit poème épique, l’Invasion des Tartares, une romance sur la lune, un chant bachique (quoiqu’il n’eût jamais bu que de l’eau), et un article ayant pour titre : Observations sur le denier de Caron chez les habitants des monts Carpathes.

Après ces publications, ce ne fût pas sans une certaine fierté qu’il retourna au village où il devait passer les vacances chez ses parents : non pour se reposer, mais pour diriger son activité sur un autre point. Une autre grande idée avait germé dans son esprit.

Un peuple qui possède déjà une société littéraire de sept membres et un journal paraissant à un exemplaire, devait aussi avoir un théâtre, dont il se hâta de faire le plan. Quoique les efforts tentés par le pauvre théologien pour arriver à sa création fussent tournés en ridicule par ses concitoyens, il fit preuve de cet heureux instinct qui entraînait les habitants de la Petite-Russie à puiser les éléments de leurs poèmes, tantôt dans l’essence même des origines et du développement successif de leur peuple, tantôt dans les manifestations de la vie et au sein de la nature. C’est à ces tendances que la Russie doit toute une longue pléiade d’excellents poètes si admirablement doués, et parmi lesquels le monde littéraire compte avec orgueil le génie d’un Gogol et celui d’un Schevschenko.

En s’occupant de son nouveau plan, Sascha ne prit modèle ni sur Aristote, ni sur Lessing ; il comprit dès le premier moment que, faisant partie d’un peuple de paysans, il ne devait point chausser du cothurne les héros de son théâtre, mais bien des bottes à clous ou mieux encore, les faire voir nu-pieds. Il composa donc une pièce intitulée la Fête des moissonneurs, et dont les personnages étaient des paysans et des paysannes, un maire de village, un chantre d’église, un soldat en congé et un bohémien ; il s’y trouvait en outre deux personnages comiques, un noble polonais criblé de dettes et un cabaretier juif à l’esprit rusé. Quand elle fut terminée, il se mit à chercher des acteurs qui non seulement joueraient la pièce, mais s’occuperaient d’abord de monter le théâtre.

Sascha prit, pour jouer les rôles d’hommes, un artisan et cinq étudiants en théologie qui demeuraient dans le voisinage et se trouvaient en vacances ; puis, dans le village même, le chantre d’église, le secrétaire du seigneur et un étudiant qui, ayant subi des revers de fortune, travaillait chez l’écrivain du coin de la rue, enfin deux jeunes paysans. Mais les actrices manquaient pour remplir les trois rôles de femmes qui devaient figurer dans la pièce. Malgré cette lacune, Sascha s’empara d’une ancienne grange délabrée appartenant à son père ; puis, aidé de ses compagnons, il se mit à dresser l’échafaudage du théâtre et à peindre sur des feuilles de gros papier rattachées ensemble les décors nécessaires ; il agença les coulisses et les pièces de rechange, puis représenta un village, une forêt, un cabaret, un arbre creux et une croix couverte de mousse avec l’image du Sauveur.

Tandis que tous ces préparatifs avaient lieu, Sascha se rendit un matin dans la forêt qui séparait son pays natal de deux autres communes, afin d’y étudier son rôle de pauvre villageois amoureux. Tout à coup il se trouva en face d’une belle jeune fille à cheval, vêtue en paysanne. Elle se dirigeait lentement de son côté à travers l’étroit sentier jonché de feuilles jaunies par l’automne et couvertes de gouttes de rosée où le soleil se jouait en feux étincelants. Le théologien à la taille élancée, au teint pâle, s’arrêta court et considéra en silence et avec surprise cette inconnue. Ce n’était point son costume qui le surprenait, quoiqu’il n’eût encore jamais vu une paysanne aussi richement vêtue. Ce n’était pas non plus sa beauté, car le peuple qui habite les montagnes et les vallées des Carpathes se distingue par son attitude majestueuse et la coupe régulière de ses traits. Ce qui le frappait, c’était la noblesse et la grâce répandues dans toute sa personne, car la beauté des habitants de ce pays est ordinairement un peu rude, et leurs charmes même ont quelque chose de sauvage.

L’alerte écuyère fit à Sascha l’effet d’une actrice déguisée en villageoise ; elle se tenait sur sa selle avec une certaine coquetterie, était chaussée de bottes rouges et vêtue d’une jupe aux couleurs vives, d’un corsage bleu et d’une veste blanche garnie de fourrures noires qui ne descendait qu’à la taille. Elle avait la tête entourée d’un foulard blanc, la poitrine couverte de corail et d’amulettes et elle tenait à la main un kantschou.

La jeune fille venait d’arrêter involontairement son cheval ; à son insu elle souriait d’un air mutin au jeune homme en habit d’ecclésiastique qui s’était approché.

« D’où viens-tu donc ? » dit enfin celui-ci.

Cette question fort simple n’était pas digne du président de la Société littéraire, mais elle en valait bien une autre, puisqu’elle suffisait pour lier conversation.

« C’est à moi qu’il appartient de t’interroger, repartit l’inconnue, car ceci est mon royaume ; tous les arbres de la forêt m’obéissent ; devant moi s’inclinent les fleurs et le gazon ; les oiseaux qui chantent au sommet des rameaux, les papillons aux ailes bigarrées qui se jouent dans les airs embaumés sont mes sujets ; à mes ordres les vagues du ruisseau se mettent à sautiller, et le soleil dépose à mes pieds ses rayons d’or.

— Alors tu es une sorte de déesse, peut-être une de celles qui, selon les croyances populaires, sont bannies du ciel, et qui, dans ces solitudes, mènent l’existence des créatures sauvages.

— Aurais-tu peur de moi ? »

L’étrangère prononça ces mots avec tant d’emphase et de solennité que Sascha resta muet pendant quelques instants.

« Enfin, seriez-vous une actrice ? » balbutia-t-il avec embarras.

La jolie fille se mit à rire.

« Ressemblerais-je par hasard à une comédienne ?

— Mais, puisque vous jouez un rôle ici, dans ce costume, répondit Sascha avec un peu plus d’assurance, vous pourriez aussi fort bien représenter un personnage étranger.

— Je l’ignore, mais vous qui paraissez être un théologien, à quel propos parlez-vous de théâtre ? »

Puis l’inconnue, faisant faire volte-face à son cheval, se mit en route à côté du jeune homme dans le chemin sablonneux de la forêt.

Ce dernier lui fit alors le récit de ses efforts pour créer la Société littéraire, son journal, le plan d’un théâtre pour les habitants de la Petite-Russie ; enfin il lui raconta la pièce qu’il venait de composer. Tirant ensuite des poches de sa longue soutane noire le dernier numéro de l’Aurore, il lui désigna le rôle qu’il devait jouer.

La jeune fille écoutait Sascha avec surprise et commençait à concevoir pour lui un certain respect.

« Tout est prêt, dit-il en terminant ; seulement nous n’avons personne pour remplir les rôles de femme, et je me disais que si par hasard, en considération du but élevé…

— Pourquoi pas ? repartit l’étrangère. Je suis prête à céder à vos désirs aussitôt que j’en aurai obtenu la permission de mes parents ; nous pourrons aussi enrôler ma sœur, et parmi mes amies il s’en trouvera bien une qui consentira à remplir le troisième rôle de femme. Mais il faut que vous veniez en demander l’autorisation, pour que nous vous prêtions notre concours.

— Où faut-il que j’aille ?

— Où ? si ce n’est chez mes parents.

— Et en quel lieu habitent-ils ?

— Je suis la fille de Nogaïski, curé de Drevina.

— Je suis heureux de vous connaître, mademoiselle. Mon père est le curé du pays et il s’appelle Homutofko.

— C’est fort bien. Et quel est votre nom de baptême ?

— Alexandre, mais mes parents ont continué à m’appeler Sascha, comme dans mon enfance.

— Moi, je me nomme Spiridia.

— Mais comment se fait-il que vous voyagiez ainsi seule au milieu des bois ? N’avez-vous pas peur de rencontrer des voleurs ou des loups ?

— Je ne crains rien, dit Spiridia ; d’ailleurs je pourrais me défendre dans les plus grands dangers. »

En parlant ainsi, elle tira de l’arçon de la selle deux pistolets, qu’elle montra à Sascha.

« J’aime à me promener seule dans la forêt, mais je ne le ferais point par plaisir. Comme mon père est vieux et infirme, et que, depuis deux ans, ma mère a pris un tel embonpoint qu’elle ne peut plus faire aucun mouvement sans en éprouver de la fatigue, il me faut aller dans la campagne et au milieu des pâturages où paissent nos troupeaux ; je vais aussi chercher à la ville la correspondance de mon père. Quand nous nous sommes rencontrés, j’allais au bailliage cantonal, parce qu’on nous a volé un poulain. »

Les deux jeunes gens continuèrent à deviser ainsi, puis, arrivés à la lisière de la forêt, près de la croix d’où l’on apercevait le clocher de bois de Drevina, ils se séparèrent. Le futur évêque demeura immobile et suivit des yeux longtemps encore la jeune fille qui se balançait gracieusement sur sa selle.

Dès le lendemain, dans l’après-midi, Sascha se rendit à Drevina dans une voiture tressée en osier, comme celle des villageois ; elle appartenait à son père et était attelée de deux chevaux efflanqués. Un autre étudiant en théologie l’accompagnait. Le vieux curé les reçut en leur faisant, sur le perron, un discours en latin, tandis que sa femme réclamait à haute voix son bonnet à rubans verts, et qu’une jeune fille de quinze ans franchissait la haie, et, blottie derrière, regardait curieusement, à travers une des brèches, les hôtes qui venaient d’arriver.

Lorsqu’ils pénétrèrent dans la grande salle, ils aperçurent Mme Nogaïska assise dans un grand fauteuil, près de la fenêtre, et occupée à nouer sous son menton les rubans verts de son bonnet neuf en poussant de profonds soupirs. La fillette jeta un cri en voyant entrer les jeunes gens et s’enfuit au jardin par la porte ouverte. En même temps Spiridia entrait dans l’appartement par une autre porte. Elle était nu-pieds, vêtue d’une jupe courte rapiécée et d’une chemise de toile grossière ; ses cheveux bruns étaient épars, et elle avait une faux sur l’épaule.

« Salut en Notre-Seigneur ! dit-elle avec un regard tout à la fois fier et amical.

— N’as-tu pas honte ! s’écria la mère, tu devrais rougir.

— Tous nos domestiques sont aux champs, dit le curé avec embarras, et ma fille a fauché de l’herbe pour notre vache laitière, autant pour sa distraction que par utilité.

— De quoi aurais-je honte ? dit Spiridia tandis qu’elle jetait de côté sa faux, je ne suis point une demoiselle polonaise, et Dieu n’a pas fait mes mains pour jouer du piano.

— Nous descendons de l’antique noblesse des Boyards qui vivait au temps du prince Roman de Habitsch, fit remarquer le curé.

— Mais va donc t’habiller », reprit dame Nogaïska d’un ton de reproche.

Spiridia s’éloigna, et sa mère, qui trônait comme une divinité chinoise, invita les deux théologiens à prendre des sièges.

« Vous saurez que Spiridia est, pour ainsi dire, mon fermier, dit le curé, tandis qu’il commençait à bourrer les pipes pour ses hôtes ; mais elle s’occupe aussi de sciences et, grâce à Dieu, parle même un peu latin. D’autre part, sa sœur cadette joue du violon. Il est difficile au pays de donner à ses enfants une instruction suffisante. Dans ma jeunesse j’ai été à Lemberg ; il y existe un pensionnat et même une bibliothèque où l’on peut faire son éducation et où les professeurs disent comme les apôtres : « Ce que l’on trouve ici ne s’achète pas avec de l’or ».

Tandis que son ami continuait à s’entretenir avec le curé et sa femme, et que leur plus jeune fille, s’étant habillée, mettait le couvert, Sascha quitta furtivement la chambre pour aller rejoindre Spiridia. Après l’avoir cherchée en vain au jardin, dans la cour et à l’écurie, il la trouva dans la cuisine, où elle s’occupait du ménage. Elle portait alors un costume de laveuse d’une nuance claire, à manches courtes, et un tablier blanc.

« En quoi puis-je vous rendre service ? demanda-t-elle à Sascha.

— J’aurais désiré pouvoir vous expliquer un peu notre plan… répondit le jeune homme, les yeux fixés au sol.

— Moi, c’est ici mon théâtre ! s’écria Spiridia en riant ; et, si vous voulez rester, à mon tour je vous fournirai un rôle.

— Et pourquoi pas ? »

Spiridia plaça devant son compagnon un plat en poterie rempli de pommes de terre et lui tendit un couteau en disant :

« Tenez, puisque vous voulez m’aider, épluchez-moi des pommes de terre.

— De tout cœur », repartit le jeune séminariste.

Et tous deux se mirent gaiement à l’ouvrage. Sascha éplucha et lava les légumes, mit du bois sur le feu et tendit à la ménagère les casseroles et les poêles dont elle avait besoin, puis il égrena le maïs. Spiridia accommoda les pommes de terre, frappa la viande pour l’attendrir, la fit rôtir dans la graisse bouillante et répandit le maïs sur les charbons ardents. Quand tout fut terminé, les jeunes gens portèrent ensemble le souper, que chacun mangea de fort bon appétit, excepté Sascha, qui se contenta presque exclusivement de contempler sa gracieuse hôtesse.

À la fin du repas il adressa solennellement sa requête ; et, quoique Nogaïski et sa femme ne comprissent pas grand’chose ou même rien du tout aux beaux discours dont il appuya sa demande, ils y acquiescèrent sans trop de difficulté. Spiridia gagna encore une de ses amies, la fille d’un instituteur, à la noble cause du jeune homme.

Il y avait donc assez de personnages pour remplir tous les rôles de la Fête des Moissonneurs, et l’on put se mettre à l’œuvre pour exécuter le grand projet.

Spiridia jouait une riche paysanne, fiancée à Sascha ; sa sœur était la femme d’un villageois, et leur amie, la vieille sorcière du pays. Les répétitions se faisaient sur le théâtre improvisé. Chaque fois qu’elles avaient lieu, l’auteur allait chercher les jeunes filles, puis il les reconduisait chez elles, soit en voiture, soit à cheval.

Pendant le trajet Spiridia était près de lui sur le siège ; lorsqu’ils revenaient en voiture et lorsqu’il voyageait à cheval, Sascha se tenait seul aux côtés de la jolie amazone, dont les compagnes faisaient trotter leur cheval en avant.

Les curés et les instituteurs de tout le voisinage vinrent, accompagnés de leur famille, assister à la représentation ; les paysans accoururent aussi de toutes parts. Il fut impossible d’introduire tout le monde dans la salle de spectacle ; on dut laisser les portes ouvertes, et des centaines de personnes se virent forcées de rester en plein air et de regarder à travers les fenêtres. L’exécution de la pièce fut beaucoup plus satisfaisante qu’on ne pouvait s’y attendre de la part d’acteurs peu exercés.

Ceux-ci suppléèrent merveilleusement à ce qui leur manquait en méthode par cette diction éloquente et facile, et par l’art de mimer avec animation, qui sont propres aux habitants de la Petite-Russie.

L’effet produit par cette représentation fut très différent de celui que font ordinairement les spectacles. Les assistants ne se croyaient point au théâtre ; ils se retrouvaient eux-mêmes sur la scène avec leur genre de vie et leurs travaux, leurs peines et leurs joies, ainsi que leur manière de s’exprimer ; aussi ne manifestèrent-ils point leur approbation comme on a coutume de le faire. Aucune main ne s’agita, aucun bravo ne retentit, mais sur tous ces visages simples se lisaient un recueillement religieux et une profonde admiration.

Selon les événements qui se passaient sur la scène, les braves gens s’attristaient ou s’égayaient, riaient ou pleuraient, et, quand la pièce fut terminée, ils ne pouvaient se décider à quitter leur place.

Sascha s’était parfaitement acquitté de son rôle ; il avait pressé Spiridia sur son cœur avec tant de naturel, que la jeune fille s’était sentie rougir sans qu’elle l’eût cherché.

Quand les spectateurs eurent enfin évacué la salle, ils trouvèrent à la sortie des fûts remplis d’eau-de-vie et de vin, et cinq musiciens juifs postés sur un chariot à ridelles se mirent aussitôt à jouer. Les acteurs avaient conservé les costumes qu’ils portaient sur le théâtre. Sascha, chaussé de bottes et vêtu, comme un paysan de la Petite-Russie, d’un large pantalon de toile et d’une longue redingote en drap bleu avec garniture de cuir, coiffé d’un grand bonnet de peau de mouton, dansa la Kolomijka avec Spiridia. Il la fit tourbillonner avec une telle frénésie que leurs vêtements et leurs chevelures voltigeaient avec une vitesse vertigineuse. On ne voyait que joyeux visages ; les vieillards eux-mêmes, qui ne pouvaient pas danser, jouissaient véritablement de voir le peuple aussi gai et la jeunesse aussi heureuse.

À cet après-midi de fête succédèrent des jours calmes et uniformes. Sascha se montra soucieux et même triste. Le moment approchait où il devait retourner à la capitale, et cette pensée l’accablait. Tout annonçait le retour de l’automne. Les hirondelles s’assemblaient sur le faîte du grand portail de l’église, et semblaient tenir hautement conseil au sujet du long voyage qu’elles allaient entreprendre. Sur le ciel d’un bleu pâle se dessinaient des bandes de grues, de cigognes et d’oies sauvages qui se dirigeaient vers le sud, en formant de noirs triangles d’une rectitude parfaite. Sur les champs d’éteules soufflait un vent froid qui chassait devant lui les blancs fils de la Vierge, signes des derniers beaux jours d’automne. Le feuillage des arbres se colorait de mille nuances et couvrait peu à peu le sol d’un tapis bigarré. Dès que la nuit commençait à descendre, la lune, apparaissant au-dessus de l’étang voisin, semblait sortir du sein de l’onde ; puis, quand elle planait, brillante et en pleine liberté au milieu du plus pur éther, une lueur argentée se répandait partout, et l’on voyait s’élever avec lenteur et majesté la sombre forêt, semblable à une muraille de géants aux contours fantastiques ; puis au-dessus d’elle apparaissait la montagne. À travers les roseaux on apercevait une partie de la nappe des eaux, brillant d’un faible et terne éclat. Tout, jusqu’à la petite mare qui s’étendait devant la maison de Sascha, commençait à devenir lumineux.

Un soir, le clair de lune, le calme profond qui régnait au dehors et les parfums du thym attirèrent en pleine campagne le pauvre théologien. Il traversa les champs d’isatis en passant près du puits d’où jaillissait l’eau claire à l’aide d’un rouet, devant l’humble croix de bois, et se dirigea vers l’étang. Arrivé au bord de l’eau, il s’étendit sur le gazon de la sombre Mogila[3] qu’éclairait doucement la lune, et dont les hautes herbes se penchaient vers lui.

Le lieu où se trouvait Sascha était triste et solitaire. Autour de lui s’élevaient des saules, des aunes et des ormes ; çà et là leurs branches pendaient dans l’eau ou se balançaient à sa surface. Quelques bouleaux isolés semblaient être l’esprit de solitaires qui, vêtus de blancs linceuls, auraient plané en gémissant sur la tombe des héros. Parfois un murmure plaintif se faisait entendre dans les grands roseaux, et l’eau, morne et sinistre, murmurait une plainte sur la rive escarpée. Au ciel brillait une seule étoile, et encore paraissait-elle sur le point de s’éteindre. On apercevait dans le lointain la lueur d’un feu allumé par des bergers. La voix des chiens retentissait par intervalles ; et, quand le silence renaissait, on entendait le cri lugubre d’un butor ou le frétillement d’un poisson.

Sascha demeura longtemps dans ce lieu, en proie à de tristes pensées. Tout à coup il en fut tiré par un chant à la mélodie douce et consolante comme l’astre des nuits qui planait au-dessus de l’étang. En même temps on entendit les eaux s’agiter en cadence, puis le bruit des rames s’accentua de plus en plus, et l’on vit enfin sortir des roseaux verts une barque dans laquelle était assise Spiridia en costume de paysanne. Sascha se leva aussitôt et lui fit signe d’approcher. Elle aussi reconnut alors le jeune homme, et rama vigoureusement vers le rivage.

« Grand Dieu ! cria-t-elle de loin à Sascha, que faites-vous ici seul dans l’obscurité ?

— Et vous ? »

Elle ne répondit point. La barque se dirigea vers Sascha, qui y sauta et s’empara des rames. Ils demeuraient en silence en face l’un de l’autre et se laissaient doucement porter par l’eau tranquille et calme vers le jardin féerique qu’une main enchanteresse semblait avoir posé sur le miroir de l’étang où la lumière de la lune avait jeté des ponts d’argent.

La belle jeune fille laissait pendre sa main au milieu de l’eau et faisait clapoter les petites vagues, ou bien elle cueillait un nénuphar ou un des lis qui s’épanouissaient au-dessus des fucus. Du fond des eaux la lune la regardait, semblable à une nymphe au riant visage couronnée d’une chevelure d’or et, sur le rivage, un feu follet s’agitait curieusement à travers les tiges flexibles des roseaux.

Aux rames pendaient des gouttelettes d’argent, de blanches vagues dansaient autour du gouvernail du canot, qui fendait les eaux en traçant derrière lui un sillon lumineux.

Sascha déposa les rames, la barque tournoya, recula, puis demeura immobile au milieu de l’étang. Elle balança les deux jeunes gens plus doucement encore que s’ils eussent été dans un berceau, tandis que l’eau et les roseaux murmuraient une antique berceuse.

Spiridia, se dérobant à demi aux regards de Sascha, tressa une couronne avec les nénuphars et les lis d’eau qu’elle venait de cueillir.

Autour d’eux on n’apercevait que le ciel, l’eau, les verts massifs des joncs ; on n’entendait que le clapotis mystérieux des vagues autour des branches de saules qui se penchaient dans l’étang.

« À quoi donc pensiez-vous, tandis que vous étiez assis là-bas sur la Mogila, demanda enfin Spiridia, vous paraissiez si triste ?

— Je songeais, répondit Sascha, aux héros qui, depuis des siècles, reposent en silence sur les vertes collines des steppes, ou à l’ombre des vieux chênes, et qui, maintenant encore, vivent dans nos chants populaires ainsi que dans l’histoire. Le moine au visage ascétique songe à eux, la nuit, dans son étroite cellule, quand il lit les vieilles chroniques, à la lumière de sa petite lampe toujours allumée. Le jeune garçon assis sur les bancs de l’école, la moissonneuse qui fait tomber les blonds épis sous sa faucille pensent aussi à eux, et le forgeron qui frappe de son marteau le fer incandescent, et le soldat qui part pour la guerre en chantant, et la jeune femme qui, vêtue d’une kazabaïka garnie de fourrure, est assise à son piano et s’accompagne en promenant ses blanches mains sur le clavier. Il n’est rien de plus triste que de rester dans l’oubli.

— Vous avez donc peur d’être oublié ?

— Oui, de vous.

— Jamais je ne vous oublierai », dit la jolie fille énergiquement et avec un accent aussi franc que le regard de ses grands yeux limpides.

Sascha lui avait pris la main presque sans le savoir, mais ses lèvres demeuraient muettes.

« C’est plutôt vous qui m’oublierez, continua Spiridia. On dit que vous aimez uniquement notre peuple, et qu’une grande soif d’honneurs vous conduit loin de nous autres vers une voie sublime, mais aussi solitaire.

— Ces illusions sont passées ; j’étais fou, mais je suis revenu à la raison.

— Vous n’êtes plus avide de gloire ?

— En existe-t-il une plus noble que celle qui a pour but de vivre au milieu du peuple et de lui être utile ? repartit Sascha avec animation. Serait-il possible d’y arriver sans avoir un foyer, une famille à soi ? Tout le monde n’est pas né pour être un Napoléon ; il faut aussi qu’il y ait des officiers et des soldats. Pour moi, je serai content de mon sort si, le sac au dos, je marche dans le rang, et si l’on n’a point à me reprocher d’avoir jeté mes armes et tourné le dos à l’ennemi.

— Mais comment voulez-vous goûter un vrai bonheur au foyer domestique, reprit vivement Spiridia, sans avoir une femme que vous aimiez ? et où prenez-vous le temps de chercher un cœur ?

— J’ai songé à cela, dit Sascha, mais on le trouve sans chercher ; il nous arrive comme une révélation. La destinée parle et tout s’accomplit, parfois même contre notre volonté.

— Vous aimez, alors ? »

Et la pauvre fille soupira et retira la main que tenait le jeune homme.

« Est-elle belle, celle que vous aimez, et son esprit peut-il être à la hauteur du vôtre ? Dans ce cas je ne la connais point. »

Sascha inclina tristement la tête et garda le silence.

« Qu’avez-vous ? Pourquoi ne me répondez-vous pas ?

— Parce que je vois que celle à qui appartient tout mon être ne soupçonne pas à quel point elle m’est chère. »

Spiridia détourna la tête et se mit à pleurer.

« Maintenant vous savez à qui appartient mon cœur ; vous devez le savoir.

— Comment le saurais-je ? balbutia la jeune fille, je l’ignore. Demeure-t-elle dans la capitale ?

— Vous le demandez ? murmura Sascha. Qui pourrait vous voir, Spiridia, et ne pas vous aimer ?

— Moi ?

— Oui, vous ! »

Elle tourna lentement son visage vers le jeune homme et lui sourit à travers un voile de larmes.

« Vous m’aimez, dit-elle, et sa voix résonna semblable au chant d’un ange dans la nuit de Noël. — Et vous ne savez pas que, moi aussi, je vous aime et combien je vous aime ? »

Ils se regardèrent, et ne trouvèrent aucune parole pour exprimer ce que leur cœur ressentait tout à la fois de doux et de douloureux. Sascha venait de saisir les mains de Spiridia. Celle-ci se pencha vers lui jusqu’à ce que ses lèvres fussent effleurées par un baiser.

La couronne de fleurettes était terminée ; le jeune homme la lui prit des mains et la déposa sur la tête de sa fiancée, puis la considéra longtemps avec une joie recueillie. Il se plaça ensuite à ses côtés et ils continuèrent à voguer étroitement enlacés, à travers le jardin féerique, éclairé par la douce lumière de la lune ; et longtemps encore on les entendit chanter ensemble :

Frêle barque, sur la pente
Des eaux que la lune argente,
Glisse et lutte avec ardeur.
Cher esquif, je t’en supplie,
Pas un seul instant n’oublie
Que tu portes mon bonheur.

Le lendemain Sascha se rendit chez le curé Nogaïski, et, s’adressant à lui ainsi qu’à sa femme d’une manière fort courtoise il leur demanda la main de Spiridia.

Après les fiançailles, il retourna à Lemberg. Les deux jeunes gens échangèrent alors des lettres pleines de tendresse. Le théologien reprit ses études avec non moins d’assiduité qu’auparavant, et sa fiancée employa ses heures de loisir à s’instruire en différentes sciences autant qu’elle le put à l’aide de la bibliothèque de son père et des livres de quelques voisins. Elle s’occupa même d’astronomie, de logique et de dogmatique. Sascha revint aux vacances et il passa deux heureux mois dans le voisinage de la famille Nogaïski, avec laquelle il eut de doux et fréquents rapports.

Les fiancés virent s’écouler ainsi deux années bien longues. Ils attendirent patiemment, et avec une ferme confiance dans l’avenir, le moment où ils devaient être unis pour toute leur vie.

Le jour arriva enfin où Sascha, ayant passé ses derniers examens d’une manière brillante, retourna au pays natal pour introduire dans sa maison, avant de recevoir les ordres, son épouse bien-aimée.

On célébra un vrai mariage de Petite-Russie. Sascha et plusieurs étudiants en théologie plus jeunes que lui allèrent, selon l’antique usage, s’emparer de la fiancée, et, lorsque leur entreprise eut réussi au milieu des rires et des plaisanteries, Sascha et Spiridia furent enfin unis par un lien indissoluble dans la petite église du village, que l’on avait ornée de mousse. À un joyeux banquet succédèrent les danses et les chants, qui ne se terminèrent qu’au grand jour. Ensuite le jeune couple monta dans une voiture conduite par un juif et se rendit à la capitale, pour se consacrer à Dieu, à l’église et au peuple ; car à cette époque, dans la Petite-Russie, le prêtre était tout à la fois instituteur, médecin, avocat et même, quand cela devenait nécessaire, homme d’État et soldat.

Sascha et Spiridia purent enfin prendre possession de leur maison, qui, il est vrai, n’était guère plus grande que le nid bâti par l’hirondelle sous les toits en saillie, mais du moins elle était bien à eux.

Sascha fut nommé curé dans un village qui se trouvait sur les frontières de la fertile Bukowine, et il s’y rendit avec sa jeune épouse. L’église, construite sur une petite éminence, s’élevait au milieu du pays, et tout près d’elle se trouvait la cure, qui ne différait guère des autres habitations ; une autre maisonnette plus petite encore y attenait : c’est là que se fixa le jeune ménage.

Deux chambres étroites, une cuisine, une salle à manger, une petite écurie, une modeste grange, un carré de gazon planté de quetschiers et un champ composaient tout leur avoir. Non seulement cette propriété était fort simple, mais son entretien avait été négligé outre mesure. Les vitres des fenêtres étaient réparées avec du papier, l’enduit de chaux des murailles était tombé dans maint endroit, et sur le plancher on remarquait de nombreux trous pratiqués par les souris. Plus loin on voyait croître le gazon entre les briques dont la cuisine était pavée. Une moitié de la porte de l’écurie se trouvait enlevée, il pleuvait à torrents dans la grange, et les mauvaises herbes croissaient tout à leur aise dans le champ. Néanmoins, peu de temps après, tout était propre et gai, comme le petit bonnet fraîchement repassé et le tablier blanc de la jeune maîtresse de la maison.

Par un heureux hasard, les beaux jours furent nombreux en automne, et l’hiver arriva plus tard que de coutume. Tandis que Sascha remplissait du matin au soir les pieuses fonctions de son ministère, disant la messe, baptisant les enfants, unissant les fiancés, visitant les malades, consolant les mourants, Spiridia veillait continuellement aux soins de son petit ménage. Elle n’avait pour domestiques qu’une fille et un jeune garçon, qu’elle avait choisis dans le pays.

Des rideaux blancs furent suspendus aux fenêtres, les murs de la cuisine furent ornés d’ustensiles brillants de propreté et la table fut abondamment pourvue. On installa dans l’étable une vache que la jeune femme avait amenée, et deux poules se pavanèrent dans la cour. La grange seule resta vide provisoirement.

À la vérité tout cela avait peu d’importance, mais il y avait de la vie dans ce petit nid où l’amour prêtait de l’éclat à toute chose. Puis, quand la gelée couvrait les vitres de rameaux cristallins et scintillants et que la neige s’élevait en hautes murailles derrière lesquelles les hommes se trouvaient comme emprisonnés, combien le pauvre desservant était heureux de s’asseoir à une table proprement servie et de voir entrer sa jeune femme portant la soupe fumante !

Dans les longues et calmes soirées d’hiver où l’on ne pouvait distinguer au loin que le terne éclat des lumières ou le vacillement de la flamme dans les cabanes du village, ou bien encore les yeux étincelants du loup qui errait à la recherche d’une proie, et où l’on n’entendait que le tic-tac de la montre, le pétillement des bûches flambant dans le grand fourneau, et le petit bruit monotone du ver de bois, combien Sascha aimait à se trouver assis près de la table, à la lueur de la lampe, tandis que Spiridia s’appuyait doucement contre lui ! Souvent, un bras passé autour de son cou, elle lisait par-dessus son épaule dans le livre que le curé tenait ouvert, tandis qu’elle lui adressait de temps à autre les questions les plus amusantes, puis le remerciait par un baiser de ses lèvres vermeilles de tous les renseignements qu’il lui donnait.

Au printemps Spiridia transforma en petit jardin le carré de gazon où se trouvaient les pruniers. Sascha laboura lui-même son champ, tandis que la jeune femme guidait le cheval qu’elle avait acheté avec ses économies de l’hiver. Au cheval on ajouta bientôt une seconde vache laitière, puis un porc, deux canards et deux oies. Un jour, la jeune ménagère revint fièrement du marché du village voisin avec un superbe coq, et la cour ne tarda pas à fourmiller de toute sorte de volatiles nouvellement éclos. On sema du froment, de l’avoine et du maïs, on planta des pommes de terre, le tout en quantité suffisante pour les besoins du ménage, et, comme tout réussit à merveille, les jeunes gens se crurent vraiment au paradis.

Le temps de la moisson approchait ; le desservant venait de se rendre à l’autel pour y bénir un mariage ; des musiciens faisaient retentir de mauvais accords sur leurs violons à la porte de l’église, lorsqu’une jeune paysanne entra soudain en criant :

« Très révérend Monsieur ! très révérend Monsieur ! votre honorable épouse vient de mettre au monde un petit garçon ! »

Il s’ensuivit un grand tumulte ; Sascha quitta l’église encore vêtu du surplis et de l’étole. Tous les gens de la noce, qui voyaient en cet événement un heureux présage pour les nouveaux mariés, coururent sur ses pas. En un instant la petite maison et la cour se trouvèrent remplis de villageois et de villageoises ; par toutes les fenêtres, de joyeux visages regardèrent à l’intérieur du logis, et, tandis que des souhaits de bonheur s’échappaient de toutes parts et que les musiciens jouaient au dehors, les cloches de l’église, sonnant à toute volée, retentirent si sonores qu’on eût dit que les anges eux-mêmes les agitaient.

En même temps on put voir dans la petite chambre du presbytère reposer une belle jeune mère, dont un sourire de béatitude illuminait le visage pâle et fatigué, puis, le pauvre desservant tenant son enfant dans ses bras, riant et pleurant à la fois et le couvrant de baisers.

« Dieu veuille que le fils ressemble à son père », dit un vieux paysan.

Puis, l’enfant s’étant mis à crier, toutes les femmes tendirent les mains pour le saisir afin de l’apaiser, et plusieurs voix s’écrièrent en même temps :

« Ne pleure pas, Saschka ! »

À partir de ce moment l’enfant fut ainsi appelé, quoiqu’on le baptisât deux jours après sous le nom d’Alexandre.

Quand le petit enfant dormait dans son berceau et que la jeune mère le berçait en travaillant, ayant Sascha assis à ses côtés, combien il était agréable au père et à la mère de former pour ce cher enfant de doux projets d’avenir ! Le jeune prêtre croyait voir revivre en lui toutes les tendances auxquelles il avait lui-même renoncé. Sa soif d’honneurs, ses grandes idées, ses hardis projets !

La tendresse et l’orgueil paternels de Sascha ne connurent bientôt plus de bornes. Il ne pouvait pas plus se passer de son fils que celui-ci ne pouvait se passer de lui. Aussi, dès que Saschka commença à bégayer, ce fut le mot papa que prononça d’abord sa bouche enfantine, et, quand il sut marcher, il sembla ne plus pouvoir quitter Sascha d’un seul pas.

Cependant les années s’écoulaient et l’enfant grandissait. Par les belles journées d’été Sascha l’emmenait dans toutes ses courses, et à chaque instant se présentait une occasion de l’instruire, d’attirer son attention sur ce qui l’entourait. Les plantes, les scarabées, les papillons, les minéraux curieux faisaient l’objet des leçons du prêtre à son fils.

Au milieu de leurs excursions ils découvrirent, un jour, dans les montagnes du voisinage, une caverne et un petit lac. Le dimanche suivant ils y retournèrent, munis de torches de pin et de marteaux.

Avant d’y pénétrer, Sascha demanda à son fils s’il avait peur.

« Je ne crains rien quand je suis avec toi.

— Et si un gros ours demeurait dans cet antre ?

— Il nous tuerait tous les deux, ou bien ni l’un ni l’autre. »

Quoique saisi d’une légère crainte, il entra dans la grotte sans hésitation et promena des regards étonnés, émerveillés, sur les stalactites nacrées qui étincelaient tout autour de lui à la lueur des torches, en revêtant des formes étranges. Sascha s’occupait à détacher quelques petits fragments à l’aide du marteau, quand son fils s’écria soudain :

« Il y a en effet un ours ici, mon père ; seulement il est mort.

— Comment ! »

Saschka éclaira un coin de la caverne où gisait, sous des restes d’ossements, le crâne gigantesque d’un ours antédiluvien.

À peine le desservant l’eut-il aperçu qu’il jeta un cri de joie.

« Ce n’est point là un ours de nos pays dont tu vois les ossements, dit-il, mais un ours antédiluvien, que l’on nomme l’ours des cavernes ; tu as fait là une grande découverte, mon fils. »

Et il le salua. Puis, à l’aide de Saschka, il transporta le crâne et les autres débris de l’animal à la lumière du jour, et, lorsque le curé eut tout analysé, il s’empara du morceau le plus lourd, puis les deux voyageurs entassèrent comme ils purent les autres fragments dans les gibecières qu’ils portaient. Harassés de fatigue, mais fiers et soutenus par la joie de leurs découvertes, leur enthousiasme n’eut plus de bornes quand, peu de temps après, un professeur qui parcourait les Carpathes pendant les vacances, reconnut parmi ces ossements les restes de l’ours et du cerf antédiluviens.

L’hiver, pendant les soirées paisibles et monotones qui semblent interminables dans ce pays, Sascha distrayait son fils par des expériences de physique et de chimie qui, tout en étant fort simples, fournissaient sans cesse de nouveaux aliments à l’intelligence de l’enfant.

Mais le plus grand plaisir du desservant était de s’asseoir sur le divan, son fils sur ses genoux, et de lui raconter, non pas ces vieux petits contes dont on amuse ordinairement les enfants, mais des conceptions beaucoup plus belles, sorties de l’imagination des poètes, ou bien des faits historiques. Alors les héros et les sages des temps anciens passaient devant les yeux de l’enfant, et son pied foulait en même temps que les grands explorateurs le sol des continents et des pays étrangers ; il assistait aux combats des héros devant Troie, il suivait Ulysse dans ses aventures sur mer, accompagnait les croisés à Jérusalem, et Napoléon à Moscou. Pour Saschka, Colomb découvrait une seconde fois l’Amérique, et Cortez faisait de nouveau la conquête du Mexique.

Quand la belle ménagère arrivait enfin dans l’appartement, et s’asseyait commodément près de son époux en l’écoutant parler avec une attention bienveillante, un bras tendrement passé autour de son cou, il n’y avait pas dans le monde entier un homme plus heureux que le pauvre desservant ; il continuait ses récits jusqu’au moment où Saschka s’endormait dans ses bras, et où sa jeune femme lui fermait la bouche par un baiser.

Dans la suite, Spiridia donna encore plusieurs enfants à son époux ; il les aima tous avec une profonde tendresse, ainsi qu’un bon père seul en est capable, mais ils demeurèrent tous sous la dépendance exclusive de leur mère. Quant à Sascha et à son fils aîné, ils continuèrent à vivre l’un pour l’autre, ce qu’on pouvait constater au premier coup d’œil.

Avec les enfants vinrent les soucis ; il y eut souvent des moments pénibles à traverser, mais les âmes courageuses, les cœurs aimants ne se laissent ni décourager ni abattre.

« La patience est vraiment ce qu’il y a de plus précieux, disait souvent Sascha ; elle est préférable à l’énergie, à l’esprit, au talent et à la persévérance. »

Il prouva par lui-même la justesse de cette sage maxime. Il finit par triompher de tous les obstacles et devint, beaucoup plus tôt qu’il n’eût osé l’espérer, curé de Visla, dans le cercle de Kolomea, tout près de son pays natal. C’était un grand pas vers son but.

Un lieutenant auquel on donne tout à coup le commandement d’un régiment, une pauvre fille qui, d’un jour à l’autre, devient une riche bourgeoise, ne peuvent être plus heureux que ne le fut Sascha. Pourtant sa nouvelle existence n’était pas beaucoup plus belle que celle d’un paysan aisé ou d’un petit propriétaire ; mais le jeune curé et sa femme étaient tellement habitués aux soucis, à la peine et au travail, que leur nouvelle situation leur parut très brillante, puisqu’elle leur permettait de se procurer plus que le nécessaire.

Le village de Visla était l’un des plus grands et des plus riches du pays. Il avait pour propriétaire un seigneur de la Petite-Russie, au cœur bon et d’un commerce agréable. Le presbytère se trouvait au milieu d’un grand jardin, et avait vue sur un château coquet et bien tenu, qui ne ressemblait point à ces hôtels polonais, aux meubles de damas et aux vitres brisées, où l’on boit du champagne dans des bouteilles cassées, et où les jolies femmes portent des vestes garnies de zibeline avec des bas déchirés. Tout était donc pour le mieux ; quand le curé et sa gracieuse épouse firent leur entrée, ils furent accueillis par des enfants aux joues roses, qui jetaient des fleurs sur leur passage. Peu de temps après, lorsque Spiridia eut établi son empire au presbytère, elle y fit régner de plus en plus le confortable et une noble simplicité.

Inutile de dire qu’elle exerçait un pouvoir illimité non seulement sur son mari, mais aussi dans toute la maison. Jamais cependant sa domination ne se faisait lourdement sentir. Elle était toujours de bonne humeur et voulait voir les autres satisfaits. Tout en étant son mari, Sascha était encore un véritable amant ; pouvait-il y avoir au monde quelque chose de plus beau que Spiridia ? Il suffisait qu’elle mît un chapeau pour la première fois, qu’elle fît au marché l’acquisition d’une paire de bottes rouges, ou qu’elle relevât ses manches quand elle pétrissait un gâteau, pour mettre son mari dans le ravissement.

Dans la paroisse de Visla on n’aurait pas fait la moindre dépense sans que dame Homutofko en eût eu connaissance et y donnât son acquiescement. Il n’était mouche qui prît une petite place sans l’autorisation de la jeune femme. Certaines gens allaient jusqu’à dire très sérieusement que personne dans Visla n’était né ni ne mourrait sans sa permission. Ce qu’il y a de sûr, c’est que ceux qui voulaient se marier allaient la trouver avant de se rendre près du curé ; c’est que le seigneur du lieu s’adressait plutôt à elle qu’au bailliage cantonal lorsqu’il avait à porter plainte contre ses fermiers, et que le chantre, qui était quelquefois enroué par l’effet de l’eau-de-vie dont il avait un peu trop bu chez le cabaretier juif, retrouvait toute sa voix aussitôt que Spiridia s’asseyait sur sa chaise à l’église.

Ce chantre était vraiment un homme comme on n’en voit pas tous les jours ; il se nommait Ogan ; mais ce n’est point son nom, tant s’en faut, qui était chez lui la chose la plus curieuse. Ce petit bonhomme maigre, vêtu d’une longue redingote café au lait, avait un grand cou entouré d’un foulard blanc ; son teint jaune couvert de taches brunes le faisait ressembler au mouchoir d’un priseur. Ogan avait habituellement un air maussade, quoiqu’il n’eût à se plaindre de personne. Seule, dame Spiridia pouvait se vanter de l’avoir vu sourire. Soit qu’il entrât chez elle ou qu’il en sortît, il baisait toujours une large place de la manche de sa veste en velours doublée de fourrure. Lui offrait-elle un petit verre de kontuschuvka[4], jamais il ne portait d’autre santé que celle de la belle dame, et jamais non plus il n’eût acheté un chapeau, une veste, ni le plus petit objet, sans lui demander conseil.

Ogan avait beaucoup d’habitudes qui lui étaient propres ; sa personne n’était vraiment qu’un tissu de manies. Il tirait à chaque instant sa grosse montre d’argent pour écouter si elle marchait encore. Était-il invité à dîner, jamais il n’avait d’appétit ; il se plaignait de son estomac, de ses dents, de cent autres choses, quoiqu’il fût capable de faire disparaître le contenu de tous les plats.

Sascha disait souvent : « Un homme possède autant d’âmes qu’il parle de langues ». Peut-être n’était-il point l’auteur de cet axiome, mais, si le dicton était vrai jusqu’à un certain point, le brave curé pouvait se vanter d’être en possession de sept âmes ; et, comme il y a infiniment plus de difficulté à sauver sept âmes qu’une seule des griffes de Satan, Sascha avait pris la sage résolution, afin de n’en perdre aucune, de parler chaque jour de la semaine une langue différente. Sans le secours d’un maître et uniquement à l’aide d’une grammaire et d’un dictionnaire, il avait appris les idiomes des grandes nations de l’Europe, afin de pouvoir jouir de leur littérature en lisant l’original. Il mit son projet à exécution avec une fermeté inébranlable. Le lundi, il ne parlait absolument que latin ; le mardi, allemand ; le mercredi, polonais ; le jeudi, français ; le vendredi, anglais ; le samedi, italien, et le dimanche, russe. Ce fut sa femme qui eut le moins à souffrir de cette règle de conduite, et le pauvre chantre qui en pâtit le plus.

Spiridia et Ogan avaient sans cesse affaire à Sascha ; mais la jeune épouse, tant avant qu’après son mariage, s’était suffisamment instruite des langues que connaissait son mari pour être à même de le comprendre, tandis qu’il y en avait cinq dont le chantre ne comprenait pas un traître mot. Il lui fallait donc, durant cinq jours de la semaine, s’exprimer à l’aide d’une ingénieuse pantomime.

Peu à peu il apprit quelques mots de chacune des langues, puis il finit par les réunir en un affreux jargon. Mais ce ne fut pas tout. Le curé, en parlant au chantre, changeait son nom chaque jour de la semaine, suivant l’idiome dans lequel il lui parlait (avec sa femme il ne se serait point permis une telle facétie).

Le pauvre garçon ne portait donc que le dimanche le nom d’Ogan ; le lundi il le changeait contre celui d’Oganius ; le mardi il répondait à celui d’Oganer ; le mercredi il devenait Oganski ; le jeudi il s’appelait Oganier ; le vendredi il se désespérait de se voir décoré du nom d’Oganidell ; puis le samedi il terminait sa voie douloureuse sous le nom d’Oganelli. Ce qui pour lui était le plus pénible, c’est que Spiridia, elle aussi, lui donnait ces noms ; elle que le chantre vénérait comme une créature supérieure, comme un ange sous une forme humaine, dont les ailes étaient cachées sous sa kazabaïka de velours bleu doublée en fourrure blanche.

Cet ange protecteur se tenait non seulement aux côtés du chantre, mais encore aux côtés du bon curé, pour lui servir d’aide et d’appui.

Sascha avait la manie de cultiver toutes les sciences à la fois : la chimie, la littérature, la géographie, l’économie politique, la musique, la botanique. Les seules choses qu’il négligeât étaient celles dont il aurait dû s’occuper de préférence. Il arrivait à la cure de Visla des plaintes, de vertes réprimandes au sujet d’affaires non terminées et commencées depuis au moins six mois.

Une première fois sa femme lui adressa une sévère admonestation ; la deuxième et la troisième fois elle lui fit des représentations amicales, puis elle changea entièrement de tactique. Aussitôt que Sascha s’absentait pour une demi-journée, la jeune femme courait au bureau de son mari, elle ouvrait le grand secrétaire, furetait parmi les actes qui s’y trouvaient accumulés, et répondait elle-même aux questions et aux lettres du secrétariat épiscopal en toute science et conscience.

Dès lors on parut être fort content à l’évêché de la cure de Visla, et, un jour qu’une vive polémique s’était engagée entre l’Ordinaire et dame Homutofko au sujet du baptême d’un enfant mort, l’affaire se termina tout à l’avantage de Spiridia.

Quand arriva le moment où Saschka dut aller au collège, son père ne se résigna pas cependant à l’envoyer dans la capitale ; il l’emmena pour le temps de ses études chez un ecclésiastique de ses amis qui demeurait près de Visla, dans le chef-lieu du cercle inférieur de Kolomea. Tous les samedis soir Saschka pouvait retourner à la maison pour passer le dimanche chez ses parents. C’était donc un vrai jour de fête pour la famille.

Sascha se rendait chaque semaine au-devant de son fils. À peine était-il monté en voiture auprès de lui et l’avait-il embrassé, qu’il commençait à le questionner sur ce qu’il avait entendu et appris ; puis, après le souper, le curé et Saschka restaient à table et causaient jusqu’à une heure avancée de la nuit ; le dimanche, dans l’après-midi, ils allaient dans les champs, dans les bois et sur les montagnes, là où personne ne venait troubler leurs interminables entretiens.

Depuis que Sascha avait fait ses études, il s’était produit dans les sciences de grands progrès, dont l’influence se faisait sentir dans les écoles. C’était vraiment touchant de voir le curé assis, la pipe turque aux lèvres, et se faisant raconter et expliquer par son fils des choses dont il n’était pas suffisamment instruit, ou même qui se trouvaient être toutes nouvelles pour lui ; il tenait la main de Saschka et, ne pouvant se lasser de le regarder, il en oubliait parfois sa longue pipe, qui s’échappait de ses mains.

Dans l’après-midi du dimanche le chantre venait à la cure. Il était aussi exact à en ouvrir la porte que l’était le coucou à sortir de l’horloge pour annoncer quatre heures.

Spiridia lui servait du café ; il souriait à la jeune femme et demandait à Saschka comment il se trouvait sur les bancs de l’école.

« C’est vraiment un bel enfant, avait coutume de dire le lieutenant Silvaschko, le meilleur ami de Sascha, et qui ne manquait non plus d’aller chez lui ces jours-là.

— C’est la vérité, répondait régulièrement le chantre, il est vraiment le portrait de sa mère. »

Spiridia souriait avec orgueil en passant doucement la main sur la fourrure de sa kazabaïka.

Les vacances amenaient chaque année Saschka chez ses parents.

Toutes les fois que cela se pouvait, Sascha préparait avec son fils les leçons qu’on lui donnait à étudier. Puis ils s’interrogeaient mutuellement ; mais le père négligeait singulièrement le latin ; il finit même par ne plus s’en occuper. Un répétiteur inattendu se présenta alors pour le remplacer : Spiridia prit en main la grammaire, et ce fut elle qui dès lors s’exerça d’abord avec Saschka, puis avec tous ses autres fils, à parler la belle langue de Cicéron et de Virgile. Durant ces leçons la jeune femme se tenait assise, les sourcils légèrement froncés, l’œil fixé d’un air sévère sur les petits garçons, et tenait entre ses jolies mains le livre défraîchi, orné de nombreuses cornes ; elle ressemblait alors à Junon courroucée, et exprimait souvent son mécontentement d’une manière très expressive, au moyen d’une règle qui se trouvait à côté d’elle.

Quant à Saschka, les leçons qu’il prenait avec le lieutenant Silvaschko lui étaient beaucoup plus agréables. Le vieux soldat lui apprenait en secret à se battre au fleuret et au sabre, et il intéressait son élève par des récits de toutes sortes, des scènes de combats, des aventures de chasse, des rivalités d’amour et des histoires de duels.

Silvaschko était le fils d’un paysan de Visla. Entré dans l’armée à vingt ans, il servit l’empereur pendant un nombre égal d’années, sans jamais encourir la moindre punition et parvint au grade d’officier. Le seul fait de se voir orné du porte-épée doré le transforma complètement ; autant sa conduite avait été jusqu’alors exemplaire, autant il devint tout d’un coup d’une humeur belliqueuse et insupportable. Il n’était pas un jeune lieutenant qui n’eût maille à partir avec lui, et au bout d’un an de garnison à Vienne tous ses entretiens se terminaient par une querelle. Puis il se promenait sous les fenêtres des comtesses et écrivait de tendres lettres aux princesses. Il est vrai qu’il ne recevait point de réponse et que les comtesses ne faisaient pas attention à lui ; il demeurait néanmoins convaincu que sans les intrigues de ses jeunes camarades il aurait fait un mariage très aristocratique.

Silvaschko avait appris à lire et à écrire au régiment ; on lui avait aussi enseigné la langue allemande.

Quand il fut nommé officier, il acheta avec ses économies des livres chez les bouquinistes, et il montra un véritable goût pour les sciences. Ce fut le lien qui l’unit à Sascha, quand, après un dernier duel où il perdit un bras, il retourna dans son pays natal avec la pension de lieutenant en retraite. Sa mère était morte ; son père, lui, eut encore la joie de presser la tête de son fils entre ses mains tremblantes et de l’embrasser ; il était fier d’aller chaque dimanche à l’église avec lui, et sa joie était doublée par l’uniforme que Silvaschko n’oubliait jamais d’endosser, et par l’épée qu’il portait au côté.

Peu de temps après, le vieillard mourut, lui laissant en héritage sa maison et son champ.

Dans le cercle de Kolomea on n’aurait jamais songé à organiser une partie de chasse sans le lieutenant en retraite ; il se trouvait bien quelques tireurs plus habiles que lui, mais personne n’était un aussi agréable conteur. Si, par exemple, on n’avait tué qu’une pièce de gibier, l’ex-militaire racontait une douzaine d’histoires plaisantes, grâce auxquelles chacun croyait avoir fait une chasse superbe. Il avait soin lorsqu’il se trouvait dans l’intimité, chez le curé Homutofko, de chercher dans son répertoire ce qu’il contenait de plus touchant, et il parvenait souvent à se pénétrer lui-même d’une émotion telle, que sa voix s’éteignait et qu’il versait des larmes. Ce grand pourfendeur, qui avait été autrefois chef de file aux grenadiers, était néanmoins capable de devenir parfois sentimental. Quand la lune éclairait sa chambre, il lui arrivait de rester pendant la moitié de la nuit devant son pupitre et de jouer sur sa flûte de douces et tendres mélodies, telles que : « Dans la solitude, je ne suis point seul », ou : « Chez les cœurs qui ressentent de l’amour», ou bien encore : « Papageno désire une jeune fille ou une petite femme ». Silvaschko ne pensait plus alors à se quereller avec sa cuisinière Urscha, avec laquelle il était en guerre perpétuelle, tout comme son chien avec sa chatte tigrée ; et, de même que celle-ci s’entendait à conserver toujours la meilleure place près du feu ou de l’armoire, Urscha, pour en imposer à son maître, avait soin d’appuyer ses points sur ses hanches arrondies, à la hauteur de sa fourrure de peau de mouton, puis elle agitait ses fuseaux avec bruit. Malgré leurs querelles incessantes, le maître et la servante étaient devenus, avec le temps, indispensables l’un à l’autre : Urscha n’aurait pu vivre sans voir les moustaches et le képi usé de Silvaschko, et lui n’aurait pu se passer de la vue des bottes rouges et des yeux méchants de sa domestique.

L’enfance et la première jeunesse de Saschka se passèrent sous des influences diverses, comme on vient de le voir. Il avait environ vingt ans lorsqu’il dut se rendre à Lemberg pour y étudier à l’Université. C’était la première fois que l’un des membres de la famille Homutofko n’embrassait pas l’état ecclésiastique. Mais le jeune homme avait de graves raisons pour se vouer à une autre carrière. Sa mère se laissa convaincre par ses motifs, et le curé était satisfait du moment que son fils bien-aimé se destinait au service de l’État.

« Nous sommes un peuple de paysans et de prêtres, disait Saschka quand il parlait à ses parents de sa résolution ; nous ne devons nous en prendre qu’à nous-mêmes des diverses et fâcheuses conséquences qui en résultent. Les nobles et les bourgeois de notre pays sont devenus Polonais pendant la glorieuse époque de la république polonaise. C’est seulement parmi nos campagnards et dans l’Église que se sont conservés nos croyances, notre langue et notre caractère national.

« À l’époque de la domination de la Pologne, un habitant de la Petite-Russie aurait vainement brigué une dignité ou un emploi hors de l’Église ; les marchands et les artisans eux-mêmes étaient forcés de parler la langue des dominateurs s’ils voulaient prospérer. Depuis que l’empereur d’Autriche commande dans notre pays, tout a changé ; personne n’est préféré, personne n’est méprisé ; chaque peuple, chaque croyance a droit au même respect. C’est à nous maintenant de renoncer aux anciennes traditions, qui aujourd’hui ont perdu leur crédit, auxquelles on n’attache plus aucune importance, et qui ne font que porter préjudice à notre nation. C’est à nous d’abandonner l’asile que dans des temps critiques et malheureux l’Église nous a offert, et de nous consacrer aux diverses branches utilitaires de l’activité humaine, à l’instruction, à la médecine, à la jurisprudence et aux fonctions d’État. C’est pour nous un devoir sacré de parvenir par nos connaissances et par notre zèle à des situations telles, que nous puissions défendre avec succès les droits de notre nation, et vaincre graduellement les préjugés qui existent encore contre eux. »

Sascha approuva son fils avec chaleur. Spiridia l’écoutait en silence, puis, se levant, elle baisa Saschka au front, et lui dit :

« Laisse-toi guider par ton cœur, je ne puis croire qu’il t’induira en erreur. »

La chose fut donc décidée, et au commencement de l’année scolaire Saschka partit pour Lemberg. Sa mère lui donna sa bénédiction, ses frères et ses sœurs se suspendirent à son cou en l’embrassant, et son père, qui était à ses côtés, l’accompagna après leur départ. Il le conduisit jusqu’à Kolomea ; là il fallut se séparer.

Le curé avait encore mille choses à lui dire, le temps lui avait été trop mesuré. Il était loin d’avoir fini, que déjà les chevaux s’impatientaient, que le postillon était assis sur son siège, et que le conducteur invitait les voyageurs à monter en diligence. À ce moment la voix manqua tout à coup à ce tendre père qui jusqu’alors avait parlé presque sans interruption : aucune parole ne vint plus sur ses lèvres, il n’eut de force que pour prendre son fils dans ses bras et le presser une dernière fois sur son cœur. Des larmes brillaient dans leurs yeux. Enfin Saschka s’arracha à cette étreinte et monta dans la voiture. Encore une poignée de main et le fouet se mit à claquer, le cornet du postillon retentit, et les roues se mirent en mouvement.

Le pauvre père se détourna et, prenant son grand mouchoir à fleurs blanches, il essuya les pleurs qui coulaient sur son bon et triste visage.

« Que veux-tu ? se dit-il à lui-même. Ton enfant n’est plus à toi, il appartient à la société ; courage donc, mon fils : en entrant dans la vie, lutte comme nous avons tous lutté et comme nous combattons encore ; fais ton devoir, on ne peut rien te demander de plus. »

Puis il reprit le chemin du logis en fredonnant :

Tu possèdes un coursier pour fendre l’air
Et une lance pour combattre l’ennemi ;

Si un jour le corbeau fait entendre son cri au-dessus de ta tête

Si les vertes steppes deviennent ta tombe,
Que veux-tu de plus, fier Cosaque ?

Saschka se montra dès le premier moment peu semblable aux autres étudiants : ceux-ci fréquentaient l’Université pour se créer une carrière, et lui n’était poussé que par son amour pour la science. Il employait les jours de congé d’une manière aussi utile que s’il eût été dans la maison paternelle, pendant que ses compagnons, quand l’heure de la liberté avait sonné, se hâtaient d’en user et d’en abuser en passant leur journée dans les cafés et chez les pâtissiers, et en fréquentant le soir les théâtres ou les réunions.

Saschka loua une chambre chez un modeste fonctionnaire public dont il partagea les repas ; puis il consacra ses heures libres à donner des leçons à des enfants de bonne famille, de sorte que ses parents purent bientôt se dispenser de pourvoir à ses besoins. Il sortait rarement le soir ; néanmoins il allait quelquefois au théâtre pour voir une pièce de Schiller, de Gœthe ou de Shakespeare. Il se plaçait alors modestement au paradis.

Le plus souvent le jeune homme se livrait à l’étude pendant ces heures silencieuses et bénies qui s’écoulaient paisiblement à la lueur d’une lampe. Tous les samedis soir Saschka écrivait à son père une lettre ou plutôt un véritable volume, et tous les vendredis il recevait de la maison une épître non moins longue ni moins intéressante.

Les professeurs ne tardèrent pas à remarquer l’application et les aptitudes du jeune homme, et les meilleurs élèves de l’Université commencèrent à se rapprocher de lui. Saschka se lia d’une étroite amitié avec un jeune Polonais, Karol Zagoinski, fils d’un propriétaire dont les domaines se trouvaient situés non loin de Visla.

Le fruit défendu a des attraits particuliers pour les jeunes esprits et les jeunes cœurs ; et, comme à cette époque presque tout était interdit sous la domination paternelle d’un Metternich, il se forma bientôt, sous la direction de Saschka, une ligue secrète qui, à vrai dire, n’avait rien d’occulte, si ce n’est que les étudiants de toutes les facultés qui en faisaient partie discutaient sur des thèmes scientifiques, faisaient des rapports, se battaient au sabre et au fleuret, chantaient des chœurs d’étudiants allemands et portaient, cachés sous la chemise, des rubans aux couleurs nationales.

De cette association secrète sortirent peu à peu ces tentatives innocentes et dignes du respect des habitants de la Petite-Russie, pour le perfectionnement de leur langue maternelle et de l’histoire de leur pays, dont la jeunesse s’occupait depuis quelques dizaines d’années. Le premier fruit qui en résulta fut la recherche des légendes et des chants nationaux dans le pur et vrai genre populaire, en suivant l’exemple des frères Grimm et non en imitant le style orné, autrefois fort en vogue, d’un Perrault ou d’un Musæus. Saschka entreprit cette noble tâche avec une grande ardeur.

Secondé dans ses efforts par ses compagnons, il parvint à posséder deux beaux manuscrits, qu’il présenta, avec grande émotion, à l’examen de l’autorité. Il ne tarda pas à être assigné à comparaître, car c’était tout nouveau, et par cela même évidemment dangereux, que des étudiants s’occupassent de choses semblables. Mais Saschka réussit à prouver au censeur qu’il ne devait point entraver des efforts juvéniles ayant pour but la publication de légendes et de chants qui depuis des siècles passent de bouche en bouche parmi le peuple. L’autorisation de livrer les manuscrits à l’impression fut donc accordée. Pourtant plusieurs mois s’écoulèrent avant qu’ils parussent.

On était en été ; Saschka venait de passer de brillants examens, et se préparait déjà à retourner à la maison paternelle, lorsque, peu de jours avant le commencement des vacances, il put voir de ses yeux le premier exemplaire des Légendes populaires de la Petite-Russie et des Chants des habitants de la Petite-Russie et de la Galicie. Trois jours après, le jeune homme les emportait à son père, qui l’attendait à la dernière station.

« Comme tu es grand et fort ! »

Telles furent les premières paroles du brave curé après qu’il eut pressé son fils dans ses bras ; puis il jeta un coup d’œil sur les deux petits volumes, et une vive rougeur colora son visage.

« Tu as encore trouvé du temps pour cela ? murmura-t-il ; pourtant tu n’as pas, en définitive, négligé tes études. »

Saschka présenta un certificat ; son père le lut lentement, et sa bonne et intelligente physionomie rayonnait de plus en plus.

« Dieu soit loué ! dit-il enfin ; oh ! que ta mère sera fière ! »

Il ne parlait pas de lui-même, car, eût-il vu son enfant revenir nu-pieds, les habits déchirés, il aurait encore été heureux ; son amour paternel n’avait nullement besoin d’être justifié aux yeux du public.

Pendant que le jeune homme gravissait avec son père le chemin qui conduisait à la cure, Sascha cria de loin à sa femme :

« Il a été le premier cette année ! Et de plus il a fait deux ouvrages, deux vrais livres imprimés. »

À peine les autres membres de la famille eurent-ils parcouru ces volumes, que le curé, s’installant, la pipe allumée, près de la fenêtre, dévorait les Légendes, assis sur le recueil de Chants populaires, de peur qu’on ne le lui prît des mains. Pendant ce temps Spiridia avait attiré son fils près d’elle sur le divan ; elle ne pouvait se rassasier de contempler sa taille vigoureuse, son visage mâle et bruni, ses yeux intelligents et la magnifique chevelure qui encadrait son beau front.

Dès le lendemain Karol Zagoinski se rendit à la cure dans une voiture légère, pour inviter Saschka à venir chez ses parents.

« Tu m’excuseras, lui répondit son ami, mais je ne peux quitter la maison dès les premiers jours de mon arrivée.

— Tu as raison, dit le jeune seigneur polonais. Mais il y a des circonstances particulières qui font que je tiendrais beaucoup à ce que tu veuilles bien m’accompagner au château.

— Oui, va, mon fils, dit Sascha, tu t’es assez fatigué, amuse-toi maintenant ; nous jouirons comme toi de tous les plaisirs que nous pourrons te procurer. »

Saschka se décida donc, quoique avec regret, à s’en aller, et les deux amis partirent. Les circonstances particulières dont parlait Karol étaient à la vérité des circonstances très ordinaires. Il avait annoncé à sa famille la visite de son ami, ce qui fait que ses parents lui avaient dévoilé avec aigreur les nombreux préjugés des Polonais contre les habitants de la Petite-Russie, et en particulier contre ceux qui ont embrassé l’état ecclésiastique.

« As-tu perdu la tête, toi qui veux amener un tel personnage à la maison ? dit Zagoinski.

— Le fils d’un pope ! ajouta dame Zagoinska ; pourquoi ne pas introduire tout de suite chez nous un bohémien ou un juif ?

— Heureusement qu’il fait chaud, s’écria Vanda, la sœur de Karol ; cela fait qu’on pourra ouvrir la fenêtre s’il répand une odeur désagréable.

— J’espère qu’il sait du moins se servir d’un mouchoir », ajouta Marga, la moins âgée des filles de Zagoinski.

Karol ne prononça pas une parole. Il était sûr de son fait, et, quand le lendemain dans l’après-midi plusieurs jeunes femmes et jeunes messieurs du voisinage vinrent voir ses parents, il fit atteler et alla chercher Saschka, car il savait que sa vue suffirait pour faire tomber tous les préjugés.

Lorsque le fils de Sascha descendit de voiture, légèrement et avec grâce, devant le château, les jeunes filles se trouvaient toutes à la fenêtre de la salle à manger, comme s’il se fût agi de l’exhibition d’un animal sauvage.

« Eh bien, dans tous les cas c’est un joli garçon », dit Vanda.

Karol introduisit son ami dans l’appartement et le présenta. Le maintien de Saschka était tout à la fois assuré et modeste ; sans faire de cérémonies, il prit place avec les autres invités autour de la table qui était servie ; puis, avec la brièveté et dans le langage d’un homme instruit, il répondit aux questions qui lui furent adressées par le maître et la maîtresse de la maison.

Une conversation animée s’engagea au sujet de la capitale, du théâtre qui s’y trouvait, et des nouveautés littéraires de la Pologne.

Saschka put fournir sur les sujets que l’on traitait de meilleurs renseignements que les jeunes nobles qui étaient présents, de sorte que la conversation eut lieu désormais entre lui, M. et Mme Zagoinski et leur fils.

Marga faisait de vains efforts pour ne point entendre et plus encore pour ne point regarder le fils de Sascha ; elle ne perdit néanmoins pas un mot de la conversation, et toujours, presque à son insu, elle regardait son visage beau et intelligent.

Quand les jeunes gens quittèrent la maison pour aller jouer au volant dans les champs, le hasard voulut que Saschka et Marga se trouvassent en arrière et que l’une des longues tresses blondes de celle-ci demeurât prise à un clou de la porte. Le jeune homme accourut à son secours et la détacha. Elle balbutia quelques paroles de remerciements et s’enfuit. Il la suivit.

Pendant le jeu, Marga prit le temps d’observer Saschka, et elle fut tout aussi étonnée de sa tenue élégante et de l’élasticité de ses mouvements qu’elle l’avait été auparavant par sa science et par sa manière de s’exprimer. D’un autre côté, le regard du fils du curé cherchait toujours la taille élancée et le visage virginal de la jeune fille, dont les charmes étaient encore rehaussés par des vêtements simples et de couleur claire et par une luxuriante chevelure.

Saschka trouva maintes fois l’occasion de lui présenter le volant qu’elle avait laissé tomber, et, chaque fois que leurs doigts se rencontraient, ils ressentaient tous deux une certaine émotion, et une légère rougeur se répandait rapidement sur le visage aimablement mutin de Marga.

On se promena encore pendant quelque temps au jardin ; puis, quand le jour commença à baisser, on retourna au château pour achever la soirée en jouant aux gages.

Plus Marga voyait que Saschka n’était point ce fils de pope rustaud et aux manières empruntées qu’elle s’était attendue à voir, plus elle se ressentait de contrariété, et elle finit par chercher à lui jouer quelque tour.

L’occasion s’en présenta bientôt. On se disposait à racheter les gages. Saschka s’était vu obligé d’en donner un à son tour. Il remarqua que Bartezki, jeune noble polonais, murmurait quelques mots à l’oreille de Marga, et que celle-ci lui faisait en souriant un signe d’assentiment.

On fit alors quitter la chambre au fils de Sascha ; puis, quand on le rappela, il trouva toute la société assise et formant un grand cercle en face de la porte. Au centre se trouvait une place vide entre Vanda et sa sœur.

Saschka s’aperçut à l’instant qu’il s’agissait de lui faire subir une épreuve. Vanda et Marga se tenaient assises contre le mur sur deux sièges qui n’avaient pas de dossier et étaient couverts d’un tapis. Elles devaient se lever vivement au moment où le jeune homme s’assiérait entre elles, pour le faire tomber entre les deux chaises. Saschka connaissait cette ancienne coutume polonaise, dont les jeunes filles se servaient si souvent pour montrer par cette cruelle plaisanterie qu’elles ressemblent toutes à Brunehaut ; et quelle est celle qui ne lui ressemble pas un peu !

« Nous vous avons choisi pour notre roi, dit Bartezki, qui tenait à grand’peine son sérieux ; je vous invite donc à monter sur le trône. »

En parlant ainsi, il désignait la place vide entre les deux sœurs.

« Je vous prie de m’excuser, repartit Saschka en souriant, je ne suis nullement digne d’un tel honneur.

— Vous êtes roi, s’écria Marga, et vous ne devez point refuser de vous rendre à notre choix. Prenez donc place et choisissez une reine.

— Allons, j’accepte, repartit Saschka avec gaieté : mais, si je suis un roi, je veux en être un véritable et non l’un de ces fantômes de rois polonais qui n’ont pas la force d’exercer le pouvoir. Je choisis donc pour reine Mlle Marga, et, comme je désire vivre en paix avec ma jolie épouse, j’abdique en faveur de M. Bartezki.

— Il est au courant de la plaisanterie, dit à demi-voix Marga en parlant à sa sœur.

— Allons, monsieur Bartezki, s’écria Saschka, montez sur le trône ! »

Le pauvre garçon se récusa, mais ce fut en vain ; à la grande joie de tout le monde deux jolies jeunes filles qui s’étaient emparées de lui le forcèrent à s’asseoir sur le siège suspect ; Marga et Vanda se levèrent aussitôt, et Bartezki tomba sur le sol. Naturellement, plus on riait, plus le gentilhomme était irrité.

« Si vous aviez pour but de m’offenser, je vous prie de me le dire, déclara-t-il à Saschka.

— Comment voulez-vous que j’aie eu l’intention de vous offenser, repartit celui-ci d’un ton moqueur, en vous abandonnant la place que vous me destiniez !

— Dans tous les cas, c’est une sotte plaisanterie, murmura Bartezki encore plus vexé.

— Cette plaisanterie venant de vous, monsieur Bartezki, répondit tranquillement Saschka, vous pouvez la qualifier comme bon vous semble. »

Karol prit le jeune Polonais sous le bras et le conduisit à l’écart : ce qui mit fin à la discussion. En même temps Saschka se rapprocha des deux sœurs.

« Mademoiselle Marga, dit-il, comme roi et comme époux je fais valoir mes droits. »

Et, avant que la jeune fille soupçonnât ses desseins, il l’entoura de son bras vigoureux et l’embrassa.

« Cela n’est point permis, balbutia Marga tandis qu’une vive rougeur couvrait ses joues.

— On recueille ce qu’on a semé », repartit Saschka tandis qu’il s’inclinait en souriant.

Ils n’échangèrent plus une seule parole et pas même un regard pendant le reste de la soirée.

Lorsque Saschka vint revoir Karol, Marga ne parut point, mais, au moment où le fils de Sascha prenait congé de son ami à la porte du jardin, il vit derrière une verte muraille d’ifs une robe aux tons clairs et frais, et qui sans doute appartenait à la jeune fille. Au grand étonnement de l’étudiant, elle vint à sa rencontre tandis qu’il longeait les champs de maïs en retournant à son village ; on voyait à son teint qu’elle avait fait une marche rapide ; Saschka ignorait qu’elle était venue par un chemin détourné pour le rejoindre en cet endroit.

Il la salua et entra dans le champ pour la laisser passer en avant dans l’étroit sentier ; mais elle demeura immobile devant lui et se mit à jouer dans le sable avec son ombrelle.

« Vous avez été chez mon frère ? dit-elle, pour lier conversation.

— Oui, et j’ai beaucoup regretté que vous ne fussiez point à la maison.

— Vous n’y avez rien perdu. J’étais au village.

— Est-il vrai que vous soyez l’auteur d’un ouvrage ? dit la jeune fille.

— Oui, mademoiselle : les Légendes et les Chants populaires.

— Je vous en prie, prêtez-moi ce dernier volume.

— De tout cœur et aussitôt que vous le voudrez.

— Bonsoir.

— Je suis à vos pieds[5] »

Marga ne s’éloigna point encore.

« Monsieur Homutofko, dit-elle, en quoi puis-je vous être agréable ? Je voulais encore vous prier de ne pas m’en vouloir au sujet de la plaisanterie qui a eu lieu dernièrement.

— Il serait difficile de vous en vouloir.

— Vous me rendez confuse. Au revoir.

— Vous êtes trop aimable, mademoiselle. Bonne nuit. »

Quelques jours après, Saschka, muni de ses livres, vint au château. Marga rougit quand il la pria de vouloir bien les accepter comme témoignage de son respect ; elle les ouvrit, puis, regardant l’intérieur avec embarras :

« Mais comment pourrai-je jamais lire cela ? s’écria-t-elle tout à coup en riant ; qu’est-ce que ces hiéroglyphes ?

— Ce sont nos caractères cyrilliques.

— Vous m’apprendrez à les connaître, n’est-ce pas ?

— Je suis à votre service. »

Saschka se rendit dès lors plus souvent au château, et, aussitôt qu’une occasion favorable se présentait, quand M. et Mme Zagoinski jouaient aux dominos, que Vanda improvisait au piano et que Karol était à la chasse, le jeune homme allait s’asseoir sous la véranda avec Marga ; celle-ci suivait du doigt sur son livre des lettres étranges et mystérieuses qu’elle épelait difficilement. Les signes par lesquels ils se communiquaient les impressions de leurs cœurs bons et purs eussent été tout aussi énigmatiques pour d’autres que l’étaient pour Marga les caractères cyrilliques. Un regard, un sourire, un soupir, une légère pression de main leur suffisait.

Karol allait rarement chez Sascha, aussi y avait-il grande agitation à la cure quand un nuage de poussière s’élevait dans la rue, et qu’au milieu de ce nuage apparaissaient enfin Karol et Marga, tous deux à cheval.

Saschka aidait la jeune fille à mettre pied à terre et l’introduisait dans la maison. Quand Spiridia venait au-devant d’elle avec une douce majesté, Marga s’inclinait spontanément pour lui baiser la main ; mais dame Homutofko ne voulait point y consentir, ses lèvres effleuraient tendrement le front de la jolie Polonaise, et sa main caressait ses cheveux blonds ; puis elle se rendait à la cuisine pour préparer elle-même le café.

Le curé recevait Marga comme une fille ; il la faisait asseoir sur la grande chaise et se plaçait vis-à-vis d’elle en tenant ses mains dans les siennes. Il la contemplait avec bonheur. Personne ne lui avait rien dit et il n’était point homme à deviner des secrets, mais son cœur sentait que cette aimable et belle créature était chère à son fils, qu’il lui était profondément attaché et que cela devait être certainement réciproque : ce qui fit que Sascha l’aima, lui aussi, dès le premier instant. Il la chérit comme cela était permis à un bon époux et à un bon père, un peu pour elle-même, mais surtout à cause de son fils Saschka.

Et Marga ? Elle ne s’agitait point ; elle se bornait à sourire en regardant tantôt Sascha, tantôt son fils ; puis elle laissait errer ses grands yeux bleus dans la chambre simple et proprette.

Quand on avait pris le café, elle parcourait d’abord le petit jardin, puis toute la maison, en promenant des regards curieux et étonnés sur tout ce qui l’entourait ; et tout lui semblait si bon, si gai dans ces relations amicales au milieu de cet entourage modeste et confortable, qu’au sein de son bonheur ses yeux se remplissaient de larmes.

« Maintenant je vous comprends, dit-elle un jour à Saschka, vous n’aviez excité chez moi, jusqu’à ce jour, qu’un sentiment d’admiration, mais j’éprouve aujourd’hui pour vous une véritable sympathie. »

Marga retourna chez le curé plus tôt qu’elle ne s’y était attendue. Ayant été surprise par un orage au milieu de la forêt voisine, où elle cherchait des fleurs et des baies, elle courut s’abriter à la cure ; elle ressemblait à une Russalka[6] avec ses vêtements trempés, ses cheveux blonds déroulés, auxquels pendaient des gouttes d’eau transparentes. Spiridia eut pour elle des soins vraiment maternels ; elle l’aida à se déshabiller à la hâte, puis lui donna des habits de sa propre garde-robe ; elle fit sécher sa chevelure, qu’elle noua ensuite avec un ruban de soie bleue ; elle ne se rendit à la cuisine pour lui préparer du thé que lorsqu’elle vit la jeune fille assise dans la grande chaise, et parée de sa kazabaïka bordée et doublée de fourrure noire.

Le père et le fils jouirent alors d’un bonheur qui leur était rarement accordé : celui de se trouver ainsi en face de la gracieuse châtelaine et de la servir. Tandis qu’elle cachait ses mains raidies par le froid dans la douce et chaude fourrure des larges manches de la kazabaïka, Sascha tenait devant elle la tasse pleine d’un thé chaud et fumant, que Saschka remuait avec une petite cuiller. Le jeune homme éprouvait un charme tout particulier à voir sa bien-aimée vêtue de l’ancienne et bien connue kazabaïka de sa mère. Il oubliait en ce moment qu’il existait entre Marga et lui un obstacle presque insurmontable ; quoique, pour ainsi dire, étrangère jusqu’alors, elle devenait à ses yeux l’un des membres indispensables de son cher entourage, et il sentait plus que jamais que toutes les fibres de son cœur lui étaient attachées.

Elle semblait vraiment favoriser d’une manière mystérieuse l’amour que Saschka portait à Marga, cette forêt aux chênes séculaires éternellement silencieux, aux trembles babillards, et au milieu de laquelle l’aimable enfant s’était vue surprise par l’orage. Elle s’aventura une fois encore au sein de son imposante obscurité et de son calme recueilli, qui n’étaient troublés de temps à autre que par un rayon de soleil folâtrant sur la mousse ou par le rapide toc-toc du pic grimpeur ; et, dans l’empressement enfantin que mit la jeune fille à cueillir une fleur rare, elle glissa sur une racine, tomba et se foula le pied.

Ce fut en vain qu’elle essaya de faire encore un pas ; il lui fallut s’asseoir sur un arbre renversé ; elle appela aussi vainement au secours à plusieurs reprises en se servant de ses mains comme d’un porte-voix : personne ne l’entendit et personne ne vint.

Le soleil descendait à l’horizon et Marga se trouvait encore à la même place. Soudain des pas firent craquer les feuilles sèches qui tapissaient le sol, et Saschka parut, un fusil sur l’épaule, entre les troncs d’arbres gigantesques.

« Quelle heureuse chance vous amène ! s’écria Marga ; c’est Dieu qui vous envoie.

Qu’est-il arrivé ? un malheur ?…

— Pas bien grand, ne vous effrayez point, dit Marga avec un douloureux sourire, je me suis seulement fait un peu mal au pied. Je vous prie, allez chercher des gens qui me ramènent à la maison.

— Ce serait trop long, répondit Saschka, la nuit vous surprendrait dans la forêt. Je vais vous prendre dans mes bras et vous porter au château. Ce sera plus simple. »

La jeune fille rougit.

« Que vous êtes bon, dit-elle, mais je ne puis vraiment accepter.

— Je serai heureux de pouvoir vous rendre service.

— Eh bien, j’y consens : à la grâce de Dieu ! »

Saschka plaça son fusil en bandoulière et prit avec précaution la jolie châtelaine, qui passa ses bras autour du cou du jeune homme ; puis il se mit en route à pas mesurés, la portant comme un enfant à travers la forêt avec un tendre respect.

Arrivé sur la lisière du bois, il s’arrêta, déposa Marga sur un tronc d’arbre coupé et s’étendit lui-même à ses pieds sur le gazon.

« Combien je suis fâchée de la peine que je vous donne ! Je dois être très lourde », dit la jeune fille.

Puis elle se mit à rire en regardant Saschka.

« Quel roi ne voudrait être à ma place ? répondit celui-ci.

— Point de compliments, je vous prie.

— Faut-il vous dire que je vous suis dévoué corps et âme !

— Je le crois, je l’espère, balbutia Marga. — Mais qu’ai-je dit là ? Pourtant je voudrais pouvoir vous témoigner ma reconnaissance, et je ne sais comment le faire.

— Je ne veux aucune récompense de votre part, s’écria Saschka.

— Que voulez-vous donc alors ?

— Ce que vous ne pouvez point me donner.

— Mon cœur ? » Elle regarda le jeune homme avec un sourire plein de bonté et de tendresse. « Je ne puis point vous le donner, Saschka, attendu qu’il vous appartient déjà.

— Marga ! »

Saschka se jeta à genoux devant elle, et Marga passa vivement ses bras autour de lui, puis ils s’embrassèrent à plusieurs reprises.

« Je vous appartiens, dit la jeune fille d’un ton modeste et avec calme : nul autre que vous n’aura ma main. Vous pouvez donc compter sur moi ; mais c’est à vous maintenant d’obtenir le consentement de mes parents : ce qui ne sera pas facile.

— Si vous avez confiance en moi, Marga, répondit Saschka avec sincérité, et si vous ne perdez point patience, j’y parviendrai sûrement, car, pour vous conquérir, le monde entier ne m’effrayera point. Il me faudra lutter, je le sais, mais je serai intrépide et persévérant tant que vous vous tiendrez à mes côtés.

— Voici ma main, dit Marga ; encore une fois, pour la vie ! »

Saschka la baisa de tout son cœur, puis il reprit la jeune fille dans ses bras.

« Il fait sombre autour de nous, murmura-t-il, il faut se presser. »

Il se mit donc en marche en traversant à la hâte les champs de pastels et non sans faire encore une halte près de la sainte image de la Vierge, sur la route qui conduisait au village. Déjà l’obscurité s’étendait au loin sur la vaste plaine, mais on apercevait quelques étoiles au firmament et des lumières au château. Marga se serrait étroitement contre Saschka, non par un sentiment de crainte, car elle avait le cœur vaillant, mais ils avaient encore tant de choses à se dire, et le langage muet des cœurs est si beau et si doux ! Quand on s’aime, on se comprend si bien sans paroles !

Lorsque Saschka entra au château avec son précieux fardeau, M. et Mme Zagoinski, saisis de frayeur, accoururent à sa rencontre ; Karol était déjà parti à cheval à la recherche de sa sœur, et Vanda était allée en toute hâte à la cure, où ses parents avaient espéré qu’elle se trouvait plutôt que partout ailleurs. Marga fut aussitôt mise au lit, puis on envoya, par un exprès à cheval, chercher un médecin.

Saschka voulait se retirer, mais Marga le pria de rester ; il demeura donc au château jusqu’au lendemain. M. Zagoinski le remercia dans les termes les plus affectueux. Mme Zagoinska pleura et se pencha vers le jeune homme pour l’embrasser. Karol, qui venait de rentrer avec Vanda, repartit aussitôt pour aller tranquilliser les parents de Saschka au sujet de leur fils.

Lorsque celui-ci retourna chez lui le lendemain, son ami l’y accompagna.

« Pardonne-moi, dit soudain Karol, si je pénètre tes secrets : tu aimes ma sœur ; inutile de répondre, je suis sûr de ce que je dis, et je sais qu’elle t’aime en retour. Tu peux compter sur elle et sur moi, frère ; je te soutiendrai. »

Saschka serra en silence la main de Karol, il était trop ému pour parler. Il alla dès lors tous les jours au château pour avoir des nouvelles de Marga, et chaque jour il en revint plus triste et plus inquiet. Au lieu de s’améliorer, l’état de la jeune fille s’aggravait de plus en plus, et la figure du médecin qui allait la voir tous les soirs n’annonçait rien de bon.

« J’aurai le pied ankylosé, dit Marga à Saschka dans un moment où ils se trouvaient seuls, et vous aurez une femme infirme, si toutefois vous voulez bien encore me prendre », ajouta-t-elle avec un triste sourire.

Le jeune homme lui baisa la main avec tendresse, et la regarda de telle façon qu’elle le comprit sans qu’il eût besoin de rien lui dire.

« N’en parle point à ton père, murmura dame Zagoinska la nuit suivante à l’oreille de sa fille dont les douleurs devenaient plus violentes ; nous allons faire ensemble le vœu que, si tu guéris et si tu peux marcher comme auparavant, nous irons à pied faire un pèlerinage à Olida, et nous porterons à la Vierge un ex-voto en or. Qu’en dis-tu ?

— J’en fais le vœu avec toi, répondit Marga.

— Il faut que ton père n’en sache rien, répéta sa mère : tu le connais, c’est un libre-penseur qui ne lit que cet affreux Voltaire ; il se moquerait de nous, et finirait par ne pas vouloir nous laisser partir.

— Tu as raison. »

Dans l’ouest de l’Europe il ne s’accomplit plus de miracles, et, quand il y en a, on n’y croit pas, mais au château du savant M. Zagoinski, malgré la présence de Voltaire, il se fit un miracle, du moins deux bonnes âmes en eurent la conviction secrète et inébranlable.

Dès cette nuit-là même, Marga vit son état s’améliorer, et à peine trois semaines s’étaient-elles écoulées, qu’elle recommençait à danser la mazurka avec Saschka.

Deux jours après, dame Zagoinska, accompagnée de sa fille, s’enfuit littéralement du château où Voltaire et son mari régnaient en maîtres. Elle ne s’était point fait scrupule d’obscurcir l’esprit du savant libre-penseur en lui servant un punch dans lequel elle avait mis plus de rhum que de coutume, et, quand le seigneur propriétaire se mit à ronfler assez fort pour que les domestiques qui se trouvaient dans sa chambre entendissent que leur tyran dormait du sommeil du juste, la mère et la fille s’échappèrent du logis et sortirent par la porte du jardin où Saschka les attendait, muni d’un pistolet à deux coups et d’un solide bâton noueux.

Par une fraîche nuit de septembre éclairée par la lune, ils partirent donc en pèlerinage ; la rosée miroitait en perles d’argent sur les dahlias, les plantes et le gazon ; elle étendait aussi son voile humide sur l’opulente chevelure des deux châtelaines.

Saschka portait sur l’épaule son sac de voyage suspendu à un bâton ; il donnait le bras à Mme Zagoinska. Marga les devançait d’un pas leste et gracieux.

Ils cheminèrent pendant une nuit et un jour, s’arrêtant de temps en temps dans un cabaret juif pour y prendre quelque nourriture. Ils passèrent la deuxième nuit dans une auberge de la rue Impériale, et le second jour ils arrivèrent au lieu du pèlerinage.

Ce long voyage, dans lequel Saschka accompagna ces dames, fut pour lui une promenade agréable, mais un peu trop prolongée.

Tout ce qui s’offrait à leur vue pendant le voyage était une jouissance pour les deux jeunes gens : le jeu argenté de la lune sur les touffes d’herbe couvertes de rosée, sur les troncs blancs des bouleaux et sur le miroir des eaux, le bruissement imposant des arbres de la forêt produit par la brise matinale ; puis les chants des oiseaux aux premières lueurs du jour, l’apparition du disque d’or à l’horizon, la beauté tranquille du paysage d’automne à la pleine lumière du jour, les sombres bandes d’oiseaux de passage qui se dirigeaient vers le sud, les joyeuses danses auxquelles se livraient les insectes, les fils de la Vierge qui voltigeaient dans l’air pur et diaphane, le chant des laboureurs, et jusqu’aux canards qui se baignaient dans les mares bourbeuses avec une gravité comique.

Marga et sa mère gravirent sur leurs genoux les degrés qui conduisaient à l’église du pèlerinage ; elles prièrent sur le pavé devant l’image de la Vierge noire miraculeuse, le regard baissé et les bras en croix ; enfin elles offrirent à la sainte mère de Dieu un pied en or massif, que le moine préposé à la garde du trésor des offrandes reçut avec un bienveillant sourire.

Saschka était resté dans la bourgade. Quand ces dames eurent accompli heureusement leur vœu, elles retournèrent à l’auberge Au roi Sobieski, où le jeune homme les attendait. Ils soupèrent ensemble et passèrent encore une nuit douce et paisible. Le lendemain, Marga fut la première debout, elle peigna sa luxuriante chevelure, tressa ses nattes, s’habilla promptement, puis alla frapper à la fenêtre de Saschka. Les deux jeunes gens allèrent sur les chemins tapissés d’herbe et humides de rosée ; ils parlèrent de leurs amours, et, dans les sillons plantés de choux et de raves, ornés de tomates, les tournesols semblaient diriger curieusement vers eux leur noir visage mauresque ; les jeunes gens éprouvaient autant de bonheur que s’ils se fussent trouvés au milieu des roses de Schiraz ou dans le jardin enchanté d’Armide. En retournant au pays, ils aperçurent dans les champs, dans les bois, dans les marais et les prairies mille beautés qu’ils n’avaient point remarquées la première fois. L’immensité du ciel et le ruisseau écumeux leur offrirent aussi de nouveaux charmes. Un petit coquillage trouvé sur le sable du rivage les ravissait comme s’ils eussent découvert un nouveau monde dans l’infini du ciel ; ils s’arrêtaient pour écouter un merle qui du sommet d’un poirier faisait entendre son harmonieuse chanson ; ils ne pouvaient se lasser de considérer les formes bizarres que présentaient les nuages aux lueurs rouges du crépuscule.

Quand on fut de retour au château, M. Zagoinski témoigna son mécontentement au sujet de ce qui s’était passé, mais dame Zagoinska promit complaisamment de lire toutes les œuvres de Voltaire ; et, comme Marga déclara que l’image miraculeuse d’Olida ressemblait bien plus à une princesse nègre qu’à la reine des cieux, la paix fut bientôt rétablie.

La fin des vacances approchait. Pendant les derniers jours Saschka fut remarquablement silencieux, et souvent il lui arriva de prendre place près de la table ou sur le divan à côté de son père, comme s’il eût quelque chose à lui dire, sans qu’aucune parole lui vînt sur les lèvres.

Il arriva qu’un jour le père et le fils se rendirent une fois encore ensemble dans la forêt. Saschka, prenant enfin une grande résolution, fit à son père l’important aveu de son amour pour Marga.

« Je le savais déjà depuis longtemps, répondit Sascha en souriant ; crois-tu donc, mon enfant, que je puisse rester dans l’ignorance au sujet de ce qui te préoccupe, que ce soit heureux ou malheureux ? Mais elle, t’aime-t-elle aussi véritablement, en toute sincérité ?

— J’en suis persuadé.

— Moi aussi, dit le père ; comment pourrait-elle ne pas t’aimer ? Je vous donne ma bénédiction ; ta mère acquiescera aussi à votre mariage ; mais les parents de Marga, ce sont des Polonais, des nobles et des gens riches, ils ne vous donneront point leur consentement.

— Marga est courageuse et résolue, répondit le fils, elle sait tout aussi bien que moi que nous devrons soutenir une lutte longue et pénible, mais elle triomphera de tout par sa patience. Je ne doute pas plus d’elle que de moi-même. »

Après une légère pause, le curé reprit, tout en traçant avec sa canne des figures sur le sable :

« Alors, vous vous écrirez ?

— Oui, mon père.

— Mais pas par la poste ?

— Ce serait dangereux.

— Peut-être ouvrirait-on vos lettres.

— Karol, le frère de Marga, m’a offert de mettre mes lettres dans les siennes.

— Non ; cela pourrait aussi être découvert », s’écria le curé.

Puis, se rapprochant de son fils :

« Je sais comment il faudra faire : tu m’enverras tes lettres ; je les donnerai à la jeune fille, et je t’enverrai les siennes.

— Tu veux bien faire cela ! » s’écria Saschka.

Puis il se mit à baiser les mains du curé.

« Ô cher, excellent père !

— Pourquoi tant de paroles ? C’est bien le moins que je puisse faire pour toi. »

Deux jours plus tard, dans l’après-midi, le jeune homme faisait une dernière visite à la famille Zagoinski. Il prit seulement le soir, à la porte du jardin, congé de Marga, qui l’y attendait à la faveur de l’obscurité, tandis que son frère montait la garde. Ils se dirent une fois encore ce qu’ils s’étaient répété mille fois, et se tinrent enlacés comme s’ils eussent voulu ne jamais se séparer ; puis un dernier baiser se fit entendre et une dernière parole fut prononcée. Le jeune homme s’arracha à cette étreinte et s’éloigna rapidement à travers champs, les yeux remplis de larmes ; Marga le suivit du regard, pâle et muette, comme si Saschka eût emporté son âme.

Encore un triste regard sur la maison paternelle, un coup d’œil sur la petite ville vers laquelle se dirigeait sa bien-aimée accompagnée du curé, puis la corne sonore du postillon retentit joyeusement, et Saschka partit de nouveau dans le vaste monde, dans la vie.

Le curé ne tarda pas à faire son entrée chez M. Zagoinski, devant lequel il se déclara tout d’abord grand admirateur de Voltaire, ce qui lui fit remporter la victoire du premier coup. Tout en prenant le café avec le propriétaire du château, en fumant une pipe en signe d’union, et en écoutant patiemment ses dissertations philosophiques, Sascha trouva l’occasion de faire du coin de l’œil un petit signe à Marga, qui le comprit aussitôt. Elle vint se placer à côté de lui et sembla écouter avec attention l’entretien.

« On peut dire de Voltaire qu’il affranchit les peuples du bandeau de l’erreur », conclut Zagoinski en frappant du poing sur la table. Puis il se mit à rouler entre ses doigts des boulettes de pain qu’il lança avec force tantôt contre les vitres, tantôt contre les verres qui se trouvaient sur la crédence et qui résonnaient tour à tour.

« Vous m’excuserez, monsieur le curé, mais je ne puis comprendre la religion sans ce bandeau.

— D’accord, dit Sascha, et il tira de sa poche avec précaution la lettre de son fils.

— Dis-moi, Marga, où est ta mère ? Il faut qu’elle assiste à notre conversation. »

Zagoinski s’étant retourné, Sascha en profita pour passer à Marga, sous la table, la lettre, que la jeune fille fit glisser rapidement dans sa large manche.

« À la bonne heure ! voilà un prêtre comme il en faudrait beaucoup ! Jamais je ne fais de compliments à personne, mais, mon cher curé, je m’incline avec respect devant vous. »

Zagoinski souleva, en effet, la toque qu’il portait, et demanda une bouteille de tokay. Marga partit en toute hâte pour la lui procurer.

Son père ne remarqua point qu’un autre qu’elle avait été chargé de la rapporter. Il ne s’aperçut pas davantage du moment où elle rentra et s’assit près du curé, après un certain temps, ayant dans sa poche la lettre de Saschka.

« Je l’ai toujours dit, reprit Sascha, on devrait non seulement lire Voltaire, mais encore l’étudier. »

Zagoinski posa la main sur son bras et hocha vivement la tête en signe d’adhésion, tandis qu’il s’enveloppait d’un nuage de fumée de tabac.

« Vous l’avez étudié, monsieur Zagoinski ?

— Assurément, monsieur le curé, comme vous devez bien le penser, répondit celui-ci.

— Ah ! si tout le monde était comme vous, il serait facile de s’entendre. Mais où diable ma femme peut-elle donc rester si longtemps ?

— Votre honorable épouse ne partage peut-être pas vos idées ?

— C’est une vraie dévote, je vous le dis.

— C’est à n’y pas croire, dans cette maison, à côté d’un homme imbu des principes élevés d’une saine philosophie ! »

Le curé, profondément étonné, s’était placé en face de Zagoinski, et, tandis qu’il tournait le dos à Marga, il cherchait à rencontrer la main de celle-ci sous la table.

« Il est donc vrai que les extrêmes s’attirent.

— En effet, car ma femme commence à se familiariser avec Voltaire, fit observer Zagoinski.

— C’est parfait ! »

Sascha était parvenu enfin à saisir la lettre, mais il s’agissait maintenant de la glisser dans sa poche.

« Mais, tout en rendant d’abord hommage à cet homme éclairé, poursuivit Zagoinski, nous ne devons point méconnaître les lumières qu’ont répandues les autres grands philosophes. Il est nécessaire de connaître Rousseau. »

Le curé fit un signe de tête et fit passer adroitement la lettre de Marga de sa main gauche dans la droite.

« Puis Montesquieu, Diderot et aussi l’abbé Prévost.

— Je n’ai rien lu de ce dernier, qu’a-t-il donc écrit ?

— Oh ! il faut que vous lisiez sa Manon Lescaut : c’est un tableau saisissant des erreurs et des passions humaines.

— J’en écrirai le titre. »

Le curé tâchait de glisser la lettre dans sa poche.

« Permettez que je vous l’écrive moi-même, s’écria Zagoinski en saisissant la lettre par une extrémité, tandis que Sascha tenait ferme par l’autre bout.

— N’en prenez pas la peine.

— Je suis heureux de vous obliger. »

La lettre fut ainsi tiraillée de côté et d’autre jusqu’à ce qu’enfin elle demeurât entre les mains de Zagoinski. Dans son désespoir, le curé aspira une prise de tabac, et Marga, dont les joues s’étaient vivement empourprées, but un verre d’eau. Zagoinski plaça la lettre devant lui, puis écrivit au crayon, sur le revers de l’enveloppe, le titre du livre. À l’instant même où il eut fini, deux mains se précipitèrent pour saisir la lettre. Sascha, plus habile que Marga, s’en empara et la cacha bien vite sur sa poitrine. Tous deux respirèrent alors librement, et le curé prit une seconde prise. De retour chez lui, il effaça avec de la mie de pain le titre de Manon Lescaut et envoya la lettre de Marga à son fils.

C’est ainsi que les fiancés continuèrent à communiquer entre eux, soit que le curé se rendît au château avec une lettre de Saschka, soit que la jeune fille allât elle-même la chercher, sous prétexte de rendre visite à dame Homutofko.

Dame Zagoinska fut fort surprise de voir que pendant cet hiver Marga ne voulut ni danser ni aller au théâtre. Elle en était d’autant plus contrariée qu’elle avait conçu un plan, que l’étrange conduite de sa fille l’empêchait de mettre à exécution.

Le beau, noble et jeune baron Piontkowski, qui jusqu’alors avait habité la capitale, venait d’arriver dans le pays afin de gérer lui-même la propriété qu’il devait posséder un jour.

Sa sœur, veuve du comte Rutboski, alla voir dame Zagoinska, s’éprit de Marga, et se mit en tête de la marier avec son frère. Quand cette charmante et capricieuse jeune femme se coiffait d’une idée, ce n’était pas en vain. Elle était habituée à voir tout le monde se plier à ses fantaisies ; elle ne souffrait pas plus la contradiction qu’une sultane accoutumée à être servie par des esclaves.

Peu de temps avant Pâques, un tailleur juif se rendit à l’improviste dans la maison Zagoinski, où, à l’aide de quelques bouts de papier qu’il tira de la poche de son cafetan bleu, il prit la mesure de Marga. Sa mère lui parla d’une agréable surprise qui lui était réservée, mais elle garda sur le reste un silence mystérieux.

La jeune fille se mit en vain l’esprit à la torture pour deviner les projets de sa mère. On juge de sa surprise quand, la veille du jour de Pâques, dame Zagoinska l’appela dans sa chambre, où elle lui fit cadeau, en présence de la comtesse Rutboska, d’une robe de soie rose. Marga rougit à plusieurs reprises, d’abord de la joie que lui causait ce joli présent, puis en entendant la comtesse s’écrier :

« Qu’elle est ravissante, cette petite ! » tandis que la jeune fille, vêtue de sa charmante toilette, se plaçait devant la grande glace de l’appartement ; puis enfin en se demandant ce que Saschka dirait s’il la voyait ainsi parée.

« Demain tu auras la même toilette », dit la mère.

Le dimanche de Pâques, les parents, les amis, les voisins de près ou de loin, se rendirent au château Zagoinski afin d’y resserrer les liens d’ancienne amitié qui les unissaient : c’est un vieil et bon usage en Pologne. Ce jour-là, dans chaque famille, la table est ouverte à tout le monde. Dans trois chambres de leur maison, les Zagoinski avaient dressé plusieurs tables sur lesquelles s’élevaient des pyramides d’assiettes, des quantités de bouteilles et des plats gigantesques remplis d’œufs coloriés, de jambons, de saucisses, de divers rôtis et de pâtisseries de toutes les formes imaginables. Chacun se servit à sa guise ; on mangea et l’on but à son gré ; la maîtresse de la maison offrit une parcelle de son œuf à chacun de ses hôtes, et, son époux s’adressant à tous les convives, le cristal des verres retentit joyeusement.

La comtesse Rutboska vint un peu tard, mais c’était à dessein ; elle parut accompagnée du jeune baron son frère, qu’elle présenta d’abord à M. et à Mme Zagoinski, puis à leurs deux filles. Marga rougit un peu, et le baron frisa ses petites moustaches noires à la vue de la belle enfant, qui, parée de sa robe chatoyante, était plus éblouissante que jamais. Ce début promettait beaucoup.

Tout alla à souhait pendant le reste de la soirée ; le jeune baron s’entretint constamment avec Marga, ce qui ne contentait nullement les autres jeunes personnes ; elle reçut ses hommages avec un certain embarras mêlé de fierté. La comtesse vint enfin se joindre à eux ; elle lissa la belle chevelure de la jeune fille, et caressa de ses doigts mignons les manches de la robe rose, ornées de dentelle.

« Mais, Marga, vous n’avez point de bracelet », s’écria-t-elle.

Et, détachant vivement celui qu’elle portait, la comtesse le lui passa au bras. Ne pouvant parvenir à le fermer :

« Aide-moi donc, dit la comtesse à son frère tout en relevant la manche de la robe. — Que cela va bien à votre bras ! s’écria ensuite Mme Rutboska. Je vous en prie, faites-moi le plaisir de le garder. »

Marga le refusa d’abord ; mais la jeune femme réussit à vaincre sa résistance, et, quand la charmante jeune fille voulut lui baiser la main en remerciement de ce riche présent, elle la pressa elle-même contre son cœur, et lui donna avec emphase deux baisers retentissants.

« Tutoyons-nous désormais, aimable et chère enfant, et appelle-moi non pas comtesse, mais Kasimira ; veux-tu ? »

Naturellement Marga n’avait rien de mieux à faire que de répondre à tant de bonté et de prévenances.

« Et il faut aussi que tu viennes me voir très souvent, bien-aimée Marga.

— Si vous… si tu le permets…

— Eh bien ! qui ?

— Bien chère Kasimira. »

À ces derniers mots succédèrent deux nouveaux baisers.

« Oh ! venez bien souvent, dit à son tour le baron d’un ton suppliant, vous me rendrez aussi bien heureux. »

Marga ne multiplia point pour cela ses visites chez la comtesse, mais, afin de ne pas se montrer impolie à son égard, elle alla quelquefois la voir et fit avec elle des promenades en traîneau quand Kasimira venait elle-même la chercher. Cette dernière, qui avait coutume de passer ses journées à y lire des romans français, eut soin dès lors de se faire souvent appeler, sous prétexte d’occupations pressantes, afin de laisser Marga en tête-à-tête avec le baron, quand ils se trouvaient ensemble chez elle. Son frère profitait de ces instants pour faire ardemment la cour à la belle jeune fille, mais les semaines et les mois s’écoulaient sans qu’il avançât pour cela d’un seul pas.

Dame Zagoinska épuisa toute sa rhétorique, mit en œuvre toute son habileté et son art de dissimuler ; M. Zagoinski fit des citations de Voltaire, tout fut inutile. Marga ne se laissa pas plus toucher par le faste et le luxe qu’on lui promettait que par les doux regards et les paroles mielleuses du baron.

« J’ai quelque chose à te communiquer, dit un jour au collège Karol en se tournant vers Saschka.

— Quoi donc ?

— On veut marier Marga.

— Et elle ?

— Comme tu peux le penser, elle n’y veut point consentir. »

Lorsque Saschka revint passer les vacances chez ses parents, Marga n’attendit point qu’il se rendît au château, mais elle parut à la cure le soir de son arrivée, sous le prétexte d’aller y chercher des livres. Tandis que Spiridia était occupée à la cuisine, Sascha sortit, laissant ensemble les fiancés, mais il se serait fait scrupule de les quitter tout à fait. Il demeura au dehors et regarda de temps à autre dans la chambre, à travers la fenêtre encadrée de vigne vierge. Saschka était aux pieds de Marga et l’embrassait avec l’amour le plus tendre. Dans sa joie il ne pensait point être indiscret en lui manifestant ainsi ses sentiments.

« Comme ils s’aiment ! pensait le curé : c’est vraiment comme ma femme et moi ! Que Dieu bénisse donc leur union. Nous quitterons la scène de ce monde, puis d’autres prendront notre place, mais, si nos enfants s’aiment, nous vivrons avec eux une seconde jeunesse.

— On vous a trouvé un mari, Marga ? dit Saschka.

— Qui vous a dit cette nouvelle ?

— Karol.

— L’indiscret ! Et a-t-il ajouté que je ne veux pas entendre parler de cet homme ?

— Oui, en effet, il me l’a dit aussi.

— Alors vous savez tout, continua Marga ; je vous prierai donc d’être prudent à la maison, non pas que je veuille dissimuler l’amour que j’ai pour vous, mais ce serait vraiment si triste que vous ne puissiez plus venir nous voir !

— Vous serez contente de moi, Marga. »

Le lendemain, Saschka se rendit au château ; il y trouva le baron et Kasimira, qui était vraiment belle avec sa robe claire, à manches courtes, et une rose foncée dans sa noire chevelure. Saschka et le baron se toisèrent d’un long regard, et chacun d’eux sentit aussitôt qu’il avait devant lui un adversaire, un rival.

« Tout ce monde est donc aveugle ? pensait la comtesse, car ce jeune homme doit être le seul obstacle à l’alliance de Marga et de mon frère. »

De retour au logis, Kasimira passa rapidement une vieille robe de chambre, se jeta sur l’ottomane, et fit prier son frère de se rendre près d’elle.

« Eh bien, que dis-tu de cet étudiant ? lui demanda-t-elle, en jouant avec la rose qu’elle avait retirée de ses cheveux.

— Je n’en dis rien, repartit le baron, je le battrai bientôt d’importance.

— Sot que tu es, ne vois-tu donc pas que Marga lui donne la préférence sur toi ?

— C’est justement à cause de cela. »

La comtesse se mit à rire.

« Abandonne-le-moi, mon très cher, dit-elle, tandis que de ses doigts blancs elle effeuillait sans pitié la rose ; ce ne sera pas un grand tour d’adresse de le détourner de Marga ; tu verras ensuite comment je le traiterai. »

Puis elle rejeta la rose effeuillée.

« J’attendrai donc.

— Tu auras toujours le temps de te battre en duel avec lui, reprit vivement Kasimira ; mais je sais que je lui tournerai l’esprit dès que je le voudrai. »

Le jour où Saschka retourna chez Zagoinski, la comtesse l’accapara tout à fait. Elle était persuadée que le jeune homme se trouvait fort heureux de ce que son bras reposât presque continuellement sur le sien et de ce qu’elle réclamât de lui mille petits services tandis qu’ils prenaient le café ; et pendant la promenade, à laquelle tout le monde prit part, le baron admirait la conduite de sa sœur. Il ne doutait plus de son bon cœur, car il croyait en toute sincérité que des rapports si intimes devaient être fatals à un plébéien, à un fils de pope.

Tandis que M. Piontkowski remplissait durant cet après-midi, et sans être dérangé, l’office de chevalier envers Marga, il fit à plusieurs reprises des réflexions sur la situation plaisante où se trouvait sa sœur, circulant au bras de Saschka. Il échappa à sa perspicacité que Marga considérait ce couple avec des sentiments tout différents des siens. Ce fut seulement quand le baron partit avec sa sœur que les fiancés purent échanger quelques paroles.

« Comment trouvez-vous la comtesse ? dit enfin Marga ; elle est piquante, n’est-ce pas ?

— C’est une belle femme, mais elle ne me plaît guère, repartit Saschka.

— Elle ne s’en doute point, assurément.

— Comment le savez-vous ?

— Elle m’a dit : « Envoie Saschka chez moi, il me plaît, et je sais que je lui plais aussi. »

Saschka partit d’un éclat de rire.

« Mais il faut pourtant que vous y alliez.

— Je n’y songe point.

— Ce serait trop impoli.

— Pour moi, je suis bien persuadé que l’on doit me considérer dans ce milieu comme un vrai paysan ; non, il ne me sied pas de fréquenter ce monde-là.

— Mais elle vous attendra.

— Et de quel droit ?

— Il faut aller la voir, ne serait-ce que pour me faire plaisir, dit Marga, d’un ton rassuré : je le lui ai promis ; d’ailleurs, si vous n’y allez pas, vous me feriez supposer que vous craignez la vue de Kasimira, qu’elle pourrait devenir dangereuse.

— Si vous me l’ordonnez, Marga…

— Oui, je vous l’ordonne, s’écria la jeune fille en redressant fièrement la tête, tandis qu’un sourire provocateur se jouait sur ses lèvres, je veux que vous y alliez, et dès demain : elle vous attend demain soir. »

Saschka s’inclina sans répondre.

Dans l’après-midi du lendemain éclata un affreux orage qui s’étendit sur tout le pays ; il arrivait fort à souhait pour servir les projets de Kasimira ; lorsque Saschka se présenta à cheval devant le petit château qu’elle habitait avec son frère, la comtesse, pour se garantir de la tourmente, se tenait sur la terrasse, enveloppée d’un long vêtement de fourrure noire, et, les bras appuyés sur la balustrade, elle soutenait de ses mains blanches sa tête inclinée. Les molles et brillantes ondulations du velours, à côté de la sombre fourrure de zibeline, produisaient de merveilleuses irisations qui faisaient ressortir la beauté de sa taille et de son visage de marbre, légèrement coloré, d’une coupe classique, autour duquel se jouait sa chevelure d’ébène, tandis que les éclairs l’environnaient de temps à autre d’une sorte d’auréole démoniaque.

Pour la première fois, Saschka crut vraiment n’avoir jamais vu une femme d’une aussi séduisante beauté.

Il arrêta son cheval et se découvrit. La comtesse le salua de la main.

« Vous voici, malgré la tempête et les éclairs, s’écria-t-elle, cela me plaît, je vois que vous avez du courage.

— Vous me pardonnerez si je ne mets pas pied à terre, dit le jeune homme en souriant ; mais vous voyez, comtesse, dans quel état je suis ; il m’est absolument impossible d’entrer ainsi dans les appartements d’une dame.

— Impossible ! répondit Kasimira, pour moi il n’y a rien d’impossible. Je veux passer cette soirée avec vous, donc vous allez rester chez moi. Pas un mot de plus. Vous trouverez dans la garde-robe de mon frère tout ce dont vous avez besoin.

— Dès que vous me le commandez, comtesse, dit Saschka en s’inclinant, il me faut obéir ; dans quelques minutes je serai à vous. »

Il éperonna son cheval et s’élança dans la cour du château ; puis, mettant pied à terre, il abandonna l’animal au palefrenier et entra dans le fournil où les gens de service étaient réunis. Il suffit au jeune homme d’adresser quelques bonnes paroles à l’un des valets pour que celui-ci lui prêtât son costume des dimanches, et, cinq minutes après, Saschka se présentait au salon devant la comtesse, portant des bottes noires, un large pantalon, une grande redingote en drap bleu, et une large ceinture autour de sa taille élancée.

« Oh ! comme vous avez bonne mine ! » s’écria-t-elle joyeusement. Puis, d’un air cordial, elle lui tendit la main, qu’il porta à ses lèvres avec galanterie.

« On va tout à l’heure vous apporter du thé bien chaud. Asseyez-vous près de moi. Mon frère n’est point ici, il regrettera fort d’avoir manqué votre visite. Pour ma part, je me félicite de son absence, à deux on cause mieux, et franchement je suis très heureuse de votre visite. »

Kasimira s’assit sur un petit divan et invita Saschka, par un geste, à prendre place à côté d’elle ; elle mettait dans tous ses mouvements un laisser-aller, une amabilité inimitables, et avec une habileté non moins grande elle dirigea la conversation avec beaucoup d’aisance, de grâce et avec un aimable sans-façon. Il semblait impossible de ne pas en arriver à l’intimité avec elle au bout d’un quart d’heure d’entretien. La comtesse était assise tellement près de Saschka que son épaule s’appuyait sur la sienne, sans qu’elle perdît jamais pour cela l’élégante liberté de ses mouvements. Étendue sur de moelleux coussins, elle passait de la nonchalance à la vivacité en donnant à ses grands yeux noirs, pleins de feu et de fierté, une expression toute particulière. Tantôt le regard baissé, elle laissait voir les longs cils qui frangeaient ses paupières, puis elle semblait n’écouter qu’à demi ce qu’il disait, pour se retourner tout à coup et le regarder en face avec un séduisant sourire. Saschka se croyait au milieu d’un champ de roses qui remplissaient l’air de leurs parfums enivrants, et environné d’une nuée de papillons aux brillantes couleurs ; il lui semblait entendre les chants mélodieux d’un rossignol caché dans le feuillage, mais sous les roses il devinait les épines et demeurait sur ses gardes.

Un vieux serviteur prépara la table ; quand il eut apporté le samovar, Kasimira se leva et, son manteau de fourrure glissant à terre, comme par l’effet de la baguette d’une fée, laissa apparaître tout à coup sa taille svelte et majestueuse.

Saschka la contempla avec surprise ; le démon de la nuit s’était transformé en ange de lumière. Une robe de satin blanc ornée de dentelles entourait la jeune femme d’un éclat éthéré, rehaussé par une riche parure de perles qui ornait ses bras et son cou.

« Asseyez-vous, dit Kasimira, fort satisfaite de l’effet qu’elle venait de produire, voici du thé, du pâté, du gibier ; prenez ce qui vous plaît. J’espère que vous vous trouvez ici comme chez vous.

— Il serait difficile de ne pas répondre à votre amabilité, comtesse, repartit Saschka en s’asseyant.

— J’espère que nous deviendrons bientôt de bons amis, poursuivit Kasimira. Mais où êtes-vous donc ? À l’autre bout du monde. Venez ici, près de moi. »

Il rapprocha son siège.

« Plus près. »

Il obéit.

« Encore plus près. »

Il se leva de nouveau, et elle l’attira elle-même avec sa chaise, tout près d’elle.

« Là, maintenant je suis satisfaite », dit la comtesse.

Puis elle commença à lui offrir ce qui était sur la table, et de temps en temps elle lui en présenta même avec sa propre fourchette. Il remercia une fois, deux fois, trois fois, mais, de guerre lasse, il finit par se prêter à ces petites familiarités, car il est presque impossible à un Polonais ou à un Russe de manquer de politesse envers une femme.

Tout en faisant cela, la comtesse lui posait constamment des questions sur les poètes et sur les chants populaires de la Petite-Russie, sur lord Byron et sur Heine, sur la Grèce et sur la question de l’esclavage, ainsi que sur les différents sujets qui occupaient alors les esprits. Le jeune homme lui répondait avec calme et mesure, sans paraître faire attention à ses tours de phrases étudiés et à ses regards coquets.

« Chantez-moi donc une romance, dit-elle tout à coup.

— Je ne connais que des chants populaires.

— C’est précisément un de ceux-là que j’aimerais à entendre ; mais quelque chose que je comprenne ; il ne faut pas qu’il s’agisse de héros et de batailles, mais d’amour et du bonheur d’aimer. »

Saschka se mit au piano et chanta :

Que veut le monde de moi ?
Que lui importe-t-il donc ?
Si nous ne devons point nous aimer ;
Que celui qui le pourra nous sépare.

Dieu lui-même a de toute éternité
Uni nos cœurs
Dans la joie et dans la douleur ;
Nul homme ne pourra les désunir.

« C’est un joli chant, dit la comtesse quand il fut terminé ; qui croirait qu’il a pris naissance chez des paysans et que ce sont des paysans qui le chantent !

— Pardonnez-moi, vous êtes dans l’erreur ; quand on se trouve près de la nature, la poésie n’est pas loin.

— Et à qui avez-vous pensé en chantant cela ? » demanda Kasimira ; et, se penchant vers Saschka par-dessus le piano, elle lui mit en plein la réponse sur les lèvres par son regard langoureux et son gracieux sourire.

Pourtant le jeune homme resta muet et se borna à hausser les épaules.

« Si vous aviez été galant, vous auriez répondu que vous pensiez à moi.

— Mais je ne suis point galant, repartit tranquillement Saschka, et dans ce cas c’eût été une galanterie offensante.

— Vous êtes drôle ! s’écria Kasimira. Êtes-vous donc un sot ou un homme sans honneur, pour qu’une femme puisse se trouver offensée de votre amour ? Donnez-moi le bras, je veux regarder l’orage du haut du balcon.

— Vous vous refroidirez, comtesse.

— Plutôt près de vous que dehors, répondit-elle en riant, car vous ne valez pas mieux que le convive de pierre de Don Juan. Mais donnez-moi, je vous prie, mon manteau de fourrure. »

Saschka le présenta à la comtesse, qui se revêtit avec grâce de la précieuse fourrure doublée d’une étoffe moelleuse ; puis, prenant le bras du jeune homme, tous deux se rendirent sur le balcon.

L’obscurité la plus complète régnait au dehors, un vaste rideau noir semblait être suspendu du ciel à la terre et dérober à la vue les objets les plus rapprochés aussi bien que les plus éloignés.

Au loin, le tonnerre grondait sans interruption, la tempête mugissait, la pluie tombait à torrents, et de temps à autre un éclair déchirait la nue, laissant voir par intervalles les arbres du parc secoués violemment par l’ouragan.

« Que ce spectacle est beau, majestueux, grandiose ! » dit Kasimira, après l’avoir contemplé pendant quelque temps.

Saschka se taisait ; toute parole lui semblait vaine en présence d’une lutte si formidable entre les éléments, et il ne trouvait rien qui fût capable d’exprimer ce qu’il éprouvait.

Soudain un affreux coup de foudre ébranla le sol ; le château tout entier parut vaciller comme un vaisseau sur une mer agitée et semblait craquer de toutes parts. Kasimira jeta un cri et s’appuya, les yeux fermés, sur la poitrine de Saschka. Elle s’attendait à ce qu’il la soutînt dans ses bras ; mais, au lieu de cela, il se mit à lui expliquer clairement qu’aussitôt que l’on a aperçu l’éclair, il n’existe pas plus de danger d’être atteint que lorsqu’on entend siffler une balle. La comtesse retourna dans sa chambre avec mauvaise humeur et elle fit résonner les vitres en fermant violemment la porte.

Quand Saschka la rejoignit, il la trouva étendue sur l’ottomane.

« Il fait vraiment froid, dit-elle, je frissonne même sous ma fourrure. Prenez les tapis qui sont là et enveloppez-en mes pieds. »

Saschka apporta deux grandes peaux de loup qui étaient sur le divan, et, comme Kasimira venait de s’y asseoir, il fut obligé de s’agenouiller pour lui envelopper les pieds.

Elle le regardait faire avec un sourire narquois.

« Comme vous prenez soin de moi ! » s’écria-t-elle.

Et, quand le jeune homme voulut se lever, elle posa les mains sur ses épaules, et ajouta :

« Restez donc un peu là, faites-moi un peu la cour.

— Pardonnez-moi, comtesse, repartit Saschka, dans cette attitude je ne saurais comment m’y prendre et je ne pourrais vraiment vous plaire.

— Mais si je le désirais quand même ?

— Vous plaisantez. »

Le jeune homme se leva.

« Voulez-vous jouer le Kato ?

— Non, cela me serait impossible parce que…

— Parce que vous aimez. »

Saschka demeura sans répondre.

« Vous aimez Marga ? Répondez.

— Je ne peux pas mentir.

— Et Marga vous aime aussi ?

— Je l’espère. »

Kasimira déchira son mouchoir garni de dentelle. Elle était devenue pourpre, car elle ressentait du dépit et en même temps une certaine honte.

Après avoir regardé fixement devant elle pendant quelques instants, elle se leva soudain et fit à plusieurs reprises le tour de la chambre, si rapidement que les larges manches de son manteau de fourrure voltigeaient autour d’elle comme les ailes noires d’un démon. Elle s’arrêta enfin près de la porte du balcon. Saschka s’en approcha.

« Vous êtes encore là ? demanda-t-elle sans se retourner.

— Que voulez-vous encore de moi ?

— Allez, sortez, vous dis-je. Sortez donc ! »

Saschka s’éloigna. Quand la portière fit entendre un frôlement à son passage, Kasimira se retourna vivement ; elle allait le rappeler, mais ce fut sa fierté qui l’emporta. Elle demeura immobile à la porte du balcon jusqu’à ce qu’elle entendit le piaffement du cheval. Elle se jeta alors sur l’ottomane et cacha dans les coussins de soie son visage brûlant ainsi que ses larmes.

Pour la première fois, un homme lui imposait, et cet homme, que peut-être elle aurait pu aimer, il appartenait à une autre.

La comtesse resta levée jusqu’au retour de son frère ; elle eut alors avec lui un long entretien, et le jour commençait à poindre quand ils allèrent prendre du repos.

Dans l’après-midi du lendemain, Saschka les rencontra tous deux chez Zagoinski. Le baron fut aimable et mielleux comme à l’ordinaire, et Kasimira se montra gaie presque jusqu’à l’excès. Elle portait une robe de soie jaune pâle et une parure d’ambre de même couleur ; son teint d’albâtre, ses cheveux d’ébène et ses yeux noirs produisaient avec cette toilette un effet vraiment éblouissant. Elle voulait assurément être belle, et elle l’était plus que jamais.

On prit le café, on mangea des fruits, on joua au volant et au cerceau.

Quand le soleil eut disparu et que la lune se montra dans le jardin, derrière les toits de chaume du village, la comtesse proposa de se rendre à l’étang voisin et d’y faire une promenade en barque.

Tout le monde acquiesça à sa proposition, et, après que Kasimira eut choisi Bartezki pour chevalier, les autres messieurs se hâtèrent d’offrir aux dames leurs services.

Au moment où Saschka présentait son bras à sa bien-aimée Marga, le baron se glissa entre elle et lui.

« Pardon, dit froidement Saschka ; j’ai offert avant vous mon bras à mademoiselle.

— Si vous cherchez à vous imposer, s’écria le baron, voudriez-vous encore en conclure que cela vous donne des droits ?

— Je vous prie. »

Saschka était devenu blême jusqu’aux lèvres.

« En fin de compte, que venez-vous chercher ici ?

— Dans tous les cas je ne suis pas venu y chercher quelqu’un qui vous ressemble », repartit l’étudiant.

Karol sépara vivement les adversaires. Marga jetait des regards perplexes tantôt sur Saschka, tantôt sur le baron.

« Ne m’empêchez donc pas, s’écria celui-ci, de donner une leçon à ce mendiant vagabond, à ce fils de pope.

— Ce n’est point ici le lieu où je puisse vous châtier, répondit Saschka avec calme et fierté. Je saurai bien vous retrouver. »

Il saluait poliment la société et se hâtait de s’éloigner, mais Marga le suivit et lui tendit sa main, qu’il baisa respectueusement. Karol se trouvait aussi à ses côtés ; il lui prit le bras et le reconduisit.

« Que feras-tu ? demanda-t-il avec inquiétude.

— Je le provoquerai.

— Tu as raison, je suis à ton service dans le cas où tu aurais besoin d’un témoin.

— Merci. »

Les amis se séparèrent après un long et tendre embrassement.

Le lendemain matin, Karol se rendit chez Piontkowski avec un cartel. À peine avaient-ils échangé deux mots, que Kasimira entra dans la chambre.

« Un cartel ? » dit-elle d’un ton moqueur.

Le baron haussa les épaules.

« Tu ne vas pas accepter ?

— Le baron n’a rien de mieux à faire qu’à l’accepter, s’il ne veut pas s’attirer des désagréments, dit Karol.

— Vous plaisantez ?

— La chose est très sérieuse, comtesse, car M. Homutofko serait dans le cas de fustiger M. le baron à coups de cravache. »

Kasimira rougit.

« Il faut que je me batte en duel, dit Piontkowski, c’est ce que tu ne saisis pas. Je vous enverrai aujourd’hui mes témoins.

— Votre serviteur, baron ; comtesse, je tombe à vos pieds. »

En disant ces mots, Karol se retira.

« C’est une sotte histoire, dit Kasimira quand son frère revint après avoir reconduit Saschka.

— Bah ! je le tuerai, et, ma foi,… »

Kasimira regarda son frère avec un air de pitié et quitta la chambre.

Pendant que Karol s’acquittait avec succès de sa mission près de Piontkowski, Marga était partie à cheval de grand matin pour la cure. Saschka l’avait aidée à descendre de la selle, puis conduite au jardin, où ils se mirent à causer sous le berceau de chèvrefeuille. Marga le supplia de ne point se battre, elle pleura ; elle le lui défendit, puis se remit encore à verser des larmes. Saschka demeura inébranlable.

La jeune fille désespérée, les yeux noyés de pleurs, remonta à cheval, et prit au pas le chemin du logis. Elle avait parcouru environ la moitié de la route quand tout à coup le curé se trouva devant elle.

Il avait passé par un chemin de traverse, et apparaissait à l’improviste au sortir d’un bosquet de lilas.

Marga arrêta son cheval et lui tendit la main.

« D’où venez-vous, Très Révérend ?

— Je viens de chez un malade, répondit Sascha, mais que vois-je ? est-il possible, vous avez pleuré ?

— Puis-je faire autrement ? »

Et Marga se remit à sangloter.

« Qui donc a pu vous affliger ainsi ? Je lui ferai bien entendre raison. Ce ne serait pas mon Saschka ?

— Quel autre que lui…

— Lui ! c’est vraiment lui ? Et comment a-t-il pu vous causer du chagrin ?

— Vous savez bien…

— Je ne sais rien.

— Vous ignorez qu’il doit se battre en duel ?

— Saschka ? Un duel avec qui ?

— Avec le baron Piontkowski.

— Mais cela n’est pas possible !

— Écoutez-moi. »

Et Marga, résumant avec émotion tout ce qui s’était passé, supplia Sascha de ne point consentir au duel.

« Vous pouvez l’empêcher, vous seul avez ce pouvoir, s’écria-t-elle en terminant. Il m’a dit, à moi qu’il prétend aimer, à moi qui l’aime de toute mon âme, que l’honneur exigeait qu’il se battît.

— Ne dites à personne que vous m’avez raconté cette affaire, repartit le curé, et reposez-vous-en sur moi. Saschka ne se battra point en duel ; moi, son père, je n’y consentirai point. »

Ayant dit ces mots, il donna une poignée de main à Marga, puis il se hâta de retourner au village.

« Non, non ! s’écria le curé en s’arrêtant, il ne doit pas mettre sa vie en danger ; je n’y consentirai point. Il ne se battra pas en duel ; je ne saurais l’y autoriser. Ne suis-je pas l’auteur de ses jours ; n’ai-je pas le droit de le lui défendre ? Assurément je l’ai, ce droit ! et j’en userai. »

Il se remit bientôt en route, mais ne tarda point à s’arrêter de nouveau.

« Pourtant, s’il a offensé le baron et s’il a été insulté par lui, un duel doit s’ensuivre, sinon l’honneur de mon fils sera compromis, et ce Polonais répandra partout le bruit que c’est un lâche. À quoi faut-il me résoudre ? Mon Dieu ! mon Dieu ! je ne trouve aucune solution. »

Le pauvre curé passa la main sur son front et demeura quelque temps dans une immobilité complète ; puis, relevant tout à coup la tête, il promena ses regards autour de lui avec un fier sourire. Il était vraiment à regretter qu’il eût pour unique témoin un mannequin servant d’épouvantail, qui, un vieux chapeau sur la tête, se dressait dans le champ voisin et semblait le regarder d’un air moqueur.

« Oh ! je sais bien ce que je ferai ! » s’écria Sascha avec un tel accent qu’il causa un grand effroi à une bande de moineaux, qui s’envolèrent avec bruit du milieu d’un champ, pour aller s’abattre sur un pommier.

Semblable à un Cosaque qui part pour la guerre la lance au poing, le curé leva sa grande canne et en perça le mannequin. L’image grotesque reçut une grêle de coups, de sorte qu’elle perdit bientôt tous ses membres, et finit par tomber à la renverse.

Le curé mit alors son bâton sur l’épaule, et, en véritable Hercule triomphant, il reprit fièrement et d’un pas leste le chemin du village en entonnant à pleins poumons un chant de guerre des Zaporogues :

Hourra ! Hourra ! Hourra-ha !
Sus sur l’ennemi, l’ennemi est là.

Quand il s’approcha de la maison de Silvaschko, celui-ci mit curieusement à sa petite fenêtre sa tête coiffée du vieux képi d’officier.

« Quelle chance que vous soyez là ! lui cria de loin Sascha ; j’ai besoin de vous, mon vieil ami.

— Quel air vous avez ! dit le lieutenant quand le curé entra chez lui.

— Tiens, quel air ai-je donc ?

— Je ne sais pas, mais vous paraissez bien entreprenant.

— Vous avez raison, amice.

— Mais, avant tout, asseyez-vous, je vous prie. »

Le curé hocha la tête et se promena à grands pas dans l’appartement en brandissant sa canne.

« Permettez du moins que je prenne un siège. »

Et Silvaschko s’étendit, dans un fauteuil et alluma sa pipe, tandis que Sascha lui racontait ce qui venait de se passer. Quand il eut fini, le lieutenant le regarda en souriant.

« Cela ne fera point de mal à ce jeune gars d’avoir un duel, dit-il enfin.

— Mais il court des risques ; s’il allait lui arriver malheur !

— Tant bien que mal, on peut toujours s’en tirer ; d’ailleurs, entre nous soit dit, votre Sascha sait passablement manier l’épée et il tire assez juste.

— Mais je ne veux à aucun prix voir mon fils courir un pareil danger ! s’écria le curé, c’est pourquoi…

— Que voulez-vous faire ? Le duel est inévitable.

— Assurément, le duel doit avoir lieu.

Ergo.

— Eh bien, je me battrai à sa place ! »

Le lieutenant, effrayé, laissa tomber sa pipe et fit un bond sur sa chaise.

« Vous voulez… ?

— Je le veux et je le ferai, poursuivit le curé ; et c’est à cette occasion que je suis venu ici. Je vous prie d’aller sans délai chez Je baron et de le provoquer. Vous lui direz que je ne puis consentir à ce que mon fils se batte, et qu’en conséquence c’est moi qui lui donnerai satisfaction. Son duel avec Saschka devait avoir lieu demain matin : nous nous battrons donc dès aujourd’hui dans l’après-midi.

— Très Révérend, c’est là une affaire bien sérieuse, répondit Silvaschko, je ne craindrais pas beaucoup pour Saschka, mais, pour vous qui n’avez jamais tenu une épée, je vois tout en noir, et je crains le pire des événements.

— En revanche, je ne tire pas trop mal.

— Un duel au pistolet pour une semblable bagatelle serait une folie, un meurtre ; n’y songeons pas ; si donc vous persistez dans votre résolution…

— Oui, j’y persiste.

— Eh bien, j’irai chez le baron, continua Silvaschko, il choisira le sabre ou l’épée, j’en réponds, et si la rencontre n’a lieu qu’à quatre heures, nous en profiterons pour vous exercer. Avec l’aide de Dieu et grâce à quelques bonnes bottes dont je connais le secret, et que je vous enseignerai, nous pourrons encore avoir bon espoir ; mais je vous déclare que si vous êtes blessé, — et le lieutenant dit ces paroles d’une voix formidable et en regardant Sascha d’un air effrayé, — alors je me battrai à mon tour avec le baron et je le taillerai en pièces, car sans cela il ne me serait plus permis de regarder en face votre femme. »

Le curé et le lieutenant se serrèrent la main et s’embrassèrent. Ensuite Silvaschko fit atteler, endossa son vieil uniforme, ceignit son épée et se rendit chez Piontkowski. Celui-ci le reçut au jardin. Tandis qu’ils se promenaient dans la grande allée, Silvaschko s’acquitta de son message.

« Pardonnez-moi, dit le baron, mais c’est une absurdité.

— Qu’appelez-vous une absurdité ? s’écria Silvaschko. Monsieur, veuillez ne point oublier que je porte la livrée de l’empereur.

— Je ne puis cependant pas me battre avec son père, d’autant plus qu’il est ecclésiastique. D’ailleurs c’est le fils qui m’a insulté.

— Non pas, c’est de vous que vient l’insulte, dit Silvaschko en l’interrompant, et c’est lui qui vous a provoqué ; cela s’est passé régulièrement. Son père ne veut point consentir à cette rencontre, et c’est encore son droit, auquel vous n’avez rien à répliquer, puisque c’est vous qui êtes l’offenseur. Le curé, maintenant, vous provoque en duel, c’est encore dans les règles, et il ne vous reste plus qu’à choisir les armes et à vous battre aujourd’hui avec lui-même.

— Vraiment je ne le puis.

— Vous le devez, monsieur, sinon, à mon tour, je vous appelle sur le terrain, s’écria Silvaschko tandis qu’il roulait des yeux terribles ; et sachez qu’après moi c’est à tout l’état-major de mon régiment que vous aurez affaire.

— Je m’en rapporte à vous.

— Eh bien, les armes ?

— Le sabre.

— Nous pensions que ce serait le pistolet. »

Le baron rougit légèrement.

« En définitive cette affaire a vraiment… bien peu… trop peu d’importance.

— Va pour le sabre. Et le lieu ? »

Silvaschko se tordit violemment la moustache.

« Le petit bois de bouleaux, près Visla.

— Bien. Là on est assez en sûreté. Et l’heure ?

— Aujourd’hui à cinq heures.

— Accepté. Votre serviteur.

— Je suis le vôtre.

— Permettez ; encore un mot, dit Silvaschko en se retournant, il faut que le jeune Homutofko ignore absolument que son père veut se battre à sa place.

— Je comprends. »

Quand le lieutenant revint chez lui, il trouva devant la porte Sascha qui l’attendait.

« Eh bien ! consent-il ? demanda le curé avec agitation.

— Tout est en règle.

— Que Dieu en soit béni !

— Nous avons maintenant jusqu’à quatre heures pour nous exercer au maniement des armes, mais commençons par dîner, dit Silvaschko, car il ne faut point aller se battre avec l’estomac chargé. À quatre heures du repos, à cinq la rencontre, et dix minutes suffiront pour nous rendre sur le terrain. »

Le lieutenant se hâta de donner les ordres nécessaires à la cuisine. Urscha mit le couvert, et à peine une demi-heure s’était-elle écoulée que la barschtsch[7] fumait sur la table. Pendant le repas, Silvaschko donnait au curé, qui l’écoutait avec une attention soutenue, de sages conseils au sujet du duel qui devait avoir lieu.

« Quand on est assez habile pour manier son arme en maître, dit-il entre autres choses, il est bon d’attendre que l’adversaire se soit un peu fatigué à l’attaque, mais ce n’est point là votre cas, car vous ne savez pas tirer ; une défense prolongée vous fatiguerait au point qu’il vous deviendrait impossible de porter un seul coup avec assurance. Il faudra donc l’attaquer vivement : plus vous y mettrez d’ardeur et mieux vous réussirez. Si, dès le début, vous ne parvenez pas à l’intimider et à le blesser, alors ce sera le finis Poloniœ. »

Après le dîner, les deux amis prirent un peu de repos, burent du café noir et fumèrent leur chibouque. Midi sonnait au village quand Silvaschko mit solennellement le sabre dans la main de Sascha. Puis il commença à lui montrer la position qu’il devait prendre, les diverses manières dont il devait porter ou parer les coups, les avances et les reculs ; il lui enseigna ensuite deux coups d’escrime dont il avait lui-même usé plusieurs fois et avec succès ; enfin il en arriva à l’attaque.

« Attaquez ! attaquez ! criait-il sans relâche à Sascha et avec une ardeur infatigable. Plus vivement, parez, couvrez mieux la tête. »

Et chaque coup était suivi d’un bravo :

« Très Révérend, bravo ! Plus de calme. Mais couvrons toujours la tête… »

Chaque fois que le curé, fatigué abaissait son arme, le lieutenant continuait à lutter contre un adversaire imaginaire.

« Là, voyez comme je m’y prends, la parade haute, et maintenant le coup d’escrime, ce coup-là porte chaque fois, et il faut qu’il porte. Soutenez votre attention et cela ira. Vous avez du courage, c’est l’essentiel. »

Quand quatre heures sonnèrent, le curé s’étendit sur le vieux divan, et bientôt s’endormit profondément. Silvaschko s’assit à son bureau et prit tour à tour un journal, un livre, une ancienne lettre, mais il lui était impossible de s’appliquer à une lecture, il laissait même éteindre sa pipe, tandis que Sascha demeurait tranquillement étendu, les mains jointes, et qu’un léger sourire errait sur son visage noble et bon. À cinq heures moins un quart, le lieutenant l’ayant éveillé, il se mit sur son séant et promena autour de lui des regards étonnés.

« Le moment serait-il déjà venu ? demanda-t-il.

— Oui, Très Révérend. »

Sascha se leva vivement et se hâta de vider un petit verre de kontuschuvka que Silvaschko venait de lui verser.

« Eh bien ! dit le lieutenant, nous serons les premiers au rendez-vous. Maintenant, du sang-froid ; mais au moment décisif montrez la plus grande ardeur. Quant au courage, certes il ne vous manquera pas. »

Karol faisait affiler ses sabres dans la cour par le vieux Valenti au moment où Kasimira s’y précipita.

« Où est mon frère ? fut la première question qu’elle adressa en arrivant hors d’haleine.

— Il n’est point ici, répondit Karol.

— Mais je sais qu’il se bat.

— Sur ma parole, comtesse, aucune rencontre n’a encore eu lieu.

— Que voulez-vous dire ? » poursuivit Kasimira, regardant autour d’elle avec perplexité.

En cet instant arriva Marga, qui sortait de la maison.

« Un duel a lieu, lui cria Kasimira, on veut me tromper. »

Marga pâlit.

« Est-il vrai ? dit-elle. Pour l’amour de Dieu, Karol !

— Non, non, dit celui-ci, Saschka ne se bat pas aujourd’hui, c’est certain.

— Il vous l’a caché, dit la comtesse.

— Pardonnez, je ne pourrais l’ignorer, vu que je suis son témoin.

— Alors, avec qui donc se bat mon frère ? s’écria Kasimira, car il est certain qu’il se bat : il est parti avec Bartezki et ils ont mis deux sabres dans la voiture.

— Quel chemin ont-ils pris ? demanda Marga avec surexcitation.

Celui de Visla.

— Rendons-nous-y sans délai. »

En un instant les chevaux furent sellés, et les deux dames, accompagnées de Karol, partirent au galop pour Visla.

Presque au même moment Ogan, le chantre, apparaissait à la cure, pâle et les genoux tremblants. Spiridia, le voyant venir, le suivit dans la salle à manger, où il s’affaissa sur un siège.

« Excusez-moi, gracieuse dame, mais mes jambes ne peuvent me soutenir.

— Qu’est-il arrivé ? Un malheur ? demanda Spiridia.

— Monsieur le curé est-il à la maison ?

— Non, je ne sais pas où il est.

— Alors c’est donc vrai !

— Qu’est-ce qui est vrai ? Lui serait-il arrivé un accident ?

— Non, non, je ne sais rien. »

Ogan ouvrit sa tabatière, mais, au lieu de prendre sa prise, il la laissa s’éparpiller sur sa chemise et sur son gilet.

« Mais parlez donc.

— Est-ce que je ne parle pas ?

— Ogan, j’exige que vous me disiez ce que vous savez au sujet de mon mari.

— Si je le savais, gracieuse dame, murmura le chantre, à vrai dire je ne serais pas ici.

— Que signifient donc toutes ces paroles énigmatiques ?

— Rien, je voulais seulement… »

La jeune femme, exaspérée, saisit résolument le pauvre Ogan par les épaules et se mit à le secouer.

« À l’instant même, dites-moi la vérité, vous entendez, à l’instant. »

Le chantre s’agita nerveusement.

« Vous me faites rendre l’âme, dit-il en gémissant.

— Parlez donc !

— Eh bien, au nom de Dieu,… monsieur… monsieur le curé… se bat en duel…

— Quelle absurdité !

— Avec le baron Piontkowski.

— Vous avez donc perdu la tête ?

— Je voudrais que cela fût vrai. Il se bat en ce moment même. »

Spiridia regarda fixement Ogan.

« C’est ainsi : je puis le jurer.

— Mon mari ?

— Se bat en duel, à la place de M. Saschka.

— Grand Dieu ! Et où donc ?

— Ici, dans le petit bois de bouleaux. »

Spiridia se hâta de sortir.

« Saschka ! s’écria-t-elle. Mes enfants, venez vite, vite : votre père se bat en duel, courons vite à lui ! »

En un instant toute la maison, enfants et serviteurs, fut autour d’elle.

« Mon père se bat en duel ? répéta Saschka pâle jusqu’aux lèvres ; et avec qui ? Mais cela ne peut être !

— Il se bat pour toi avec Piontkowski. »

Saschka jeta sur sa mère des regards étonnés, comme s’il ne l’eût point comprise.

« Dans le petit bois de bouleaux, te dis-je. »

Saschka n’en demanda pas davantage, et, sans proférer une parole, sans prendre le temps de mettre un chapeau, il monta sur un cheval non sellé, qu’il mit au galop, pendant que toutes les autres personnes de la maison couraient le rejoindre dans la rue.

Les sabres se croisaient pour la dernière fois dans la petite prairie plantée d’arbres qui se trouvait au milieu du bois de bouleaux, quand on entendit retentir un grand cri, et qu’on vit Urscha pénétrer à travers les broussailles avec la furie d’un loup qui se précipite sur sa proie.

Quand elle arriva au lieu du combat, tout était terminé. Le baron, pâle et inondé de sang, se tenait assis sur un arbre abattu, et Bartezki le soutenait tandis que le médecin le pansait. Le curé s’essuyait le front avec son mouchoir bleu. Seul Silvaschko était debout, vêtu de son uniforme complet et le sabre à la main. Urscha, se présentant soudain comme une apparition, le lui arracha en regardant fixement son maître.

« En voilà des sottises ! s’écria-t-elle. Êtes-vous blessé ? Parlez donc.

— Que le diable t’emporte ? s’écria Silvaschko, c’est le curé qui vient de se battre en duel, et non pas moi. »

Il parlait encore que déjà Urscha s’était élancée à son cou et l’embrassait en versant des larmes brûlantes.

« Aie donc un peu de retenue ! »

Mais elle ne lâchait point prise.

« Je crois que je me serais jetée à l’eau si l’on vous avait tué, dit-elle en regardant le vieux lieutenant d’un air de vraie béatitude.

— Vieille folle ! grommela le vieux, je croyais que tu ne pouvais pas me souffrir.

— Je le croyais aussi, répondit la servante en souriant, mais ce n’était pas vrai. »

Saschka fut le premier qui rencontra son père dans la rue. La voiture s’arrêta, et Saschka put enfin serrer son père dans ses bras. Tous deux étaient émus jusqu’aux larmes.

« Votre père s’est battu comme un héros, s’écria Silvaschko ; il a porté deux coups de sabre au baron, l’un à la poitrine et l’autre sur la tête !

— Assez sur ce sujet, dit le curé essuyant ses yeux ; mais ce n’est pas encore là mon plus grand souci : il s’agit maintenant de me justifier devant la loi et devant mon évêque, ce qui me sera très difficile. »

La voiture se remit en marche. Enfin, quand les autres personnes accourues à leur rencontre les rejoignirent haletantes, hors d’haleine, Silvaschko arrêta les chevaux ; le curé sauta de la voiture, et sa femme, ses enfants, riant et pleurant à la fois, se suspendirent à son cou et à ses vêtements, lui baisant les lèvres et les mains ; et le chantre, pleurant aussi à chaudes larmes, se tenait à leur côté, se dédommageait de la prise qu’il avait perdue.

Qui aurait pu alors exprimer par des paroles ce que chacun ressentait si vivement ?

Quand tout le monde eut retrouvé le calme, Spiridia se mit à examiner son mari comme si elle doutait encore qu’il fût sorti sain et sauf de cette affaire ; puis Ogan s’écria :

« C’est tout de même beau, monsieur le curé, que vous ne vous soyez pas laissé écharper ; Dieu vous récompensera de votre générosité. »

Enfin Marga et Karol arrivèrent à leur tour au galop. Ils avaient appris dans le bois de bouleaux l’issue du duel, et ils s’étaient élancés sur les traces de la voiture. Marga descendit de son cheval, entoura le curé dans ses bras, et l’embrassa avec élan.

« Eh bien, n’ai-je pas tenu parole ? dit celui-ci en riant ; ne vous avais-je pas dit, mademoiselle, que notre Saschka ne se battrait point en duel ? »

Le soir, M. et Mme Zagoinski se rendirent en voiture au presbytère pour aller chercher Marga. Le curé commença d’abord par se justifier.

« Vous avez agi comme un homme, s’écria le lieutenant Silvaschko.

— Dites plutôt comme un père, interrompit Sascha, car cela seul peut expliquer ma conduite.

— Pour le moins, et quoi qu’il advienne, je vous serai éternellement reconnaissante, car j’aime Saschka de toute mon âme, et jamais je ne donnerai ma main à un autre qu’à lui. »

Dame Zagoinska fit bien une mine un peu allongée, mais comme, contrairement à ce qu’elle supposait, son mari accorda son consentement au mariage, il ne lui resta plus qu’à approuver l’union du jeune couple.

Le curé n’eut rien à démêler avec la justice, qui ne s’émut point au sujet de son duel. Il était d’usage de passer sous silence les affaires de ce genre. En revanche, il n’attendit point que son évêque lui envoyât une assignation ; il alla de lui-même le trouver pour confesser ce qu’il appelait son faux pas ; il lui en eût moins coûté d’avoir un second duel.

L’évêque le reçut avec gravité, mais cordialement, comme à l’ordinaire.

« Je viens, cette fois, pour faire l’aveu d’une faute grave, commença le curé d’une voix tremblante et en essuyant son visage.

— Vous ? Mais ce n’est pas possible !

— Pardon, monseigneur.

— Qu’avez-vous donc fait, Homutofko ?

— J’ai… je me suis battu en duel, Très Révérend Évêque.

— Battu en duel ? Vous ! »

L’évêque s’était levé brusquement.

« C’est la vérité.

— Et dans quel but ! Étiez-vous donc hors de votre bon sens ?

— Je me suis… c’est pour… pour mon fils que je me suis battu en duel.

— Et pourquoi ?

— Pourquoi ? Très Révérend Évêque, répondit Sascha, parce que je l’aime. Je l’aime tant, que je sacrifierais tout pour lui, sans excepter ma pauvre vie.

— Racontez-moi comment la chose s’est passée », dit l’évêque.

Le curé commença son récit de la manière simple et droite qui lui était propre. À mesure qu’il parlait, ses regards s’animaient, et ceux de l’évêque exprimaient le plus vif intérêt ; et quand les yeux de Sascha se remplirent de larmes, les siens se mouillèrent à leur tour ; enfin, touché, il serra le bon curé dans ses bras, avec émotion, en disant :

« Que Dieu soit avec vous ! Dans un cas semblable, je crois que je me serais battu moi-même en duel. »

Peu de temps après eut lieu la célébration de deux mariages. Ce fut d’abord le lieutenant Silvaschko qui conduisit à l’autel Urscha, sa cuisinière. Quinze jours plus tard, le curé bénit l’union de son Saschka avec Marga.

Zagoinski donna une grande fête. Tout le monde fut joyeux, mais la gaieté fut à son comble quand Sascha prit tout à coup sa femme par la taille et se mit à danser avec elle. Le lieutenant Silvaschko cria hourra, les jeunes gens battirent des mains et firent entendre de vives acclamations.

« Que voulez-vous ? dit le curé. Puisque je me suis décidé à me battre en duel, je puis bien aussi me permettre de danser ! »


  1. Il est d’usage dans l’Église catholique grecque que les ecclésiastiques se marient avant que les ordres leur soient conférés.
  2. Les prêtres de l’Église catholique grecque qui aspirent à l’épiscopat doivent garder le célibat.
  3. Monticule sur lequel reposent les héros des temps anciens ainsi que les soldats qui, à la suite des combats d’autrefois, furent enterrés en masse, selon l’usage de cette époque.
  4. Eau-de-vie de grain.
  5. Salutation polonaise.
  6. Ondine de la Russie.
  7. Soupe aux carottes.