Scènes de la Vie et de la Littérature américaines/02

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Scènes de la Vie et de la Littérature américaines
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 9 (p. 84-140).


II.

ÉTUDES DE MŒURS ET DE CARACTÈRES
PAR UN MÉDECIN AMÉRICAIN.


Reminiscences of a retired Physician, 1 vol., London 1854, Routledge.


Il n’est peut-être pas aujourd’hui de pays au monde où l’on se livre avec plus d’entraînement que dans l’Amérique du Nord au bonheur d’écrire et de penser. En France et en Europe, nous écrivons beaucoup, mais un peu par habitude, trop souvent sans plaisir et par nécessité. Nous lisons trop par distraction, par ennui, par désœuvrement. En Amérique au contraire, on écrit, sinon toujours avec succès, au moins avec ardeur, et on lit, sinon toujours avec discernement, au moins avec curiosité et empressement. Les Américains sont avides d’instruction et de renommée ; ils lisent beaucoup pour être vite aussi savans que la vieille Europe, et écrivent beaucoup, dans l’espoir de lui faire concurrence sur le marché littéraire universel. Ils y ont réussi en partie ; bon nombre de leurs écrivains sont déjà célèbres parmi nous. L’engouement de l’Europe pour l’Amérique et ses institutions accélère encore ce mouvement, remarquable à plus d’un titre. Tel reviewer anglais prodigue l’éloge à des livres qu’il remarquerait à peine s’ils avaient été écrits dans son pays, et tel éditeur reproduit un ouvrage dont il ne voudrait pas, s’il lui était présenté par un Anglais. Tous les succès littéraires de l’Amérique ont leur contre-coup dans la Grande-Bretagne, et c’est à peine si les romans de miss Wetherell et le Lamplighter, dont nous entretenions récemment nos lecteurs, ont trouvé moins d’acheteurs en Angleterre qu’en Amérique.

Parmi l’immense quantité de livres que nous a envoyés récemment la grande république, nous en avons rencontré un qui nous a procuré un plaisir auquel les livres américains ne nous ont pas habitués. Ce livre n’est ni grossièrement brutal, ni subtilement abstrait. Il ne déroule pas en trois ou quatre mortels volumes une fable insipide ; il ne vise pas à la profondeur. La sentimentalité, cette autre plaie de quelques-unes des productions littéraires de l’Amérique, n’y étale pas ses jérémiades et n’y parle pas son jargon prétentieux. Ce sont des esquisses courtes, rapides, saisissantes pour la plupart, des peintures violentes de la réalité, des descriptions de maladies morales incurables ou de malheurs irrémédiables. Le titre dit tout : Réminiscences d’un vieux médecin.

Les misères, les douleurs, les souffrances qu’un médecin est à même d’observer, et que l’accomplissement de ses devoirs le force de contempler, sont d’une nature tout à fait exceptionnelle. Nous croyons avoir une idée du malheur auquel l’être humain est condamné, parce que nous avons vu des mendians dans nos rues, des malades pauvres dans nos hôpitaux, ou que, poussés peut-être par la charité, nous avons veillé auprès du grabat d’un misérable agonisant, donné des vêtemens à un orphelin. Eh bien ! nous ne connaissons, pour ainsi dire, que les élémens de la misère ; nous ne sommes pas parvenus au sommet de cette science sinistre, qui est familière aux médecins plus qu’aux hommes de toute autre profession. Les misères que rencontre un médecin sont toujours exceptionnelles, et c’est là ce qui les rend si terribles ; elles sont exceptionnelles, en ce sens qu’elles sont toujours le résultat d’une combinaison particulière de faits, et qu’elles sortent des lois générales qui régissent le malheur. Ce sont des cas, comme on dit en langage d’école, dans lesquels se combinent d’une manière étrange, inattendue et souvent absurde la nature physique de l’homme et sa nature morale, dans lesquels la liberté et la fatalité interviennent chacune pour sa part, et où les passions, cessant d’être cette flamme spirituelle et active qui nous gouverne en l’absence de la raison, et la plupart du temps en dépit d’elle, s’incarnent dans quelque cancer ou dans quelque pustule. Les misères qu’observe un médecin, aucun autre homme ne les a jamais vues, et celles que rencontre tel docteur ne seront jamais rencontrées par aucun autre de ses confrères. C’est là ce qui rend si curieux pour le philosophe les souvenirs et les récits des médecins. On y apprend de quelles ressources disposent nos vices et nos passions, par quelles métamorphoses bizarres ils passent, et quels avatars successifs peut parcourir un désir, une habitude, un penchant. Le jugement se trouble en songeant que la même passion peut revêtir une forme splendide et majestueuse ou une forme méprisable et abjecte ; le cœur se déchire en reconnaissant que les généreux élans dont il est si fier sont influencés par les agens les plus grossiers, que l’ambition, l’amour, le goût des arts, la piété même, sont soumis à l’action du sang et des nerfs, de la bile et de la lymphe.

Ces souvenirs d’un médecin se présentent à nous sans introduction et d’une manière anonyme, selon l’habitude anglaise. Quel en est l’auteur ? Est-ce un médecin naguère célèbre, ou tout simplement un littérateur qui se sera déguisé sous ce titre ? Nous n’avons à cet égard aucun renseignement, cependant nous pouvons tirer de la lecture attentive du livre certaines inductions en faveur de la première supposition. L’auteur mêle quelques traits de sa propre histoire aux scènes qu’il lui a été donné de voir durant sa carrière médicale, mais il n’y a rien d’artificiel dans ce procédé. Il ne met en avant sa personnalité que lorsqu’elle est intimement unie à l’aventure qu’il raconte ; en un mot, son moi n’est pas le centre du récit et le lien qui unit ses aventures, et il est permis de croire qu’il n’eût pas procédé de même, s’il eût voulu se livrer à une petite supercherie littéraire. En second lieu, l’auteur de ce livre, quel qu’il soit, ne parle pas médecine ; il n’use jamais de mots techniques et pédantesques, et évite avec soin les détails trop anatomiques et physiologiques. C’est là pour nous la meilleure preuve que ces souvenirs sont bien réellement ceux d’un médecin. Un homme de lettres n’eût pas résisté au désir de rendre sa supercherie plus complète. Quel qu’en soit l’auteur, ce petit livre est curieux et amusant ; c’est pourquoi nous n’avons pas hésité à le faire connaître, quoiqu’il se présente à nous sans patronage et sans nom.

La meilleure manière de faire goûter le livre dont nous parlons est de présenter au lecteur quelques-unes de ces esquisses condensées, abrégées et choisies, en réservant pour la conclusion les observations qu’il fait naître dans l’esprit. Le vieux médecin écrit avec vigueur, naturel, simplicité et bonne humeur. Nous avons retrouvé en lui cette vieille qualité commune aux anciens écrivains anglais, et dont les nouveaux écrivains se passent trop facilement, — l’humour, ce mélange d’enjouement attendri et de tendresse contenue qui fait vibrer tant de cordes secrètes du cœur. Il écrit aussi avec sobriété, concision, et il ne dit rien d’inutile. Puissions-nous, en essayant de le rendre plus concis encore, ne pas le faire accuser de sécheresse !


I. – PREMIERES ANNEES.

Je suis né vers la fin du dernier siècle, dans un village du New-Hampshire, et je suis fier du lieu de ma naissance et de mon titre de Yankee. Mon père était un solide fermier qui avait vaillamment combattu pendant la guerre de la révolution, et avait été honoré de la confiance de Washington, sous lequel il servait en qualité de colonel ; ma mère était la fille d’un cultivateur de la Nouvelle-Angleterre : ainsi je puis dire que je suis de bonne souche démocratique et républicaine. Je suis né au moment où la liberté naissait également, et j’ai été, comme tous mes frères et sœurs, bercé aux sons des chants de triomphe qui saluèrent la déclaration d’indépendance.

Mon père éleva tous ses enfans dans la profession qu’il exerçait lui-même, et je fus d’abord destiné aux travaux de la campagne ; mais ma mère avait pour moi un penchant particulier, qui provenait sans doute de ma faiblesse physique et de ma tendance prononcée à l’étude et au travail intellectuel. L’excellente femme pensait que je ferais un pauvre fermier, et que je serais beaucoup mieux sous la robe du clergyman. On soir, je surpris la conversation suivante entre mon père et ma mère, qui d’habitude causaient ensemble au coin du feu lorsque les enfans étaient couchés et endormis.

— Ruben, disait ma mère, avez-vous arrêté un parti sur le sujet dont nous causions hier au soir ? James a maintenant onze ans ; il n’est pas aussi fort que ses frères ; il aime singulièrement ses livres ; il ferait, je crois, un bon ministre. Si nous allions voir demain M. Pearson ? qu’en dites-vous, Ruben ? l’argent de ma dernière vente de beurre paierait les frais d’école de toute l’année.

— J’y ai pensé, Sally, répondit mon père d’une voix solennelle. Je connais le prix d’une bonne éducation, et je voudrais bien élever un de mes enfans à une plus haute position que la mienne ; mais je crois qu’Isaac, notre quatrième fils, serait plus apte à briller dans le monde que James, qui a toujours été un enfant chétif comparativement à ses frères. Mon désir eût été de faire un scholar de Joël, notre fils aîné ; nous n’avons pu le faire lorsqu’il en était temps : il est maintenant trop tard, et d’ailleurs il devra de plus en plus tenir ma place dans la conduite de la ferme. Cependant, Sally, ma chère, si nous voulons que James fasse son chemin dans le monde, il faut en faire un avocat et non pas un ministre.

— J’aimerais mieux le voir ministre, Ruben. Je serais fière d’avoir un fils dans la chaire. Si vous préférez cependant qu’il soit avocat, faites comme vous l’entendrez. Pensez-y, Ruben, James est un enfant délicat, et qui n’a pas pour le travail de la ferme l’ardeur de ses frères. Je suis fière de votre fils favori Isaac autant qu’une mère peut être fière de son enfant ; mais j’ai observé leurs dispositions, et je crois qu’Isaac s’acquittera beaucoup mieux de sa besogne de fermier que de toute autre, tandis que James n’est heureux qu’on compagnie de ses livres.

— C’est bien, répondit mon père. Peut-être avez-vous raison, Sally. Eh bien ! j’irai voir demain M. Pearson.

Je n’avais pas perdu un mot de toute cette conversation ; mais j’étais loin d’être d’accord avec mon père et ma mère quant au choix de ma future profession. J’avais toujours eu le secret désir d’être un jour médecin, et jamais je n’étais plus heureux que lorsque je pouvais tout à mon aise dévorer le contenu mystérieux de quelques vieux livres de médecine dont j’avais fait ma propriété. Je restai éveillé presque toute la nuit, et lorsque sur le matin je m’endormis, je rêvai que j’étais docteur, que tout le village était malade, que je soignais nos voisins, que seul j’avais la puissance de les guérir, et autres sottises du même genre.

Le lendemain je vis M. Pearson entrer à la ferme avec mon père, et je fus appelé en présence du vénérable clergyman. — James, mon cher enfant, me dit mon père, une triste expérience m’a enseigné l’avantage qu’on retire d’une meilleure éducation que celle que j’ai reçue. Vos frères sont maintenant assez grands pour m’aider à conduire la ferme ; j’ai donc résolu de vous envoyer au collège, où vous étudierez pour devenir avocat, peut-être même quelque jour homme d’état, qui sait ? Vous irez dès demain à Concord à l’école de M. Longworth, où vous vous préparerez pour les études du collège.

— Mais je ne veux pas être avocat, père, répondis-je.

— Comment ! fit brusquement mon père, qui fut interrompu par ma mère, laquelle, croyant aller au-devant de mes pensées, dit : — Je le savais bien, vous préférez devenir un clergyman comme M. Pearson, n’est-il pas vrai, mon chéri ?

— Non, je ne veux pas être clergyman, je veux être médecin, dis-je en fondant en larmes.

M. Pearson s’efforça de me calmer, puis il chuchotta quelques mots à l’oreille de ma mère, qui mentionna mon goût pour les livres de médecine et de chirurgie. Mon père, en apprenant ce fait, répondit qu’il n’entrait pas dans son système de forcer la vocation des enfans, et qu’il abandonnait l’idée de faire de moi un avocat ; ma mère renonça également à me voir clergyman. Comme je n’ai aucunement l’intention d’ennuyer le lecteur de détails oiseux, je lui dirai seulement qu’après avoir fait toutes mes études universitaires et pris tous mes grades, je fus reçu docteur-médecin à l’âge de dix-neuf ans.

Avant de m’établir, j’allai faire une visite à ma famille. Combien ma mère fut fière lorsqu’elle vit son fils, le petit paysan, revenir de Boston avec la tournure et les habitudes d’un citadin ! Mon père, quoiqu’il fît tous ses efforts pour cacher ses émotions, partageait tous les sentimens de ma mère. Ses yeux étincelaient d’orgueil lorsqu’il écoutait les éloges que faisaient de moi les anciens du village, qui ne pouvaient cacher leur admiration et pour ainsi dire leur respect pour un jeune homme qui avait reçu les grades universitaires, tant étaient simples encore les mœurs de la Nouvelle-Angleterre il y a trente ans.

Le soir de mon arrivée, on invita la plupart des belles du village pour célébrer ce grand événement, et je n’ai pas besoin de dire que je fus le point de mire de tous les yeux. Ce fut ce soir-là que je me décidai à un des grands événemens de la vie de l’homme, le choix d’une femme. Aucune des jeunes filles qui m’entouraient n’avait pour moi autant d’attraits que Suzanne White, la fille d’un fermier voisin. Suzanne n’était point ce qu’on appellerait dans les villes une belle fille : ses traits n’étaient pas réguliers, et son teint n’était pas pétri de lis et de roses, pour parler le langage des faiseurs de romans ; mais son maintien était plein de pureté et de modestie, une fleur de santé brillait sur sa joue, et ses grands yeux bleus étincelaient de l’éclat du bonheur. Mon cœur fut pris, et trois mois après nous étions mariés.

Je m’établis d’abord à Concord. Mon père et moi-même nous avions pensé que l’habitation d’un médecin devait avoir quelque chose de remarquable et qui fut propre à frapper l’attention. En conséquence les briques furent badigeonnées du rouge le plus écarlate et les jalousies peintes du vert le plus vif. Je pris le plus grand plaisir à faire placer au-dessus de ma porte une large plaque en cuivre avec ces mots : » James B…, médecin, » gravés en lettres énormes et qu’on pouvait voir à cent pas de distance. Je ne pouvais me lasser de sortir pour aller de l’autre côté de la rue admirer le bel effet que faisait cette merveilleuse plaque de métal ; puis je descendais la rue et je me retournais soudain pour voir si cette enseigne faisait sur les passans le même effet que sur moi, et si elle avait exercé sa fascination sur quelque personne en quête d’un médecin.

Pendant quelque temps, nous fûmes heureux moi et ma femme. .Nous vivions d’amour et d’espérance, deux belles choses, mais qui ne sont pas suffisantes pour entretenir longtemps le bonheur de deux époux. Durant plusieurs mois, personne ne vint réclamer mes services, à l’exception d’une vieille dame, qui me fit appeler pour lui arracher une dent et qui m’offrit pour honoraires un quart de dollar. Au bout de quatre mois d’attente, le désespoir commença à s’emparer de moi. Je cachais autant que possible mes chagrins à ma femme ; j’avais soin de ne l’aborder qu’avec un visage joyeux. Enfin un soir j’arrivai à la fin de ma bourse. Dix pence constituaient toute ma fortune. J’étais triste et je songeais en moi-même aux moyens de parer à la misère qui s’approchait ; quant à ma femme, elle était d’une gaieté folle. — Mon cher James, me dit-elle, allons nous promener ce soir ; il fait un si beau clair de lune. Et puis, je ne suis pas dépensière, vous le savez, mais je voudrais que vous m’achetassiez ce job bonnet nouveau qui est à l’étalage de Mme Dudridge ; il ne coûte que quatre dollars.

Quatre dollars, et je n’avais pas quatre sous ! Mais comment oser le déclarer ? Je ne voulais pas briser le cœur de ma femme.

— Je vous l’achèterai dans quelques jours, répondis-je ; mais j’ai dépensé aujourd’hui tout l’argent de poche que j’avais. Allons nous promener. Peut-être, me dis-je mentalement, peut-être quelque bonne fortune se présentera-t-elle.


II. – LES PREMIERS CLIENS.

La promenade me fit grand bien : la soirée était délicieuse ; l’air frais de la nuit calma mon sang et apaisa la fièvre intérieure qui m’avait agité toute la journée. Ma femme était aussi très gaie et s’extasiait naïvement sur la beauté de la nuit. La nature secouait autour de nous ses baumes et ses consolations. Je me sentais relativement heureux, et cependant je continuais à me demander comment je ferais pour donner à ma femme le bonnet qu’elle avait aperçu à la fenêtre de Mme Dudridge. Je retournai longtemps la question dans mon esprit, et je décidai que ma chaîne de montre serait mise en gage pour satisfaire ce caprice de ma femme, le premier qu’elle eût eu depuis notre mariage. Si elle me demandait où avait passé la chaîne, je la tromperais et j’essaierais de lui persuader qu’un simple ruban noir était de meilleur goût ; une fois cette décision prise, je me trouvai tout à fait calme.

En revenant, je fis remarquer à ma femme une maison d’assez belle apparence et qu’entourait un certain mystère. Son propriétaire était riche, disait-on, et vivait dans le plus grand isolement avec une jeune dame et une gouvernante. Ils n’avaient de relations avec personne, et lorsqu’il leur arrivait d’aller à la ville, ils s’y faisaient conduire dans un vieux carrosse, fermé à l’ancienne mode, par un homme qui leur servait de domestique et de jardinier, mais qui n’avait avec eux aucune relation et qui ne pénétrait jamais dans l’intérieur de la maison. Comme j’étais occupé à raconter à ma femme tous les détails touchant la maison mystérieuse, j’entendis une voix, très aiguë et très perçante, qui recommandait à un domestique d’aller à la ville en toute hâte, et d’amener le premier médecin qu’il rencontrerait. Je me rappelai les paroles d’espoir que j’avais prononcées quelques heures auparavant : « Quelque bonne fortune se présentera peut-être ! » Et j’appelai le domestique, qui me demanda d’un ton bourru ce que je voulais.

— Excusez-moi, lui dis-je ; mais n’ai-je pas entendu une dame vous recommander d’amener un médecin le plus promptement possible ?

— Peut-être bien, répondit l’homme avec une rudesse presque sauvage. Eh bien ! après ? Il est heureux que vous n’en ayez pas entendu davantage : les écouteurs aux portes entendent rarement bien parler d’eux.

— Je n’écoutais pas, répondis-je ; mais j’ai entendu les ordres qui vous ont été donnés, en revenant de la promenade avec ma femme.

— Ce n’est pas le chemin que choisissent ordinairement les honnêtes gens pour se promener à cette heure de la nuit, dit l’homme d’un ton railleur.

Ma femme effrayée se pencha vers moi, et chuchotta à mon oreille : — Allons-nous-en, James ; je n’aime pas la physionomie de cet homme.

Mais je n’étais pas d’humeur à me laisser rebuter pour si peu. Je me rappelai le vieil adage : « Un homme qui se noie se raccrocherait à une paille. » Je m’adressai donc de nouveau au domestique. — Je lui répétai que j’étais médecin et que je pouvais lui épargner le voyage qu’il allait faire. Il s’arrêta indécis, et après quelques instans de silence il me dit : — Je ne vous connais pas ; peut-être êtes-vous un voleur ?

Je sentis le sang bouillir dans mes veines, mais j’avais un but bien déterminé qui me fit avaler encore cette humiliation. D’ailleurs le bourru était armé d’un énorme bâton, et aurait pu au besoin m’étouffer dans ses bras. Je parvins à me dominer, et je lui répondis doucement en lui montrant ma femme : — J’aurais supposé, monsieur, que ma physionomie, pour ne rien dire de cette dame qui m’accompagne, aurait suffi pour me protéger contre de semblables suppositions. Je vous répète que je suis médecin, établi dans Concord depuis quelques mois, que j’ai entendu par hasard requérir les services d’un médecin, et que je vous ai offert les miens, parce que je connais l’importance de prompts secours dans certaines occasions.

L’homme hésita un instant ; enfin il parut convaincu que je disais la vérité, et répondit d’un ton de voix moins grossier : — Après tout, si vous êtes médecin, je ne vois pas pourquoi je m’en irais courir à Concord à cette heure de la nuit ; mais écoutez ! si je vous amène à la maison, je ne jurerais pas que la vieille gouvernante vous laissera entrer. Cependant nous pouvons essayer.

— Puis-je vous demander qui est malade dans la maison ? Est-ce quelqu’un des maîtres ou quelqu’un des domestiques ? demandai-je, car je pensais qu’il n’était pas sans importance, si mes services étaient acceptés, de savoir sur qui j’allais exercer mon talent médical.

— Je ne sais rien des maîtres ni des domestiques, dit l’homme en reprenant ses façons brutales. Vous le saurez si on accepte vos services.

Voyant qu’il n’y avait rien à tirer de cet homme, je le suivis sans mot dire jusqu’à la porte. Il sonna, et nous vîmes presque aussitôt apparaître la femme de charge.

— Thomas, vous êtes déjà de retour ! dit-elle, il me semble que c’est à peine si vous avez eu le temps d’aller à la ville et de revenir. Puis elle regarda sa montre, et comme je l’observais curieusement, il me sembla surprendre quelque chose d’étrange et de hagard dans sa physionomie. — Il faut que vous soyez allé à la ville sur l’aile du vent, reprit-elle ; cela rappelle irrésistiblement à mon esprit la parole de l’Écriture : « Oh ! si j’avais les ailes de la colombe, je m’enfuirais et j’irais chercher le repos. » Allons, allons, tempora mutantur et nos mutamur in illis. Il se passe d’étranges choses sur cette planète sublunaire. Avez-vous amené le docteur ?

— Le voilà, madame, dit l’homme désigné sous le nom de Thomas. Je l’ai rencontré sur la route.

— C’est ainsi que les trésors sont souvent découverts à l’endroit où on les attend le moins, répondit la dame. Entrez, mon cher monsieur. et visitez mon frère. Voyez, je vous en prie, ce que vous pouvez faire pour soulager l’inquiétude de son esprit. Oserai-je vous adresser les paroles de l’immortel Shakspeare : « Peux-tu soulager un esprit malade ? » Si vous le pouvez, vous êtes doublement le bienvenu. Lavinia, montrez au docteur l’appartement de votre tuteur. Mais quoi ! dit-elle en jetant sur ma femme un regard de fureur, je n’ai pas besoin d’une dame pour confidente. C’est assez pour moi de supporter mes propres chagrins et de les tenir cachés dans mon cœur, allez-vous-en, madame ; allez-vous-en, ne soufflez pas cette maison de votre vile présence.

— Cette dame est ma femme, répliquai-je. Nous nous promenions par hasard sur la route, lorsque je vous ai entendue réclamer les services d’un médecin, et étant médecin moi-même, j’ai pensé que je pourrais peut-être vous être de quelque utilité. Cependant vous pouvez envoyer chercher à Concord le médecin de la famille.

— C’est inutile, mon cher monsieur, répondit la dame, qui me parut âgée d’environ quarante ans, vos excuses sont suffisantes. Je vous en prie, voyez mon frère. Pendant ce temps, moi et votre femme, nous passerons quelques heures dans un entretien délicieux, l’entretien des esprits sympathiques. Pouvez-vous comprendre cela, docteur ? Mais non, vous autres hommes, vous êtes d’une nature trop grossière. Lavinia, ma chérie, présentez le docteur à votre tuteur, et dites-lui que le souper sera prêt à huit heures précises.

— Bien, pensai-je, la bonne dame est complètement folle ; mais il n’y a rien à craindre, chère Susy, chuchottai-je à l’oreille de ma femme, qui était à demi effrayée. Restez ici avec cette dame pendant que je visiterai mon malade. Rappelez-vous ce que vous m’avez dit si souvent, chérie : quelque chose arrivera lorsque nous nous y attendrons le moins. Espérons que cette étrange aventure, si imprévue, si peu cherchée, sera le pivot de ma future fortune.

Je montai l’escalier, précédé de la jeune dame désignée sous le nom de miss Lavinia. C’était une belle jeune fille qui ne devait pas compter plus de dix-huit ans. Un air d’étrange mélancolie répandue sur toute sa personne jurait avec son âge et sa beauté ; mais elle ne dit rien et se contenta de me conduire à l’appartement de son tuteur. Elle me laissa à la porte et descendit, ou plutôt elle glissa au bas des escaliers avec la grâce et le pas silencieux d’une fée.

Je frappai doucement à la porte, et une voix, qui était celle d’un homme poli et bien élevé, m’ordonna d’entrer. Je tournai le bouton de la porte, et j’entrai doucement. Quelle ne fut pas ma surprise, lorsque, au lieu d’un malade couché ou étendu sur un fauteuil, je vis un vieux gentleman à la chevelure argentée, à la physionomie bienveillante, débout au milieu de la chambre, devant un grand miroir, et occupé à se savonner la figure ! Il me salua familièrement et dit : — Vous avez été bien long à venir, docteur. Je commençais à perdre patience et je me rasais déjà. Maintenant vous pouvez vous mettre à l’œuvre.

Je fus très étonné. Quoique je ne pusse distinguer les traits du vieux gentleman, cachés en partie par le savon, en partie par l’obscurité qu’une seule bougie brûlant sur la cheminée laissait régner dans l’appartement, je soupçonnai qu’il était fou aussi bien que la dame qui le nommait son frère. J’essayai de m’assurer du fait en regardant ses yeux, car un fou, un rasoir à la main, n’est pas une très agréable compagnie. Le vieillard m’adressa de nouveau la parole :

— Pourquoi ne vous mettez-vous pas à l’œuvre, docteur ? N’avez-vous pas apporté vos instrumens avec vous ?

— Je crains bien qu’il n’y ait erreur, mon cher monsieur. Je suis médecin et non pas barbier.

— Parfaitement, et cela me rappelle qu’autrefois les deux professions étaient unies, et pour ma part je regrette qu’on les ait séparées. S’il faut vous dire la vérité, docteur, je suis victime d’une conspiration. Le vieux domestique que j’ai envoyé à Concord pour vous chercher avait l’habitude de me raser ; mais il est payé par une société des barbiers de l’état de Massachusetts pour me couper la gorge à la première occasion, afin de pouvoir s’emparer d’un secret qui m’a pris des années et qui ruinerait leur profession. Vous voyez, je ne me suis pas fait raser de la semaine, je ne puis pas me fier à mon domestique, et je ne voudrais pas qu’un barbier m’approchât, même à un mille de distance. C’est pourquoi je me suis enfin déterminé à envoyer chercher quelqu’un de votre profession pour me rendre ce petit service. Et maintenant, docteur, à l’œuvre.

J’étais dès ce moment certain d’avoir affaire à un fou, et je crus que le parti le plus sage était de céder à son désir. Je me mis donc en demeure d’abattre la toison qui recouvrait ses joues. La tâche était difficile, tant à cause de mon peu d’expérience qu’à cause de la demi-obscurité dans laquelle la chambre était plongée. Je parvins cependant à m’acquitter passablement de mon office. Le vieux gentleman se leva, se frotta le menton, me serra la main en me déclarant que j’étais son ami pour la vie, et que, grâce à moi, il était désormais à l’abri de ses ennemis. — Maintenant, ajouta-t-il, je dois vous remettre vos honoraires, docteur. — Et ce disant il me glissa dans la main cinq pièces de cinq dollars et me congédia en me recommandant le secret.

Au pied de l’escalier, je rencontrai la jeune dame qui m’avait accompagné, et la curiosité me poussait à lui adresser quelques questions relativement à son tuteur ; j’hésitais néanmoins, dans la crainte de passer pour indiscret, lorsqu’elle m’adressa la parole et me demanda dans quel état j’avais laissé son tuteur, et si je croyais que les mines d’or fussent une bonne spéculation. — Encore ! pensai-je en moi-même. Cette jeune et belle personne serait-elle affligée de la même maladie que son tuteur et la vieille dame ? — Je regardai curieusement ses yeux, et il me sembla y découvrir une expression maladive et rêveuse.

— J’ai laissé votre tuteur en bonne santé, lui répondis-je, et il n’a rien dit touchant les mines d’or.

— Alors je respire plus librement. Savez-vous que je craignais que vous ne fussiez un émissaire du roi de Siam ? Ce monarque est singulièrement jaloux de mon tuteur à cause de certains droits qu’il possède sur les mines de ce pays ; mais je m’aperçois que je me suis trompée : vous n’avez pas de turban et vous ne portez pas de barbe. Peut-être, ajouta-t-elle, êtes-vous un barbier : dans ce cas, mon pauvre tuteur est perdu !

— Je ne suis pas barbier, répondis-je en souriant ; mais pour dire la vérité, je viens de faire doublement la barbe à votre tuteur (je faisais allusion aux vingt-cinq dollars d’honoraires).

— Ah ! alors tout est perdu. Il y a du sang sur votre main ! (J’aperçus en effet sur ma main une petite tache de sang provenant d’une légère coupure.) Thomas ! Thomas ! cria-t-elle, cet homme a coupé la gorge à votre maître. Lâchez les chiens sur lui. À l’aide ! au meurtre ! à l’aide !

Je m’efforçai de calmer la jeune fille ; mais quelques instans après un chien énorme vint dans la salle en hurlant d’une manière effrayante, et j’eus toutes les peines du monde, même avec le secours d’une forte canne que je portais, à le tenir à l’écart. En même temps le redoutable Thomas apparaissait, une carabine à la main, qu’il ajustait contre moi pour obéir aux ordres de sa jeune maîtresse, tandis que d’un autre côté arrivait la vieille dame furieuse et traînant après elle ma femme à demi évanouie, qu’elle accusait d’être complice des voleurs et des assassins qui avaient médité de voler la maison et de massacrer les habitans. Heureusement pour moi, au moment où j’allais, selon toute probabilité, être assassiné par le domestique ou mis en pièces par le chien, qui paraissait aussi fou que ses maîtres, le vieux gentleman descendit l’escalier en robe de chambre et en pantoufles, et me délivra. Il m’exprima, dans des termes cette fois très sensés, tout le regret qu’il avait de cette méprise, et, après m’avoir souhaité une bonne nuit, ordonna à Thomas de me montrer la porte de l’enclos et de la fermer après moi.

Le grand air calma ma pauvre femme, qui était terriblement agitée. Le souvenir des vingt-cinq dollars me fit bientôt oublier les périls que j’avais courus, et lorsque nous arrivâmes à la ville, j’achetai à ma femme le bonnet désiré.

Quelque temps après, je fis mettre un avertissement dans les journaux, et je reçus de la Nouvelle-Orléans une lettre qui m’expliquait tous ces mystères. Le vieux gentleman et la vieille dame étaient frère et sœur, et la jeune personne était la fille du premier. La folie était héréditaire dans leur famille. Ils étaient de la Jamaïque, où le vieillard avait été un riche planteur. Après avoir, avec la ruse particulière aux fous, disposé de ses propriétés très à son avantage, il s’était enfui avec sa fille et sa femme aux États-Unis, où jusqu’alors on n’avait pu le découvrir. Thomas était un vieux domestique de la famille sur qui la folie de ses maîtres avait fini par déteindre. Cette histoire eut une fin tragique. La famille vint, sur l’avertissement que j’avais fait insérer dans les journaux, réclamer les trois aliénés. Le vieux gentleman se figura qu’il était victime de la conspiration qu’il redoutait tant, et se fit sauter la cervelle ; on enferma les deux femmes dans une maison d’aliénés, et Thomas fut congédié avec une très raisonnable pension, récompense des services bizarres qu’il avait pu rendre à ses bizarres maîtres.


II. – LE PAUVRE ARTISTE.

Quelque temps après, sur les conseils d’un ami et avec l’aide de l’argent qu’il me prêta généreusement, je quittai Concord et j’allai m’établir à New-York, où la fortune m’attendait, paraîtrait-il, car aussitôt que j’y fus arrivé, ma destinée changea. C’est là que se sont passés la plupart des événemens dont j’offre le récit au public.

— Pauvres créatures ! comment passeront-ils les longs mois de l’hiver ?

Telle fut l’exclamation qui frappa mes oreilles un soir de décembre 1830, pendant que je déchaussais mes socques et que la servante secouait la neige qui couvrait mon paletot, car il faisait ce soir-là une de ces tempêtes de neige si fréquentes de mon temps, mais qui maintenant sont devenues aussi rares que les visites des anges.

— Puis-je demander quel est l’objet spécial de votre commisération ? dis-je en m’avançant vers deux jeunes dames (mes nièces) assises devant le feu et tellement absorbées par leur conversation, qu’elles ne m’avaient pas entendu entrer.

— Oh ! dit ma femme, nous parlions d’une pauvre famille que nous sommes allées visiter aujourd’hui, et qui est plongée dans la plus profonde misère ; les jeunes filles se sont intéressées à elle, et désiraient faire tout leur possible pour la secourir. Mary avait arraché à la jeune femme son nom et son adresse : « Katrina Janssen, 16, Water-Street. » Ce matin, après déjeuner, j’ai fait atteler, et, après une courte promenade nous sommes allées visiter les protégés de ces demoiselles.

— Katrina Janssen ? dis-je ; Janssen est un nom danois. Sont-ils étrangers ?

— Ils sont Danois, répondit ma femme ; mais la mère parle un anglais très pur, et le mari ne trahit son origine étrangère que par un très léger accent.

— Quelle est la profession du mari ?

— Il est artiste, à ce que m’a dit la femme, car il a à peine prononcé une parole, et il ne semblait pas très satisfait de ma visite. Peut-être est-il honteux de laisser voir sa pauvreté, car ils sont évidemment pauvres, pauvres autant qu’on peut l’être ; en outre il est trop malade pour parler. Sa femme m’a dit qu’il n’avait pas de médecin et qu’il ne voulait pas en envoyer chercher un, parce qu’il n’avait pas le moyen de le payer. D’ailleurs il prétend n’avoir pas foi aux docteurs, et il se médicamente lui-même. Je lui ai promis que je vous enverrais, mais en qualité d’ami et non de médecin. Vous pourrez vous présenter comme un amateur de tableaux, lui commander quelque peinture, et ne lui laisser connaître que par degrés que vous êtes médecin. Par ce moyen peut-être leur serez-vous cet hiver de quelque utilité.

Le lendemain, après avoir fait ma tournée quotidienne, je me fis conduire dans Water-Street - Est-ce ici que demeure M. Janssen ? demandai-je à une vieille femme qui balayait la porte.

— Beaucoup de monde demeure ici, répondit-elle. Je ne sais pas si M. Janssen y demeure ou non ; mais, si vous voulez monter, peut-être quelqu’un des locataires vous le dira.

Je montai le vieil escalier délabré, m’informant à toutes les personnes que je rencontrais si M. Janssen demeurait dans la maison ; enfin un petit garçon me dit que c’était le nom de son père, et me conduisit dans l’appartement que ses pareils occupaient.

Mme Janssen se leva à mon approche, et je fus immédiatement frappé de la noblesse de sa personne et de ses manières. Elle devina qui j’étais, s’avança et dit à voix basse : — N’est-ce pas le docteur *** qui me fait l’honneur de me visiter ?

— Je suis le docteur ***, répondis-je, et je suis venu à la requête de ma femme et de mes nièces, qui, si je suis bien informé, étaient ici hier.

J’étais très mécontent d’être retenu si tard en ville ; mais toute ma mauvaise humeur s’évanouit sur-le-champ. Je n’ai jamais vu de manières aussi nobles que celles de Mme Janssen. Son costume était des plus simples, et son appartement indiquait, de manière à ne pas s’y méprendre, une grande pauvreté. Elle n’essaya pas de me demander excuse pour son dénûment, car elle jugea, selon les principes d’une certaine politesse intuitive, que sa pauvreté parlait assez haut, et que c’était là une excuse suffisante pour toute espèce de misère, à l’exception de la malpropreté et de la négligence.

Après quelques minutes de conversation, je m’aperçus que Mme Janssen était femme de grande intelligence, et qu’elle avait autrefois connu des jours plus heureux. Elle s’était mariée avec le consentement de ses parens à un jeune artiste, quoiqu’il fût pauvre et qu’il dépendit pour ses frais d’éducation de la munificence de l’état. Hans Janssen était un des jeunes artistes danois qui donnaient le plus d’espérances. Tous deux avaient été à l’école ensemble, et à mesure que Hans avait grandi, Katrina Fernsen avait senti croître son affection pour lui. Enfin ce sentiment de tendresse fraternelle se métamorphosa définitivement en un sentiment plus passionné. Hans était jeune et pauvre, mais, impatient comme tous les amoureux, il ne voulut pas attendre pour se marier que sa réputation fût faite. Il connaissait le vieux proverbe : Entre la coupe et les lèvres il y a de la place pour un malheur ; et lorsqu’il dut partir pour son dernier voyage à Rome, il posa à Katrina la grande question du mariage. Katrina le renvoya en rougissant à sa mère ; la mère, après avoir consulté son mari, en obtint cette réponse : « Puisque les deux enfans veulent à toute force faire cette sottise, je ne vois pas de quel droit nous vieux radoteurs les en empêcherions. Nous n’avons pas d’autre enfant que Katrina ; Hans est bien pauvre, mais il est bon travailleur et fera son chemin. Qu’ils restent donc tous deux avec nous ! la maison est assez grande, et qu’il soit fait selon leur volonté ! »

Ainsi l’amour de Hans Janssen et de Katrina Fernsen ne fut en aucune manière caractérisé par ces hauts et ces bas habituels, ces espérances radieuses et ces funèbres pressentimens qui, selon le vieux proverbe, forment l’histoire du véritable amour. Ils se marièrent, et pendant quelques mois leur bonheur fut complet. Hans termina ses études à Rome, et revint à Copenhague, où les commandes affluèrent à son atelier. Il étudiait beaucoup. Il peignait des portraits et des paysages pour augmenter autant que possible son revenu, mais ce n’était point sur ces œuvres à demi mercantiles qu’il voulait fonder sa future renommée. Non, il passait la plus grande partie de ses journées dans un atelier où personne n’était admis à entrer, pas même Katrina. Un jour pourtant ce bonheur s’éclipsa. La guerre désolait l’Europe, et la capitale du Danemark souffrit comme toutes les autres grandes cités des maux qu’elle entraîne après elle. La maison Fernsen fut ruinée, et ses membres se virent réduits, d’une condition semi-opulente, à une quasi-mendicité. Le père et la mère moururent bientôt de douleur, de vieillesse et de privations, et Hans et Katrina se trouvèrent seuls dans le monde. Le temps était mauvais pour les arts ; les riches n’avaient que faire de portraits et de paysages, le grand tableau que Hans avait sur le chevalet était inachevé, et d’ailleurs l’artiste aurait plutôt consenti à mourir qu’à vendre pour de l’argent seulement l’œuvre de son génie.

La pauvreté croissait de jour en jour, un enfant était venu ajouter aux besoins de la famille, et les commandes n’arrivaient pas. Enfin Janssen prit une grande résolution. Il est inutile, dit-il à sa femme, de rester plus longtemps en Danemark. Il y a, au-delà de l’Atlantique, un pays où nos amis allemands émigrent par milliers et dont ils nous écrivent de bonnes nouvelles. C’est l’Amérique, ma Katrina. Allons-y ; peut-être y rencontrerons-nous une meilleure fortune, je pourrai peut-être aussi y achever mon grand tableau, et si je réussis à y gagner beaucoup d’argent et à y conquérir la renommée vers laquelle je soupire, nous reviendrons en Danemark.

Ils partirent donc, mais l’Amérique ne fut point pour eux la terre promise qu’ils avaient espérée. Le manœuvre, l’homme de peine, l’ouvrier, pouvaient trouver places, travail et salaire, mais non pas l’artiste. Le goût des arts n’était pas alors répandu en Amérique comme il l’est aujourd’hui, et tous les objets d’art dont on avait besoin étaient encore importés d’Europe. De longues et pénibles années se passèrent, deux autres enfans vinrent accroître la famille ; l’artiste lutta contre une misère invincible et tomba malade. Cependant, malgré ses souffrances, il se faisait chaque jour rouler sur un sofa dans sa chambre pour ajouter quelques coups de pinceau à son grand tableau ; mais enfin la maladie fut la plus forte, et il fut obligé de garder le lit. Sa femme, apprenant que quelques amis de sa famille se trouvaient pour affaires à Boston, résolut d’y aller pour leur exposer la situation de son mari et en tirer quelques secours, mais le voyage n’eut aucun résultat ; les personnes qu’elle allait solliciter s’étaient déjà réembarquées avant son arrivée, et c’était à son retour à New-York que mes nièces avaient fait sa connaissance en voiture publique.

Je glanai tous ces détails pendant plusieurs visites successives. Le premier jour que je vis mon malade, il était endormi, et je ne voulus pas permettre qu’on le réveillât. La couleur de ses joues, sa respiration embarrassée, le bruit sourd qu’elle rendait en s’échappant, tous ces signes irrécusables me convainquirent que le patient était en proie à cette maladie contre laquelle l’art humain n’a pas de remède. Je revins le lendemain, et je trouvai l’artiste levé. Hans Janssen avait dû être extrêmement beau, autant au moins que des traits expressifs et une physionomie animée peuvent constituer la beauté. Il ne me parut point âgé de plus de quarante ans, quoique la maladie, les soucis et la souffrance l’eussent vieilli prématurément. Nous parlâmes de sa profession, et je le trouvai très instruit, non-seulement dans son art, mais encore dans toutes les autres branches du savoir humain. J’essayai de l’encourager et de l’amener à recevoir mes visites comme médecin, visites qu’il me paierait, lorsqu’il serait guéri, en portraits et en peintures de divers genres. C’était le seul moyen de le faire consentir à recevoir mes soins, car il était susceptible et reculait devant la pensée de devoir un service ; il avait le tempérament nerveux et irritable qui accompagne presque toujours le vrai génie, et cette irritabilité en faisait le plus capricieux malade qui se puisse imaginer. Il ne voulait prendre que les médecines qui lui plaisaient et à l’heure qu’il lui plaisait. Si je l’avais quitté un jour mieux portant, j’étais sûr de le retrouver le lendemain dans un état désespéré, car il profitait de tous les courts instans de répit que lui laissait la maladie pour travailler à sa grande peinture, dont il ne laissait approcher personne, et qui semblait lui inspirer une inexplicable épouvante. Lorsqu’il était en proie au délire, il parlait souvent de quelque objet terrible que je soupçonnai relatif à ce mystérieux tableau, et son effroi était tellement violent que sa femme le ressentait elle-même, et que j’étais parfois saisi de frissons. Dans ces momens, il était doué d’une force quasi-surnaturelle, et nous ne pouvions réussir à le maintenir tranquille dans son lit. Il se levait, le visage et la poitrine en sueur, les yeux sortant de leur orbite, et s’écriait : « Arrière ! va-t’en ! va-t’en ! ce n’est pas moi, démon ! mauvais esprit ! ce n’est pas moi. Je n’ai fait que le peindre ! Ah ! il vient ! O Dieu ! sauvez-moi. » Puis il retombait sur son lit sans connaissance : le sang s’échappait de sa bouche et de ses narines, et une sueur abondante baignait son visage.

Quelques semaines s’écoulèrent pendant lesquelles les mêmes scènes se renouvelèrent plusieurs fois. Enfin je reçus un matin le billet, suivant : « Oh ! docteur, venez vire, je vous en prie. Je crains que mon mari ne soit à l’agonie. Oh ! docteur, ce tableau, c’est trop horrible ! — Katrina Janssen. »

Je me fis conduire immédiatement au logement des Janssen, je frappai à la porte : on ne répondit pas. J’entrai, et je trouvai Mme Janssen évanouie auprès du cadavre de son mari. Il était mort évidemment dans un de ces délires qui lui étaient habituels. Le mystère était expliqué. Le rideau, qui était toujours tiré devant le chevalet, avait été déchiré ; le mort le serrait encore d’une main, et de l’autre tenait une barre de fer qu’il n’aurait pu soulever dans ses momens de raison et avec laquelle il avait troué la toile. Je vis donc le fameux tableau dans toute son horrible perfection, dans sa monstruosité réelle et sa hideur effrayante, propre à troubler l’âme et à glacer le sang. Savez-vous, lecteur, quel était le sujet de ce tableau qui avait occupé si longtemps l’imagination de Hans, auquel il avait travaillé nuit et jour, et qui avait absorbé ses facultés au point de déterminer chez le jeune peintre un commencement de folie ? Cet horrible sujet était celui-ci : Satan assis sur un trône de feu supporté par des colonnes de serpens, environné par sa cour de démons, et recevant une âme damnée. — Cette hideuse conception était exécutée avec une épouvantable minutie, qui faisait dresser les cheveux sur la tête et qui exerçait sur le spectateur la fascination que l’œil du serpent à sonnettes exerce, dit-on, sur ses victimes. La beauté terrible du roi du mal faisait contraste avec les visages repoussans des démons qui composaient sa cour, et dont chacun exprimait une des mauvaises passions de l’humanité. L’atmosphère sulfureuse au milieu de laquelle se tenait la cour diabolique était si réelle, qu’on croyait sentir l’odeur du soufre ; mais c’était surtout sur le dernier personnage, — l’âme damnée, — que le peintre avait concentré tous les efforts de son imagination. Le désespoir qui se peignait sur les traits de cette figure ne peut être décrit, et, chose étrange, ces traits étaient ceux de Hans Janssen lui-même. Je laissai retomber le rideau devant cette peinture, car ma tête bouillait, et il m’était impossible de supporter plus longtemps ce spectacle.

Hans avait exigé comme dernière volonté que cette peinture fût couverte et emballée par le médecin qui le soignerait dans ses derniers momens pour être envoyée au roi de Danemark. J’accomplis ce vœu, et quelque temps après je reçus une lettre contenant une ample rémunération des soins que j’avais donnés au malade, avec une somme plus que suffisante pour payer le voyage de la femme et des enfans de l’artiste, qui s’embarquèrent pour Copenhague, où ils arrivèrent en sûreté. Bien des années se sont écoulées depuis, mais je n’ai plus reçu aucune nouvelle de la femme et des enfans, non plus que du terrible tableau.


IV. – LE COMEDIEN.

George Harley avait été un de mes camarades d’école, et je l’avais perdu de vue depuis l’époque où j’avais quitté l’école pour le collège. Harley ne brillait pas alors par son assiduité au travail, et il était assez généralement le dernier de la classe, non par défaut d’intelligence certainement, mais par négligence et paresse, par répugnance aussi pour la sécheresse des études auxquelles on nous condamnait. Il avait une vive imagination et était un infatigable lecteur, surtout de drames et de comédies. Pour satisfaire à cette passion, il renonçait souvent à ses récréations, s’emparait de tous les bouts de chandelle qu’il rencontrait, et veillait la moitié des nuits. Il possédait encore la faculté de raconter des histoires réelles ou imaginaires et nous tenait souvent éveillés par ses récits, qu’il débitait de la manière la plus amusante. Ces dispositions lui avaient valu plus d’une fois des punitions sévères, mais qui n’avaient pu le guérir de son goût fatal pour les drames et les romans.

Quelque temps après mon établissement à New-York, je me donnai le rare plaisir d’aller au théâtre avec ma femme. J’ai oublié quel était le drame qu’on représentait, mais un des acteurs avait une voix qui m’était familière sans que je pusse dire où je l’avais entendue. Cependant il me semblait, en tâtonnant dans mes souvenirs, que cette voix me ramenait aux jours de mon enfance. Je regardai le programme du spectacle, mais il ne put aider en rien ma mémoire, car l’acteur en question y était désigné sous un nom tout-nouveau pour moi, celui de de Moulins. Je n’avais jamais connu personne de ce nom. Enfin, au moment où l’acteur faisait un geste singulièrement caractéristique, je le reconnus subitement, et à la grande surprise de ma femme et de toutes les personnes assises à nos côtés, je m’écriai à haute voix : « Par Dieu ! c’est George Harley lui-même. »

À cette époque, mes cliens étaient malheureusement encore fort rares et ne me prenaient pas beaucoup de temps. Je voulus savoir si je me trompais, et je me rendis le lendemain au bureau du théâtre pour demander où demeurait M. de Moulins. — Nous ne connaissons pas sa résidence, me répondit-on ; mais à cette heure même, la plupart des acteurs ont l’habitude de se réunir dans un club qui se tient ici à côté, pour fumer, causer et lire les journaux. Vous pourrez peut-être y rencontrer M. de Moulins.

Je me rendis à l’endroit qu’on venait de m’indiquer, et dés mon entrée dans la salle, je reconnus l’objet de mes recherches. Il n’y avait plus à s’y méprendre ; le costume du théâtre, les fausses moustaches et le fard, tout ce qui la veille m’avait empêché de reconnaître George Harley n’existait plus. C’était bien lui, mais combien changé ! Ses traits étaient altérés, et une expression hagarde et soucieuse, révélant des habitudes d’intempérance, vieillissait la physionomie de cet homme, si jeune encore. Il était assis, fumant un cigare et lisant un journal. Je regardai pour voir si personne ne nous observait et ne pouvait nous entendre, je m’assis à côté de lui ; puis, le regardant en face, j’étendis la main et lui dis : — Est-il possible que ce soit là George Harley ?

Il leva la tête et parut disposé à nier son nom, mais en rencontrant mon regard il me reconnut immédiatement, et répondit : — Eh quoi ! c’est vous, James ? eh ! mon cher camarade, d’où sortez-vous donc ? — Et il me donna une chaude poignée de main.

— Je suis établi dans la ville comme médecin ; mais vous, Harley, comment êtes-vous entré au théâtre ? Une semblable profession est bien en désaccord avec les idées puritaines de votre père, qui, si mes souvenirs sont exacts, était un des principaux anciens de notre église de Concord.

— Chut ! mon cher ami, dit-il en regardant soigneusement autour de nous, je suis connu ici sous le nom d’Albert de Moulins ; souvenez-vous-en et ne m’appelez jamais Harley. Il est heureux qu’aucun de nos camarades n’ait pu nous entendre. En entrant au théâtre, je n’ai fait qu’obéir à une vieille fantaisie qui me poursuit depuis l’enfance, à laquelle je n’ai pu résister, quoique mon père, ma mère et mes amis aient fait tous leurs efforts pour m’en empêcher. C’était ma destinée, James, et je ne pouvais aller contre. Mon père voulait m’envoyer au collège ; il voulait faire de moi un avocat : je lui résistai de toutes mes forces. Il me dit alors que si je persistais à négliger mes études, il ferait de moi un fermier. J’aimais autant cela. Par ce moyen, j’étais débarrassé des ennuis de l’école ; mais le travail de la ferme était trop dur et trop monotone pour un garçon de mon espèce. Au lieu de travailler, je m’amusais à déclamer Shakspeare en pleins champs et à distraire en même temps une demi-douzaine de domestiques. Le bonhomme prit le parti de m’envoyer à Boston, où je fus placé dans un magasin ; mais mesurer des étoiles derrière un comptoir me parut une besogne plus ennuyeuse encore que le travail des champs. J’y restai cependant environ un an ou deux, faisant toute espèce d’étourderies qui me valaient les réprimandes de mon patron, lequel m’eût renvoyé dès le premier mois, s’il n’avait pas été un des débiteurs de mon père. Deux ans après mon arrivée à Boston, mon père mourut, et je dus revenir à la maison. Lorsque les funérailles furent faites, nous examinâmes les affaires de la famille, et il se trouva que mon père avait laissé à ma mère une jolie petite fortune. Mon frère aîné prit le gouvernement de la ferme, et il fut décidé que je retournerais à Boston comme par le passé. Je regimbais, mon frère et ma mère insistèrent, et je dus me soumettre. En route, je fis la connaissance de deux bons compagnons, comédiens de leur métier, qui s’en allaient à New-York et de là à Philadelphie donner des représentations. Leur société me plut, la mienne ne leur déplut pas, et nous fûmes bientôt amis intimes. Ils me procurèrent un engagement dans la troupe dont ils faisaient partie, et depuis cette époque j’ai, sous le nom de de Moulins, joué dans les principales villes de l’Union, non sans succès, j’ose le dire. Voilà mon quatrième engagement à New-York, et vous êtes le premier ami qui m’ait encore reconnu. Mon frère et ma mère ne savent ce que je suis devenu, et comme mes connaissances se composent de comédiens, je ne crains pas d’être découvert. Lorsque la fortune aura bien voulu me combler de ses faveurs, je reviendrai à la maison avec un nom célèbre ; je demanderai alors le pardon de ma mère et peut-être me retirerai-je du théâtre. Cependant je ne sais si je m’y résoudrai tant que je pourrai fouler les planches avec avantage. C’est pourtant une triste vie ; si elle a ses plaisirs et ses excitans, elle a bien ses peines et ses revers. Voilà ! Et maintenant, mon cher ami, je suis heureux de vous serrer les mains. Prenons ensemble un verre de vin et venez me voir au théâtre ce soir. Qu’en dites-vous ?

Je refusai de boire à cette heure matinale, mais je lui promis d’aller le soir au théâtre. George se mit à rire de mon excessive sobriété. — Quant à moi, dit-il, je ne pourrais rien faire, n’était l’excitation que donne le vin.

Je lui répondis que cette excitation était maladive et qu’elle aurait pour suites inévitables une vieillesse prématurée et une diminution d’intelligence ; mais George se mit à rire, me répondit par un « ah ! bah ! » demanda un verre de vin et l’avala d’un trait.

— Et vous, James, me dit-il après avoir vidé son verre, êtes-vous marié ?

— Je le suis.

— Je m’en doutais. Vous avez toujours été un garçon rangé, fait pour la vie de famille, le bonheur domestique et autres choses semblables. Si vous venez au théâtre ce soir, (on joue Othello et je remplis le rôle du More, — remarquez la jeune dame qui joue le rôle de Desdemona : vous me direz si ce n’est pas la plus belle créature que vous ayez jamais vue. Son nom est miss P… Je lui fais la cour, mais elle est d’une telle coquetterie, que j’ai presque envie à certains momens de jouer pour tout de bon le rôle d’Othello et de l’étouffer réellement. Deux fois j’ai cru que j’avais gagné son cœur et j’ai été sur le point de lui faire mes propositions ; deux fois elle m’a ri au nez tout en s’arrangeant de façon à me laisser espérer encore. Voyez-vous ! si elle voulait devenir ma femme, je me sentirais disposé à abandonner ce funeste stimulant du vin ; mais le vin est la seule chose qui puisse noyer les pensées de jalousie dont je suis tourmenté nuit et jour.

— Si elle est aussi coquette que vous le dites, ses affections, quand bien même vous pourriez les conquérir, ne vaudraient pas un mariage. Le jeu ne vaut pas la chandelle, comme dit le proverbe français. Croyez-moi, George, abandonnez cette habitude de boire, car je vous parle en ami : elle a déjà laissé des traces sur votre personne ; mariez-vous sans délai et choisissez une femme à la manière du vicaire de Goldsmith, une femme qui ait des qualités de bon usage comme les étoiles solides. Croyez-moi, la disposition à la coquetterie chez une maîtresse ne peut pas ajouter aux attraits d’une femme.

— Mon bon James, vous parlez dans le désert. Il faut que je me marie avec miss P… Cela sera, par le ciel ! car l’homme qui me l’enlèvera mourra de ma main, ou je mourrai de la sienne.

Je vis qu’il était inutile de raisonner avec lui. Après tout, pensai-je, la coquetterie de miss P… n’existe peut-être que dans son imagination. Je lui souhaitai donc le bonjour et m’en allai à mes affaires.

Le soir, je me rendis au théâtre avec ma femme. J’avais déjà remarqué le soir précédent la beauté de la jeune dame ; je la remarquai mieux ce soir-là. Elle était en vérité très belle, et George était tellement amoureux, qu’il commit quelques légères inadvertances. Il la suivait des yeux lorsque son rôle exigeait qu’il s’adressât aux autres acteurs, et toute sa contenance enfin trahissait l’influence qu’elle avait conquise sur lui. Un observateur judicieux aurait aussi pu remarquer dans les yeux de la belle dame que George ne lui était pas indifférent ; mais le mot coquette était écrit sur ses traits aussi lisiblement que s’il y eût été gravé.

Je vis George plusieurs fois pendant son séjour à New-York, et toujours il fit tomber la conversation sur miss P… Elle troublait son imagination à un degré incroyable. Je fus présenté à miss P…, et je m’aperçus bientôt que George avait raison dans ce qu’il m’avait dit d’elle. Je ne pus cependant m’étonner de l’idolâtrie de George, car elle était singulièrement belle, et semblait prendre un plaisir tout particulier à l’embarrasser dans ses filets. La troupe alla dans le sud et y séjourna six mois. J’appris son retour à New-York par les journaux, et je me présentai chez George Harley. Je ne pus le voir, il était indisposé ; mais le jour même je reçus un billet de lui. « Mon cher James, m’écrivait-il, je suis mal, beaucoup plus mal qu’on ne le croit. Venez me voir ce soir. Je ne puis jouer ; elle jouera. Si vous pouvez me trouver un expédient capable de me donner de la force pour une heure ou deux, portez-le-moi, je vous prie. »

Je me rendis chez lui une heure plus tôt que l’heure indiquée dans son billet. Je le trouvai étendu sur un sofa. Dès qu’il me vit, il me tendit la main et me donna une faible étreinte. — Pouvez-vous me procurer le moyen d’aller au théâtre ce soir ? me dit-il aussitôt. Docteur, il faut que je voie Clara ce soir, ou je deviendrai fou, fou ! Elle n’est pas venue me voir depuis que je suis malade. Je ne suis pas bien mal, après tout, n’est-ce pas ? Mon imagination m’abuse peut-être. Voyez, je puis marcher. Et il essaya de se lever, mais retomba sans force sur le sofa. — Oui, ajouta-t-il tristement, je suis faible, très faible ; mais, mon cher ami, donnez-moi quelque chose qui puisse me permettre d’aller au foyer ce soir.

En ce moment, un domestique entra avec un verre de vin qu’il plaça sur une table près du sofa, à portée du malade, qui étendit sa main tremblante pour le saisir.

— George Harley, êtes-vous fou ? dis-je en lui retirant le verre. Voulez-vous vous tuer ? Vous avez déjà tous les symptômes de la fièvre cérébrale. Si vous buvez ce vin, je ne vous réponds pas des conséquences.

— Fou ! s’écria-t-il. Oh ! assurément je suis fou. Tue-moi, vin ! tue-moi ! Bah ! c’est encore lui seul qui me fait vivre. Ah ! ah ! voilà le sixième verre que je bois aujourd’hui.

Tout en parlant, il saisit le verre et le vida jusqu’à la dernière goutte avant que j’eusse eu le temps de l’arrêter. Il laissa échapper le verre, qui se brisa en mille pièces ; puis il retomba en prononçant des paroles incohérentes, rendant quelques instans, il resta plongé dans une sorte de stupeur. J’appelai du secours, le fis mettre au lit, et ordonnai qu’on lui rafraîchit les tempes avec de la glace. Il revint à lui et ouvrit les yeux ; mais il ne reconnut personne, et prononçait souvent le nom de Clara. Je lui donnai un narcotique, et il tomba bientôt dans un sommeil agité.

Le lendemain, je le trouvai atteint d’une fièvre cérébrale et en proie au délire. Pendant trois jours, il fut sans conscience de lui-même, mais le quatrième il me reconnut, moi et les autres personnes qui l’entouraient. — Où est Clara, James ? me dit-il. Il est étrange qu’elle ne soit pas venue me voir ce matin. Combien y a-t-il de temps que je suis malade ? Comme ma pauvre tête bout ! Je ne pourrai jamais faire ma composition. Encore le dernier de la classe ! Bon, cela n’est rien de nouveau. Aidez-moi, et ce soir je vous prêterai Tom Jones. Donnez-moi du vin, du vin ! le vin, les femmes et le vin ! vie courte et bonne !

Et il essaya de chanter le refrain bien connu d’une chanson à boire. Certain qu’il ne se relèverait plus, j’écrivis à sa mère de venir immédiatement, si elle voulait trouver son fils encore vivant. J’allai trouver aussi miss P…, et je lui fis part de la dangereuse situation de George. Au moment où je l’abordai, elle était occupée à rire et à coqueter dans le foyer avec une demi-douzaine d’adorateurs. Lorsque je lui eus expliqué le motif de ma visite, elle devint pâle et parut sur le point de s’évanouir. Elle se remit bientôt toutefois, et sortit avec moi en me demandant de nouveaux détails sur la maladie de son amant. Je lui dis que dans son délire il l’avait souvent appelée, et que je croyais qu’une visite d’elle, s’il reprenait conscience de lui-même, pourrait opérer sur lui mieux que tous les remèdes, Elle parut fort touchée, versa même des larmes, et dit : — J’irai, docteur ; j’irai, aujourd’hui, maintenant, quand vous voudrez. Pauvre George, je ne croyais pas qu’il fût si mal.

Quelques jours se passèrent. La fièvre se calma et fit place à un accablement profond pendant lequel je l’entendis deux ou trois fois murmurer ces mots : « Ma mère, » et je tremblais qu’il ne pût vivre assez longtemps pour recevoir ses bénédictions et son pardon, car il ne restait plus aucun espoir. Enfin sa mère arriva, et ce jour-là je le trouvai assez calme pour lui parler de miss P…, et lui annoncer sa visite. George reconnut sa mère et sa maîtresse, et pleura amèrement. Tous ceux qui étaient dans la chambre fondaient en larmes, et la mère, qui n’avait retrouvé son fils, depuis longtemps absent, que pour le voir étendu sur son lit de mort, était inconsolable.

George implora son pardon. — Vivez, George ; vivez, mon fils chéri, et tout se réparera encore, lui dit en sanglotant la pauvre mère. Miss P… était agenouillée auprès du lit, et pleurait avec tant de force, que je craignis les effets d’une telle scène sur le mourant. Je fis sortir les deux femmes de la chambre, non sans difficulté. La mère me demanda avec un regard plein d’anxiété s’il n’y avait plus d’espoir. Je ne pouvais lui donner aucune consolation ; je la suppliai de ne pas agiter son fils par le spectacle de sa douleur, et je m’en retournai avec miss P…, qui paraissait aussi douloureusement affectée que la mère elle-même.

Le lendemain, je me rendis au logement de Harley, et lorsque j’entrai dans la maison, je trouvai tout le monde dans l’agitation. — Qu’est-ce que cela veut dire ? demandai-je. Est-ce que M. de Moulins est mort ? — On ne le connaissait que sous ce nom.

— Il est mort, monsieur, répondit-on, et, hélas ! mort de sa propre main.

— Grands dieux ! Que voulez-vous dire ?

— M. de Moulins s’est suicidé.

Je montai précipitamment pour savoir si on ne m’avait pas trompé. Le fait n’était que trop vrai. George avait été saisi la nuit d’un nouvel accès de délire, s’était levé, et avait ouvert un secrétaire où il avait caché deux pistolets. Sa mère, entendant le bruit de ses pas, s’était précipitée dans la chambre, elle était arrivée juste à temps pour voir son fils s’appliquer un des pistolets sur le front et se faire sauter la cervelle. Depuis lors, la pauvre femme était évanouie : je parvins cependant à la calmer ; elle suivit le convoi de son fils, et puis s’en retourna tristement à Concord. Miss P…, qui était en réalité la cause de la mort du pauvre George, parut inconsolable. Elle ne joua plus au théâtre de New-York, et quelques jours après les funérailles, s’en alla à Baltimore. Je n’entendis plus parler d’elle pendant quelques mois ; mais un matin, en ouvrant par hasard un journal de Baltimore, je tombai sur l’avis suivant : « La belle et intelligente miss P…, qui durant les deux derniers mois a fait l’admiration des citoyens de Baltimore par ses talens dramatiques, vient de changer de nom. Elle s’est mariée lundi dernier à Charleston avec M. S…, riche propriétaire de la Caroline du sud. Il paraît qu’une des conditions du mariage est que miss P… ne remontera plus sur le théâtre. Nous sommes heureux de la bonne fortune de miss P…, mais le théâtre fait en sa personne une perte irréparable. »

Je lus ces lignes avec dégoût. Voilà donc, me dis-je, les sentimens qui existent dans le cœur d’une coquette ! Pauvre homme dont miss P… va porter le nom, je vous plains ; vous avez planté dans votre côté une épine qui vous tourmentera toute la vie.


V. — LE PRODIGUE.

Édouard Marsden avait été mon compagnon d’études à Harvard-University. Nous étions amis intimes ; nous avions partagé les mêmes travaux et les mêmes plaisirs, je dois le dire à ma honte, car Édouard Marsden, fils unique d’un marchand retiré, disposait, pour satisfaire ses goûts et fournir à ses dépenses, de plus d’argent que n’en a d’ordinaire le fils d’un petit fermier comme moi. Tout le monde aimait Édouard ; mais les professeurs du collège et les familles du voisinage le considéraient comme un modèle d’étourderie et de légèreté qu’il n’était pas bon d’imiter, et quoiqu’il plût beaucoup par ses manières aux jeunes femmes, dans aucune des familles qu’il fréquentait on n’eût voulu l’accepter pour gendre.

Jamais on ne vit Édouard Marsden appliqué à ses études, et cependant il était toujours un des premiers de sa classe. Lorsqu’il avait passé toute sa journée à pêcher, à chasser, à monter à cheval, il se retirait dans sa chambre, et travaillait avec ardeur jusqu’au jour. Édouard s’occupait de médecine par plaisir et plutôt pour avoir une profession nominale que pour toute autre chose. Il avait étudié le droit pendant deux ans, et l’avait mis de côté, parce que, disait-il, c’était une étude trop aride et trop ennuyeuse pour un gentleman, trop pleine de chicane et de doubles sens pour un honnête homme ; puis il se mit à étudier la chimie avec ardeur pendant un an, et la laissa de côté aussi sous je ne sais quel frivole prétexte. Il se mit à corriger et à retoucher un volume de poésies qu’il destinait à la presse. Ces poèmes ne furent jamais publiés, et un soir, après avoir bu un peu trop, il en fit un superbe auto-da-fé en dépit de mes remontrances. Lorsqu’il eut abandonné les muses, il jura qu’il serait artiste. Il s’en retourna chez ses parens, et y resta six mois, au terme desquels je fus très surpris de le voir un jour entrer dans ma chambre en me déclarant qu’il reprenait l’étude de la médecine. Il continua en effet cette étude jusqu’à la mort de son père, qui suivit de quelques jours seulement l’époque où il atteignit sa majorité. Son père n’était pas aussi riche qu’on le supposait ; cependant Édouard Marsden se trouvait encore à la tête d’une belle fortune. Trois mois s’étaient passés depuis ce moment critique dans la vie d’Édouard quand il vint me voir, resta avec moi quelques jours, et paya un grand dîner à tout le collège. Tant de toasts furent portés à cette occasion, que la moitié des convives roulèrent sous la table au milieu des bouteilles vides et des verres cassés, tandis que les autres parcoururent les rues de Boston, en chantant, brisant les réverbères et chassant les watchmen. Ces polissonneries occasionnèrent une demi-douzaine d’incarcérations, et deux ou trois élèves furent mêmes expulsés du collège.

Le jeune Marsden quitta bientôt Boston, et se rendit, à New-York, où je le rencontrai par hasard dans Broadway quelques jours après mon installation dans cette ville. Il m’invita à visiter ses appartemens, et lorsque je répondis à cette invitation, je trouvai Edouard Marsden couché sur une ottomane, au fond d’une pièce ornée dans le style oriental, respirant la fumée d’un hookah, vêtu d’une robe persane, coiffé d’un turban, chaussé de pantoufles merveilleuses. L’appartement était parfumé, et un magnifique candélabre éclairait un des plus somptueux mobiliers qui se puissent imaginer.

— Vous voyez que je vais mon train, docteur, me dit-il dès mon arrivée. Vous ne connaissez rien de comparable, n’est-ce pas ? » Profitez de la vie, dit l’épicurien, et ajoutez-y les plaisirs de l’heure présente. » C’est ma devise : je suis un philosophe épicurien.

Je lui demandai s’il pratiquait la médecine, car je connaissais les noms de la plupart de mes confrères de la ville et je n’avais pas vu le sien figurer sur la liste.

— Non, me répondit-il. Au diable la médecine, docteur ! Excusez-moi, je n’applique pas l’expression à ceux qui la pratiquent, mais « .jetez la médecine aux chiens, je n’en veux pas, » dit Shakspeare ; Sliakspeare était un homme sage, et je ne puis mieux faire que de suivre ses conseils, n’est-il pas vrai, docteur ?

Je souris et me hasardai à lui demander combien de temps ses finances lui permettraient de mener cette vie extravagante.

— Oh ! répliqua-t-il avec insouciance, je ne sais pas. Pour vous dire la vérité, j’ignore quelle est la somme qui est entre les mains de mon banquier. Je lui demande ce dont j’ai besoin. Lorsque tout sera fini, je suppose qu’il sera assez habile pour me répondre : « Plus de fonds ! » Lorsque ce jour viendra, je vendrai mes meubles, mes chevaux et ma voiture, et je me mettrai aux affaires. Peut-être d’ailleurs mourrai-je auparavant. En outre je vais me marier à une héritière, une ravissante créature, vieille à la vérité, mais encore assez belle, — une femme de quarante ans et veuve par-dessus le marché ; mais qu’est-ce que cela me fait ? Si elle porte de fausses boucles de cheveux (et je l’en soupçonne), son argent est bon et n’est pas de la fausse monnaie. Elle a vingt mille dollars de fortune, et comme je suppose que mes trente mille dollars toucheront bientôt à leur fin, la veuve me remettra sur mes jambes, mon vieux camarade.

— Vous plaisantez ! répliquai-je. Quel âge avez-vous ?

— Quel âge ? Voyons un peu. Mon cher ami, allez vers ce casier et prenez cette Bible qui appartenait à ma mère. Je suis horriblement fatigué le soir et je ne puis me remuer, Si vous voulez savoir mon âge, vous trouverez à la première page mon nom et la date de ma naissance. Je ne sais pas mon âge à un ou deux ans près, mais je me fais vieux.

Je me levai et je lui portai la Bible.

— Mon cher ami, continua-t-il, regardez vous-même, je vous en prie. Vous voyez, si je retire ma pipe de la bouche, elle va s’éteindre, et c’est fort ennuyeux,

Je regardai à la première page de la Bible. Edouard Marsden était dans sa vingt-cinquième année.

— Je vous l’ai bien dit, je me fais vieux. J’ai trouvé ce matin deux cheveux blancs, et j’en ai fait un holocauste à la déesse de la vanité.

— Vous ne parlez pas sérieusement lorsque vous dites que vous allez vous marier à une femme de quarante ans ?

— Mon cher ami, si nous disions quarante-cinq, nous serions plus près de la vérité. Je ne suis même pas bien sûr que la belle dame n’ait pas le demi-siècle ; mais qu’est-ce que cela fait ? Elle sera à la fois une mère et une femme, Et puis, voyez-vous, j’aurai bientôt besoin d’argent, et il faut que j’aie de l’argent d’une façon ou d’une autre.

— Mais avec votre manière de vivre combien dureront vingt mille dollars ?

— Oh ! répondit-il, pas longtemps si je continuais à vivre comme je le fais maintenant ; mais, comme dit le vieux Jack Falstaff, « je cesserai de boire et je vivrai proprement » lorsque je goûterai les joies du mariage. En outre, mon ami, je ne vis pas d’une manière aussi extravagante que vous pouvez le supposer : je bois peu, je ne joue pas, je ne suis point débauché ; tous mes plaisirs sont ceux d’un gentleman. Je vais donc me marier comme je vous dis. Cette intéressante cérémonie aura lieu la semaine prochaine, et je vous enverrai une carte d’invitation. Ainsi tenez-vous prêt. Et maintenant en voilà assez sur ce sujet ; prenez un cigare et un verre de vin, et causons du vieux temps.

Voyant qu’il n’y avait pas à raisonner avec lui, je me conformai à ses désirs, et, après avoir causé avec lui de notre vie de collège et de nos vieux camarades pendant une heure ou deux, je retournai chez moi. La semaine suivante, je reçus une invitation au mariage, et je ne pus me dispenser d’y assister avec ma femme. Ce mariage fit beaucoup de bruit parmi le monde élégant de la ville, tant à cause de la différence d’âge entre les deux époux que pour le luxe avec lequel la cérémonie fut accomplie.

Ainsi que Marsden me l’avait dit, la fiancée pouvait avoir près de cinquante ans ; elle devait avoir été très belle, car elle avait encore de magnifiques restes de beauté. Elle me parut très amoureuse de son mari ; mais quoique Marsden s’efforçât de paraître tout entier occupé de sa fiancée, il était trop évident que l’amour n’était que d’un côté. Le mariage conclu, Marsden reprit sa vie extravagante. Je ne le vis plus qu’une fois, car ses habitudes ne me convenaient pas, et j’aurais été très fâché que mes amis me supposassent dans des termes de grande intimité avec lui. Deux ans après environ, j’appris avec chagrin, mais sans surprise, qu’une séparation avait eu lieu entre Marsden et sa femme. Elle était retournée chez ses parens complètement ruinée, car elle avait été assez folle pour ne pas se réserver une partie au moins de ses biens. Marsden s’était embarqué à bord d’un vaisseau qui partait pour les Indes, en qualité de chirurgien. Deux ou trois ans s’écoulèrent et je n’entendis plus parler de lui. Lorsque le vaisseau qui l’avait emporté fut revenu, j’eus la curiosité d’écrire à Boston pour savoir de ses nouvelles. J’appris ainsi que Marsden avait touché tout l’argent qui lui était dû, et même quelques avances, et que, sous prétexte d’une petite excursion, il avait intentionnellement abandonné le navire. On ne l’avait plus revu, et on ne savait ce qu’il était devenu.

Connaissant ses habitudes de dissipation et son étourderie de caractère, je le regardais déjà comme mort, lorsqu’un de mes amis, officier de marine, qui revenait d’Orient et qui m’entendit parler d’Edouard Marsden, me dit qu’il l’avait rencontré portant des échantillons de thé à Calcutta, qu’il avait voulu lui parler, mais que Marsden l’avait évité, et que, l’ayant rencontré une seconde fois et l’ayant appelé par son nom, Marsden lui avait donné, pour se débarrasser de lui, une fausse adresse. Un an plus tard encore, j’appris qu’un habitant de Boston l’avait rencontré employé comme précepteur dans la maison d’un riche marchand parsis qui l’avait chargé d’enseigner l’anglais à ses enfans. Malheureusement Marsden connaissait mieux les règles de la grammaire latine que celles de sa propre langue, et, bien que causeur élégant et correct, il était théoriquement un assez triste grammairien. Comme les parsis bien élevés sont renommés pour la solidité de leurs connaissances élémentaires, Marsden fut bientôt congédié pour avoir en présence du père exposé incorrectement une des règles de la grammaire anglaise.

Trois nouvelles années s’écoulèrent, et j’avais à peu près oublié Edouard Marsden, lorsqu’un jour à Philadelphie, où j’étais allé pour affaires, en passant dans Market-Street, j’entendis une voix bien connue offrir aux piétons une voiture de place ; je tournai la tête : c’était Edouard Marsden, le fouet à la main, et essayant de son mieux de faire concurrence aux autres cochers de fiacre. Je montai immédiatement dans sa voiture, et lui ordonnai, en déguisant ma voix, de me conduire à une localité située à un mille de là en dehors de la ville. Lorsque je fus arrivé au village que j’avais désigné, j’entrai dans une taverne ; je demandai une chambre particulière, et je priai le maître de la taverne de m’envoyer le cocher.

Dès qu’il entra, je me levai, je marchai droit à lui, et, lui prenant la main, je lui dis : — Est-il possible que ce soit là Edouard Marsden ?

Il rougit, balbutia quelques paroles confuses, et finit par me dire : — Oui, c’est moi, et vous, vous êtes le docteur ***. Je vous ai vu hier, et je vous ai évité pour des raisons que vous pouvez comprendre.

— Mais comment en êtes-vous venu là ? Un homme de votre talent et de vos connaissances, aussi bas que la fortune puisse l’avoir fait descendre, peut encore se relever et trouver une position mieux assortie à son éducation que votre nouveau métier.

— Me relever, dit-il avec un sourire sardonique qui donna une expression sinistre à sa physionomie, me relever ! Un homme peut-il se relever, lorsqu’il a perdu sa réputation, son rang, la sympathie de ses amis, tout enfin ? Un homme peut-il se relever, lorsque toutes les puissances du ciel, de la terre et de l’enfer semblent avoir conspiré pour en faire un vil reptile, bas et rampant, au lieu d’en faire un être créé à l’image de Dieu, comme disent hypocritement les prêtres ? Un homme peut-il se relever, lorsqu’il n’a pour apaiser sa faim que les quelques cents qu’il gagne en travaillant du matin au soir, et lorsqu’il n’a pour se reposer que les taudis hantés par les membres les plus vils de la plus vile canaille ? Me relever ! James, excusez-moi ; cette rencontre me rappelle trop vivement les jours de mon enfance, elle me rappelle trop vivement ce que je suis et ce que je dois être désormais jusqu’à ce que mon cadavre soit retiré de quelque rivière dans laquelle je me jetterai pour faire justice de mon individu et débarrasser le monde de ma présence !

Pendant qu’il parlait, sa physionomie avait repris quelque chose de son expression d’autrefois ; mais lorsqu’il se passionna, j’y vis reparaître une empreinte de désespoir et d’inquiétude diaboliques.

— Me relever ! docteur. Voulez-vous donc me rendre fou plus tôt que mon heure ? Ah ! le diable peut donc se relever des profondeurs de l’enfer dans lequel il a été précipité ?… Vous pouvez trouver une autre voiture pour vous ramener à Philadelphie.

Toutefois je ne voulus pas le laisser, et je le décidai, non sans beaucoup de peine, à m’accompagner à New-York, où je promis de lui trouver une occupation mieux en harmonie avec son éducation et ses talens naturels.

— Je ne puis m’appliquer à rien, me dit-il pendant le voyage ; je ne suis bon à rien. Il y a des années déjà que je n’ai pas ouvert un livre et touché une plume. L’eau-de-vie est ma consolation, c’est mon seul ami, et lorsque ses fumées obscurcissent mon cerveau, alors j’oublie complètement ma misère.

Nous arrivâmes à New-York, et à sa demande je cachai sa présence dans cette ville, même aux membres de ma propre famille. Une fièvre, provoquée par ses intempérances, le saisit à son arrivée, et après son rétablissement je lui procurai une place de commis dans une boutique. Pendant quelques semaines, il se conduisit aussi bien qu’on pouvait le désirer ; mais ses vices faisaient maintenant partie de sa constitution. Ses habitudes de dépenses, qui n’avaient jamais été que des péchés contre lui-même, avaient pris maintenant une telle puissance, qu’il ne se faisait plus scrupule d’avoir recours au crime pour les satisfaire.

Il était depuis six semaines dans sa nouvelle place, lorsqu’un soir mon domestique entra dans ma chambre en me disant : — Une personnde désire voir monsieur en particulier.

— Quelle est-elle ?

— C’est un homme qui n’a pas voulu dire son nom et semble très agité. Je pense qu’il est ivre ou fou.

J’ordonnai au domestique de faire entrer le visiteur, qui n’était autre qu’Edouard Marsden, en état d’ivresse et en proie à une extrême agitation.

— Eh bien ! James, me dit-il aussitôt que la porte fut fermée, voilà de quelle manière je paie votre sollicitude pour moi. Vous connaissez le vieux proverbe : Remettez un mendiant sur ses pieds et… vous savez le reste. Tout est fini avec King, j’ai attrapé mon congé. Je suis venu pour vous dire adieu et puis pour aller le diable sait où. Je vous en prie, ne me suivez pas et ne vous inquiétez pas de moi, vous ferez bien de m’en croire, ajouta-t-il avec un regard menaçant.

— Qu’y a-t-il ? dis-je, car je vis qu’il était inutile de l’exaspérer et de lui répliquer durement dans cet état d’agitation.

— Il y en a bien assez. Je suis incurable, voilà tout. Vous en saurez bientôt davantage.

Je ne pus en tirer rien de plus, car le vin qu’il avait bu commençait à agir sur lui plus fortement, et après avoir prononcé quelques paroles incohérentes, il se retira. Je le suivis à distance, et je le vis entrer dans la maison où il logeait.

Le lendemain, j’allai trouver M. King, le négociant chez qui je l’avais placé, et je demandai la cause du congé donné à Edouard. Le vieux gentleman me reçut très mal, et me raconta que, trois semaines après son entrée en fonctions, Edouard Marsden avait commencé à boire, qu’on l’avait surveillé, et qu’on s’était aperçu que différentes petites sommes, qui depuis quelque temps manquaient à la caisse, avaient été dérobées par lui, dans l’intention de satisfaire son penchant bestial. — Par égard pour vous, ajouta M. King, je ne l’ai point fait arrêter ; je me suis contenté de le renvoyer sans lui payer de salaire.

Je m’en retournai fort affligé, et à mon arrivée je trouvai une lettre de l’hôtesse d’Edouard Marsden, qui m’informait que le malheureux était au lit, atteint du delirium tremens. Je me rendis immédiatement à son appel. L’hôtesse ne s’était point trompée, et je vis en un clin d’œil que tout espoir était perdu. Le malheureux était en proie au délire ; tantôt il se couchait sur son lit, en s’arrachant les cheveux et en proférant les plus abominables blasphèmes, et tantôt il se promenait avec une exaltation fiévreuse, en riant et en chantant.

— Vous êtes un policeman, me dit-il, mais vous ne me tenez pas encore.- Et il s’arma d’une barre de fer et prit une attitude menaçante.

J’ai reconnu que dans ces occasions, comme dans toutes les autres espèces de folie, le meilleur moyen était d’amuser le malade, ou de rester froid et immobile. Je répondis donc : — Ne me connaissez-vous pas, Edouard ? Je suis votre ami James. Vous avez là une drôle d’idée de me prendre pour un policeman.

— Comme je suis fou ! dit-il en s’avançant et en posant sa main brûlante et tremblante sur la mienne. Mais ils vont venir bientôt ; ne voulez-vous pas m’aidera les chasser, docteur ? Par dieu ! ils ne me prendront pas vivant.

Je parvins à le calmer un peu ; je lui fis prendre de l’eau-de-vie et du laudanum mêlés ; il tomba bientôt en léthargie. Tandis que je le veillais, et au moment même où j’étais sur le point de partir, un bruit de pas se fit entendre sur l’escalier. On frappa à la porte, j’ouvris, et deux officiers de police entrèrent dans la chambre.

— Nous avons ordre d’arrêter Edouard Marsden, qui est accusé de faux, dit l’un d’eux.

— De faux ! et au détriment de qui ?

— Au détriment de M. Rogers, et pour une forte somme. Nous avons ordre de le conduire en prison jusqu’à demain.

— Vous ne pouvez l’emmener dans l’état où il est, ce serait le tuer immédiatement. Je fournirai caution pour lui.

— Nous n’avons pas d’ordres à ce sujet ; mais si vous voulez donner à mon compagnon un certificat constatant que le prisonnier n’est pas en état de venir avec nous, je le porterai au magistrat, et je resterai ici toute la nuit.

J’accédai à cette proposition, et je rédigeais le certificat lorsque Marsden se réveilla. En apercevant les policemen, il se leva soudain, et avant que personne eût pu deviner ses intentions, il avait ouvert la fenêtre et s’était précipité d’une hauteur de trois étages, il expira instantanément, et le mandat d’arrêt s’exécuta sur un cadavre. Il était vrai qu’il avait commis le faux ; l’argent fut trouvé dans la malle qu’il avait faite, probablement afin de partir dans la nuit même. Le démon de l’ivresse avait empêché sa fuite et hâté sa misérable fin.


VI. – LE VIEIL EXCENTRIQUE.

Lorsque je demeurais près de la Batterie[1], j’avais souvent remarqué un vieux gentleman dont l’unique occupation semblait être de fureter dans l’étalage d’un bouquiniste du voisinage, qui était Écossais de naissance. Quelque temps qu’il fit, pluie, vent, grêle, neige, j’étais toujours sûr de le rencontrer, les lunettes sur le nez, et fouillant les vieux trésors dont l’étalage était plein.

Ayant quelque peu la manie de bouquiner moi-même, je m’arrêtais souvent une minute ou deux, surtout lorsqu’il faisait beau, et j’arrivai à faire, jusqu’à un certain point la connaissance du vieil amateur de bouquins. Nos relations se bornaient de mon côté à un salut et à un bonjour bienveillant, et de la sienne à une espèce de grognement qu’on aurait cru sorti du gosier d’un ours. J’aimais cependant à le contempler, car avec sa perruque et son tricorne, son habit couleur de tabac, ses pantalons idem, ses souliers à boucle, sa figure en lame de couteau, son menton saillant, sa bouche enfoncée et ses yeux vifs, brillans et perçans comme ceux d’un aigle, il me représentait le type du vieux bibliophile des générations du dernier siècle.

Un jour je demandai à l’étalagiste quel était ce fureteur si constant, et s’il était pour lui une bonne pratique.

— Vous en savez autant que moi, me répondit le bouquiniste dans son patois écossais ; je ne le connais pas, mais il passe ici chaque jour plusieurs heures, remuant tous mes livres et souvent lisant des pages entières lorsqu’il tombe sur quelque chose qui l’intéresse. Quant à être une bonne pratique, oui certainement, surtout lorsque je reçois des envois de vieux livres de mon frère, qui est à Edimbourg. Quelquefois il achète tout l’étalage à la fois. Je crois qu’il apprend par cœur chacune des lignes de mes livres.

Le lendemain, je trouvai le vieil amateur bouquinant selon sa coutume, mais il avait le cou très couvert, et j’entendis une toux sèche qui m’expliqua ce changement à son costume habituel. Je me décidai à saisir cette occasion d’entrer en conversation avec lui.

— Vous êtes bien enrhumé, monsieur.

— Hum ! me répliqua-t-il avec un signe de tête affirmatif.

— Il fait mauvais temps pour sortir aujourd’hui, ajoutai-je.

— Eh ! qui vous a donné le droit de me dire s’il fait beau ou mauvais temps, et si je dois sortir ou non, je vous prie ? Qui êtes-vous ?

— Vous pouvez bien m’adresser cette question, répondis-je en souriant, car bien qu’il y ait déjà deux ans que nous échangeons nos saluts chaque matin, voilà, je crois, la plus longue conversation que nous ayons eue ensemble. Je suis médecin, monsieur ; je demeure dans le voisinage, et en vertu de ma profession, je me crois capable de dire s’il fait un temps convenable pour un malade.

— Un médecin ! je m’en doutais. Et vous désirez que je tombe entre vos mains, n’est-ce pas ? Je n’aime pas les médecins. La médecine n’est que du charlatanisme. Ce sont les médecins qui remplissent les cimetières.

En parlant ainsi, le vieillard parcourut avec plus d’avidité encore le livre qu’il tenait avant mon arrivée, et ne daigna plus me répondre.

La toux persistait cependant, et lui donna bientôt quelque inquiétude, car les jours suivans il me sembla qu’à son tour il désirait me parler ; mais j’avais reçu une telle leçon, que je n’avais garde de rompre la glace. Enfin un jour, après un violent accès de toux, il me dit : — Vous êtes jeune, et vous n’avez pas encore appris la moitié des charlatanismes de vos aînés. Venez chez moi, si cela vous plaît, à dix heures, demain matin ; peut-être pourrez-vous me donner quelque chose pour me faire passer cette maudite toux, la seule maladie que j’aie eue dans ma vie. Je ne crois pas que vous y puissiez rien ; mais attrapez-moi tout l’argent que vous pourrez, voilà tout. — Puis il tira de sa poche un vieux portefeuille qui aurait pu lutter d’antiquité avec les bouquins de M. Mac Tavish, libraire écossais devant la boutique duquel nous nous rencontrions chaque jour : il écrivit son nom et son adresse sur une feuille blanche et me la donna. En passant dans Broadway, je jetai un regard sur cette feuille, et je lus cette adresse : « M. W…, Maiden-Lane. » Je reconnus le nom d’un des hommes les plus riches de la ville, vieux garçon d’habitudes excentriques, qui menait une vie très solitaire en compagnie d’une gouvernante aussi excentrique que son maître. Le lendemain, j’allai au rendez-vous. Une vieille gouvernante à la figure maussade et à l’aspect rechigne m’ouvrit la porte.

— M. W… demeure-t-il ici ? demandai-je.

— Qui êtes-vous ?

— Je suis le docteur***, et je suis venu à la demande de M. W…, que j’ai rencontré hier.

— Entrez, dit-elle. Elle me laissa dans le corridor, et monta sans doute pour prévenir son maître. Il dut y avoir entre eux une longue conversation, car j’attendis bien dix minutes, et je commençais à m’ennuyer fort, lorsqu’une voix me cria : — Vous pouvez monter, mais essuyez vos pieds sur le paillasson, et ne salissez pas les escaliers.

Je montai l’antique escalier, et je remarquai que tous les objets d’ameublement dataient d’un demi-siècle au moins. Je fus introduit dans une chambre très sombre, et j’aperçus ma vieille connaissance assise devant le feu et lisant un vieux livre poudreux et piqué des vers que je reconnus pour l’avoir vu récemment à la boutique de mon ami le bouquiniste.

— Ah ! vous voila, me dit le vieux gentleman en consultant une grande montre en forme d’oignon, qui aujourd’hui attirerait la curiosité publique, si on l’exposait au musée de Barnum. Vous êtes en retard de dix minutes. J’aime que les jeunes gens soient exacts. Ils l’étaient de mon temps.

Je lui répondis que j’avais attendu au moins dix minutes dans le corridor pendant que la gouvernante annonçait mon arrivée, et que dix heures sonnaient comme je frappais à la porte.

— Ah ! oui, me dit-il, ces femmes bavardent et clabaudent perpétuellement. Elles savent le fort et le faible de chaque chose. Mais que faites-vous là debout, la bouche béante comme un nigaud ? Je vous ai fait appeler pour guérir ma toux, si cela vous est possible. Prenez une chaise, mon garçon.

La conduite excentrique du vieux gentleman m’amusait en dépit de sa brusquerie, et je fis comme il le désirait. Après lui avoir adressé quelques questions auxquelles il répondit d’un ton passablement bourru, je reconnus que sa toux céderait facilement à certains remèdes, et que depuis longtemps elle aurait disparu sans ses imprudentes promenades au grand air. Je restai quelques instans causant, ou plutôt m’efforçant de faire causer le vieux gentleman, mais sans succès : aussitôt qu’il avait répondu à mes questions, il reprenait son livre. Les murs de l’appartement étaient garnis de rayons tous encombrés de vieux bouquins en parfaite harmonie avec les vieux meubles et l’atmosphère d’antiquité qui environnait l’excentrique malade. Le volume qu’il lisait était un Traité sur le mariage par quelque savant du XVIe siècle. Un singulier livre pour intéresser un célibataire de soixante ans ! pensai-je. Je me levai en lui disant que je lui enverrais une médecine qui le soulagerait, et que dans quelques jours il serait guéri.

Je n’allai pas le voir le lendemain, mais le surlendemain j’entrai en faisant ma tournée ; je n’attendis pas qu’on m’eût annoncé, et je montai tout droit à l’appartement de mon malade sans faire attention aux grognemens et aux murmures de la vieille gouvernante. Je frappai doucement à la porte de la chambre, et l’aigre voix qui m’était si connue cria : Entrez.

— Ah ! vous voilà. Ne m’envoyez plus de vos remèdes de charlatan ; eh ! jetez la drogue par la fenêtre, si vous en avez apporté quelqu’une.

— Je suis désolé, lui dis-je, que la médecine que je vous ai envoyée ne vous ait pas soulagé.

— Est-ce que les drogues d’un médecin ont jamais soulagé quelqu’un ?

— L’avez-vous prise dans une infusion de graine de lin ? répondis-je.

— Infusion de graine de lin ? Après ! charlatanisme ! je n’ai pas pris la drogue du tout. Voici les bouteilles ; le contenu a été vidé dans le chaudron de vaisselle.

Quoique ennuyé de l’entêtement du vieux gentleman et du sans-gêne avec lequel il avait disposé de ma médecine, je ne pus m’empêcher de sourire en songeant à l’idée bizarre du malade, se plaignant qu’un remède ainsi employé ne lui eût fait aucun bien. Quoique la toux n’eût pas un caractère dangereux, elle pouvait devenir telle cependant, si elle n’était pas soignée. Je résolus donc d’éveiller ses craintes, et je lui dis que je ne serais pas responsable des conséquences, s’il persistait à refuser les remèdes nécessaires et à repousser mes conseils.

— Eh quoi ! dit-il, les conséquences ! Quelles conséquences ? Je tousse, voilà tout ; il n’y a pas de danger. Je suis sain et solide ; je n’ai que soixante-quatre ans, et je n’ai jamais eu de toux ni une maladie d’une heure jusqu’à ce jour.

— Il n’y a certainement pas de danger pour le moment ; mais c’est précisément parce que vous avez une constitution robuste que vous êtes insouciant, et je n’ai pas besoin de vous apprendre qu’une toux négligée est toujours dangereuse.

— Bien, répondit mon malade. Envoyez-moi de nouveau votre remède. Cette fois, mistress Standish n’y touchera pas ; je ferai comme je l’entendrai.

Je souhaitai le bonsoir au vieux gentleman, et j’allais me retirer lorsqu’il me rappela et dit : — Docteur, puis-je aller pendant une heure à l’étalage du bouquiniste ?

— Non, certainement, si vous voulez être promptement débarrassé de votre toux.

— Eh bien ! alors voulez-vous demander à M. Mac Tavish s’il a trouvé le troisième volume du Traité sur le mariage, par un savant médecin du XVIe siècle ? et s’il l’a trouvé, voulez-vous me l’apporter la première fois que vous viendrez ?

Deux jours après, je portai le vieux bouquin à mon malade, qui avait été obéissant à mes injonctions, et que je trouvai presque délivré de sa toux. L’état de sa santé et mon empressement à l’obliger l’avaient disposé plus favorablement à mon égard, et pour la première fois il causa avec moi poliment.

— Vous êtes le premier médecin qui, je crois, ait soulagé son malade, me dit-il. Ces médecins, c’est un troupeau de gens rapaces qui font la chasse aux dollars ; mais peut-être avez-vous un remède particulier pour la toux, et ne pourriez-vous rien faire contre une autre maladie ?

Je répondis que j’espérais qu’il ne me donnerait pas l’occasion de montrer mon habileté, mais que je croyais pouvoir être également utile dans d’autres maladies.

— Hum ! reprit-il. Il resta muet pendant quelques minutes, et j’aurais quitté la chambre, si je ne m’étais pas aperçu qu’il avait quelque chose à me dire.

J’attendis donc pour lui permettre de parler.

— Docteur, me dit-il enfin, je crois que vous êtes un jeune homme discret ; je vous ai jugé ainsi dans nos rencontres chez le bouquiniste. Quel âge avez-vous ?

— Un peu plus de trente ans, répondis-je en souriant.

— Hum ! vous êtes marié ?

— Oui, et j’ai deux enfans.

— Vous êtes trop jeune, monsieur, trop jeune pour le mariage, trop jeune de trente ans, ou au moins de vingt. Écoutez ce que dit le savant Godolphin. Ah ! monsieur, il n’y a plus de médecins sur la terre depuis l’époque où écrivait Godolphin ; les médecins d’aujourd’hui ne sont plus que des empiriques. Je vais vous lire l’extrait suivant du traité de Godolphin sur le mariage, tome II, chapitre XVI, page 301 : « Et alors, si on est dans la pleine vigueur de l’esprit et du corps, et si l’on n’est pas adonné à la débauche, à l’incontinence ou à la gloutonnerie, je crois que l’âge de soixante ans est le bon âge pour prendre femme, car à cet âge mûr l’homme a abandonné la folie et commencé à chercher la sagesse ; son corps et son esprit sont arrivés à leur parfaite maturité. » — Pour moi, continua le vieux gentleman, je suis tout à fait de l’avis du savant et excellent auteur, et je ne puis décidément pas admettre que des enfans de trente ans et des jeunes gens de quarante-cinq, même de cinquante osent assumer sur eux la responsabilité du mariage, outre que cela augmente démesurément la population et nous conduit à un état de choses qu’il est horrible de contempler. Ce n’est qu’à mon âge qu’un homme peut honorablement se marier, et dans le fait, docteur, je pense à me marier. Mistress Standish s’y opposera, je le sais bien ; mais j’ai arrêté ma résolution, surtout depuis que j’ai lu ces inappréciables vieux livres. Comme je vis très solitaire, j’ai besoin d’un confident. Que pensez-vous de mon projet ?

Je répondis que, comme le disait fort bien le savant Godolphin, il était arrivé à cet âge mûr où son jugement avait toute sa solidité ; que, pour moi, j’avais toujours été partisan du mariage ; qu’il valait mieux se marier tard que jamais, et que tout ce que je pourrais faire pour avancer cet heureux jour de son mariage, je le ferais avec plaisir ; puis je lui souhaitai le bonjour, et je sortis.

Lorsque je revis le vieux gentleman, il était débarrassé de sa toux. Je m’aperçus que j’avais beaucoup gagné dans son estime, et qu’en dépit des grognemens de la femme de charge, je l’avais remplacée en partie dans sa confiance. Aussitôt que je fus assis, il me dit : — Voici votre salaire, docteur, Pas un mot. Je sais que c’est beaucoup d’argent pour le petit service que vous m’avez rendu ; mais pas d’observations, prenez et restez tranquille. Je désire que vous voyiez la jeune dame dont je veux faire ma femme.

— La jeune dame ! m’écriai-je avec étonnement et sans songer à mes paroles.

— Hum ! cet homme est fou, il n’a pas le bon sens que je lui prêtais gratuitement. Et je vous prie, monsieur, pourquoi pas la jeune dame ? Le savant Godolphin ne dit-il pas : « Et de même que l’homme doit être robuste, avenant et avancé en âge, afin que son esprit soit libre des vaines pensées, de même la fiancée doit être jeune, belle et pleine de grâces extérieures ? » Répondez à cela, monsieur.

Je répondis que sans aucun doute il était dans le vrai, que j’avais une foi entière dans la sagesse du savant, et je réussis ainsi à apaiser sa colère. Un coup fut frappé à la porte, un pas léger qui se fit entendre sur l’escalier annonça l’approche d’une femme, et une jeune fille de vingt et un ans tout au plus entra dans la chambre avec la femme de charge. Elle rapportait au vieux gentleman un gilet de soie qu’il lui avait donné à broder, car, bien que la mode des gilets brodés fut passée, le vieux gentleman persistait à en porter encore.

La jeune fille, je l’appris bientôt, n’était autre que la fiancée de mon vénérable client. C’était une simple ouvrière que mistress Standish, dans la simplicité de son cœur, avait choisie pour la charger d’un travail commandé par son maître. Celui-ci avait été tellement satisfait de l’exécution, qu’il avait envoyé chercher l’ouvrière pour la remercier en personne. La beauté et la naïveté de la jeune fille avaient fait sur lui une impression profonde, et le lendemain il avait été obligé de faire une heure plus tôt que d’habitude sa visite à l’étalage du bouquiniste, afin de chasser les sensations nouvelles qui s’étaient éveillées en lui. Il avait mis la main sur les œuvres d’un certain auteur du XVIe siècle, nommé Godolphin, qui avait écrit sur le mariage en style fort étrange, et ce livre avait achevé ce que l’aspect de la jeune fille avait commencé. Les préliminaires du mariage étaient déjà arrêtés, lorsque je vis pour la première fois la fiancée de mon vieux client. On avait parlé à la mère de la jeune fille, qui était, une respectable veuve. La fille avait été tellement éblouie par le passage soudain d’une vie de pauvreté et de travail à une vie d’opulence, qu’elle avait consenti immédiatement, car il n’est pas croyable que l’amour ait eu rien à faire de son côté. La gouvernante avait grogné, pesté, récriminé, mais en vain ; le vieillard fut inexorable. À l’époque où le secret me fut confié, tout était arrangé, et le vieux gentleman, n’ayant pas d’ami qui pût l’assister dans la cérémonie, avait jeté les yeux sur moi.

Le mariage fut célébré secrètement, et personne, pas même les voisins, ne sut ce qui s’était passé. Ce jour-là, le fiancé remplaça par un habit bleu de ciel l’habit couleur de tabac qu’il portait habituellement, les culottes couleur de tabac furent également remplacées par des culottes de peluche noire, et les bas de laine par des bas de soie. Une paire de boucles en diamant brillait à ses souliers et à sa jarretière, et un tricorne neuf complétait ce costume, qui faisait ressembler le vieil antiquaire à un beau du temps de la reine Anne ou de George Ier. Ce fut certes un singulier mariage, mais j’ai toutes raisons de croire qu’il fut heureux. M. W…, malgré son âge, fut le père de deux enfans, un garçon et une fille, et, excentrique jusqu’au bout, il eut la fantaisie, à l’âge de soixante-dix ans, d’acheter une propriété en Virginie et de disposer des biens qu’il avait à New-York. Il s’y retira et y mourut à l’âge de quatre-vingt-trois ans. Sa veuve, qui mourut à quarante-cinq ans, ne lui survécut pas longtemps. Les enfans se marièrent et vivent encore ainsi que leurs descendans : peut-être reconnaîtront-ils sans trop de peine dans cette esquisse leur excentrique et vénérable aïeul.


VII. – UNE MALADIE MYSTERIEUSE.

Vers la fin de 1849, j’avais résolu d’abandonner ma profession, et j’avais réduit peu à peu ma clientèle. Il ne me restait plus qu’un petit nombre de malades, et j’étais sur le point de sortir pour aller visiter ces cliens de mon choix, lorsque mon domestique entra dans ma chambre, et me dit qu’un homme attendait au bas de l’escalier.

— Que veut-il, Robert ? demandai-je.

— Je ne sais pas, monsieur. Il n’a voulu me rien communiquer pour vous, et m’a dit seulement qu’il avait besoin de parler au docteur.

— Je ne puis voir personne en ce moment. Dites-lui de vous communiquer ce qu’il demande ou de revenir une autre fois.

Robert quitta la chambre : je sortis, et j’étais sur le point de monter en voiture, lorsqu’un homme d’assez mauvaise mine m’arrêta et me remit un billet.

— De qui est ce billet ?

— Je ne sais pas, me répondit-il brusquement. Lisez-le, et peut-être vous l’apprendrez.

Et l’homme disparut.

Ce billet était écrit dans un style tout féminin et d’une écriture très nette. Il contenait ces simples mots : « Le docteur *** rendra un immense service à une dame dont le mari est en Californie, s’il veut bien aujourd’hui même, à huit heures du soir, aller trouver sa domestique au coin de Bleecker-Street et se laisser conduire par elle. C’est une affaire très importante. Ainsi ne la traitez pas, je vous en prie, comme une plaisanterie. Des questions de vie et de mort dépendent de votre complaisance. J’ai remis ce billet à un commissionnaire avec ordre de vous le remettre en personne ou de me le rapporter. Je ne connais pas le commissionnaire, et il ne me connaît pas. Ne manquez pas. »

Ma première idée fut de croire à une mystification ; mais le style du billet et certains mots tracés évidemment d’une main tremblante témoignaient de l’agitation et de l’inquiétude de celle qui l’avait écrit. Après tout, que me demandait-on ? D’aller trouver une femme dans un quartier élégant, à une heure sans danger. J’étais marié et trop vieux pour avoir à craindre la médisance : je me décidai donc à tirer cette affaire au clair.

L’horloge sonnait huit heures comme je tournais le coin de Bleecker-Street, et sous le premier réverbère je trouvai une femme qui, sans aucun doute, était celle que je cherchais. Je la regardai avec une curiosité qui ne me servit de rien, car elle laissa immédiatement retomber son voile sur son visage.

— Vous êtes, je présume, la dame mentionnée dans le billet que j’ai reçu ce matin ?

— Oui, me répondit-on. Il se fit un silence de quelques minutes, et enfin la femme voilée reprit avec impatience : Il n’est pas convenable de stationner ici à cette heure de la nuit. Es-tu prêt à me suivre et à obéir à la requête contenue dans le billet ?

Je restai muet d’étonnement. — Une quakeresse ! poursuivis-je. Il vous arrive parfois de singulières aventures.

— Je n’entends pas ce que tu dis, continua la personne mystérieuse. Dis-moi honnêtement si tu veux me suivre, oui ou non ?

— Oui certainement, je vous suivrai.

Comme je disais ces mots, il me sembla entendre un petit rire ironique sortir du voile par trop discret qui recouvrait la figure de la femme. Toutefois elle marcha très vite, et je la suivis jusqu’au bout de la rue, où nous trouvâmes une voiture particulière qui nous attendait. Le cocher était évidemment, un domestique, car je pus voir les boutons de sa livrée briller au-dessous du grossier manteau dont il s’était affublé. Il ouvrit la porte de la voiture et y fit monter la jeune femme avec un respect qui me prouva aussitôt qu’elle n’était point une servante. — Peut-être, pensai-je, est-elle une amie de l’auteur du billet ? peut-être est-elle cet auteur même ?

— Monte, je t’en prie, dit-elle lorsqu’elle fut assise. Le cocher s’approcha de la portière, elle lui chuchotta quelques mots à l’oreille, et pendant qu’il se disposait à monter sur son siège, elle se tourna vers moi et me dit : — Je vais baisser les stores. Il faut que tu saches que, pour des raisons que tu connaîtras plus tard, le secret est nécessaire en toute cette affaire. Par conséquent je ne désire pas que tu connaisses la route que nous suivons.

Je ne fis aucune objection, car après tout il ne pouvait m’arriver beaucoup de mal ; ma compagne était jeune et, selon toute probabilité, jolie ; le cocher était un domestique alerte et intelligent. Aussi m’écriai-je à demi-voix : — Il ne peut pas résulter grand mal de cette aventure.

— Du mal ! répliqua la jeune femme, il en résultera beaucoup de bien au contraire. Tu ne dois pas me craindre beaucoup, moi, pauvre créature fragile.

Et il me sembla entendre de nouveau le même malicieux petit rire, étouffé à grand’peine, sortir de dessous le voile.

— Non, répondis-je, je n’ai pas peur ; néanmoins il est toujours bon de savoir où l’on va.

À ce moment, la voiture roulait très vite, et pendant plus d’une demi-heure le bruit des roues m’avertit que nous n’avions pas quitté la ville ; puis, le mouvement devenant plus doux et le bruit plus sourd, je m’aperçus que nous étions en pleine campagne. Enfin le cocher s’arrêta, ouvrit la portière et nous fit descendre.

Je regardai autour de moi avec une curiosité bien pardonnable, mais je ne pus reconnaître l’endroit où j’étais. Ma compagne de route me prit par le bras et me conduisit à environ cent pas, devant l’entrée d’une grande habitation. Au moment où nous entrions, la femme voilée me dit : — Promets-moi que tu ne parleras pas de ce que tu verras ce soir avant six mois, et je te conduirai ensuite auprès de la dame qui réclame tes services.

— Je ne puis faire une promesse aussi téméraire, répondis-je. La nature de ma profession, me forçant à pénétrer les secrets des familles, me défend aussi de révéler ce que j’ai vu, à moins que ce ne soit quelque chose de coupable. Vous pouvez compter sur ma discrétion autant que l’honneur ou le bonheur de la famille peut y être intéressé, mais je ne ferai pas de promesse téméraire.

— C’est bien, dit-elle.

Après avoir passé à travers différens corridors obscurs et tortueux, et avoir monté deux ou trois étages, elle me conduisit dans une antichambre fort bien éclairée, en me disant qu’elle allait avertir sa maîtresse de ma présence.

— Ce n’est pas une servante, pensai-je en contemplant avec plus d’attention la recherche de ses vêtemens, l’élégance de sa taille et la grâce de sa démarche, et je soupçonne son style de quakeresse de n’être qu’une ruse.

Une servante entra, et me pria, avec l’accent irlandais le plus prononcé, de la suivre dans l’appartement de sa maîtresse. Je me levai et je fus reçu à la porte par l’inconnue, qui me conduisit près d’un lit sur lequel, enveloppée dans un peignoir, reposait une belle jeune femme.

— Est-ce le docteur *** ? demanda-t-elle d’une voix faible lorsque j’approchai du lit.

— C’est lui-même, madame, répondis-je. Je serai heureux d’apprendre la raison pour laquelle vous m’avez fait appeler et conduire auprès de vous d’une manière si mystérieuse.

— Vous le saurez, docteur. Adèle, dit-elle en s’adressant à l’inconnue, quittez votre bonnet et laissez-nous. Je voudrais être seule avec le docteur.

Je me retournai avec curiosité, car j’étais aussi désireux de connaître les traits de l’inconnue qu’un jeune homme de vingt-cinq ans l’aurait été dans les mêmes circonstances. Je fus frappé de saisissement et presque d’horreur : l’inconnue à la douce voix, à l’accent de quakeresse, à la taille élégante, était une négresse ! Adèle s’aperçut évidemment de ma surprise, mais sa physionomie ne trahit aucune émotion. Elle sortit, et lorsque la porte se referma derrière elle, il me sembla que j’entendais encore ce petit rire musical qui m’avait inquiété déjà.

— Docteur, me dit la dame d’une voix faible et souvent interrompue par une toux violente, je n’ai pas besoin de vous dire que je suis très malade, et plus encore d’esprit que de corps. Vous excuserez les précautions mystérieuses que j’ai prises ; mais lorsque je vous aurai tout expliqué, peut-être me pardonnerez-vous tout l’ennui que je vous ai causé ?

Un accès de toux l’interrompit. Pendant quelques instans, elle retomba épuisée par la fatigue ; cependant elle se remit et me raconta son histoire, que je rapporterai telle qu’elle sortit de sa bouche.

Je n’ai pas toujours habité un appartement aussi somptueux, et plût à Dieu que je n’eusse jamais connu le luxe ! J’étais heureuse lorsque j’étais pauvre ; maintenant je suis pour jamais séparée du bonheur. Il peut vous sembler singulier, docteur, que je vous aie choisi pour être le confident de mon malheur ; mais vous rappelez-vous avoir assisté de vos soins il y a cinq ans mistress *** (elle me nomma la femme d’un confiseur renommé) ?

— Certainement, répondis-je. — Et alors je me rappelai vaguement avoir vu autrefois les traits de la jeune femme.

— Vous rappelez-vous avoir une fois laissé votre femme dans le salon tandis que vous montiez chez mistress *** ?

— Peut-être bien. Je ne me le rappelle pas exactement.

— Je puis aider votre mémoire en vous rappelant une autre circonstance. Au moment où vous alliez quitter le salon, quelques jeunes gens en état d’ivresse firent du scandale. L’un m’adressa quelques paroles injurieuses. Excité par les reproches d’un de ses compagnons, il leva sa canne sur moi et m’aurait frappée, si vous n’aviez pas détourné le coup.

— Oui, répondis-je, je me rappelle cette circonstance, et j’ai un vague souvenir de votre physionomie ; mais vous avez singulièrement changé depuis, ou mes yeux me trompent bien.

— Changée ! dit la dame d’une voix si triste, si touchante, si pleine de douleur, que je me repentis d’avoir employé cette expression ; oui, je suis bien changée, changée de corps et d’esprit. Ma jeunesse et ma beauté se sont évanouies, et je crains que ma pureté d’esprit ne se soit évanouie aussi. Maintenant je reprends mon histoire.

— Quelques semaines après l’événement dont je viens de parler, le jeune homme qui avait pris ma défense contre son brutal compagnon vint me voir et me fit des excuses pour les injures auxquelles j’avais été exposée. Il était si respectueux et paraissait si réellement indigné de la conduite de ses camarades, que je me sentis touchée, et lui assurai que je ne lui en voulais point et que je lui étais au contraire reconnaissante de ses procédés à mon égard. Il revint plusieurs fois à la boutique, et chaque fois il m’adressa quelques mots de politesse qui ne laissaient soupçonner aucune intention cachée. Quelquefois même il m’offrait des bouquets que je n’osais refuser de crainte de l’affliger, et peu à peu je commençai à aimer les bouquets à cause de celui qui les offrait. Deux ou trois mois se passèrent ainsi ; nous étions devenus aussi intimes qu’il est possible de l’être entre un jeune homme riche et plein d’avenir et une simple demoiselle de comptoir. Quelques idées d’amour romanesque avaient traversé mon esprit ; j’avais d’abord chassé ces pensées néfastes : plût à Dieu que je leur eusse toujours résisté ! Mais lorsque je le voyais entrer dans la boutique avec des dames, ses égales par la condition et la fortune, alors la jalousie s’éveillait dans mon cœur, et je ressentais tous les tourmens de l’amour.

Ma mère demeure à Long-Island, et j’avais l’habitude alors d’aller la voir le dimanche. Un dimanche soir, en revenant de ma visite accoutumée, je fus surprise par un orage, et j’étais encore loin du bateau lorsqu’une voiture passa près de moi ; un jeune homme en descendit et offrit de me conduire chez moi : c’était Édouard. Une voix mystérieuse semblait me chuchotter à l’oreille : « Tiens-toi sur tes gardes, ou il t’arrivera malheur. » Mais la conduite d’Édouard était si galamment respectueuse et si digne d’un véritable gentleman, que je me laissai arracher la promesse de le revoir le dimanche suivant et d’aller à la campagne avec lui. À dater de cette époque, mes visites à ma pauvre mère devinrent plus rares, car ces promenades à la campagne furent le commencement de bien d’autres. Peu à peu Édouard en vint à me parler d’amour. Comme mon cœur palpitait à la musique de sa voix ! comme mes oreilles buvaient le miel de ses paroles ! Il devint plus hardi et plus ardent, et, s’efforçant de m’amener à ses désirs, il me parla avec mépris de cette union officielle consacrée par les paroles du prêtre, et essaya de me persuader que le vrai mariage était l’union de deux âmes enchaînées l’une à l’autre par une affection réciproque. Je l’écoutai d’abord avec inquiétude, puis avec chagrin ; mais telle était alors la violence de mon amour, que je n’eus pas la force de me détourner du tentateur. Toutefois je lui déclarai que jamais je ne tomberais dans aucune de ces doctrines socialistes, que l’homme qui me voudrait pour femme devrait faire consacrer notre union à l’autel, et Édouard, se moquant de ma pruderie, proposa de m’épouser. Lui, le gentleman riche et bien élevé, offrait à l’humble fille de boutique de l’épouser ! J’oubliai toutes mes craintes dans le délire de bonheur qui s’empara de mon être entier en entendant cette proposition, et je lui promis solennellement d’être à lui, à lui seul.

La pauvre jeune femme laissa tomber sa tête sur son oreiller et s’arrêta, ne pouvant résister à la violence de son émotion. Je laissai son agitation se calmer, et après quelques minutes de silence je lui dis : — Ainsi vous fûtes mariée à Edouard, à ce jeune homme dont vous me parlez ?

— Je le crus d’abord, répondit-elle avec un grand effort ; mais j’eus bientôt lieu de supposer que le mariage était faux, et que le prêtre qui nous maria en secret chez Edouard était un de ses compagnons déguisé en ministre. — Et elle s’arrêta de nouveau.

— Puis-je vous demander, dis-je à mon tour, depuis combien de temps ce mariage vrai ou faux a eu lieu ?

— Depuis plus de trois ans. D’abord je fus heureuse, ah ! heureuse au-delà de toute expression. Puis vint le premier aiguillon du remords. Cette première tempête de bonheur apaisée, je sentis que je ne serais plus heureuse, si je ne pouvais avertir ma mère que j’étais mariée, et lorsque notre premier enfant fut venu au monde, je priai Edouard de me permettre d’informer ma mère de notre mariage. Alors pour la première fois je vis Edouard furieux. Je n’oublierai jamais le terrible froncement de sourcils avec lequel il rejeta ma demande et me pria de ne plus lui parler d’une telle chose à l’avenir. Néanmoins quelques jours après je renouvelai ma demande, et alors sa colère ne connut plus de bornes. Il me reprocha ma pauvreté première, me demanda s’il ne m’avait pas élevée à une condition de richesse et de bonheur, et finit en me disant amèrement que nous n’étions pas mariés, et que toute la cérémonie depuis le commencement jusqu’à la fin n’était qu’une mascarade. Je m’évanouis, et lorsque je revins à moi, j’étais dans les bras d’Edouard.

— Grâce à Dieu, ma chérie, vous voilà remise, me dit-il en m’embrassant. Quelle petite créature nerveuse vous faites ! Voyons, faisons entre nous un arrangement. Vous me promettrez de ne plus me parler de ce désagréable sujet, et moi, en retour, je promets à ma bonne petite femme de devancer tous ses désirs et de les satisfaire avant même qu’elle ne les exprime. Est-ce une affaire conclue ?

Je fus vaincue par ses caresses, et j’étais si heureuse de le retrouver aimant comme autrefois, que je fis la promesse qu’il me demandait. Depuis cette époque, nous n’avons plus reparlé de ce triste sujet de discorde.

— Vous n’avez eu qu’un enfant alors ? demandai-je.

— J’en ai eu deux, docteur ; le premier était un enfant mort-né ; le second mourut après avoir vécu quelques semaines, et je suis sur le point de devenir mère pour la troisième fois.

— Votre mari est-il ici ?

— Non. Edouard est en Californie et ne reviendra peut-être pas avant un an. Ne connaissant pas le médecin qui m’avait assisté dans mes couches précédentes, et craignant la colère d’Edouard, si je me confiais ouvertement à un étranger, j’ai pris ces précautions mystérieuses qui ont pu vous étonner. Vous ne trahirez pas mon secret, n’est-ce pas, docteur ?

— Vous pouvez vous confier à moi en toute assurance. Mais votre mari n’avait donc pris aucune mesure en prévision de cet événement avant son départ ?

Une ombre d’inquiétude passa sur son visage, et elle répondit : — Non ; il est parti si précipitamment, qu’il n’a pu en prendre aucune.

L’hésitation avec laquelle elle prononça ces paroles me fit soupçonner qu’elles contenaient un demi-mensonge.

— Maintenant, docteur, que j’ai votre promesse, revenez me voir. Voici mon adresse et mon nom… non pas le nom d’Edouard, mais le mien. Ne regardez cette carte que lorsque vous serez de retour chez vous, et n’adressez aucune question au cocher qui va vous reconduire. Quand vous reverrai-je, docteur ?

— Après-demain. Je ne crois pas que vous ayez besoin de mes soins auparavant.

Je me levai et souhaitai le bonsoir à mon intéressante et mystérieuse malade. Comme j’allais descendre l’escalier, la négresse dont j’ai parlé me pria d’attendre jusqu’à ce qu’elle eût donné des ordres au cocher. J’étais arrivé soudainement, et je l’avais surprise lisant, car à mon approche elle s’était hâtée de cacher deux volumes sous le coussin du sofa. J’eus la curiosité de les regarder : c’était un volume des poèmes de Lamartine en français, et le Lalla Rookh de Moore. Mystère sur mystère, pensai-je ; voilà un faux mariage qui certainement contient quelque secret criminel, et voilà en outre une quakeresse noire qui lit Lalla Rookh et les poèmes de Lamartine ! Que signifie tout cela ?

Selon ma promesse, je retournai voir la jeune dame le surlendemain. Elle souffrait beaucoup, et eut plusieurs évanouissemens successifs en ma présence. Adèle, la négresse mystérieuse, était auprès d’elle et lui prodiguait ses soins. Je profitai de cette occasion pour l’examiner plus attentivement, et je restai convaincu après mûr examen qu’elle portait un masque. Elle devina que j’avais découvert son secret, chuchotta quelques mots à l’oreille de sa prétendue maîtresse, et m’accompagna à ma sortie.

— Je crois, docteur, que vous soupçonnez que je porte un déguisement, et vous êtes dans le vrai. Je porte un masque, une fausse chevelure et des gants noirs. Mon style de quakeresse est aussi un mensonge. J’avais pris ces précautions pour ne pas être reconnue. Maintenant que vous savez la vérité, je me dispenserai de porter ce vilain masque, mais je resterai voilée en vorre présence. Aussi bien il y a longtemps que ce déguisement m’ennuie, et que je fais tous mes efforts pour ne pas éclater de rire. Vous m’avez promis le secret. Je compte sur votre parole. — Après avoir dit ces mots, elle me salua et retourna auprès de son amie.

Je retournai chaque jour à la maison mystérieuse, et chaque jour je trouvai auprès de la dame malade la fausse négresse soigneusement voilée. J’étudiai toute sa personne avec la plus grande attention, et je remarquai toutes les particularités de sa toilette. Ses mains, admirablement belles et délicates, étaient chargées de bagues richement montées, et elle portait au cou un médaillon d’un travail merveilleux. Toute sa personne enfin trahissait une femme d’une riche condition qui s’était laissée égarer et désirait ne pas être reconnue. Un jour que je passais dans Broadway, je fus obligé de m’arrêter par suite d’un embarras de voitures. Une de ces voitures passa devant moi, et comme les stores étaient levés, je pus voir distinctement les personnes qu’elle contenait : c’étaient une vieille dame et une femme d’apparence plus jeune, dont le visage était caché sous un voile vert. La personne voilée fit un geste, et sur sa main je reconnus les diamans que j’avais remarqués aux doigts de la belle inconnue. Le carrosse partit au galop, et je demandai à différentes personnes, qui me crurent fou, si elles savaient à qui il appartenait ; mais je n’obtins pour toute réponse que les quolibets des polissons de la rue qui s’étaient déjà rassemblés autour de moi, et me proposaient ironiquement de courir après la voiture, ou de leur donner un shilling pour aller s’informer du nom des dames.

Voyant que l’attention des passans se dirigeait sur moi, je pressai le pas, et je me rendis à la maison mystérieuse. La dame voilée était là, et les diamans dont ses doigts étaient couverts étaient bien ceux dont l’éclat m’avait tout à l’heure ébloui dans Broadway. Lorsque je quittai l’appartement, je m’arrêtai un instant dans l’antichambre, et je pris un des journaux qui se trouvaient sur la table et dont on avait retranché un paragraphe. La jeune dame voilée entra sans me voir, chercha le journal, regarda autour d’elle, et m’apercevant enfin :

— Je vous demande pardon, docteur, me dit-elle ; je croyais que vous étiez parti.

— Je suppose que vous cherchez le journal ?

— Oui, me répondit-elle ; mais il n’y a rien de pressé. Continuez, je vous prie.

— Je lisais un rapport fort intéressant de la Société historique ; mais cela me devient difficile, car on a coupé un des paragraphes imprimés sur le revers de la page.

— Oui, me répondit-elle d’un air embarrassé. J’ai l’habitude de couper certains paragraphes pour les coller dans mon album.

Je ne pus résister au désir de lui demander si je ne l’avais pas rencontrée le matin dans Broadway. Elle tressaillit comme frappée d’un attouchement électrique et me répondit : — Eh bien ! oui ; il ne servirait à rien de le nier. Ce sont ces bagues qui m’ont trahie ; elles ne le feront plus.

— Votre incognito, miss, n’a pas été découvert, car je n’ai pu voir vos traits, et je ne sais à qui appartient la voiture où vous étiez.

Après l’avoir ainsi rassurée de mon mieux, je me levai et sortis. En arrivant chez moi, l’idée me vint de chercher ce que pouvait contenir le paragraphe qui avait été coupé dans le journal. C’étaient quelques lignes relatives aux nouvelles de Californie, et où il était question d’un jeune homme qui aurait quitté New-York dans certaines circonstances très obscures et débarqué à San-Francisco. Je ne doutai pas que ce jeune homme ne fût le mari de ma belle malade, et je mis le journal à part pour m’en servir au besoin, en me promettent de lire désormais avec attention les nouvelles de Californie.

Quelques jours après, mistress Mason (c’était le nom de la jeune dame) accoucha d’un beau garçon. Je la soignai durant son accouchement et sa convalescence, et je refusai le traitement légitime de mes soins, non par désintéressement, je dois le dire, mais dans l’espoir que, par reconnaissance, elle me dévoilerait enfin le secret auquel j’étais mêlé. Elle n’en fit rien. — Je ne vous délivre pas encore de votre promesse, docteur, me dit-elle ; mais j’espère d’ici à peu de temps vous dévoiler tout le mystère, et même prendre vos conseils. En attendant, acceptez cette bague comme gage de ma reconnaissance et venez me voir dans huit jours ; j’espère pouvoir à cette époque ne vous plus rien cacher.

Je fus ponctuel, et au bout de huit jours, je me présentai à la maison mystérieuse, que je trouvai complètement vide. Je cherchai le propriétaire de la maison, et je lui demandai s’il savait où étaient allés ses locataires. Il l’ignorait. — Avaient-ils annoncé leur départ ? — Non, me répondit-il ; je crois que leur départ a été fort inattendu, même pour eux. Le loyer m’a été payé par le mari de la dame, qui est, je crois, en Californie jusqu’au mois de novembre prochain. Il y a donc encore trois mois à courir. C’est une étrange affaire toutefois : le mari a voulu à toute force me payer d’avance, et depuis que sa femme est partie, j’ai appris qu’il m’avait donné un faux nom ; mais peu importe ! le loyer est payé, et j’attendrai jusqu’à l’expiration du terme avant de mettre la maison en location.

Trois mois après cette visite, je lus dans un journal qu’un enfant du sexe masculin, âgé selon toute probabilité de quatre ou cinq mois, avait été trouvé dans l’Hudson, et que tout faisait supposer qu’un infanticide avait été commis. Je ne sais pourquoi l’idée me vint que cet enfant mort était celui de mistress Mason, et je me rendis au bureau de police où le corps avait été déposé. Je remarquai autour du cou un petit collier de corail tout semblable à celui que portait l’enfant de mistress Mason. Je levai le bras du petit cadavre, et je fus soudainement éclairé en apercevant un signe que j’avais remarqué sur le bras de l’enfant lors de l’accouchement. Je n’eus plus aucune incertitude ; mais que pouvais-je faire ? Je ne connaissais pas même les noms des parens.

Les mois s’écoulèrent, et j’avais perdu tout espoir de pénétrer le mystère, lorsqu’un jour je reçus la visite d’une vieille dame vêtue de noir, et dont les traits indiquaient le plus profond chagrin. L’émotion l’empêcha de parler pendant quelques instans ; enfin elle me demanda si je n’avais pas assisté à l’accouchement d’une dame qui demeurait près de la route de Bloomingdale. — Oui, répondis-je. Cette dame était-elle une de vos parentes ?

— C’était ma fille, monsieur, dit-elle en fondant en larmes, et je crois qu’elle a été assassinée.

— Grands dieux ! que me dites-vous, et quelle raison avez-vous de soupçonner cet horrible crime ?

— Quelle raison ? docteur, quelle raison ? Lisez cette lettre, et puis dites-moi si mes soupçons ne sont pas fondés.

Je pris la lettre. Elle disait en substance que la fille désignée sous le nom de Mary était trop faible pour écrire elle-même et la prévenir qu’elle venait d’être mère d’un bel enfant ; que le vœu de son mari avait été de cacher à tout le monde son mariage, qu’il défendait encore à sa femme de voir ses pareils, mais que probablement la défense serait levée avant peu de temps. En attendant, sa fille la priait d’accepter un don de cinquante dollars et de ne pas s’inquiéter sur son sort.

— Cette lettre, qui ne contenait, rien de bien alarmant, reprit, la mère, fut cependant le premier indice qui me fit soupçonner qu’il était arrivé quelque grand malheur à ma pauvre fille. Je crains qu’elle n’ait été trompée par un faux mariage, abandonnée par son faux mari, et assassinée avec son enfant ; pour quelles raisons ? Je l’ignore, mais j’en suis presque convaincue. Oh ! pourquoi la justice n’est-elle pas également rendue au riche et au pauvre ? Pourquoi, dans un pays comme le nôtre, l’argent peut-il exempter d’un châtiment mérité ? Ceux qui ont de l’or ou des amis puissans commettent le crime avec impunité. Pourquoi, pourquoi en est-il ainsi ?

Quelques jours après la lettre que vous venez de lire, je reçus d’une petite fille un message verbal par lequel j’étais informée que ma fille désirait avoir une entrevue avec moi dans une maison située près de Bloomingdale-Road. Je n’ai pas besoin de vous dire avec quel empressement je me rendis au lieu du rendez-vous. J’arrivai longtemps avant l’heure, et j’attendis impatiemment près de la maison désignée, devant laquelle stationnait une voiture attelée et chargée de bagages, qui partit bientôt. Lorsqu’elle passa auprès de moi, il me sembla en entendre sortir de sourds gémissemens, et mon instinct de mère me dit : C’est ma fille qu’emmène son mari, et qui a voulu saisir l’occasion de voir une dernière fois sa mère.

Une heure après, l’horloge frappa midi. C’était l’heure assignée pour le rendez-vous. Je me précipitai vers la porte, et je sonnai à diverses reprises sans que personne vînt ouvrir. Enfin une jeune femme arriva de la route et se disposa à ouvrir la porte.

— Qui demandez-vous ?

— Miss W…, répondis-je sans songer que ma pauvre fille n’était point connue sous ce nom.

— Il n’y a ici personne de ce nom. Mais vous ne semblez pas bien, madame ; entrez, je vous prie ; je suis sûre que ma maîtresse ne le trouvera pas mauvais.

En disant ces mots, la servante essaya d’ouvrir ; mais, à son grand étonnement, la clé ne tourna pas dans la serrure.

— C’est singulier, dit-elle, il faut que mistress Mason et son amie soient allées se promener, elles ne m’attendaient pas si tôt probablement ; mais je puis passer par la fenêtre, et si vous voulez attendre un peu, je vous ouvrirai.

— Sainte Vierge ! dit-elle en revenant quelques minutes après : la maîtresse est partie, son amie aussi, et le petit, les malles, tout. Je vois maintenant pourquoi on m’avait envoyée à la ville ce matin. — Alors elle me raconta qu’un homme à favoris noirs et au teint brun était arrivé le matin et qu’il avait annoncé aux dames une nouvelle qui les avait fait fondre en larmes, que sa maîtresse lui avait payé les gages qui lui étaient dus, et qu’on l’avait envoyée à la ville sous un prétexte quelconque, afin sans doute de se débarrasser ainsi de sa présence. Du reste la maison était pleine de mystères même pour elle, et elle avait toujours soupçonné que M. et Mme Mason n’étaient pas légitimement mariés, et que la jeune dame son amie avait été également trompée par quelque astucieux vagabond. Je m’en retournai le cœur brisé, mais espérant encore que je reverrais mon enfant, lorsqu’il y a quelques jours je reçus une lettre ainsi conçue : « Celle qui vous écrivit autrefois de ne pas être inquiète sur le sort de votre fille vous écrit pour vous prier de chercher le docteur *** de New-York : c’est lui qui assistait votre fille lors de son dernier accouchement. Je suis entourée d’espions et gardée dans une maison de santé pour les fous, quoique je ne sois pas folle. Je suis étonnée de ne pas avoir été déjà massacrée, par les démons qui ont assassiné votre fille et son enfant. Soyez prudente. Je ne puis rien vous dire de plus. Je ne sais pas moi-même dans quelle localité je suis emprisonnée. »

La lettre n’avait aucune signature et portait le timbre de l’état du Maryland. J’essayai de consoler la pauvre mère et je lui promis de faire tous mes efforts pour arriver à découvrir le crime et les coupables ; mais il s’écoula bien du temps avant que je fusse à même d’exécuter ma promesse.

Je ne doutai point un instant que la personne enfermée parmi les fous ne fût la belle inconnue voilée de la maison mystérieuse ; mais comment découvrir le lieu où était située sa prison ? Diverses circonstances fortuites me le révélèrent. Dans une excursion en compagnie de ma femme à Saratoga, je fis connaissance d’un gentleman âgé de trente-cinq à quarante ans et de sa femme, et quelle ne fut pas ma surprise en reconnaissant aux doigts et au cou de la dame les bijoux de l’inconnue voilée ! J’essayai, mais sans succès, de savoir où elle les avait achetés, et les soupçons qui avaient traversé mon esprit prirent encore plus de force, lorsqu’un jour on apprit que le gentleman et sa femme, qui passaient pour très riches et qui étaient au nombre des élégans de Saratoga, étaient partis subitement. Toutefois j’oubliai bientôt cet incident. À mon retour à New-York, je reçus la visite d’un ami de la Nouvelle-Orléans, qui m’apprit que les élégans étrangers de Saratoga avaient été arrêtés à Galveston, dans le Texas, sous l’inculpation d’un crime commis en Californie. Nous parvînmes, à force de promesses et de menaces, à arracher à la femme quelques aveux. Elle n’était point la femme légitime de P… (l’inculpé), elle était sa maîtresse ; les diamans qu’elle portait ne lui appartenaient pas, et elle avait tout lieu de soupçonner qu’ils provenaient d’une jeune femme séduite par P… et abusée par un faux mariage, qui était enfermée dans une maison d’aliénés près de B… (Caroline du sud). Elle avait la certitude que P… était un voleur et un assassin, mais elle n’avait trempé dans aucun de ses crimes et avait seulement consenti à jouir avec lui de ses gains infâmes.

Je me rendis aussitôt dans la Caroline du sud, et je cherchai les moyens de pénétrer jusqu’à la belle inconnue. Après bien des recherches infructueuses dans l’état de la Caroline du sud, je parvins à découvrir la maison d’aliénés ; mais comment y entrer, quelle ruse employer pour ne pas éveiller les soupçons et mener à bonne fin mon entreprise ? Je laissai ma voiture à quelque distance de la maison, qui était admirablement située, et avait un aspect singulièrement comfortable. Je rôdai autour des baies du jardin dans l’espoir de rencontrer l’inconnue, et je l’aperçus en effet qui se promenait avec une vieille femme qui me parut une des surveillantes de l’établissement. J’épiai le moment où elle était seule, et alors, m’avançant vers elle et caché par la haie, je dis assez haut pour être entendu : Je suis le docteur ***.

Elle tressaillit comme si elle eût été frappée d’un coup de foudre, et s’écria : — Grands dieux, mes prières ont donc enfin été entendues !

Je pus alors contempler les traits de l’inconnue, et quelle ne fut pas ma surprise en reconnaissant en elle une des élégantes les plus admirées de l’Union ! — Est-il possible, miss T… ! m’écriai-je.

— Oh ! ne m’appelez plus miss T…, dit-elle en fondant en larmes. J’ai déshonoré ce nom.

— Calmez-vous, lui dis-je, l’action est nécessaire maintenant, et les larmes sont inutiles. Racontez-moi brièvement comment vous avez été enfermée dans cette prison. Et elle me fit le récit suivant.

« Le jour même où j’avais écrit à la mère de mistress Mason que sa fille désirait avoir une entrevue avec elle, P…, mon infâme séducteur, arriva subitement de Californie et nous ordonna de partir aussitôt, en nous disant que Mason nous attendait dans un petit village de la Pensylvanie, n’osant revenir à New-York à cause des accusations de vol qui avaient été injustement lancées contre lui, et qui l’avaient forcé de s’enfuir en Californie. Nous partîmes, et lorsque le soir fut arrivé, nous nous arrêtâmes dans une petite auberge sur la route. Pendant la nuit, il me sembla entendre du bruit dans la chambre de mistress Mason. Je réveillai P…, qui me rassura, alluma une bougie, s’assit en fumant près de la fenêtre et regardant attentivement du côté de la route. Le lendemain, lorsque je me réveillai, P… était déjà levé. Lorsque je cherchai mes diamans, je m’aperçus qu’ils avaient disparu, et je les demandai à P…, qui me répondit que par mesure de précaution il les avait enfermés dans sa valise. À demi rassurée, je demandai des nouvelles de mistress Mason, et j’appris, à mon grand étonnement, qu’elle était partie dans la nuit avec son époux. Je soupçonnai quelque chose d’affreux, et je manifestai hautement mes craintes à P…, qui, se levant, me saisit brutalement à la gorge en me disant que je mériterais d’être traitée comme mistress Mason et son enfant l’avaient été. À peine eut-il prononcé ces paroles, qu’il parut s’en repentir. Il resta silencieux quelque temps, et enfin il me dit brusquement : « Adèle, voulez-vous me donner, comme à votre légitime époux, tous les biens que vous possédez et venir avec moi en Europe ? — Non, répondis-je hardiment. Non, quand bien même vous devriez me tuer, comme vous avez tué mistress Mason et son enfant. » En entendant ces mots, il devint extrêmement pâle, et nous partîmes. La voiture s’arrêta devant cette maison. Un étranger s’approcha de moi et me fit entrer ; la porte fut refermée derrière moi, et j’entendis la voiture qui repartait. Je tombai sans connaissance, et lorsque je revins à moi, je demandai où j’étais. — Dans une maison de fous, me répondit-on, et vous y serez traitée bien ou mal, selon votre conduite. — Et maintenant, docteur, ajouta-t-elle en terminant, vous êtes mon seul espoir, agissez avec prudence, car si on découvre à temps notre secret, je suis perdue, on me tuera, comme je sais qu’on a déjà tué plusieurs personnes qui n’étaient pas plus folles que moi, dans cet infâme établissement. »

Le lendemain, j’écrivis au propriétaire de la maison de santé, en insinuant mystérieusement qu’ayant entendu parler de son excellent établissement, je désirais confier à ses soins une dame que certaines personnes de sa famille regardaient comme folle, et qui jouissait d’une grande fortune ; puis je me rendis à la maison, et j’eus une entrevue avec son propriétaire. Je restai bientôt convaincu que cet homme était un parfait scélérat. Rien dans ses traits qui ne révélât la bassesse et la cruauté. Je parvins cependant à dominer les mouvemens d’indignation que me causaient sa personne et sa conversation, et je le quittai en lui annonçant pour le lendemain l’arrivée de la prétendue folle qu’on désirait confier à ses soins. J’obtins non sans peine du magistrat un mandat d’arrestation et l’assistance de deux constables, et, une fois mes mesures prises légalement, je me rendis de nouveau à l’infâme maison, où je réclamai hautement miss Adèle T… Le mandat d’arrêt et la présence de deux constables produisirent leur effet, et quelques instans après mon arrivée, j’avais arraché miss Adèle T… à sa prison.

Cependant la partie la plus ténébreuse de ce mystère restait encore à découvrir. Qu’était devenue mistress Mason ? Après sa sortie de la maison d’aliénés, miss T…, honteuse et repentante, résolut d’aller en Californie rétablir sa fortune dilapidée, en ouvrant un magasin de modes. Plusieurs mois après son départ, je reçus une lettre dans laquelle elle m’informait du sort de son amie et de son histoire depuis la scène nocturne de l’auberge et la découverte du corps de l’enfant. Miss T… tenait de la bouche de Mary Mason même, qu’elle avait rencontrée en Californie, les horribles détails qui suivent, et qui terminent cette trop sinistre histoire.

Il paraît que le soir même où mistress Mason fut enlevée par son mari, la jeune femme, au moment de se coucher, avait découvert par hasard des papiers constatant qu’elle était bien légalement l’épouse d’Édouard. Cette découverte la jeta dans des émotions si diverses et si violentes, qu’elle ne put s’empêcher de crier et de pleurer à haute voix. Mason se précipita sur elle et lui porta un coup terrible. Mary s’évanouit, et lorsqu’elle s’éveilla, elle était en pleine campagne, assise dans une voiture aux côtés de son époux, qui écumait de rage. Il arracha l’enfant des bras de sa mère, et lui donna un nouveau coup, qui provoqua un nouvel évanouissement. Lorsqu’elle revint à elle, elle flottait sur les eaux d’une étroite rivière. Elle parvint à gagner le rivage, et après bien des marches pénibles, bien des souffrances, bien des longues semaines de maladie, elle s’embarqua pour la Californie, où elle supposait que s’était réfugié son infâme époux. Longtemps elle le chercha en vain dans les hôtels et les tavernes, dans les bouges où s’assemblent les joueurs et les voleurs, et cette multitude d’aventuriers sanguinaires qui désolent de leurs crimes le nouvel état. Un soir, elle entra dans un hôtel de Stockton où cette société sans foi ni loi avait l’habitude de se réunir, et arriva au moment où se passait une de ces disputes sanglantes qui se terminent par un assassinat à ciel ouvert et subséquemment par la justice expéditive de la loi du Lynch. Autour du comptoir, une foule compacte se pressait autour de deux hommes qui se disputaient violemment. Soudain l’un d’entre eux brandit un couteau, frappa et s’ouvrit un passage au milieu de la foule, saisie d’horreur, qui s’écarta et découvrit aux regards de Mary la victime de l’assassin. Elle s’approcha et regarda : Edouard était couché par terre, baigné dans son sang.

— Edouard ! mon époux ! parlez à Mary, à votre femme ! Oh ! mon Dieu ! il est mort ! — Et elle tomba évanouie auprès du corps de son époux.

L’évanouissement passé, elle fut introduite dans l’appartement où son mari agonisait. Il regardait Mary avec des yeux qui exprimaient à la fois l’horreur et l’étonnement, — Mary, dit-il, êtes-vous donc sortie du tombeau pour venir accuser votre meurtrier, ou êtes réellement vivante encore ?

— Je vis, Edouard, je suis encore votre femme. Je vous pardonne tout ce que vous m’avez fait : où est l’enfant ?

— l’enfant ? Je l’ai noyé, reprit Edouard ; son corps repose dans l’Hudson, et son âme est allée où vous le rejoindrez, Mary, mais où son père ne le rejoindra jamais.

En disant ces mots, le misérable expira.

Après sa mort et au moment où Mary allait quitter Stockton, l’hôtesse lui remit une petite boite. — Voici, dit-elle, une boite que Jackson (c’était le nom californien d’Edouard) m’a chargée de vous remettre. « Promettez-moi, m’a-t-il dit, de la lui donner en personne, et surtout, mère, je vous en conjure, ne parlez pas de cela aux camarades. » Mary trouva dans la boite les preuves de son mariage et les titres de propriété d’une forte somme d’argent déposée à la banque de San-Francisco.

Mary quitta la Californie et se retira avec sa mère dans une des villes de l’ouest. Quant à miss Adèle T…, elle a fait fortune en Californie, et doit, dit-on, se remarier bientôt.

Ainsi finit l’histoire de la malade mystérieuse, une des plus singulières auxquelles j’aie été mêlé dans toute ma carrière de médecin.


Tels sont quelques-uns des épisodes dramatiques de ce livre. Nous ne les donnons point comme des chefs-d’œuvre, mais comme des échantillons du savoir-faire auquel les Américains sont arrivés. Ou nous nous trompons beaucoup, ou l’auteur de ce livre est réellement un médecin. Un homme littéraire aurait exploité les mêmes sujets avec plus d’habileté de main, il les aurait épuisés et leur aurait fait rendre tout ce qu’ils contiennent : nous n’y aurions pas beaucoup gagné. Chacune de ces aventures eût fourni la matière d’un roman complet ; ces observations toutes de détail auraient été généralisées, ces analyses succinctes des maladies de l’esprit auraient pris des dimensions exagérées. Nous devons donc remercier l’auteur de nous avoir donné scrupuleusement, sans y rien ajouter, le récit de ses aventures. Le livre y gagne en intérêt et en candeur.

Ce petit livre ne prête pas à de nombreuses réflexions, et cependant l’intérêt qu’il éveille est un intérêt tout moral. S’il se trouvait dans chaque nation un médecin qui fit le récit de ses aventures, le philosophe pourrait tirer de la comparaison des formes que les maladies morales revêtent dans les divers pays des conclusions curieuses sur la différence de caractère des peuples et des races. Nous connaissons mieux les qualités des peuples que nous ne connaissons leurs vices ; l’histoire, malgré les crimes dont elle abonde, ne nous enseigne guère que les vertus des nations, et si nous n’avions pas la littérature et surtout le roman, cette indiscrétion du génie des peuples, nous ne connaîtrions pas les faiblesses de caractère, les petitesses d’âme, les mesquineries, les vulgarités, les côtés odieux et haïssables de chacun des membres de la grande famille humaine. Toutefois les romanciers ne sont pas des hommes contraints par profession à l’observation des côtés douloureux de la vie ; ils ne sont pas obligés de suivre dans toutes leurs conséquences morales et physiques les vices qu’ils décrivent. L’intempérance chez eux n’est jamais que gaie ou brutale ; la luxure n’est que repoussante ou lisible ; ils ne suivent pas le prodigue plus loin que sa ruine. Ils ne nous enseignent encore que les vices généraux des peuples ; quelles conséquences ont ces vices chez les différens peuples, quel est leur degré de puissance, quelles sont leurs allures diverses, nous ne le savons pas. Cette échelle des vices, cette statistique du laid moral ne pourrait être établie que par des hommes voués par profession à l’observation du mal, — des magistrats, des médecins, des prêtres. Ce serait une entreprise originale qui nous en apprendrait long sur la misère de l’homme.

Ces Souvenirs d’un vieux médecin, par exemple, confirment quelques-unes des observations que les publicistes et les voyageurs ont déjà faites sur l’Amérique. Si un médecin européen, français, allemand, anglais, écrivait ses souvenirs, il y a fort à parier que les épisodes les plus émouvans de son récit seraient des scènes de la vie du pauvre, et que la misère, le dénûment, la détresse matérielle en un mot, y tiendraient la première place. Le médecin yankee semble ignorer à peu près ce que c’est que la misère à l’européenne. Heureux pays direz-vous, que cette Amérique, dont les nombreuses populations ne connaissent pas le besoin, où les tourmens de la faim sont ignorés, où chaque individu a un toit pour mettre sa tête à l’abri ! Heureux pays aussi, où l’éducation est tellement répandue, que l’ignorance, cette source féconde du crime, y est inconnue ! Heureux pays, en effet ! répondrons-nous. Voici un livre qui roule tout entier sur les douleurs de la vie humaine, et, de toutes les scènes qu’il raconte, il n’y en a aucune qui se rapporte directement à cette lèpre honteuse qui déshonore nos vieilles civilisations. Il y a quelques exemples de dénûment, mais ce dénûment a presque toujours une cause étrangère aux causes qui l’engendrent parmi nous. Attendez quelques siècles cependant : ces Américains, qui ne connaissent pas la misère, ont toutes les passions qui peu à peu doivent lui donner naissance, — l’imprévoyance, l’amour insensé du luxe, la confiance au hasard. Pour le moment, ils en sont exempts, et ils n’ont pour se rendre malheureux que les passions éternelles du cœur humain, ce qui, Dieu merci, est bien suffisant, comme nous le démontrent ces Souvenirs.

Ces passions éternelles et indéracinables, la prodigalité, l’avarice, l’amour, l’intempérance, ont toutes dans ce livre un même résultat, la folie. La folie semble exercer plus de ravages en Amérique que dans aucun autre pays du monde, les voyageurs le constatent, et les récits de notre médecin confirment leurs observations. Les meetings religieux, les prédications, les pratiques du culte, les prophéties des sectaires, font plus d’insensés dans la seule Amérique que dans le reste de l’univers. Les épidémies morales qui passent de temps en temps sur les peuples exercent leurs ravages en Amérique plus que partout ailleurs. Les tables tournantes et les esprits frappeurs n’ont été en Europe qu’une croyance momentanée, et n’y ont eu que des conséquences ridicules ; mais cette sotte superstition a eu en Amérique des conséquences extrêmement sérieuses. Un voyageur contemporain, dont nous avons le récit sous les yeux, s’est amusé à donner la liste de tous les cas de folie et de tous les crimes que l’on doit à la monomanie des tables tournantes, et la liste en est longue. Des individus font banqueroute, des pères abandonnent leurs enfans, et des enfans leurs pères, pour obéir aux injonctions de l’esprit ; les plus innocens vont grossir le chiffre de la population des Bedlam américains. La littérature américaine, qui a une prédilection marquée pour les bizarreries de l’esprit et les maladies de l’intelligence, peuple ses récits de monomanes. Il n’y a guère de roman ou de conte américain qui n’ait des fous parmi ses acteurs. Poë, Hawthorne, Willis, les affectionnent particulièrement. La folie semble devoir être endémique chez ce peuple fiévreux et nerveux à l’excès, actif outre mesure, inquiet, agité, acharné à la poursuite du succès et de la richesse.

Cette tendance à la folie est le seul point moral que nous voulions accuser. Quant aux mœurs et aux caractères qui sont décrits dans ces rapides esquisses, il serait fort injuste d’y chercher autre chose que des mœurs exceptionnelles et des caractères excentriques. On ne peut aller de bonne foi chercher l’image d’une société dans les hôpitaux et dans les maisons de fous. Toutefois nous pouvons, en passant et sans appuyer, faire deux ou trois observations. Ces récits touchent à d’autres vices de la société américaine elle-même qu’à cette prédisposition à la folie résultant d’un état nerveux et d’une surexcitation ininterrompue. L’intempérance figure au premier rang de ces vices, c’est elle qui en conduit le chœur et qui amène le dénoûment de plusieurs de ces récits ; mais, chose bizarre, elle ne s’y présente pas à l’état de passion qui se suffit à elle-même : elle a toujours une cause, et n’est que la distraction dangereuse et insensée d’une vie ennuyée ou fiévreuse. Le second fait que nous voulions relever, c’est la facilité avec laquelle une âme criminelle peut exécuter le mal en Amérique. C’est peut-être le pays où le crime peut trouver le plus de ressources et de sécurité. L’immensité du territoire fournit des retraites introuvables aux outlaws en fuite ; la grande liberté des citoyens et la faible autorité du gouvernement, l’impossibilité dans laquelle se trouve la police de surveiller les mouvemens de chaque individu donnent au criminel et à l’aventurier les moyens d’exercer leur industrie sans trop grand risque. Nous en avons une preuve dans la dernière des histoires que nous avons rapportées, et où sont décrites les mœurs féroces des aventuriers sensuels et rapaces de l’Union. L’auteur parle d’une maison d’aliénés située dans la Caroline du sud, et qui n’était qu’une prison sous forme de maison de santé. Elle était ignorée dans l’état même où elle était située. Le gouvernement de l’état, eût-il connu son existence, n’aurait pas eu la curiosité de savoir ce qui s’y passait et le pouvoir de s’en faire ouvrir les portes. De tels faits ne proviennent pas seulement d’un respect exagéré pour la liberté du citoyen, ils proviennent aussi des obstacles que la nature des lieux et l’immensité des territoires opposent à l’action des lois.

Les vices et les maladies de la nature humaine ne font donc que changer de forme. En Amérique comme en Europe, l’homme est malheureux, malheureux au-delà de toute expression, et en vérité je ne puis assez m’étonner de la contradiction qui existe entre la littérature de notre époque et les doctrines qui ont cours parmi nous. La littérature nous présente l’univers habité comme un immense hôpital plein de douleurs et de misères : elle ne nous entretient que d’épidémies et d’ulcères, et réclame des médecins et des quarantaines, tandis que les philosophes chantent sur tous les tons que notre temps est le meilleur qui ait jamais été, le plus moral, le plus heureux, et que l’humanité, dégagée enfin des chaînes du mal, va commencer une nouvelle carrière toute de bonheur et de pureté. Laquelle a raison, de la littérature ou de la philosophie ? Hélas ! nous craignons bien que ces promesses de bonheur ne ressemblent aux assertions des amis de la paix. La guerre ne devait plus exister, et au moment où les docteurs de Londres et de Paris l’avaient bien et dûment enterrée, la voilà qui reparaît semblable à Jean Grain-d’Orge dans la ballade de Burns. Peut-être en est-il de même du mal. Cependant nous n’exprimons cette opinion qu’en tremblant, tant l’idée contraire est répandue de nos jours.


EMILE MONTEGUT.

  1. Quartier de New-York.