Scènes de la Vie juive en Alsace/01

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SCENES
DE LA VIE JUIVE
EN ALSACE



I

Il y a peu de mois, l’invitation d’un vieil ami me conduisit en Alsace, dans un village israélite, au milieu de scènes que j’avais pu contempler dès mon enfance, mais où s’alliait pour moi le charme du souvenir à une sorte de nouveauté. Grâce à un singulier hasard, je pus observer durant ces quelques jours non-seulement les types les plus curieux de la société israélite des campagnes de l’Alsace, mais les solennités les plus caractéristiques de la vie juive. À la fête religieuse du vendredi soir et du sabbat succédèrent les cérémonies d’un mariage, puis celles des funérailles. Tous ces tableaux se développeront dans l’ordre où ils se sont offerts, sans que l’imagination ait aucune part dans la disposition des divers incidens que j’ai à raconter.

Le village de Bolwiller, habité par une nombreuse population israélite, est situé à peu de distance de Mulhouse. Là vit le père Salomon, beau vieillard de soixante-dix ans, à la figure pleine de finesse et de bonhomie. C’est le père Salomon qui devait être mon hôte, et c’est un vendredi que je quittai Mulhouse pour me rendre à Bolwiller. J’eus soin de ne me mettre en route qu’assez tard dans l’après-midi, afin de n’arriver que vers quatre heures à Bolwiller. J’évitais ainsi de tomber d’une façon incongrue au milieu des préparatifs du sabbat, car le vendredi il y a double besogne pour la population féminine d’un village israélite. La loi mosaïque ne permettant pas de toucher au feu le samedi, il faut apprêter non-seulement les mets du soir, mais ceux du lendemain. Je savais encore que si la matinée du vendredi est laborieuse, la soirée est un de ces rares momens de trêve où une population israélite révèle avec une complète franchise l’esprit qui l’anime[1]. Avec les derniers rayons du soleil du vendredi s’évanouissent chez ces bonnes gens toutes les préoccupations, tous les chagrins, toutes les misères de la semaine. Le char des soucis, qui, disent-ils, traverse chaque nuit les hameaux pour laisser au pauvre la ration des peines du lendemain, ce char, douloureux symbole de la vie rustique, s’arrête le vendredi à l’entrée de chaque village, et ne s’ébranle de nouveau que le lendemain au soir.

J’arrivai donc à Bolwiller un vendredi, justement à l’heure du sabbat. On appelle ainsi l’heure qui précède la réunion à la synagogue, l’heure où les jeunes filles réparent leur toilette, un peu dérangée par les travaux extraordinaires de la journée. À cette heure aussi les pères de famille attendent tout habillés, moins la redingote, le signal qui les appelle au temple ; ils emploient leurs loisirs à préparer, en les brûlant par le bout, les mèches de cette lampe à sept becs, — image plus ou moins parfaite du fameux chandelier à sept branches qui se retrouve inévitablement dans toutes les familles Israélites des villages de l’Alsace, et qu’on fabrique exprès pour elles. À mesure que je montais la grande rue, je voyais dans plusieurs maisons s’allumer des lampes de ce genre. Soudain trois coups secs, frappés avec un marteau de bois de distance en distance, tantôt sur un volet, tantôt sur une porte cochère, par le Schuleklopfer[2] en grande tenue, firent autant d’effet que la plus bruyante des cloches sonnant à toute volée. Aussitôt sortirent pour se rendre à la synagogue des groupes d’hommes et de femmes vêtus de leur costume du samedi. Ce costume est particulier aux villageois israélites. Celui des hommes se compose d’un large pantalon de drap noir qui recouvre presque entièrement de grosses bottes huilées, d’une énorme redingote bleue à la taille très courte, au collet et aux revers démesurément développés, d’un chapeau étroit à la base, s’élargissant vers le haut, et d’une chemise de toile grossière, mais blanche, se terminant par deux cols tellement formidables qu’ils cachent presque entièrement la figure, tellement empesés que, pour regarder de côté ou d’autre, ces braves gens décrivent des demi-tours à droite ou à gauche. Les femmes portent une robe de couleur foncée, un grand châle rouge orné de palmes vertes, un bonnet de tulle chargé de rubans rouges. Un bandeau de velours tient la place des cheveux, qui sont, depuis le jour du mariage, soigneusement refoulés. La parure se complète par un beau rituel, édition Redelheim[3], magnifiquement relié en maroquin vert, et que chacune des fidèles étale majestueusement sur son abdomen.

Bientôt je me trouvai seul dans la rue. Aller directement chez mon hôte, je l’eusse fait volontiers ; mais de quel front entrer un vendredi soir dans une maison israélite de village sans avoir passé par la synagogue ? J’y courus, un peu honteux, je l’avoue, de mon retard. Mon hôte, que je rencontrai au seuil du temple, parut s’apercevoir de mon embarras. S’avançant vers moi et me tendant la main, accompagnée du cordial salem alechem[4] d’usage : — Rassurez-vous, mon cher Parisien, me dit-il, vous n’êtes point en retard. Vous sachant en route, j’ai prié le chantre de patienter quelques instans, et de ne pas entonner le Boï Besalem[5] avant votre arrivée, dont je ne doutais pas. — Je ne fus pas insensible à ce trait de courtoisie religieuse, et j’en remerciai mon hôte.

La maison du père Salomon, comme toutes les maisons de la localité, était composée d’un rez-de-chaussée servant de magasin, et d’un premier étage habité par la famille. Un escalier étroit, presque perpendiculaire, parsemé de sable rouge et éclairé par une sorte de girandole en fer-blanc fixée au mur, nous conduisit à la porte de face, ornée de deux larges mezouzas[6]. Mon hôte était père de famille : sa femme vint à moi, précédant deux jolies filles à l’œil et aux cheveux très noirs, et trois vigoureux gars. Toute cette couvée m’accueillit en riant. Dans les villages d’Alsace, c’est toujours en riant qu’on reçoit les hôtes, surtout si l’on craint qu’ils ne vous parlent en français. De cette façon, tout en se montrant gracieux, on gagne du temps. La précaution était bien inutile avec moi, qui me pique autant que pas un de parler dans toute sa correction notre incorrect, mais fin et pittoresque patois judaïco-alsacien.

Pendant que le père Salomon chantait avec ses fils le Malke Salem[7], écouté par le reste de la famille dans un religieux silence, je promenais mes regards autour de moi. Je considérais avec bonheur tous ces objets qui sont à peu près les mêmes dans toute maison israélite aisée, objets que j’avais vus si souvent dans mon enfance, et qui avaient gardé leur primitive simplicité : la lampe de rigueur suspendue au plafond ; une table toute servie, mais recouverte d’une perse rouge dont la protubérance trahissait, près du gros fauteuil en cuir, la présence des deux pains blancs commandés pour le vendredi soir. Dans un coin, une fontaine avec bassin en cuivre rouge reposait sur un pied en bois de couleur verte, dont la partie inférieure, formant armoire, était exclusivement destinée à serrer le rituel et quelques livres talmudiques. Sur un côté du mur, le côté du levant, on remarquait une grande feuille de papier blanc encadrée avec un soin particulier, et où se lisait le mot hébreu : Mizrack, c’est-à-dire orient. Le mizrach indique aux étrangers, — c’est une prévenance comme une autre, — le point cardinal où il est ordonné de se tourner pour prier l’Éternel. Deux gravures représentaient, l’une Moïse, au front surmonté de deux rayons lumineux, tenant dans sa droite les tables de la loi, dans sa gauche, le bâton classique ; l’autre, le grand-prêtre Aaron, la poitrine et les épaules couvertes du coschen et de l’ephod[8], la tête ceinte du turban pontifical. Au-dessus d’une petite glace, une énorme tête de cerf portait alternativement le chapeau ou le bonnet de coton du maître, selon qu’il se trouvait au logis ou dehors.

Après le repas, composé des plats succulens de la cuisine alsacienne, précédé et suivi de prières et de psaumes que les juifs chantent avec des inflexions de voix traditionnelles, le père Salomon m’apprit que son neveu, le fils de son frère Jekel, devait se marier le mercredi suivant avec la fille du parnass [9] de Wintzenheim, village situé à une lieue de Colmar. « Mon frère Jekel, que vous verrez demain, vous invitera à la noce. Pour aujourd’hui, nous passerons, en votre honneur, la soirée ici. Êtes-vous toujours, comme autrefois, amateur des récits au coin du feu ? Nous avons ici le voisin Samuel, qui vient souvent passer le vendredi soir avec nous. En voilà un qui sait conter ! Demandez à ma femme et à mes enfans. Je ne sais pas ce qu’il n’a pas lu, ni surtout ce qu’il n’a pas retenu ! Histoires ordinaires, histoires extraordinaires, légendes, aventures, sorcelleries, on n’a qu’à lui secouer la manche pour en faire tomber tout cela. Seulement, mon cher orech (hôte), permettez-moi une observation. Vous autres Parisiens, vous croyez peu ou point aux choses surnaturelles. Les opinions sont libres ; mais si Samuel nous raconte une histoire de sorcellerie, n’ayez pas l’air incrédule : autrement il s’arrêterait et se fâcherait ; il est fier à sa façon.

En ce moment, un pas lourd retentit dans l’escalier. La porte s’ouvrit sans qu’on eût frappé. — Bon samedi, la compagnie ! dit une grosse voix qui était celle de Samuel en personne.

Samuel pouvait avoir cinquante ans. Une large paire de favoris encadrait sa figure intelligente, quoique un peu grosse. Samuel est un de ces types de la campagne, comme il y en a tant en Alsace, et qui sont propres aux rôles les plus divers. Le digne voisin du père Salomon remplissait avec un égal succès les fonctions si différentes et si délicates de chantre suppléant à la synagogue, de garde-malade, de conteur, de barbier, d’agent matrimonial et de commissionnaire.

Le nouveau-venu, qui semblait avoir conscience de sa valeur, s’établit carrément et familièrement à côté du maître de la maison. — Samuel, lui dit mon hôte sans plus de préambule, tu arrives à propos. Puisque tant est qu’on ne peut faire la partie ce soir[10], tu vas nous raconter quelque histoire, mais quelque chose de bien, qui puisse plaire à monsieur. C’est un ami qui habite Paris.

Samuel me salua de la tête sans toucher à son chapeau. — Je n’ai pas l’habitude de me faire prier, répondit-il ; mais laissez-moi chercher un peu. Voyons ! qu’est-ce que je pourrais bien vous raconter ?

Ici ce fut un véritable assaut livré par l’auditoire tout entier au répertoire et à l’érudition de Samuel. La maîtresse de la maison insista sur la légende de la reine de Saba, traversant à certaines époques le village de Bolwiller à une heure après minuit, assise, les cheveux flottans et vêtue de blanc, sur un char d’or roulant sans attelage. Les deux filles de Salomon prièrent Samuel de leur raconter l’histoire si tragique de la petite Rebecca, qui, pour avoir jeté, un samedi soir, un coup d’œil indiscret à travers la petite fenêtre de sa cuisine, aperçut et entendit mugir le fameux Mohkolb[11] couché sous la pierre de l’évier, et mourut de peur. Les fils de mon hôte réclamaient les aventures du vieux Jacob, qui s’égara en allant à la foire de Saint-Dié. Après avoir marché toute la nuit, il s’était trouvé à trois heures du matin au même point d’où il était parti la veille au soir, et fut poursuivi jusque dans sa maison par une troupe d’hommes de feu[12] qui laissèrent sur sa porte, comme une sinistre menace, l’empreinte de leurs doigts enflammés. Le père Salomon demanda l’histoire du trop célèbre Nathan, dit Nathan le Diable, l’effroi et le scandale de la pieuse communauté de Grusenheim ; Nathan, qui, grâce à ses pactes avec l’enfer, avait, au vu et au su de tout le monde, fait sonner des carillons dans son grenier, pleuvoir des lettres mystérieuses de tous les plafonds et sortir des quatre murs de la salle basse des langues de feu brûlant sans se consumer[13].

— Tout cela, dit Samuel en se rengorgeant, vous l’avez déjà entendu en tout ou en partie : je vais maintenant vous raconter une histoire bien autrement curieuse, que je n’ai jamais racontée à personne ; je désire même qu’elle reste entre nous, car je ne voudrais pas m’attirer, non plus qu’à vous, quelque mauvais parti.

— Avant de commencer, dit mon hôte, prends ce verre de vin, Samuel, et trinque avec monsieur.

Puis, se tournant vers la maîtresse de la maison : — Jedelé, fais entrer la femme de samedi[14] ; qu’elle verse de l’huile dans la lampe, qu’elle arrange les mèches et entretienne le feu.

Appuyant ensuite son menton sur ses deux mains et ses coudes sur le livre des psaumes encore ouvert : — Samuel, dit le père Salomon, commence ; on t’écoute.

Samuel vida d’un seul trait son verre de vin, non sans avoir fait d’avance la prière voulue[15], et enfonça un peu son chapeau, qu’il avait gardé, bien entendu, comme tout le monde ; puis, dans un patois malheureusement intraduisible, il commença en ces termes.


II

« L’histoire que je vais vous raconter remonte un peu haut. Il peut bien y avoir quarante ans qu’elle est arrivée à feu mon grand-père, que vous autres jeunes gens n’avez pu connaître, mais que vous vous rappelez bien, n’est-ce pas, père Salomon ? »

Le père Salomon fit un signe affirmatif.

« Mon grand-père n’était pas riche ; il vivait comme moi, au jour le jour, et comme moi faisait un peu de tout. C’était au fort de l’hiver, un samedi soir, une heure après que la semaine avait commencé[16]. Le gros Hertzel le rencontre et lui dit : — Bonne semaine.

— Bonne année[17], répond-il.

— Judel, il y a quelque chose à gagner pour toi.

— Cela me va.

— Il va falloir que tu passes la nuit hors de chez toi.

— Cela m’est égal.

— Voici : ma femme et moi, nous étions attendus lundi matin à Dornach chez mon beau-frère Isaac, à qui, — il y aura après-demain huit jours, — il est né un petit garçon. Nous devions être les parrains[18] ; mais depuis deux jours ma femme est au lit avec la fièvre, et moi je ne peux pas la quitter. Il faut donc que mon beau-frère soit prévenu, afin qu’il ait le temps de se pourvoir de nouveaux parrains. J’ai attendu jusqu’au dernier moment, comme tu vois. Si je jetais une lettre à la poste, elle n’arriverait pas à temps : j’aime mieux te la confier, Judel ; tu la remettras à Isaac. Tiens, voici une pièce de cent sous tout de suite, et quand tu seras de retour, tu en auras une autre.

— C’est convenu.

« Bon ! pensa mon grand-père : d’ici à Dornach il y a huit lieues ; mais, comme je suis bon marcheur, je les ferai en six heures. Six heures pour aller, six heures pour revenir, une heure pour me reposer, ça fait treize ; si je pars maintenant, demain matin, à huit heures au plus tard, je serai de retour, et j’aurai gagné de quoi faire bombance vendredi soir prochain. — Donne-moi mon pantalon garni de cuir, dit-il à ma pauvre vieille grand’mère, mes souliers à double semelle, mes guêtres, ma blouse et le vieux manteau. N’oublie pas les tephiline[19], dont j’aurais besoin pour la prière du matin, que je ferai en route, en revenant ici. — Ma grand’mère lui donna tous ces objets en pleurant.

— Qu’est-ce que tu as à pleurnicher ainsi ? Tu n’aimes donc pas à me voir gagner quelque chose ?

— Si, mais je n’aime pas te voir partir un samedi soir. Je dis qu’il y a du danger à se mettre en route un samedi soir. »

« En cela, ma grand’mère n’avait pas tort : c’est malheureusement le samedi soir qu’il[20] fait des siennes, et qu’on entend mugir le Mohkolb ; c’est un samedi soir que la servante d’Elie l’aubergiste, qui avait regardé dans la glace, aperçut derrière elle deux yeux enflammés, et reçut d’une main invisible un soufflet qui la défigura ; c’est un samedi soir que le fils de Sara fut enveloppé dans un tourbillon de vent et faillit être emporté par les schedim[21], car il les entendit, sans les voir, sauter et crier autour de lui, et n’en fut délivré qu’en jetant au milieu du rond de poussière son bâton, qu’il releva taché de sang. Enfin ce qui effrayait surtout ma grand’mère, c’est que, pour aller de Bolwiller à Dornach, il fallait traverser un certain petit pré. Or sur ce petit pré il y avait des arbres ; au pied de ces arbres, du gazon ; sur ce gazon, par-ci par-là, de petits ronds où l’herbe ne poussait pas, et l’herbe n’y poussait pas, parce qu’elle était brûlée jusqu’à la racine, et elle était brûlée, parce qu’elle avait été foulée à certaines heures de la nuit. Ceux qui l’avaient foulée étaient les machschavim[22]. Mon grand-père n’était pas poltron. — Bah ! dit-il, il n’est pas d’heure dans la nuit où je n’aie voyagé, et je n’ai jamais été mangé par personne. Avant qu’il soit peu, je serai de retour, et puis, avec les cent sous que m’a donnés le gros Hertzel, j’irai acheter des pommes de terre chez notre voisine, qui les vend bien bon marché, chez la vieille Mey.

« C’était, comme je vous l’ai dit, en hiver. On était en février. Le froid était vif. La neige tombée depuis quelques jours s’était gelée contre terre et brillait au loin à la clarté de la lune. Il faisait bon marcher. Mon grand-père chemina pendant plus de cinq heures sans que rien, absolument rien retardât sa marche. « Encore trois quarts d’heure, se disait-il, et je serai arrivé. » En effet, il apercevait déjà le mur blanc qui entoure le petit pré. Au moment où il arrivait près d’un petit pont de pierre qui se trouve en face du mur blanc, onze heures et demie sonnaient à l’horloge de Dornach. Il s’arrêta tout à coup : il lui semblait avoir entendu un bruit étrange ; il se tourna, se retourna, et ne vit rien. Il croyait s’être trompé. Il avançait toujours, et arriva enfin au pied du mur blanc. Il s’arrêta de nouveau. Cette fois il ne s’était pas trompé : il avait surpris comme un mouvement de pieds foulant la terre, et son oreille avait été frappée par des cris sauvages et des éclats de rire. »

Ici Samuel s’interrompit. L’assistance tout entière laissa échapper un nohn sur le sens duquel il n’y avait pas à se tromper. En patois allemand-juif, nohn[23] est une de ces formules d’impatience qui, traduite en langage ordinaire, signifie à peu près : « Continuez donc, ne vous arrêtez pas en si beau chemin ! Qu’arriva-t-il ? voyons ! après ! »

Le bonhomme, visiblement satisfait, reprit ainsi :

« Par manière de précaution, mon grand-père tira tout doucement de sa poche et de dessous son manteau ses tephiline, et tourna crânement l’angle du petit mur, quand il aperçut soudain devant lui… quoi ?… une vingtaine de vieilles femmes en chemise, les cheveux en désordre, se tenant par la main, dansant en cercle sur la neige, et proférant des mots inconnus avec un bruit épouvantable. Au milieu d’elles, une autre créature du même genre, tournant sur elle-même, tenait dans ses bras amaigris quelque chose comme une poupée qu’elle jetait aux autres, qui l’attrapaient et la relançaient tour à tour. Tout autre que mon grand-père serait resté immobile de frayeur. Pour lui, il ne perd pas son sang-froid : se rappelant ce que lui avait dit, sur la façon de conjurer les apparitions, l’ancien grand rabbin Hirsch, dont vous avez le portrait ici, et qui, comme vous savez, était un grand balkebole (docteur en cabales), il prononce une formule qu’il n’a jamais voulu apprendre à personne, pas même à moi, puis il jette ses tephiline au milieu de ce vacarme. Le bruit cessa aussitôt. Toute cette troupe hideuse se transforma d’abord en autant de chats noirs qui grimpèrent sur les arbres voisins, où flottaient des vêtemens. Puis les vieilles femmes reprirent avec ces vêtemens leur forme véritable, se tinrent quelques instans silencieuses et immobiles, et au bout de quelques minutes s’évanouirent.

« Vous pensez bien, continua Samuel, que mon grand-père ne mit pas beaucoup de temps à franchir la distance qui le séparait encore de Dornach. Il, avait bien vite ramassé ses tephiline ; il ne marchait plus, il courait. Au bout de vingt minutes, il était à l’entrée du village. Arrivé devant la maison d’Isaac, il ne fut pas peu surpris de voir, à une heure aussi avancée de la nuit, des groupes d’hommes et de femmes qui stationnaient devant la porte et chuchotaient entre eux. Mon grand-père traverse la foule et entre chez Isaac. Il trouve tout en désordre. Isaac se promenait de long en large et se parlait à lui-même. « Quel malheur et quel bonheur à la fois ! Oh ! non, tout cela n’est pas naturel. » — Je viens de Bolwiller, dit mon grand-père en l’abordant. Voici une lettre pour vous ; c’est pressé. — Isaac lit la lettre : — Oh ! mon Dieu, s’écrie-t-il, il s’en est fallu de bien peu que nous n’eussions pas besoin de parrain du tout.

« Isaac raconta à mon grand-père ce qui s’était passé. Pendant que sa belle-mère avait quitté la chambre de l’accouchée, afin de donner un coup de main à la cuisinière pour le repas du lendemain, l’enfant nouveau-né avait soudain disparu du berceau, et durant deux heures on s’était perdu en suppositions. On avait accusé les bohémiennes qui avaient rôdé pendant quelques jours autour de la maison ; on avait fait des recherches, on avait déposé plainte chez le maire, quand, il y avait une demi-heure à peu près, en apportant un bouillon à la femme d’Isaac, on s’aperçut que la fenêtre de la chambre était entr’ouverte, et on avait trouvé l’enfant tout gelé, tout bleu et tout meurtri, mais par bonheur vivant encore, couché aux pieds de sa mère.

« Mon grand-père se frappa le front. — Dites donc, Isaac, à quelle heure votre enfant a-t-il disparu ?

— Entre neuf et onze heures.

— Quand a-t-il été retrouvé ?

— A onze heures et demie et quelques minutes.

— Isaac, vous n’avez rien oublié de tout ce qui doit se pratiquer dans une maison israélite où il y a une femme en couches ?

— Rien que je sache.

— Vous avez fait dire des prières par le rabbin ?

— Le rabbin de Dornach est encore là, à côté, qui dit les prières d’usage la veille de la circoncision.

— Qui est chargé de veiller l’accouchée ?

— C’est Kendel, ma belle-mère, que voilà.

— Kendel, dit mon grand-père, y a-t-il des psaumes dans la chambre où se trouvent la mère et l’enfant ?

— Quelle question ! fit la Kendel.

— Vous êtes sûre qu’ils ne sont pas tarés[24] ?

— Le marchand de livres hébreux à qui je les ai achetés les a lui-même fixés au mur.

— Vos mezouzas sont-ils en ordre ?

— J’en ai fait poser de neufs à toutes les portes.

« Mon grand-père ne comprenait plus… Soudain il lui vient une idée : — Kendel, dit-il encore, avez-vous fait la cérémonie des cercles[25] ?

« Pour toute réponse, Kendel s’évanouit. Elle l’avait oubliée.

— Si votre enfant vit encore, c’est à moi que vous en êtes redevable, dit mon grand-père.

« Et il raconta ce qui venait de se passer derrière le mur blanc, sur le petit pré. »

— Voilà ce qui s’appelle une histoire, Samuel ! dit le père Salomon.

« Attendez donc la fin, répondit l’intarissable conteur. Ah ! vous croyez que c’est fini ? Mon grand-père n’en fut pas quitte à si bon compte, pour s’être mis en route un samedi soir. Il fut, comme bien vous pensez, fêté et choyé par ces braves gens dont il venait de sauver l’enfant. On voulait qu’il restât jusqu’au lendemain. Sur son refus, on voulait au moins lui faire boire un coup et manger un morceau ; mais mon grand-père n’était pas plus gourmand qu’il n’était poltron. Il se mit de nouveau en route une demi-heure à peine après son arrivée. Bien que l’heure fût assez avancée pour qu’il n’y eût plus à craindre de rencontre fâcheuse[26], mon grand-père, en apercevant de nouveau le mur blanc, se sentit assez peu rassuré. En traversant le petit pré, il ne vit que quelques mèches de cheveux et des coquilles d’oeufs broyées sur la neige. Il tournait déjà l’angle du mur, lorsque quelque chose de velu s’embarrassa dans ses jambes et se frotta contre lui. C’était un gros chat noir qui roulait et déroulait sa queue en poussant des miaulemens plaintifs et supplians. — Serait-ce quelqu’un de ces animaux de tout à l’heure ? pensa mon grand-père, et il porta la main à sa poche pour en tirer ses tephiline. Malheur ! il les avait laissés sur la table en déposant son manteau chez Isaac. Le gros chat se dressa devant lui, poussa de nouveau ses miaulemens plaintifs, et avança une de ses pattes, avec laquelle il semblait désigner un arbre voisin où flottaient quelques vêtemens. Mon grand-père comprit. — C’en est une de la bande de tout à l’heure, se dit-il ; la mémoire lui aura fait défaut ; elle ne se souvient sans doute plus de ses sckemes[27], et elle ne sait plus comment se transformer et comment avoir ses jupes. Ce n’est pas moi qui les lui rendrai. — Puis, d’une voix forte : Est-ce sûr ou mal sûr[28] ? Le chat miaula ; alors mon grand-père brandit son bâton, ramena son bras en arrière, et asséna à ce chat un coup si vigoureux, qu’il lui cassa net une patte de devant. Le chat poussa un cri et disparut.

« Mon grand-père marcha si vite, qu’il faisait à peine jour quand il fut de retour à Bolwiller. — Ma femme, se dit-il, dort peut-être encore ; puisque je suis debout, je veux aller, avec ma pièce de cent sous, acheter un sac de pommes de terre chez la vieille Mey.

« Et il enfila la petite rue du coin. Il trouva la porte de la vieille Mey toute grande ouverte. Il entra dans la cour, passa devant le pressoir, puis sous le hangar, et, arrivé sur le seuil de la cuisine, il appela. Comme on ne répondait pas, il entra dans la cuisine. Un grand désordre y régnait contre l’ordinaire : ça et là, des balais ; dans le voisinage de la cheminée, des assiettes cassées et des morceaux de suie fraîchement tombée. Un gémissement sortait de la chambre voisine.

— Eh ! la voisine ? Il y a une heure que je vous appelle.

« La Mey lui dit d’entrer. Elle était couchée. — Judel, dit-elle, je te donnerai tes pommes de terre pour rien, mais sois bon. Tu es un brave homme, je le sais.

— Qu’avez-vous donc ?

— Oh ! je souffre bien !

— Est-ce que vous seriez tombée en faisant votre besogne avant le jour ?

— Oh ! oui, j’ai fait de la besogne avant le jour, mais une bien vilaine besogne : on m’a entraînée, vois-tu, et comme la porte était fermée, il m’a fallu prendre un autre chemin…

— Ah ! ah ! vous serez allée voisiner chez le petit Seppi ; votre vieux aura été jaloux, il vous aura battue et blessée ?

— Oh ! ce n’est pas lui. Il est à la foire depuis trois jours.

— Alors qui est-ce donc ?

— Tu ne me trahiras pas ?

— Non. Qui vous a fait du mal ?

— C’est toi.

— Et quand donc vous aurais-je blessée ?

— Ce matin.

— Ce matin ! à quelle heure ?

— Entre une et deux heures.

— Vous voyez bien que vous avez perdu la tête, puisque ce matin, à une heure, j’étais à huit lieues d’ici.

— Oui, mais quand tu m’as blessée… — Et elle lui montra son bras gauche, qu’elle portait en écharpe.

— Eh bien ?

— Ce n’était pas un bras, mais,… tu sais,… le chat noir… la patte ?… Je t’avais demandé mes jupes, tu ne m’as pas voulu comprendre. Va, Judel, cherche-moi mes jupes, avant que mon mari revienne ; elles sont sur l’arbre près du pont de pierre…

« Mon grand-père jeta un cri et se sauva à toutes jambes. Il n’a raconté cette aventure à personne aussi longtemps que l’autre a vécu. Je suis sûr que tout cela est vrai, car mon grand-père ne mentait pas. »

Samuel se leva.

— Samuel, dit le maître de la maison, tu peux te vanter de nous avoir fait passer un fameux vendredi soir.

En ce moment, le coucou placé dans un coin de la salle sonna dix heures. Mon hôte à son tour se leva tout droit, comme mû par un ressort. — Mon cher ami, me dit-il, c’est l’heure du repos ; vous, devez être fatigué. La femme de samedi va vous éclairer et vous conduire dans votre chambre. — Puis, se tournant vers Samuel, il ajouta d’un ton moitié plaisant, moitié sérieux : Tu seras peut-être cause, toi, avec tes histoires de sorciers, que je ne pourrai dormir ; ça vous trotte toujours par la tête, et on fait de mauvais rêves. À propos, si je ne te vois pas d’ici là, ne manque pas de venir mardi matin à dix heures pour me faire la barbe avant notre départ pour la noce.

Le lendemain, on se leva de bonne heure pour aller au temple. L’office du matin et le dîner achevés, — on dîne à midi, — je fis mes visites aux parens et aux amis de mon hôte, qui, bien entendu, m’accompagnait dans ma tournée, ainsi que sa femme. Le père Salomon, les mains posées à la hauteur du diaphragme et béatement enfoncées dans les longues manches de sa redingote bleue, nous fit descendre le village de ce pas lent et solennel que l’israélite de la campagne affecte particulièrement le samedi et les jours de fête. Notre première visite fut pour l’oncle Jekel. Nous trouvâmes réunie chez lui toute la verte et gaillarde jeunesse de l’endroit, fêtant assez bruyamment la Spinnholtz. On appelle de ce nom une sorte de gala donné par le fiancé à ses camarades dans l’après-midi du dernier samedi qui précède son mariage. C’est là comme un adieu fait à la vie de garçon. La fiancée, de son côté, doit le même tribut à ses amies, et il est hors de doute qu’en ce moment, à Wintzenheim, la fille du digne parnass faisait la même politesse à la jeunesse féminine du lieu. L’oncle Jekel, comme mon hôte l’avait prévu, m’invita à la noce en insistant de la façon la plus cordiale. Je n’eus garde de refuser, et le reste de la journée se passa à visiter le hameau.

À notre retour, nous trouvâmes une vingtaine de personnes établies chez le père Salomon et devisant bruyamment entre elles, tout en regardant de temps à autre par la fenêtre pour voir si l’étoile du soir était ou n’était pas encore montée au ciel. C’étaient quelques fidèles qui avaient l’habitude de venir en hiver, parfois le vendredi et toujours le samedi, faire en commun leur prière du soir chez le père Salomon. C’est là un honneur pour le maître de la maison, et on ne l’accorde guère dans les villages qu’aux personnes qui, comme mon ami, sont haut placées dans l’opinion de la kehila[29].

Les dernières paroles de la prière du soir firent l’effet de ce coup de sifflet qui, dans les théâtres, précède et amène les changemens de décoration. Le sabbat était fini à l’instant même. La salle prit un aspect nouveau ; les nappes disparurent. La lampe aux sept becs fut hissée au plafond de bois noir. Puis entrèrent, bonnets de coton en tête, pipe fraîchement allumée à la bouche, et lanterne à la main, six ou sept voisins qui venaient faire, selon leur habitude le samedi soir en hiver, leur partie chez les Salomon. Le gagnant devait remporter chez lui non point une valeur en argent, mais une valeur en nature, qui était représentée pour le quart d’heure par une belle oie grasse, blanche comme la neige, fièrement appendue à un crochet de la fenêtre, où elle attendait son bienheureux acquéreur. Il fallait voir celui que le sort avait favorisé se lever soudain et dépêcher un exprès à sa femme pour lui annoncer qu’il l’avait gagnée ! C’était, à s’y méprendre, un de ces tableaux d’intérieur si admirablement saisis par les maîtres de l’école flamande. Rien n’y manquait pour rendre l’illusion complète : ni la simplicité rustique de la salle et des meubles, ni la bonhomie des profils, ni les pots de bière placés à la portée des joueurs, ni les bouffées de tabac, ni enfin la présence d’un gros matou à robe jaune, témoin obligé de toutes ces scènes d’intérieur, chaudement blotti derrière le poêle, dos en voûte, queue en trompette, et contemplant nos joueurs avec cette expression placide de profonde observation que les chats prennent quelquefois depuis qu’Hoffmann leur a prouvé que parmi leurs ancêtres ils comptaient des philosophes.


III

C’était le mercredi suivant qu’on devait célébrer le mariage du neveu de mon hôte. Le village de Wintzenheim, où nous devions nous rendre, est à huit lieues de Bolwiller. Le père Salomon m’emmena avec l’aînée de ses filles et la cadette.

Comme mon digne hôte, ainsi que son frère, trouvait plus sûr, plus commode et plus agréable de voyager dans son propre équipage que de s’enfermer dans un wagon du chemin de fer qui longeait notre route, on avait, dès la veille, arrêté deux voitures appelées pompeusement dans le pays chars-à-bancs, et que j’appellerai chars-à-planches. L’une était destinée au fiancé et à sa famille, l’autre aux Salomon. Ce ne fut guère que vers dix heures du matin que notre monde fut prêt, encore le maître de la maison n’était-il pas arrivé. Tout en l’attendant, nous primes place dans les carrioles. Le père Salomon parut enfin sur le palier du premier étage. Il était tourné vers quelqu’un qu’on ne voyait pas. À en juger par le mouvement de sa tête et de ses mains, il semblait donner à ce personnage un témoignage de non équivoque satisfaction ; puis il descendit les marches de l’escalier, vif et preste, malgré ses soixante et dix ans. Son carrik, couleur café au lait et à mille collets, couvrait ses épaules ; son bonnet de coton était tiré sur ses oreilles, et son chapeau rond solidement planté sur ce même bonnet. Il faisait sortir avec délices d’une très belle pipe en écume, ornée d’un couvercle et d’une chaînette d’argent, d’épaisses bouffées de tabac dit violette, et sentant sa contrebande à dix pas. Cette pipe, ce tabac, n’étaient de mise que dans les occasions solennelles.

Tout en prenant place à côté de nous, Salomon me regardait en souriant et d’un air de contentement qui signifiait : — Ah ! çà, vous ne me dites rien ? vous n’admirez pas ? — Je n’eus pas de peine à m’apercevoir, en observant bien mon interlocuteur, que la main du barbier conteur avait passé sur son menton, et que ce jour-là maître Samuel avait fait sa besogne avec une adresse qui eût fait honneur à Figaro lui-même. Et cependant Samuel n’avait pas eu à sa disposition un rasoir de Bilbao, mais simplement une modeste paire de ciseaux de Bouxwiller, seul instrument que le rit juif autorise à se promener sur les barbes orthodoxes[30]. Je compris donc la légitime satisfaction du père Salomon. Il était resté fidèle à la prescription religieuse, et sa barbe n’en était pas moins bien faite ; il goûtait le plaisir de la difficulté vaincue.

Le village de Wintzenheim compte beaucoup de juifs. Il jouit de tous les avantages d’une grande communauté. Il y a là une synagogue d’une assez belle construction, une école israélite communale, un rabbinat, de nombreuses hévresse (sociétés religieuses). Wintzenheim possède un ministre officiant qui n’est ni plus ni moins qu’une célébrité, digne, selon l’expression du père Salomon, de se faire entendre dans la synagogue consistoriale de Francfort. L’heureux chef, le parnass de cette bienheureuse communauté, était Marem, le père de notre fiancée, chez qui nous allions précisément célébrer la noce. Chemin faisant, Salomon m’apprit que Marem, grâce à son commerce de lie de vin et de peaux de chevreaux, était arrivé à une position très satisfaisante, qui lui permettait de donner à l’aînée de ses filles une dot de trois mille livres en beaux deniers comptans et un trousseau en sus, bien qu’il lui restât encore deux filles à établir ; qu’aimé et estimé de tout le monde, des catholiques comme des israélites du lieu, Marem serait le plus fortuné des hommes, si Dieu ne l’éprouvait cruellement dans ses affections de père. Le plus jeune de ses enfans, son fils unique, s’éteignait, depuis trois ans bientôt, dans les langueurs de la phthisie, cette terrible maladie, beaucoup trop commune, hélas ! en Alsace.

À quelques pas du village de Wintzenheim, nos conducteurs firent une petite halte ; ils ornèrent de rubans rouges leurs chapeaux d’abord, puis la crinière et la queue de leurs petits chevaux ; ils se redressèrent ensuite sur les sièges, firent claquer leurs fouets, et nous menèrent à fond de train, à travers une longue file de curieux, jusqu’à la maison Marem. La manière dont le parnass vint nous recevoir rappelait l’hospitalité traditionnelle de ses ancêtres de la Palestine. On aurait pu se faire quelque illusion, n’eût été un froid assez piquant de novembre et surtout le bonnet de coton posé sur le chef de notre respectable hôte.

Au repas du soir, digne précurseur du repas de noce, le neveu de Salomon, assis à côté de sa fiancée, tira de sa longue redingote un coffret qu’il ouvrit et plaça devant elle. Ce coffret contenait divers objets en orfèvrerie, offrande du prétendu ; c’est toujours la veille du jour solennel que se font ces sortes de dons : aussi cette soirée s’appelle-t-elle la soirée des sablonoth, mot hébreu qui signifie cadeaux. Tout ce que le village contenait de notabilités juives vint faire sa visite aux Marem et à leurs hôtes. On causa beaucoup et bruyamment. La maîtresse de la maison gardait seule une attitude péniblement silencieuse. Elle tenait tendrement enlacées dans ses deux mains les deux mains amaigries d’une sorte de fantôme aux pommettes rouges et saillantes, aux yeux caves et à la toux stridente, placé près d’elle dans un fauteuil à roulettes. Je reconnus le pauvre poitrinaire dont m’avait parlé Salomon.

On se retira vers onze heures. Comme la maison Marem n’était pas de beaucoup assez vaste pour contenir tous les étrangers présens, plusieurs d’entre nous durent coucher chez les voisins : c’est là un trait de mœurs à noter en passant. Le villageois alsacien reçoit-il plus d’amis qu’il n’en peut loger, personne n’a besoin de frapper à la porte de l’auberge. Tout propriétaire israélite aisé possède, dans une partie quelconque de son corps de logis, une chambre d’amis, qu’il tient à la disposition, non-seulement de ses hôtes, mais des hôtes de ses amis.

Dès le matin, malgré un froid assez vif, une animation inusitée régna dans le village. Hommes et femmes allaient et venaient allègres et empressés. Lorsque dans nos campagnes il se célèbre une noce, tout le monde se met en frais, comme si tout le monde devait en être. Ce jour-là, on se lève de grand matin ; l’intérieur de chaque maison présente un aspect de propreté particulier ; ce jour-là aussi chacun fait un peu de toilette. La raison en est simple : une noce attire toujours des étrangers ; ces étrangers peuvent avoir des fils et des filles ; ces fils et ces filles peuvent être en état de se marier ; un choix peut se décider ; donc parens, jeunes gens et jeunes filles ont tous intérêt à produire une impression favorable.

Le fiancé, accompagné de ses proches, va de bonne heure au temple pour y faire sa prière ; il en sort à peu près vers huit heures pour aller au-devant de la fiancée, qu’on amène dans le péristyle de la synagogue. Là se trouve un banc à dos en acajou et chargé d’inscriptions hébraïques. On fait asseoir les deux fiancés sur ce banc ; le rabbin déploie sur leurs têtes un voile blanc, et sur ce voile les assistans répandent à l’envi des poignées de seigle et de froment, emblème de fécondité future. On peut le dire sans crainte d’être taxé d’impiété : au train dont vont les choses en Israël, cette formalité est presque superflue.

Quand je revins à la maison Marem, la cour était pleine et tumultueuse. Il y bourdonnait une foule confuse et bruyante, qui se pressait impatiente autour d’une table placée au milieu. Sur cette table étaient étalées des piles de gros sous et de pièces d’argent, formant à peu près une somme de cinquante écus. Un homme, — apparemment un ami de la maison, — était là, faisant décliner leurs noms et qualités à tous ceux qui s’approchaient. C’était une véritable Babel de costumes, de langages et de cris. Il y avait des hommes en blouse et en casquette, parlant à merveille le patois du pays : c’étaient des indigènes. D’autres portaient une redingote râpée, ornée de boutons bleus d’acier, un chapeau rond, un bâton de châtaignier surmonté d’une mèche de laine orange enlacée de fils de laiton ; leur allemand était un peu moins incorrect, quoique encore singulièrement baragouiné : c’étaient des voisins d’outre-Rhin. D’autres enfin, à la figure anguleuse, au front élevé, aux épaules carrées, portaient un couvre-chef à larges bords cachant mal de grosses boucles de cheveux noirs ; un cafetan de couleur douteuse, des bottes à revers autrefois cirées à l’œuf, étaient les pièces distinctives de leur costume ; ils prononçaient très distinctement u pour ou : c’étaient des sujets de sa majesté impériale l’autocrate de toutes les Russies. Tous étaient des israélites indigens ; tous, Alsaciens, Allemands, Polonais, vivaient de la charité de leurs frères, chez qui, par un rare esprit de solidarité, ils étaient sûrs de trouver chaque vendredi soir bonne table et bon gîte en échange d’une espèce de billet de logement. Ce billet est délivré aux israélites indigens dès leur entrée dans chaque bourg habité par des coreligionnaires. Il n’est pas de chef de famille, quelque modeste que soit sa fortune, qui le jour du repos, son tour arrivé, ne se fasse un plaisir et un devoir de faire asseoir à ses côtés et, comme on dit là-bas, sous sa lampe, un de ses frères déshérités, et de lui faire oublier les tribulations de la vie errante par l’hospitalité la plus cordiale et la plus familière. Aujourd’hui toute cette population flottante était réunie sur un seul point, attirée, comme de juste, par la noce. Ils venaient, selon l’antique usage, toucher leur obole de la dîme, généreuse coutume qui s’est maintenue parmi nous à travers les siècles, et qu’observent surtout les juifs de la campagne. Là, le plus humble des israélites ne recevrait-il en dot que cinq fois la somme de cent francs, soyez certain que le dixième de ce modeste patrimoine passera entre les mains des frères nécessiteux.

Comme je considérais la pieuse distribution, je vis passer, fendant la presse avec gravité, une dizaine de matrones se dirigeant vers l’intérieur de la maison. Leur costume quelque peu suranné me fit présumer que j’avais devant moi les doyennes du lieu. Elles étaient sans doute fort au courant des us et coutumes du pays les jours de solennité comme celui-ci ! J’avais comme le pressentiment qu’elles allaient procéder à quelque antique cérémonie qui n’admettait pas la présence d’un homme. Je me glissai sur leurs pas dans une petite pièce attenante à la salle basse ; puis je me blottis furtivement derrière la porte, en me masquant de mon mieux à l’aide d’un vieux paravent troué placé par hasard à ma portée. Grâce à ce rempart transparent, je pus tout voir sans être vu. Au milieu de la chambre était assise la fiancée, émue et pâle. Ses beaux cheveux noirs de jeune fille retombaient en boucles sur ses épaules, mais pour la dernière fois, hélas ! Près d’elle et autour d’elle chuchotaient un grand nombre de femmes. À l’entrée des matrones, tout le monde se leva. Les matrones traversèrent la pièce avec autorité, s’approchèrent de la jeune fille et distribuèrent des paires de ciseaux. Aussitôt l’assemblée féminine, avec toute la ferveur que l’on met à accomplir un acte religieux, d’entourer la pauvre fiancée, qui se laissa faire avec une pieuse résignation, de s’emparer à qui mieux mieux de ses cheveux, de les faire tomber en partie sous le fer, de séparer en tresses ceux qui restaient, et de les refouler sans grâce ni merci sous un petit bonnet de satin noir qui devait les cacher à tout jamais. Les cheveux étant d’ordinaire, chez les juifs surtout, un des plus beaux ornemens de la femme, elle doit, dès son entrée dans la vie conjugale, en faire le sacrifice à son mari, renoncer ainsi en sa faveur à toute coquetterie et s’ôter bénévolement tout moyen de plaire. En vérité, je ne sais trop si le but que se propose la loi est toujours atteint : le joli petit bonnet orné de rubans roses et bleus qu’on place sur le bonnet de satin noir, et le bandeau de velours destiné à remplacer les cheveux, font souvent ressortir d’une façon très piquante les traits de la jeune mariée. Il est vrai que ce bandeau de velours lui-même, et à plus forte raison le tour inventé depuis, sont déjà des infractions à la vieille tradition ; celle-ci, ne souffrant pas même l’ombre d’un compromis, n’admettait, à la place des cheveux, qu’une simple dentelle tombant à cru sur le front. Eh bien ! le dirai-je ? cette coiffe, quelque sévère qu’elle soit, était encore à l’avantage de la jeune femme, et j’ai vu dans mon enfance quelques jeunes juives à qui cette dentelle, tombant sur un beau front blanc, donnait je ne sais quel air ravissant d’antique pudeur et de patriarcale chasteté.

Telle fut la cérémonie des tresses. Quand la fiancée redescendit dans la cour, le cortège se forma pour se rendre à la synagogue, où la bénédiction nuptiale allait être donnée. Six musiciens marchaient en tête. Venait ensuite la fiancée, voilée et revêtue de ses habits mortuaires, — ainsi le veut l’usage, — coiffée d’une espèce de turban à bandelettes d’or, et appuyée sur les bras de sa mère et de sa future belle-mère. À côté et derrière elle, dans l’ordre de leur parenté, de leur importance ou de leur intimité, s’avançaient les matrones de Wintzenheim et des villages voisins, toutes raides et toutes empesées dans leur toilette de grande cérémonie, sur laquelle éclataient force bijouteries et pierreries, La femme israélite a pour les bijoux une passion qui semble lui venir de l’Orient, et si de nos jours elle ne porte plus, comme du temps d’Isaïe, des sonnettes au cou et des bagues au nez, elle a des anneaux aux doigts et des chaînes sur les épaules. La plus pauvre des femmes juives de la campagne a son petit trésor de joyaux, auquel elle tient comme à la prunelle de ses yeux, et j’en sais plus d’une qui, pressée par le besoin, se priverait de nourriture une semaine tout entière plutôt que de se défaire de son petit écrin, soigneusement serré depuis la soirée des sablonoth.

Derrière le groupe féminin se tenait le fiancé, ayant à sa droite son père et Salomon son oncle, à sa gauche son beau-père, l’honnête parnass du village. Suivaient un grand nombre d’étrangers. Çà et là se mêlaient aux jeunes hommes quelques bons vieux aïeux d’un autre temps, avec le grand habit à la française, à larges basques, de couleur brique ou vert pomme, les culottes courtes en velours, les bas bleus de coton rayé, le grand gilet à fleurs, les souliers bouclés et le tricorne. C’étaient comme les derniers représentans de l’Alsace juive avant 89. À une heure précise, le cortège s’ébranla et traversa une longue haie de curieux appartenant à tous les cultes. On descendit le village au son des clarinettes jouant avec sentiment l’air consacré de la houpé[31], un air trivialement élégiaque, déchirant, qui pour la centième fois peut-être de ma vie m’attendrit jusqu’aux larmes.

Au milieu de la synagogue était dressée la houpé. Sous ce dais, le vénérable rabbin attendait les fiancés. Après la prière d’usage, il bénit une coupe remplie de vin et la leur présenta. Tous deux en goûtèrent. Le fiancé, ôtant ensuite de son doigt une grosse bague, la passa au doigt de la jeune épouse en prononçant ces paroles sacramentelles : « Sois-moi consacrée par cette bague selon la loi de Moïse et d’Israël. » Puis le rabbin récita une autre prière, et l’on sortit au milieu des félicitations des assistans. La partie grave et solennelle de la noce était terminée. Les visages, attendris, se rassérénèrent, et la musique, en nous ramenant, fit succéder à l’air mélancolique de la houpé une marche joyeuse et précipitée. Ce n’est pas cependant qu’on ne nous avertît de tempérer notre joie. En remontant le village, à peu de distance encore du temple, j’aperçus, comme guettant le cortège à son passage, un petit homme balançant une bouteille. Au moment où nous passâmes devant lui, la bouteille, pleine de vin, se brisa contre le mur et couvrit le pavé de ses débris. Le petit homme n’était autre que le schamess (bedeau), et cette bouteille brisée nous rappelait par une naïve allégorie la fragilité des choses d’ici-bas. Hélas ! je devais avoir ce jour-là même une triste occasion de reconnaître combien le deuil est souvent près de la joie.

De retour dans la maison Marem, les jeunes mariés, qui étaient restés à jeun jusqu’à ce moment, déjeunèrent. Tous les invités étaient là. Dans un coin de la salle, une petite table, sur laquelle brûlaient six chandelles en plein jour, portait deux petits sacs dont les panses rebondies trahissaient la présence du numéraire. Deux personnes, qui ne doivent être ni parens ni alliés de la maison, décachetèrent chacune un de ces sacs, et additionnèrent le contenu à la lueur des chandelles. Au bout de quelques minutes, trente piles de cent francs, composant la dot, s’étalèrent aux yeux des spectateurs en belles pièces de cent sous, et l’honneur fut déclaré satisfait.

À l’extrémité opposée, devant une table carrée, était gravement assis, une plume à la main, un registre devant lui, le hazan ou chantre officiant du village. Il était en costume de cérémonie : calotte de velours noir, cravate blanche, d’énormes topazes fausses à son jabot et à chacun de ses petits doigts. Quiconque avait à faire un cadeau de noce au jeune ménage se dirigeait vers cette table ; le hazan l’inscrivait en énonçant chaque fois, à haute et intelligible voix, l’objet donné et le nom du donateur. À chaque objet présenté, c’étaient des cris de surprise et d’admiration. Déjà j’avais entendu annoncer une lampe à sept becs en cuivre rouge, une fontaine à bassin avec double robinet, quatre douzaines d’assiettes en étain, une paire de chandeliers avec mouchettes, quarante aunes de toile, un rouet, un huilier, six paires de draps et un recueil complet de livres de prières pour toutes les fêtes (édition Soulzbach), quand la voix du chantre fut couverte par les sons d’une clarinette qui préludait : c’était le signal de la danse. Dans les villages de l’Alsace, le bal des noces a lieu le jour, et l’on festine le soir : on ne s’en amuse pas moins.

Bientôt arrivèrent garçons et filles d’honneur tout rayonnans de joie. Chacun se constituait le cavalier de deux dames. Quelques membres de la famille restèrent auprès du jeune malade, que cette journée avait fatigué ; ils devaient nous rejoindre un peu plus tard. Les maîtres des cérémonies étaient le veilleur de l’endroit et son ami le garde champêtre, tenant chacun d’une main une pique enrubanée, de l’autre un broc de vin destiné à l’orchestre. Cet orchestre était composé d’un cor de chasse, de deux clarinettes, d’un serpent, de deux trombones et d’une grosse caisse. L’artiste qui jouait de ce dernier instrument, n’ayant pu se faire entendre jusque-là, s’était mis en mesure de prendre sa revanche ; il labourait si bravement sa peau d’âne, qu’il fit trembler toutes les vitres. En Alsace, c’est une vérité reconnue que dans les fêtes villageoises où il n’y a point de grosse caisse il n’y a point de plaisir.

Pour se rendre au local destiné à la danse, il fallait se transporter presque au milieu des champs. Qu’on me permette de raconter les diverses transformations que ce local subissait selon l’occurrence. Au printemps, il servait de salle d’escrime. En été, à l’époque de la moisson, le propriétaire y entassait ses gerbes de blé ; aussi y voyait-on pulluler les rats et les souris. En hiver, c’était la salle de spectacle. Tous les ans, vers les derniers jours de l’automne, quand la bise commençait à souffler, quand les brouillards du Hohlandsberg descendaient sur le village, et que les mésanges en détresse venaient donner dans les pièges en bardeau dressés sur la cime des arbres dépouillés, on était sûr de rencontrer sur la route de Colmar à Wintzenheim, entre le 15 et le 20 octobre, une longue voiture fermée, peinte en vert, et attelée de deux haridelles. Dans cette voiture reposait paisiblement, enlacé dans un épais réseau de ficelles, tout un peuple de figurines de bois représentant des rois, des reines, des madones, des diables noirs comme l’enfer, des ermites à longue barbe, etc. L’arrivée de maître Rodolphe, directeur de la troupe de marionnettes, était pour Wintzenheim une véritable fête. Serrurier pendant la morte saison, c’est-à-dire en été, maître Rodolphe, quand venaient les pluies et le froid, quittait les arts mécaniques pour les arts libéraux. C’était un homme d’une belle prestance, qui avait toujours le mot pour rire. À deux heures précises, il fallait le voir, les jours de grande représentation, traverser le village en costume napoléonien, monté sur une rossinante et précédé d’une joyeuse troupe de gamins. Sa trompette assemblait une foule de curieux en bonnets de coton et en sabots. Maître Rodolphe leur débitait le programme détaillé du spectacle du jour. Les dimanches, où notre comédien devait charmer les loisirs d’un auditoire catholique, maître Rodolphe annonçait, du haut de sa placide monture, l’histoire mise en drame de cette pauvre Geneviève de Brabant, ou bien quelque épisode tiré de la vie des saints et des martyrs. Les vendredis soirs au contraire, ayant affaire à des spectateurs d’un autre culte, maître Rodolphe représentait l’aventure de Joseph si méchamment vendu par ses frères, ou l’héroïsme de Judith, ou la clémence du roi Assuérus. Pour que l’illusion fût complète et la couleur locale irréprochable, maître Rodolphe avait toujours soin d’annoncer que la belle Esther et son oncle Mardochée s’exprimeraient en hébreu. Cela signifiait qu’ils parleraient le patois judaïco-allemand usité en Alsace, et qui apparemment, selon maître Rodolphe, avait été autrefois la langue officielle des cours de Suze et de Babylone.

Comme on admirait la marche solennellement raide de ces pantins ! Comme on écoutait les tirades ampoulées de ces personnages de bois, et leur voix tantôt grave, tantôt nazillarde, tantôt en fausset ! Il arrivait surtout un moment où l’attention redoublait, où l’âme des spectateurs était tout entière dans leurs oreilles et dans leurs yeux : c’était celui où, précédé d’un formidable amas de juremens mêlés à quelque chanson grivoise, le corps penché en avant et presque plié en deux, les bras pendans, la tête malicieusement inclinée, clignant de l’œil, claquant des dents, le principal personnage de la pièce, le personnage comique, le héros obligé de la représentation, Hanswurst[32], faisait son entrée sur la scène. Semblable aux personnages des antiques atellanes, dont il parait un descendant direct, Hanswurst s’interrompait souvent pour apostropher vertement quelque mauvais, plaisant du parterre, qui, usant d’une liberté admise d’ailleurs, avait osé le provoquer. Hanswurst, qui avait la langue déliée et qui connaissait son monde, répondait par des lazzi et des quolibets qui excitaient contre le malheureux agresseur les rires de l’auditoire. Quelquefois même, sans être provoqué, et, il faut bien le dire, pour le seul plaisir de faire le mal, dans le cours de ses dialogues avec les mannequins ses confrères, il se permettait des allusions passablement transparentes à tel ou tel événement du jour. Malheur à qui avait blesse en quelque façon maître Rodolphe pendant son séjour à Wintzepheim ! Son inviolable Paillasse se chargeait de la vengeance. Il n’épargnait pas plus à l’occasion le monde catholique que le monde juif, le sacristain que le chantre de la synagogue, la nièce du curé que le fils du rabbin, les grands que les petits, le bourgeois que le manant. Vice régnant, ridicule en vogue, scandale du moment, il s’emparait de tout. Grossissant sa voix burlesquement enrouée, il nommait les personnes et les choses avec une licence aristophanesque, et commentait ses paroles par des gestes fort énergiques. Hanswurst faisait la joie des amateurs de commérages et la terreur des mauvaises, consciences.

Toutes ces représentations se donnaient dans l’enceinte même où j’ai laissé la noce des Marem en train de danser. On n’avait eu que peu de chose à faire pour transformer la salle de spectacle en salle de bal. Les murs blancs étalaient, en guise de tentures, de vieilles toiles d’araignées. Quant à la ventilation, elle n’était que trop largement assurée par un courant d’air sifflant à travers quatre croisées privées de leurs vitres malgré la rigueur de la saison. Le long des murs, les jeunes juives se pressaient toutes joyeuses. Elles portaient des tabliers de taffetas changeant, des robes de couleur éclatante, très courtes, et laissant voir, le long des bas blancs, de larges rubans noirs moirés. Elles avaient pour chaussures ces souliers en veau, à forme de tête de brochet, qui sont, de temps immémorial, à la mode dans le pays. Les païens des jeunes mariés, les amis et les invités des deux familles, se rendirent bientôt à l’appel de l’orchestre. Puis on vit paraître les deux mariés. La jeune femme avait son costume d’après-midi de noce : une robe de soie très claire, un mantelet en dentelles, un bonnet chargé de rubans roses.

Cependant la grosse caisse résonne, les tuyaux des trombones vont et viennent, les clarinettes sifflent. Ici on ne danse ni polka, ni redowa, ni mazourka, mais la valse à trois temps, la plus belle de toutes les danses. Ici on s’amuse de si bon cœur, que l’idée d’un rafraîchissement quelconque ne vient pas même à l’esprit ; on se contente le plus souvent d’ôter, les jeunes filles leurs fichus, les jeunes gens leurs vestes. Après chaque valse, le tambour et le garde-champêtre parcourent la salle un large arrosoir à la main, et mouillent indifféremment parquet, spectateurs, danseurs et danseuses.

Après le bal, le festin des noces. Au haut du village, au fond d’une étroite ruelle, une très modeste habitation est occupée, depuis tantôt un demi-siècle, par maître Raphaël et sa digne compagne Léa : c’est le premier restaurant de l’endroit. Un repas de noces n’est convenable qu’autant qu’il a été préparé par Léa et servi par Raphaël, qui est le premier garçon de sa femme.

Ce soir-là, un flot inaccoutumé de lumière jaillissait à travers les petits carreaux ronds de la maisonnette. Elle était éclairée, non-seulement par les chandelles fixées aux murs, mais encore par toute une série de lampes à sept becs suspendues au-dessus d’une table longue et mince que recouvrait une nappe éclatante de blancheur, traversée de larges raies rouges. On faisait salon dans la salle à manger même, comme toujours ; on n’attendait plus que la jeune mariée et sa famille, qu’attardait, nous dit-on, une crise alarmante survenue au pauvre enfant malade. À leur arrivée, les femmes se placèrent d’un côté, les hommes de l’autre ; ainsi le veut l’usage.

On servit à l’ancienne manière, un plat après l’autre ; mais quels plats ! Le dîner dura longtemps, ai-je besoin de le dire ? Il touchait à sa fin, quand on vit arriver un renfort de convives des deux sexes. Les rangs se serrèrent aussitôt, et pour occuper moins de place, les hommes ôtèrent leurs redingotes. En même temps ils remplacèrent leurs chapeaux, qu’ils avaient toujours gardés jusque-là, par leurs bonnets de coton. Dans nos villages, lorsqu’une invitation collective est faite à une famille, celle-ci se garde bien de l’accepter à la lettre ; la discrétion l’oblige à n’envoyer qu’une seule, au plus deux personnes, au repas ; les autres ne viennent que pour le dessert. En revanche, ceux qui invitent, se piquant à leur tour de courtoisie, commandent un dessert assez copieux et assez délicat pour dédommager les convives volontairement attardés. C’est dans la confection du dessert qu’éclatent surtout le talent, l’art et la féconde imagination de Léa. Que ne nous servit-elle pas ce soir-là ! Admirons surtout les deux plats de rigueur : l’un de ces plats est un gâteau qui figure une anguille couchée dans une épaisse touffe de buis. À dire vrai, je n’ai jamais bien pu m’expliquer pourquoi, dans les repas servis par Léa, on voyait paraître, même par l’art imité, un mets si sévèrement exclu de la table juive par les lois mosaïques. Serait-ce que Léa voudrait, par une innocente illusion, consoler ses hôtes de la privation de ce mets défendu ? L’autre plat, moins hétérodoxe, s’appelle le nougat du fiancé. Il était chargé de fleurs et orné de petites bougies tout allumées. Maître Raphaël avait la mission spéciale de l’apporter triomphalement. En le tenant devant lui, à la hauteur de la tête, le bonhomme chantait un air tout particulier, et faisait des ronds de jambes, des entrechats grotesques. Il ne plaça sur la table le plat désiré qu’après maintes marches, contre-marches, circuits et détours exécutés avec une lenteur calculée.

Parmi nous se trouvaient quelques personnages qui sont comme les convives obligés de toute noce juive. C’étaient autant de types caractéristiques de la curieuse population au milieu de laquelle je me trouvais.

Cet homme qui fredonne en manière de prélude et tient à la main son couteau, prêt à battre la mesure, c’est le chantre ou le hazan que nous avons vu le matin même inscrire les dons faits aux jeunes mariés. Il va maintenant entonner, en guise de divertissement, les principaux morceaux de son répertoire liturgique ; on le paie pour cela. Derrière lui se tiennent debout et couverts deux aides-chanteurs, ténor et basse. Ces trois personnages forment l’orchestre vocal de la synagogue, où la musique instrumentale est sévèrement interdite. Salarié par la communauté, le chantre est un fonctionnaire important dont la place est assez lucrative ; aussi, avec les émolumens qui lui sont alloués, doit-il entretenir à ses frais ses deux accompagnateurs. Ceux-ci font ainsi leur stage chez les chantres, des différentes communautés jusqu’au jour bienheureux où, après de longues épreuves et une vie nomade, ils parviennent eux-mêmes à la dignité de hazan. Libres la semaine entière, les aides-chanteurs exercent plusieurs genres d’industrie. Pour grossir un peu leurs maigres honoraires, ils se chargent d’enseigner aux enfans, à un prix plus que modéré, les premiers élémens de l’écriture et de la lecture, ou bien ils font concurrence au barbier de l’endroit, et promènent les ciseaux renommés de Bouxviller sur les mentons de leurs coreligionnaires.

Les aides-chanteurs possèdent encore certains talens qui augmentent leurs revenus. Quelque richard de la localité vient-il, en reconnaissance d’un vœu exaucé ou d’un bonheur inattendu, à doter la synagogue d’un Sephar (Pentateuque) nouveau, les aides-chanteurs entreprennent la mise en scène de la cérémonie qui précède la translation du rouleau sacré dans le temple. À l’aide de cartons découpés qu’ils recouvrent de mousse et de fleurs, ils improvisent un mont Sinaï hérissé de rochers et de ravins, sur lequel reste exposé, pendant plusieurs jours, le Sephar, objet de vénération pour les fidèles. À l’approche de la fête des Tabernacles, ce sont eux qui se chargent de la construction, de la tenture et de l’ornementation de ces huttes en plein air où tout bon israélite doit demeurer avec sa famille huit jours durant en souvenir du séjour dans le désert. Pourtant, malgré ces différentes ressources, nos aides-chanteurs en sont constamment réduits aux expédiens. En vrais artistes, ils dépensent plus qu’ils ne gagnent ; le jeu, leur passion favorite, absorbe la plus grosse part de leurs profits. Quand leur bourse est à sec, leur revenu fixe absorbé, leur revenu éventuel engagé, ils prennent leur mal en patience et attendent les grandes fêtes de septembre, alors que le hazan, pour officier convenablement pendant près de quinze jours, ne peut guère plus se passer de ses aides-chanteurs qu’une voiture de ses roues, un moulin à vent de ses ailes, alors aussi que la communauté impatiente se promet merveille des offices qui vont suivre, et que l’orchestre vocal doit s’y préparer par des répétitions multipliées. C’est précisément cet instant que choisissent nos aides-chanteurs pour chercher une mauvaise querelle au chantre et pour le rançonner. Ils demandent soudain une augmentation d’honoraires considérable, sans quoi ils feront grève. Le pauvre chantre crie à la trahison, menace et flatte tour à tour. Les deux compères tiennent bon. Grande rumeur dans le village, cabale et brigues pour et contre. Le chef de la communauté s’en mêle, l’administration du temple s’émeut ; des conférences ont lieu, dés négociations sont entamées, des transactions proposées, repoussées et enfin adoptées. De là des scènes et des passions burlesquement sérieuses qui pourraient être le sujet d’un nouveau Lutrin.

Vis-à-vis le hazan et en face de moi était assis un jeune homme grave et sévère qui, seul de toute la société, avait gardé sa redingote et se permettait de rester tête nue. Seul il affectait de parler français ; seul, au milieu de toute cette conversation confuse, bruyante et peu littéraire, il hasardait quelques observations sur les sciences et les lettres, me faisant remarquer que parmi les anciens déjà il y avait de grands génies, et que, chez les modernes, Voltaire lui paraissait un homme d’esprit. Le dialogue s’étant engagé entre nous deux, il trahit sa position sociale par une prodigieuse émission d’imparfaits du subjonctif. Le doute ne me fut plus permis : j’avais devant moi l’instituteur communal de l’école israélite de Wintzenheim. Le rôle que joue l’instituteur israélite dans les grandes communautés est important. Il est le mentor de bien des familles. Essentiellement sentencieux et érudit, il est estimé pour la profondeur de ses aphorismes et la variété de ses citations. Il est au courant des nouvelles, les colporte, les commente ; c’est encore un moyen de plaire. Grâce à ses nombreuses relations, il entame avec succès les négociations matrimoniales.

Assez loin de l’instituteur et presque au bout de la table trônait carrément dans sa chaise un joyeux compère à cheveux rouges, à la physionomie malicieuse et fine : c’était Seligman, le boute-en-train de l’endroit. Déjà, après avoir tambouriné sur la table avec deux fourchettes en guise de baguettes pour attirer l’attention, il avait contrefait à s’y méprendre tous les personnages excentriques du village et des environs ; déjà, après s’être éclipsé quelques instans, il avait reparu, traîné dans un pétrin en guise de char et métamorphosé en Turc ; puis, prenant le nom de chaque convive, quelque bizarre qu’il fût, il y avait trouvé un bout rimé avec un à-propos qui soulevait les applaudissemens et les rires.

Seligman était le bouffon amateur, amusant les convives gratis et pour le seul plaisir de les amuser. À un autre bout de la table se tenait un bouffon à gages, commandé par les amphitryons, et que pour toutes les solennités l’on fait ; venir de l’antique capitale de l’Alsace, sa résidence habituelle. Ce personnage n’était autre que le petit Léon, plus vulgairement appelé Loebsché le jongleur[33]. Il faisait maints tours de passe-passe, fondait les pièces de cinq francs comme de la cire à la lueur des bougies et les rétablissait aussitôt ; il faisait avec des mouchoirs et des cravates mille nœuds inextricables, et les déliait avec une facilité étonnante ; il jouait avec des gobelets, escamotait des bagues et des chaînes de montre qu’on retrouvait dans les souliers ou les poches des voisins ; Il représentait aussi des scènes grotesques où il se donnait à lui-même la réplique avec une intarissable faconde.

Un personnage moins gai, c’est le schamess, qu’on a déjà entrevu plus haut. Il est préposé à la police, de la synagogue, et y remplit toute sorte de fonctions. Le jour d’une noce, il est chargé de certaines pratiques traditionnelles, entre autres de celle de casser la bouteille et d’inviter au repas. Il est de toutes les cérémonies tristes ou gaies. Le schamess est généralement craint et respecté, car il est censé entretenir, commerce avec le ciel. La mort vient-elle visiter une famille, trois jours au moins à l’avance le schamess en est averti par des présages ; trois jours à l’avance, lui seul a surpris dans le silence de la nuit les cris sinistres de la chouette, les hurlemens plaintifs des chiens, le craquement mystérieux des meubles ; lui seul a entendu remuer les instrumens tumulaires déposés dans sa demeure. Le schamess est aussi l’homme aux visions étranges. Celui de Wintzenheim vous dira comment, quelques heures après la mort du vénérable rabbin Hirsch, il vit à la tombée du jour une flamme céleste planer sur le front chauve du pieux défunt et en même temps des caractères cabalistiques se dessiner sur les murs. Il est surtout une certaine époque de l’année où le bedeau voit et entend des choses qu’il n’est pas donné à tous de voir et d’entendre. C’est en automne, à l’approche des jours terribles, quand tout le monde fait dans le temple, de grand matin ou plutôt bien avant dans la nuit, des prières et des actes de dévotion pour se préparer au grand jour du jugement, quand, pendant dix jours, les âmes pieuses font pénitence, que les morts, aussi bien que les vivans, sont censés s’inquiéter, s’agiter. Dans ces momens solennels, le schamess fait de lugubres rencontres, alors que, couvert de son manteau noir et son marteau de bois à la main, il parcourt durant près de deux semaines, à trois heures après minuit, le hameau silencieux, frappant aux portes des maisons juives pour appeler les fidèles à la prière. Il marche, et presque à chaque pas c’est une nouvelle apparition. Ici il est suivi d’une longue file de fantômes blancs, mânes infortunés d’hommes qui ont péri sans doute de mort violente, car ils tendent vers le schamess leurs mains décharnées, comme pour le conjurer de les ensevelir selon les rites usités dans Israël. Plus loin, il est assailli par une troupe d’oies blanches, pécheurs métamorphosés et en peine, qui tournoient à grand bruit autour de lui et jettent des cris lamentables. Elles accompagnent le schamess jusqu’à quelques pas de la synagogue ; mais là, comme si elles étaient repoussées par la sainteté du lieu, leurs ailes s’alourdissent soudain, leurs gémissemens s’éteignent, et elles disparaissent sous terre pour reparaître à la même heure et au même endroit le lendemain et les jours suivans.

C’est le schamess qui recueille le dernier soupir des agonisans et leur ferme les yeux. C’est lui qui dans la maison mortuaire, seul au fond d’une chambre écartée, passe la nuit avec le trépassé, à la lueur vacillante d’une lampe funèbre. C’est lui encore qui, la veille du kippour (jour du jugement), quand la foule émue s’est écoulée de la synagogue, qui ne doit point rester vide cette nuit-là, y demeure jusqu’au matin. Assis sur l’estrade sacrée, une Bible à la main et revêtu de son linceul[34], il veille et prie sans s’effrayer des crépitations de la lampe perpétuelle suspendue devant l’arche sainte, ni des bruits insolites qui se font entendre vers minuit, quand les morts viennent à leur tour adresser leurs prières au Dieu d’Israël.

La fin du repas fut troublée par une triste nouvelle. À peine le rabbin avait-il achevé de réciter les sept bénédictions nuptiales, qu’on vint annoncer aux Marem que le jeune malade était à toute extrémité. Les parens sortirent aussitôt précipitamment, entraînant le plus grand nombre des convives.

IV

Wintzenheim était rentré le lendemain dans son calme habituel. Les étrangers attirés par la noce étaient partis ; la jeune mariée avait suivi sa nouvelle famille à Bolwiller. L’excellent et hospitalier père Salomon s’en était retourné de son côté avec les siens. Seul, je restai quelques jours à Wintzenheim, voulant étudier de plus près les mœurs de cette communauté et parcourir les environs. J’eus ainsi l’occasion d’assister à une dernière et triste solennité de cette vie Israélite, dont presque toutes les curieuses cérémonies s’étaient en quelques jours succédé sous mes yeux.

Un soir, au retour d’une excursion dans la campagne, j’appris qu’un malheur trop prévu venait de frapper la famille Marem. Le fils du pauvre parnass venait de succomber. Il y a peut-être dans la douleur des juifs de la campagne quelque chose de plus vrai, de plus naïf encore que dans leur joie. En général, les israélites ressentent la perte d’un parent plus vivement que les autres hommes. On pourrait trouver à cela des raisons tout historiques. Pourchassés pendant des siècles, séparés du reste de la société par des barrières infranchissables, ils ont dû constamment chercher dans l’union et les joies de la famille une consolation et un refuge contre les injustices du dehors. De là cette affection si vive entre les membres d’une même famille, de là cette affliction si profonde quand ils perdent quelqu’un des leurs. N’avaient-ils pas vécu de sa vie, joui de ses joies, souffert de ses souffrances ? Aussi meurent-ils en quelque sorte de sa mort. Ainsi s’expliquent les touchantes cérémonies des funérailles chez les juifs.

J’allai visiter les Marem. À peine étais-je entré dans la cour, que j’entendis des cris déchirans ; c’étaient la mère et ses deux filles s’abandonnant à leur douleur. Je les trouvai blotties derrière le poêle, les cheveux et les vêtemens en désordre. Tantôt elles se jetaient dans les bras l’une de l’autre, tantôt, demeurant accroupies sur leurs chaises, elles balançaient leur corps d’une façon qui est particulière aux Orientaux dans l’affliction. Dès qu’elles m’aperçurent, elles s’élancèrent sur moi, m’entourant le cou de leurs bras et redoublant leurs sanglots. Toutes les fois qu’il entrait un ami ou quelqu’un de connaissance, elles avaient le même transport. Dans une pièce voisine, plusieurs rabbins, assis autour d’une table ronde, psalmodiaient des prières. Près d’eux se promenait machinalement le pauvre Marem. Il ne pleurait pas, mais il y avait dans son attitude et dans ses yeux plus de douleur que n’en peuvent exprimer des torrens de larmes. Une foule de voisins allaient et venaient dans cette maison. Çà et là apparaissaient à travers les portes entrebâillées quelques figures de pauvres, attirés par le malheur, comme ils l’avaient été par les fêtes et la noce. Chez les israélites de la campagne, les pauvres trouvent toujours leur compte dans les mauvais jours comme dans les bons. En face, on voyait la chambre mortuaire. Quelques bonnes femmes y cousaient le linceul. Au pied de son lit, le défunt était étendu, selon l’usage, sur une planche. La journée se passa en efforts inutiles pour consoler cette famille désespérée. Rentré un instant dans ma chambre solitaire, où je m’étais laissé aller à un sommeil agité, je fus bientôt réveillé en sursaut par deux coups secs frappés sur les volets et répétés de distance en distance dans le village : c’était le schamess faisant sa tournée pour convoquer aux funérailles. Il était quatre heures du matin à peine. Une foule nombreuse, répondant à l’appel funèbre, se dirigea vers la demeure de Marem. On se réunit dans la cour. Les derniers arrivans se rapprochaient des autres sans les saluer, sans leur parler. On ne se salue pas j on ne se parle pas dans la maison d’un mort.

En ce moment, la famille Marem passait par une rude épreuve ; je veux parler de la cérémonie de la mehila[35], qui précède de quelques momens le départ du convoi. Tous les parens entrèrent dansla chambre mortuaire. Devant eux marchait le schamess. Après avoir introduit le triste cortège, il le fit ranger en face de la planche sur laquelle gisait le mort, puis il invita la famille à faire son devoir. Alors ces malheureux se penchèrent l’un après l’autre vers la planche, et, soulevant le drap, qui recouvrait le mort, prirent dans leurs mains ses pieds glacés ; d’une voix étouffée par les larmes, ils balbutièrent la formule prescrite, et conjurèrent le défunt de leur pardonner dans l’éternité, si jamais ils l’avaient offensé sur cette terre. Puis on cloua provisoirement la bière, et le défunt, suivi de nous tous, fut porté au cimetière.

On n’entendait que le bruit de nos pas, interrompu tantôt par la voix solennelle du schamess demandant l’aumône pour les pauvres, tantôt par un clapottement d’eau jetée sur le pavé. Dans chaque maison juive placée sur notre chemin, on versait ainsi l’eau renfermée dans tous les vaisseaux de l’habitation, car cette eau était doublement profanée et par le passage d’un cadavre et par les gouttes de sang qu’y pouvait avoir laissé tomber, en essuyant la lame de son glaive libérateur, l’ange de la mort planant depuis la veille sur le village.

À l’entrée du cimetière s’élève une maisonnette dite maison de purification. On y déposa le mort pour procéder à sa dernière toilette. Conformément aux rites sacrés, il fut lavé avec de l’eau tiède ; on peigna ses cheveux, on lui coupa les ongles, on le revêtit ensuite de son linceul ; on lui posa sur les épaules une sorte d’écharpe appelée thalet, dont les extrémités venaient s’entrelacer dans les doigts de manière à faire figurer à chaque main les trois lettres hébraïques, sin, daled, yad, exprimant le nom sacré de l’Éternel, dieu des vivans et des morts.

Cependant des aumônes abondantes étaient, au nom au parnass, distribuées aux pauvres assis çà et là sur les tombeaux, et le rabbin haranguait l’assemblée. Quand on eut fermé le cercueil et qu’on l’eut descendu dans la tombe, le schamess alla quérir le malheureux Marem. C’était à lui que revenait le triste privilège de jeter les premières pelletées de terre sur son enfant. On quitta l’enclos sacré. Les assistans regagnèrent le hameau, non sans avoir arraché le long du cimetière, où elles poussent en toute saison, des poignées d’herbes sauvages qu’ils jetèrent par-dessus leur tête en signe de désespoir.

Là ne s’arrêtent pas chez les israélites de la campagne les cérémonies funèbres ni les regrets donnés aux morts. On reconduisit chez lui le père brisé par la douleur. On fit en commun la prière du soir dans la maison mortuaire ; immédiatement après, on y ouvrit le deuil. Les meubles furent déplacés, les glaces couvertes de crêpes. La mère et ses deux filles ôtèrent leurs souliers, puis s’assirent à terre, la tête voilée. Pour le moment, elles ne pleuraient plus, elles ne se lamentaient plus. Leurs pleurs étaient taris, leur voix presque éteinte. Le chef de la famille alla s’asseoir dans un coin de la chambre, sur un sac, cachant son visage dans ses mains. On ne le laissa pas longtemps savourer ainsi sa douleur ; on vint la raviver encore. Le schamess s’avança lentement vers lui, le secoua légèrement par le bras et le fit lever ; puis, tirant un couteau de sa poche et saisissant le revers du vêtement de Marem, il y pratiqua une coupure et le sépara en deux par une large et bruyante déchirure. Le malheureux père poussa un cri comme si en même temps on lui eût déchiré le cœur, et se laissa retomber sur le plancher. À cette vue, la mère et ses filles, vaincues par cet effort suprême, essaient de se lever, mais retombent anéanties. Scènes émouvantes et terribles ! Ne reconnaît-on pas là le désespoir biblique ? N’y a-t-il pas dans le cri de ces femmes voilées et se roulant à terre quelque chose de cette voix de pleurs et de lamentations qui fut entendue à Rama quand Rachel, ayant perdu ses fils, refusait d’être consolée « parce qu’ils n’étaient plus[36] ? » Ce vieillard aux vêtemens déchirés, assis sur un sac, c’est Job pleurant ses enfans et couché dans la poussière, c’est Jacob, un cilice sur les reins, sa tunique en lambeaux, menant le deuil de son fils de prédilection.

Aujourd’hui encore, comme autrefois, le grand deuil dure huit jours entiers. C’est pendant ces huit jours qu’on envoie à la famille du mort les mets de l’affliction, qui consistent en bouillon et en œufs durs. C’est pendant ces huit jours qu’hommes et femmes de la communauté viennent faire leurs visites de condoléance. On entre dans la chambre mortuaire sans frapper, sans saluer. On va chercher une chaise, on s’assied près de ceux qu’on vient ainsi consoler, on compose son visage sur leur visage, on soupire pour leur montrer qu’on partage leur chagrin ; mais on ne leur dit rien, à moins qu’ils ne vous adressent la parole : alors on ne doit les entretenir que de l’objet de leur deuil. Pendant huit jours aussi, on continue à faire matin et soir la prière en commun dans la chambre mortuaire. Près du lit funèbre, une longue tache d’huile, indiquant la taille du mort, en rappelle sans cesse le souvenir. Une veilleuse jette ses sinistres reflets sur le fond noir de la pièce, dont les volets demeurent fermés, et sur les figures consistées des parens, assis à terre. Près de cette veilleuse est placée une grossière tasse de terre cuite remplie d’eau. C’est dans cette eau que, pendant toute la durée du deuil, l’âme du défunt vient deux fois par jour se purifier avant de remonter au ciel.

Quand je quittai cette contrée aux mœurs patriarcales et à la foi robuste, quand je dus retourner dans ce Paris, où, pour nous autres Israélites alsaciens transplantés, la religion et les coutumes des ancêtres sont trop vite, hélas ! réduites à l’état de souvenir, je me promis bien d’entreprendre au moins une fois par an un pèlerinage dans nos campagnes de l’Alsace juive, de retremper souvent mon âme dans cette vie simple, dernier vestige d’une civilisation qui s’efface, composée de touchantes habitudes, de poétiques traditions et de douce bonhomie. Ces fêtes du mariage, ces solennités des funérailles se succédant en quelques jours au sein d’une même famille avaient été pour moi comme une vision des anciens temps, vision tour à tour riante et sombre, mais qui me laissait le désir de contempler plus d’une fois encore une société non moins digne d’une attention sympathique dans ses heures de joie que dans ses heures d’affliction.


DANIEL STAUBEN

  1. Le sabbat commence dès le vendredi soir. Dans la religion Juive, la veille d’une fête est célébrée comme la fête même.
  2. Frappeur à la synagogue. Les cloches, dans le rit juif, sont chose inconnue.
  3. Nom d’une localité très connue, ainsi que Soulzbach, pour ses ateliers typographiques destinés à répandre les livres hébreux.
  4. « Que la paix soit avec vous ! »
  5. Ce sont les deux premiers mots de la prière qu’on récite le vendredi soir. Une fois cette prière dite, la fête est commencée.
  6. Étuis en fer-blanc fixés aux poteaux des portes. Ils renferment, écrite sur parchemin, l’oraison la plus importante pour les fidèles israélites, commençant par ces mots : Écoute, Israël, l’Éternel notre Dieu est un.
  7. Un des cantiques qu’où chante an sortir de la synagogue, de retour dans le foyer domestique.
  8. Exode, c. XXVIII, v. 4.
  9. Chef civil d’une communauté juive.
  10. Chez les juifs, il est défendu de jouer aux cartes le samedi.
  11. Sorte de monstre tout couvert d’yeux, appelé encore Dorfthier (bote du village), qui joue un grand rôle dans les légendes.
  12. En allemand, feurige Männer. Les hommes de feu ne sont autre chose sans doute que les feux-follets poétisés.
  13. L’histoire de Nathan est célèbre dans le monde juif du Haut-Rhin. Dans le petit village de Grusenheim, situé à trois lieues de Colmar, non loin du Rhin, les personnes dévotes vous montreront avec frayeur aujourd’hui encore les ruines de la maison qu’il habitait.
  14. Femme du peuple non israélite qui fait, vingt-quatre heures durant, dans chaque famille juive, les travaux interdits par la loi.
  15. Prière que les juifs de la campagne font toujours en hébreu avant de boire : « Nous te louons, Seigneur notre Dieu, roi de la terre, qui fais prospérer le fruit de la vigne. »
  16. Avec le samedi soir commence pour les israélites la nouvelle semaine.
  17. C’est la formule de salut usitée.
  18. Le baptême des israélites, c’est la circoncision, qui se fait le huitième jour après la naissance de l’enfant. La marraine apporte dans ses, bras l’enfant jusqu’à la porte du temple ; le parrain le tient sur ses genoux, dans le temple même, pendant l’opération.
  19. Lanières en cuir qu’on roule autour du bras gauche et autour de la tête quand on fait la prière du matin ; ces lanières contiennent dans un creux, écrite sur parchemin, la prière renfermée dans les mezouzas. (Deutéronome, c. VI, v. 4-10.) Les juifs réalisent ainsi le précepte : « Tu lieras mes paroles en signe sur tes mains, et elles seront des fronteaux entre tes yeux. » (Deutér., VI, v. 8.)
  20. Le diable. Les gens du peuple se gardent, surtout la nuit, de prononcer ce mot.
  21. Mot hébreu qui signifie démons.
  22. Mot hébreu signifiant sorciers.
  23. Du mot allemand nun.
  24. On dit que des psaumes sont tarés quand ils ne sont pas écrits avec l’orthographe voulue, quand il y a des lacunes, quand le livre qui les contient est déchiré ou endommagé.
  25. Cette cérémonie consiste à décrire avec une épée, un couteau ou tout autre instrument tranchant, plusieurs cercles autour de la tête de l’accouchée et de l’enfant nouveau-né pour conjurer toute maligne influence et éloigner les mauvais esprits. D’ordinaire on charge un proche parent de cette opération, qui doit se faire tous les jours à la brune durant tout le temps des couches.
  26. L’heure critique est celle qui précède minuit.
  27. Nombres cabalistiques à l’aide desquels les sorciers et sorcières opèrent leurs merveilles.
  28. Geheuer oder Ungeheuer en allemand. Quiconque fait une rencontre équivoque dans la nuit doit, avant d’agir, prononcer cette formule.
  29. Communauté.
  30. « Ne rasez pas autour les extrémités de votre chevelure, et ne détruis pas l’extrémité de ta barbe. » (Lévitique, c. XIX, v. 27.) En vertu de cette prescription, le talmud a défendu l’usage du rasoir, parce qu’il détruit promptement. On tolère cependant les ciseaux, sans doute parce qu’ils fonctionnent avec plus de lenteur : c’est une interprétation de casuiste, et néanmoins les fidèles s’y conforment.
  31. Ou du dais nuptial. C’est sous ce dais (en hébreu houpé) que se donne la bénédiction.
  32. Jean-Saucisse. Ce personnage était célèbre déjà dans l’ancien théâtre de Vienne. Voyez Lessing, Dramaturgie de Hambourg.
  33. En allemand, Possenmacher.
  34. Le soir et tout le jour suivant, les fidèles qui sont mariés sont revêtus d’une tunique blanche qu’ils emporteront au tombeau.
  35. Du pardon.
  36. Jérémie, c. XXXI, v. 15.