Scènes de la nature dans les États-Unis et le Nord de l’Amérique/Les pécheurs de tortue

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LES PÊCHEURS DE TORTUE.


Les Tortugas sont un groupe d’îles situées à environ dix-huit milles de la clef de l’ouest, et les dernières de celles qui semblent servir de boulevard à la péninsule des Florides. Elles consistent en cinq ou six bancs extrêmement bas, entièrement inhabitables, composés de sable et de débris de coquilles, et ne sont guère fréquentées que par les naufrageurs[1] et les pêcheurs de tortues. Ces îles, entrecoupées de profonds canaux, forment un labyrinthe inextricable, mais dont les détours sont bien connus de nos aventuriers, ainsi que des capitaines des coutres de la douane que leur devoir appelle sur ces côtes dangereuses. Le Grand récif, ou Mur de corail, gît à huit milles de ces îles inhospitalières, dans la direction du golfe ; et sur cet écueil, plus d’un navigateur inexpérimenté ou négligent est venu faire tristement naufrage. Tout le fond de la mer à leur pied, est couvert d’une épaisse couche de coraux, de gorgones et autres productions de l’abîme, parmi lesquels rampent d’innombrables multitudes de crustacés ; tandis qu’au-dessus d’eux, des troupes de poissons des plus curieux et des plus beaux se jouent au sein des ondes limpides.

Des tortues de diverses espèces se retirent sur ces bancs pour déposer leurs œufs qu’elles confient à la vivifiante chaleur du soleil ; et des nuées d’oiseaux de mer y arrivent chaque printemps, pour le même objet. Mais à leur suite, arrivent aussi ces individus qu’on appelle des chercheurs d’œufs, et qui, lorsque leur cargaison est complète, font voile vers des marchés lointains, pour y échanger leur butin si mal acquis contre quelques parcelles de cet or pour la possession duquel semblent travailler tous les hommes.

Le vaisseau la Marion ayant, dans le cours de ses explorations, à visiter les Tortugas, je saisis avec empressement l’occasion qui m’était offerte de voir ces îles fameuses. Quelques heures avant le coucher du soleil, le joyeux cri de « terre » annonça que nous en approchions ; et comme il s’était élevé une brise fraîche, et que le pilote connaissait parfaitement toutes ces passes tortueuses, nous continuâmes d’avancer, et jetâmes l’ancre avant la tombée du crépuscule. Si vous n’avez jamais vu un coucher de soleil sous ces latitudes, je vous conseille de faire le voyage tout exprès ; car je doute qu’en aucun autre lieu du monde, l’astre du jour fasse ses adieux à la terre avec autant de magnificence et de pompe. Regardez ce grand disque rouge dont les dimensions semblent triplées ; une partie déjà vient de descendre sous la ligne des eaux profondes, tandis que l’autre moitié qui reste encore, inonde les cieux d’un flot de lumière ardente, et revêt d’une frange de pourpre les nuages qui planent à l’horizon lointain. À travers les vastes portiques de l’occident, rayonne un éblouissant éclat de gloire, et les masses de vapeur paraissent comme des montagnes d’un or bouillonnant dans la fournaise. Enfin l’astre tout entier a disparu ; et de l’est, monte lentement le voile grisâtre que la nuit tire sur l’univers.

Au léger souffle d’une brise de mer, l’engoulevent s’élance agitant ses ailes silencieuses ; les sternes ont gagné la terre et reposent doucement sur leurs nids ; on voit passer la frégate qui se dirige là-bas vers les mangliers ; et le fou à manteau brun, qui cherche un refuge, s’est perché sur la vergue du vaisseau. Nageant avec lenteur vers le rivage, et leurs têtes seules au-dessus de l’eau, s’avancent les tortues à la lourde carapace, et que presse le besoin de déposer leurs œufs dans les sables bien connus. Sur la surface à peine ridée du courant, je distingue confusément leurs larges formes ; et tandis qu’elles cheminent avec effort, le bruit d’une respiration précipitée trahit par intervalles leur défiance et leurs frayeurs. Cependant, la lune de sa lumière argentée éclaire la scène ; et la tortue ayant enfin abordé, tire péniblement sur le rivage son corps pesant ; c’est qu’en effet ses pattes en nageoires sont bien mieux organisées pour se mouvoir dans l’eau que sur la terre. Pourtant l’y voilà ! elle se met laborieusement à l’œuvre ; et voyez avec quelle adresse elle écarte le sable de dessous elle et le rejette à droite et à gauche. Couche après couche, elle dépose ses œufs, les arrange avec le plus grand soin, puis de ses pattes de derrière, ramène le sable par-dessus et recouvre bien proprement le tout. Maintenant sa tâche est accomplie ; le cœur joyeux, elle regagne lestement le bord et se plonge dans les flots.

Mais les Tortugas ne sont pas les seuls lieux où les tortues viennent ainsi déposer leurs œufs. Ces animaux visitent plusieurs autres clefs et même diverses parties de la côte sur le continent. On en compte quatre espèces différentes qu’on connaît sous le nom de la tortue verte, la tortue à bec de faucon, la tortue à grosse tête et la tortue à trompe[2]. La première est la plus estimée comme article de table, et son mérite est bien apprécié de la plupart de nos épicuriens. Elle approche des rivages et entre dans les baies, les détroits et les rivières, dès les premiers jours d’avril, après avoir passé l’hiver dans les eaux profondes. Elle dépose ses œufs aux places qu’elle a préparées, et cela en deux fois, la première en mai, la seconde en juin. La ponte de mai est la plus considérable ; celle de juin l’est beaucoup moins, et le tout ensemble peut monter à environ deux cent quarante œufs.

La tortue à bec de faucon, dont l’écaille est si recherchée par le commerce et dont on se sert pour différents usages dans l’industrie et dans les arts, vient ensuite pour la qualité de sa chair. Elle ne fréquente que les clefs les plus reculées, et pond aussi deux fois, en juillet et en août ; mais on la voit beaucoup plus tôt grimper sur les bords de ces îles, probablement pour y chercher d’avance un lieu de sûreté. Elle donne près de trois cents œufs.

La tortue à grosse tête visite les Tortugas en avril ; et depuis cette époque jusqu’à la fin de juin, elle fait trois pontes, chacune d’environ soixante-dix œufs. Enfin, la tortue à trompe, qui est quelquefois d’une taille énorme et porte une poche comme le pélican, arrive la dernière au rivage. Son écaille et sa chair sont si molles, que le doigt entre dedans comme dans un rouleau de beurre. Aussi considère-t-on cette espèce comme inférieure ; et peu de personnes en mangent, si ce n’est les Indiens qui, toujours aux aguets dès que commence la saison de la tortue, emportent d’abord les œufs, puis s’emparent de l’animal lui-même. Elle fait deux pontes par an, et le nombre de ses œufs peut être de trois cent cinquante.

Cette dernière et la tortue à grosse tête sont celles qui prennent le moins de précautions, quant au choix de la place qu’elles destinent à garder leurs œufs. Les deux autres ne les confient qu’aux lieux les plus retirés et les plus sauvages. La tortue verte se réfugie soit sur les bords du Main, entre le cap Sable et le cap Floride ; ou bien elle entre dans l’Indienne, l’Halifax et autres grandes rivières ou détroits, d’où elle regagne aussi vite que possible la pleine mer. Il en périt cependant un grand nombre sous les coups des pêcheurs et des Indiens ; sans compter ce qu’en détruisent les animaux carnassiers, tels que couguars, lynx, ours et loups. La tortue à bec de faucon, qui est encore plus farouche et plus difficile à surprendre, se tient sur les îles maritimes. Toutes les quatre usent à peu près de la même méthode, quand il s’agit de déposer leurs œufs dans le sable, et comme maintes fois j’ai pu les observer sur le fait, je suis en mesure de vous donner tous les détails voulus, relativement à cette intéressante et délicate opération.

Avant de s’approcher du bord, ce qu’ordinairement elle n’entreprend que dans une nuit calme et par un beau clair de lune, la tortue, bien qu’elle soit encore à trente ou quarante mètres des bancs, lève la tête au-dessus de l’eau, jette autour d’elle un regard inquiet, et passe attentivement en revue chaque objet sur le rivage. Si elle ne remarque rien qui puisse la troubler dans ses desseins, elle pousse une sorte de sifflement très fort, pour qu’à ce bruit qui les étonne, ses ennemis, s’il en est qu’elle n’ait pas vus, courent se cacher et lui laissent le champ libre. Mais qu’elle se doute de la moindre chose, et qu’il y ait la plus petite apparence de danger, aussitôt elle se renfonce sous l’eau et fuit à une distance considérable. Au contraire, si rien ne bouge, elle nage doucement vers le banc, grimpe dessus en dressant sa tête de toute la longueur de son cou ; et quand elle a trouvé une place convenable, elle regarde encore, mais sans faire de bruit, tout autour d’elle. Enfin, ayant reconnu que tout va bien, elle commence à travailler à son trou, ce qu’elle exécute en écartant le sable de sous elle à l’aide de ses pattes de derrière ; et elle le retire avec tant d’adresse, que rarement, pour ne pas dire jamais, il n’en retombe des côtés. Elle l’enlève en faisant alternativement usage de chacune de ses pattes qui lui servent comme de larges pelles, et peu à peu elle l’entasse derrière elle ; alors s’appuyant avec force du devant sur le terrain qui lui fait face, elle détache à droite et à gauche, de vigoureux coups de pattes qui l’envoient voler quelquefois à plusieurs mètres. De cette manière, le trou se trouve creusé à dix-huit pouces ou même à plus de deux pieds de profondeur. Notez que tout ce travail, je l’ai vu exécuter dans le court espace de neuf minutes. Cela fait, elle dépose ses œufs l’un après l’autre, au nombre de cent cinquante ou parfois de près de deux cents, et les arrange par couches régulières. Le temps qu’elle emploie à cette partie de l’opération peut être de vingt minutes ; alors elle ramène sur les œufs le sable éparpillé, et en nivelle si parfaitement la surface, que peu de personnes s’apercevraient qu’on a remué quelque chose à cet endroit. Lorsqu’ainsi tout est bien terminé à son gré, elle se hâte de regagner l’eau, s’en remettant, pour l’éclosion de ses œufs, à la chaleur du sable. Pendant qu’une tortue, la tortue à grosse tête, par exemple, est dans l’acte même de la ponte, vous aurez beau vous approcher d’elle, elle ne bougera pas, dussiez-vous même lui monter sur le dos ; tant elle est, à ce moment, incapable d’interrompre sa tâche, tant il lui semble nécessaire de la continuer coûte que coûte. Mais dès qu’elle a fini, la voilà qui se sauve ; et il serait impossible, à moins d’être un hercule, de la retourner alors sens dessus dessous, et de s’en emparer.

Pour retourner une tortue, quand on la surprend sur le rivage, il faut se mettre à genoux, s’appuyer l’épaule derrière sa patte de devant, la soulever petit à petit en poussant de toutes ses forces ; puis, par un élan subit, on la jette sur le dos. Quelquefois il faut les efforts réunis de plusieurs hommes pour en venir à bout ; et si la tortue est de très grande taille, comme il s’en trouve souvent sur cette côte, le secours de leviers devient indispensable. Il y a des pêcheurs assez hardis pour nager vers elles, quand elles flottent endormies à la surface de l’eau, et leur faire faire la culbute dans leur propre élément ; mais dans ce cas, un bateau doit toujours se tenir prêt pour les aider à s’assurer de leur prise. Une tortue ne peut guère mordre au delà de la portée de ses pattes de devant ; et il en est peu qui, une fois renversées, parviennent, sans assistance à reprendre leur position naturelle. Néanmoins, on a généralement soin de leur assujettir les pattes au moyen de cordes pour les empêcher de s’échapper.

Les individus qui cherchent des œufs de tortue s’en vont le long des rivages, munis d’un petit bâton ou d’une baguette de fusil avec lesquels ils sondent le sable là où se remarquent les traces de ces animaux, bien qu’il ne soit pas toujours facile de les découvrir, à cause des vents et des averses qui très souvent les ont presque entièrement effacées. Et ce n’est pas seulement l’homme qui fait la guerre à ces nids, mais aussi les bêtes de proie ; et les œufs sont recueillis, sinon détruits sur place en grandes quantités : ce qui n’étonnera personne, quand on saura que certaines parties des sables sont connues pour renfermer, dans l’espace d’un mille, les œufs de plusieurs centaines de tortues. Elles creusent un nouveau trou à chaque ponte, et le second est généralement près du premier, comme si l’animal n’avait nullement conscience de l’accident qui lui est arrivé. On concevra sans peine que la multitude d’œufs qui se trouvent dans le ventre d’une tortue ne soient pas tous destinés à être pondus la même année. Le plus qu’un seul individu puisse en pondre dans le courant d’un été, c’est quatre cents environ ; tandis que, lorsque l’animal est pris sur le nid ou quand il est près de pondre, les œufs qui lui restent dans le corps, tout petits, dépourvus de coquille et empilés par larges couches, dépassent le nombre de trois mille. Une tortue dans laquelle j’en trouvai juste cette quantité pesait près de quatre cents livres. Les petits, peu de temps après leur éclosion, et lorsqu’ils ne sont encore guère plus larges qu’un dollar, se frayent un passage à travers le sable qui les recouvre, et se jettent immédiatement à l’eau.

La nourriture de la tortue verte consiste principalement en plantes marines telles que la zostera marina qu’elle coupe près des racines, pour en avoir les parties tendres et succulentes. On reconnaît les lieux où elle pâture aux masses de ces herbes qu’on voit flotter sur les bas-fonds ou le long des rivages qu’elle fréquente. La tortue à bec de faucon mange du varech, des crabes, diverses espèces de crustacés et de poissons. La tortue à grosse tête s’en tient presque exclusivement aux poissons à conques de grande dimension qu’elle semble broyer aussi aisément qu’un homme casse une noix. On en avait apporté une à bord de la Marion, qui fut placée près de la patte d’une des ancres ; et elle marqua si profondément l’empreinte de ses dents dans cette pièce de fer forgé, que j’en fus réellement étonné. La tortue à trompe se nourrit de mollusques, de poissons, de crustacés, d’oursins et de différentes plantes de mer.

Les unes et les autres, elles fendent l’eau avec une agilité surprenante. La tortue verte et la tortue à bec de faucon particulièrement rappellent, par la rapidité et l’aisance de leurs mouvements, le vol de l’oiseau. Aussi n’est-il pas facile d’en frapper une avec l’épieu ; et cependant c’est ce que sait faire, et même assez souvent, un pêcheur accompli.

En visitant la clef de l’ouest et autres îles sur la côte où j’ai recueilli les observations que je vous présente, j’eus besoin d’acheter quelques tortues pour régaler mes amis à bord de la dame au vert manteau ; non pas mes amis, ses galants officiers, ou les braves garçons qui formaient son équipage ; car tous, depuis longtemps, s’en étaient donné à cœur joie de soupe de tortue ; mais mes amis les hérons dont j’avais bon nombre en cage, que je destinais à J. Bachman de Charleston, ainsi qu’à diverses autres personnes non moins estimables. Je me rendis donc, accompagné du docteur Strobel, à un réservoir pour en marchander ; et là, à ma grande surprise, je trouvai que, plus les tortues étaient petites, pourvu qu’elles fussent au-dessus de dix livres, plus on les tenait à un haut prix ; à ce point que j’aurais pu en avoir une de l’espèce à grosse tête, pesant sept cents bonnes livres, pour très peu de chose de plus qu’une autre qui n’en pesait que cinquante. Tout en contemplant la grosse, je calculais en moi-même le nombre de soupes que le contenu de sa coquille aurait fournies pour un dîner du lord maire, ainsi que la quantité d’œufs renfermés dans son corps énorme ; et je me figurais le beau char qu’on eût fait avec sa carapace : oui ! un char dans lequel Vénus elle-même aurait pu sillonner la mer de Sicile, pourvu que ses tendres colombes eussent bien voulu lui prêter leur assistance, et que ni requin ni ouragan ne fussent venus culbuter l’attelage de la déesse ! Le pêcheur m’assura que ce monstre, bien qu’en réalité beaucoup meilleur qu’aucun autre de moindre taille, ne trouverait pas de débouché, s’il ne l’expédiait sur quelque marché lointain. Pour moi, j’aurais volontiers acheté cette tortue, mais je savais qu’une fois tuée, sa chair ne se garderait pas plus d’un jour ; c’est pourquoi je préférai en avoir huit ou dix petites qui firent, en effet, les délices de mes amis, et leur suffirent pendant longtemps.

On a recours à différents moyens pour prendre ces tortues sur les côtes des Florides, aux embouchures des fleuves et dans les rivières. Quelques pêcheurs ont l’habitude de tendre de vastes filets à l’entrée des grands cours d’eau, pour profiter du flux et du reflux. Les mailles de ces filets sont très larges, et les tortues, s’y engageant en partie, finissent par s’y embarrasser d’autant mieux, qu’elles font plus d’efforts pour en sortir. D’autres les harponnent à la manière ordinaire ; mais dans mon opinion, il n’y a pas de méthode qui vaille celle qu’employait M. Égan, le pilote de l’île Indienne.

Ce pêcheur émérite était muni d’un instrument de fer qu’il appelait une cheville, et qui présentait à chaque extrémité une pointe assez semblable à ce que les faiseurs de filets appellent un clou sans tête, étant quadrangulaire, mais aplatie, et figurant à peu près le bec du pic à bec d’ivoire, y compris son cou et ses épaules. Donc, entre les deux épaules de cet instrument, une ligne fine, très serrée, et longue de cinquante toises ou plus, est assujettie par l’un des bouts, au centre de la cheville où se trouve pratiqué un trou dans lequel elle passe, tandis que le surplus, soigneusement enroulé, est placé dans une partie convenable du canot. Maintenant, l’une des extrémités de la cheville entre dans un étui de fer qui la retient lâchement attachée à un long épieu de bois, jusqu’à ce que la carapace de quelque tortue ait été transpercée par l’autre pointe. L’homme de la barque, aussitôt qu’il aperçoit une tortue se réchauffant à la surface de l’eau, joue des rames pour s’en approcher le plus silencieusement qu’il peut ; et quand il n’en est plus qu’à dix ou douze mètres, il lance l’épieu comme pour atteindre l’animal à cette place que choisirait un entomologiste, s’il voulait piquer quelque gros insecte à une plaque de liége. À peine la tortue est-elle frappée, que le manche de bois se sépare de la cheville à laquelle, comme je l’ai dit, il ne tient que très légèrement. L’animal, fou de douleur, se débat convulsivement ; et il paraît que plus la cheville reste dans la blessure, plus elle s’y enfonce, si forte est la pression qu’exerce sur elle l’écaille de la tortue qu’on laisse filer comme une baleine, et qui bientôt s’épuise. Alors on la prend en la ramenant au bout de la ligne avec de grandes précautions. De cette manière, me dit le pilote, huit cents tortues vertes furent capturées en douze mois par un seul homme.

Chaque pêcheur a son réservoir, qui est une sorte de construction carrée, ou de parc en bois fait de grosses souches assez distantes l’une de l’autre pour que la marée puisse y entrer librement, et qu’on a enfoncées debout dans la vase. Les tortues sont enfermées dans cet enclos où on les nourrit jusqu’à ce qu’elles soient vendues. Si ces animaux, avant d’être emprisonnés n’ont pas encore pondu, ils laissent tomber dans l’eau leurs œufs qui se trouvent ainsi perdus. Le prix des tortues vertes, pendant mon séjour à la clef de l’ouest, était de quatre à six cents par livre.

Les amours de la tortue sont conduites d’une façon véritablement extraordinaire ; mais les détails que j’aurais à donner là-dessus sembleraient peut-être déplacés ici, et j’aime mieux passer sur ce chapitre. Il y a pourtant, en ce qui concerne leurs mœurs, une circonstance que je ne puis omettre, bien que je ne l’aie pas vérifiée par moi-même, et n’en sache que ce que l’on m’a rapporté. Pendant mon séjour aux Florides, plusieurs pêcheurs m’assurèrent que toute tortue prise à la place même où elle dépose ses œufs, et transportée sur le pont d’un navire à une distance de plusieurs centaines de milles, ne manquait jamais, si on la mettait ensuite en liberté, de regagner le lieu où elle avait coutume de pondre, soit immédiatement, soit au plus tard la saison suivante. Si ce fait est vrai, et je le crois tel, quelle nouvelle, quelle éclatante démonstration n’en résulte-t-il pas pour l’homme qui étudie la nature et qui a foi dans l’harmonie et la stabilité des dispositions que de toutes parts elle sait prendre ! Ainsi, voilà la tortue qui, comme les oiseaux émigrants, revient sans s’égarer aux mêmes rivages, et peut-être avec les mêmes transports qu’éprouve le voyageur lorsque, après avoir parcouru de lointaines contrées, il rentre une fois encore au sein de sa famille chérie !



FIN DU PREMIER VOLUME.

  1. Voyez pour ce mot, au second volume, Les Naufrageurs de la Floride.
  2. Chelonia Mydas, ou tortue franche. — Chelonia imbricata, ou caret. — Chelonia couana, ou la couane. — Trunk turtle (Trionyx ferox), ou la grande tortue à écaille molle de Bartram. Voy. Holbrook, Erpétologie des États-Unis.