Scènes de la nature dans les États-Unis et le Nord de l’Amérique/Un Camp à sucre

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UN CAMP À SUCRE.


Une fois, cheminant avec grand’peine au travers des bois magnifiques qui recouvrent les terrains onduleux des environs de la rivière Verte, au Kentucky, je fus surpris par la nuit. Je dus alors redoubler d’attention et n’avancer que très lentement. Je craignais même de m’égarer ; mais heureusement la lune se leva et vint m’apporter, fort à propos, le secours de sa lumière amie. Je commençais à trouver l’air singulièrement piquant, et la brise légère qui, de temps à autre, agitait la cime des grands arbres, me donnait envie de faire halte et de dresser ma tente pour la nuit. Tantôt je songeais aux campagnes de mon vieil ami Daniel Boon, à ses aventures étranges, au milieu de ces mêmes bois, ainsi qu’à la marche extraordinaire qu’il lui fallut faire pour sauver ses semblables au fort Massacre, et les empêcher d’être scalpés par les Indiens ; tantôt je m’arrêtais au bruit des pas d’un opossum ou d’un raton sur les feuilles sèches, puis je reprenais ma course fatigante, l’esprit occupé de souvenirs, les uns gais, les autres tristes. Tout à coup le reflet d’un feu lointain vint m’arracher à mes rêveries et me donner un nouveau courage. Je hâtai le pas et j’aperçus, en approchant, différentes formes qui semblaient s’agiter devant la flamme, comme des spectres ; et bientôt des éclats de rire, des cris et des chants m’annoncèrent qu’il s’agissait de quelque joyeuse réunion : j’avais sous les yeux ce que, dans le pays, on appelle un camp à sucre. Hommes, femmes et enfants tressaillirent tous quand je passai près d’eux ; mais ils avaient l’air de braves gens, et sans plus de cérémonie que le cas n’en comportait, je me dirigeai vers le feu, où je trouvai deux ou trois vieilles femmes avec leurs maris qui avaient le soin des chaudières. Leurs simples vêtements, de grossière étoffe du Kentucky, me plaisaient bien plus à voir que les turbans enrubannés de nos citadines, ou les perruques poudrées et les habits brodés des beaux de l’ancien régime. Je reçus un cordial accueil, et l’on m’offrit un gros morceau de pain avec un plat de mélasse et quelques pommes de terre.

Épuisé par une longue marche, je m’étendis du côté opposé à la fumée, et ne tardai pas à m’endormir d’un profond sommeil. Quand je me réveillai, il faisait jour. Une épaisse gelée couvrait la terre ; mais la troupe rustique déjà levée, après avoir dit sa prière, s’était remise à l’ouvrage avec un nouvel entrain. Je portais avec bonheur mes regards autour de moi : tout le terrain aux environs semblait avoir été déblayé et débarrassé du taillis et des broussailles, et l’on eût dit que les érables hauts et serrés, qui seuls restaient debout, avaient été plantés en alignement. Entre eux serpentaient divers ruisseaux qui faisaient entendre un doux murmure en précipitant leur cours vers une rivière ; le soleil fondait peu à peu les gouttes de rosée que le froid avait rendues solides, et déjà quelques chantres ailés joignaient leurs refrains précoces aux chœurs bruyants des filles des bois. Qu’un éclat de rire vînt à être répété par l’écho sous les voûtes de la forêt, aussitôt répondait les houhou de la chouette ou le glou-glou du dindon ; et les garçons se réjouissaient, en prêtant l’oreille à ce signal. Avec de grandes cuillers on agitait, dans les chaudières, le jus de l’érable qui s’épaississait ; les plus jeunes de la troupe apportaient à seaux la séve recueillie des arbres, tandis que çà et là on voyait les hommes robustes occupés d’abord à faire une entaille au tronc des érables, puis, à l’aide d’une tarière, pratiquant un trou dans lequel ils introduisaient un tuyau de canne par où le liquide devait s’écouler. Une demi-douzaine de travailleurs s’étaient emparés d’un beau peuplier jaune dont le tronc, scié en plusieurs pièces, avait été creusé en augets qui, placés sous les tuyaux, servaient à recevoir la séve.

Maintenant, cher lecteur, si jamais dans le cours de vos voyages il vous arrive de traverser, soit en janvier, soit en mars, ces terrains couverts d’érables qui s’étendent sur les rives charmantes de la rivière Verte ; soit, en avril, ceux qui longent le Monongahela aux eaux profondes ; ou bien encore, si vous vous égarez au bord de ces limpides ruisseaux qui, du sommet des montagnes Pocano, roulent impétueux vers le Lehigh, et que là vous rencontriez un camp à sucre, suivez mon conseil, arrêtez-vous un moment : que vous soyez à pied ou à cheval, si vous avez soif, nulle part ailleurs vous ne trouverez un breuvage plus agréable et plus sain que le jus de l’érable. Dans les Florides, un homme boira de la mélasse délayée dans l’eau ; au Labrador, il boira ce qu’il aura ; à New-York ou à Philadelphie, il boira ce qu’il voudra ; mais, au milieu des bois, qu’une gorgée de la séve de l’érable lui paraîtra fraîche et délicieuse ! Bien souvent, dans mes longues excursions, j’ai apaisé ma soif en appliquant mes lèvres au tuyau d’où coulait la liqueur sucrée ; j’aurais voulu ne pas quitter ces abondantes sources que m’offrait la Providence, et l’on eût dit que mon cheval lui-même s’en éloignait avec regret !

Je vais essayer de vous faire connaître, en deux mots, la manière dont on obtient ce sucre : L’arbre qui le fournit, l’érable à sucre (acer saccharinum), croît plus ou moins abondamment dans toutes les parties de l’Union, depuis la Louisiane jusqu’au Maine. Sur chaque tronc, à la hauteur de deux à six pieds, on fait une incision dans laquelle on introduit un tuyau de canne ou d’autre bois[1] ; on place dessous un auget pour recevoir la séve qui distille goutte à goutte, aussi limpide que la plus pure eau de source. Quand tous les arbres, sur un certain espace, ont été ainsi perforés, et lorsque les augets sont remplis, on en verse le contenu dans de grands vaisseaux. Pendant ce temps, un camp a été dressé au milieu des érables ; des chaudières de fer sont établies sur des supports en pierre ou en brique, et l’ouvrage avance rapidement. Quelquefois des familles du voisinage se réunissent aux premiers arrivés ; c’est comme une partie de plaisir, et tout ce monde reste ainsi hors de chez soi, pendant des semaines, car les augets et les chaudières veulent être surveillés sans relâche, jusqu’à ce que le sucre soit fait. Les hommes et les jeunes gens se chargent de la grosse besogne ; les femmes et les filles ne manquent pas non plus d’occupation.

Il faut dix gallons de séve pour faire une livre de beau sucre grainé. Mais en barboutes[2], on en obtient davantage, à la vérité d’une qualité inférieure, que l’on appelle cake sugar. Quand la saison est trop avancée, le jus ne se prend plus en grain par la cuisson, mais donne seulement un sirop. J’ai vu de ce sucre d’érable d’un si bon usage, qu’au bout de six mois de fabrication il ressemblait à du candi ; je me rappelle très bien le temps où, devenu un objet de commerce assez important dans le Kentucky, il se vendait de six à douze cents la livre, suivant la qualité. Alors (je parle d’il y a 25 ou 30 ans) il était journellement demandé dans les magasins et sur les marchés.

Les érables qu’on a travaillés de cette façon ne durent plus guère, les entailles et les trous pratiqués dans leur tronc finissant par les altérer ; car après qu’ils ont ainsi pleuré quelques années, ils tombent malades, poussent, par le bas, des excroissances monstrueuses, dépérissent graduellement et finissent par mourir. Cependant je ne doute pas qu’avec des soins convenables on ne pût obtenir la même quantité de séve, sans maltraiter autant les arbres. Il est grand temps que les propriétaires et les fermiers y fassent attention et songent un peu plus à la conservation de leurs érables.





  1. Ordinairement de sureau ou de sumac ; pour les augets, on évite de se servir de châtaignier, de chêne, et surtout de noyer noir, parce que la séve se chargerait de la partie colorante de ces bois, et même en contracterait un certain goût d’amertume.
  2. In lumps, c’est-à-dire en masses non cristallisées.