Scènes de la pacification marocaine/01

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Scènes de la pacification marocaine
Revue des Deux Mondes6e période, tome 17 (p. 645-682).
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SCÈNES DE LA PACIFICATION MAROCAINE[1]

I
AU PAYS DES DISSIDENS


Les déboires d’un immigrant. — Vers d’autres cieux. — Sur les ailes de la vapeur. — Les transformations de Bou-Znika. — Les douceurs de l’automobile. — Psychologie rétrospective. — A Rabat ; critiques et opinions. — L’ascension d’une race. — Croquis de paysage et de grands restaurans. — Sur la route de N’Kreïla. — Les émois d’une garnison et l’hospitalité grecque. — Le paradis des dissidens. — Le camp Marchand et la paix française. — Esquisses de ralliés. — A la recherche des enfans prodigues. — Philosophie militaire.


La bouche pâteuse, les paupières lourdes, Paul Pointis s’éveilla de mauvaise humeur. Son regard chercha le calendrier et la pendule, parcourut la chambre banale du Grand Hôtel, mal défendue par ses persiennes rétives contre la clarté aveuglante du soleil déjà haut, contre le tumulte du soukh voisin : « J’ai besoin de changer d’air, et le séjour à Casablanca ne me vaut rien, grommela-t-il. J’ai à peu près perdu mon temps dans cette petite ville de province où, suivant un mot de théâtre, les affaires, c’est l’argent des autres. » Le souvenir amer d’une demi-mondaine de pacotille dont il subissait depuis un mois les caprices, l’insomnie causée par le hurlement lancinant d’un chien, aggravaient sa sévérité naturelle pour une localité qu’il n’avait jamais jugée avec indulgence.

Après avoir cherché, sans succès, dans l’eau froide un remède à sa nervosité, il s’habilla prestement. Quand il eut fulminé contre la maladresse chronique de la servante juive qui lui apportait le café matinal, il tourna d’un pas saccadé autour de la table et se mit à réfléchir. Chez lui, comme chez tous les hommes façonnés par la solitude, souvent la pensée s’évadait en monologues sans apprêt. Cette fois, sa méditation fut silencieuse. Elle s’exerça sur des cartes rapidement consultées, sur l’attirail de voyageur qui gisait dans un coin, sur le contenu de cantines vidées en toute hâte sur le lit. Et, avec la joie exubérante de l’homme d’action qui vient de prendre un parti : « Mohammed ! — cria-t-il en tirant à le briser sur le cordon de la sonnette ; — Mohammed ! hâte-toi ! Je sors, mais tu viendras me rejoindre à la gare avec les bagages, pour le train de midi, — Où allons-nous ? — Chez les farouches Zaër, ô Mohammed ! »

Trois mois auparavant, Paul Pointis avait partagé l’engouement de ses compatriotes pour le Maroc, provoqué par les suggestions d’une presse bien stylée. Repris par la nostalgie des voyages, il avait laissé sa jeune femme à Paris, et il avait débarqué comme tant d’autres à Casablanca, plus riche encore d’illusions que de sa respectable lettre de crédit sur la Banque d’Etat. Mais il était arrivé trop tard, ou trop tôt. Il n’avait aucun goût pour les spéculations de terrains où se complaisait l’ingéniosité des premiers immigrans, pour le commerce des laines de moutons ou de peaux de bœufs, pour les copieux profits des fournisseurs militaires ou des fondateurs de bazars. Il ne s’était pas soucié d’entrer en relations d’affaires avec les Juifs, les protégés étrangers, les Levantins, qui mettaient entre les indigènes avides et les capitalistes confians une épaisse barrière d’intermédiaires retors. Ses aptitudes, qui le portaient vers les entreprises industrielles, l’avaient aussitôt éloigné de la Chaouïa plantureuse où s’entassaient les nouveaux débarqués. A la suite des convois militaires, il avait visité Fez, Meknès, avec l’espoir de prendre date pour des concessions de houille blanche, de transports mécaniques, d’éclairage, que la transformation escomptée de ces vieilles cités lui faisait supposer désirables et prochaines. Mais la révolte de Fez avait assombri la situation politique ; l’entourage du Sultan et nos diplomates ne s’étaient pas montrés favorables aux projets industriels que Pointis leur présentait. Il avait eu, alors, des ambitions plus modestes. De ses voyages en Extrême-Orient il conservait le souvenir des bénéfices qu’on pouvait espérer d’une batellerie primitive au service des militaires et des commerçans. On l’avait vu dans les vallées du Sebou et du Bou-Regreg ; des parlementaires en mission et des journalistes l’avaient même rencontré vers Mechra-ben-Abbou et Dar-Chafaï. Cette fois encore, les méfiances ambiantes paralysèrent son ardeur. De guerre lasse, il s’était attardé dans Casablanca pour y rêver à de moins aléatoires combinaisons. Un mois après, il songeait, plus qu’il n’aurait fallu, aux yeux noirs d’une cabotine, et il résistait à grand’peine aux suggestions décevantes des spéculateurs de terrains. Il se trouvait noyé dans le nouveau flot de Tartarins cosmopolites et bruyans que la ratification du traité de protectorat déversait sur le Maroc. Il se prit soudain à regretter son boulevard, ses relations parisiennes, sa famille surtout qu’il avait abandonnée pour courir après des chimères. Et il s’apprêtait à prendre le premier « Paquet » pour rentrer en France, quand des propos de café, entendus par hasard, modifièrent sa résolution.

Selon l’expression consacrée, on devait enfin « châtier les farouches Zaër. » Une forte colonne, dirigée par un chef réputé, s’organiserait à Rabat, Maaziz et Camp-Marchand ; on était décidé à poursuivre les rebelles dans leurs plus lointaines retraites, jusque dans les gorges de l’oued Grou, à briser les résistances et à mettre fin à l’anarchie. Pointis s’était renseigné. Un officier d’état-major, de ses amis, avait consenti à trahir en sa faveur le secret de Polichinelle. L’attrait d’une randonnée derrière nos troupes, à travers une région dont quelques initiés vantaient l’aspect sauvage et pittoresque, le souvenir de lectures sur les entreprises minières des Portugais, l’avaient décidé à voir, comme dernière expérience, « s’il n’y avait pas quelque chose à faire par là. » Il se promettait de ne pas utiliser les Grecs qui ouvraient boutique autour des postes et qui se tenaient ainsi à l’affût des bonnes affaires, les Juifs qui servaient les deux partis, les protégés qui négociaient avec les cadis besogneux de redoutables combinaisons. Il espérait que sa patience de vieux routier serait enfin récompensée, que les montagnes lui dévoileraient leurs secrets et les filons leurs richesses dans un pays d’où la mauvaise réputation des habitans avait jusqu’alors éloigné les touristes et les agioteurs.

Mais, dans le train, son enthousiasme tomba. La course lente des wagons, qui bondissaient péniblement sur la voie de 0m, 60, derrière une locomotive essoufflée, lui donna jusqu’à Bou-Znika le temps de méditer. Le « chemin de fer stratégique, » dont il profitait par faveur spéciale, lui apparut comme le symbole d’une mainmise précaire et contestée de la France sur le Maroc. Il considéra que le Génie militaire, gêné par les circonstances, avait employé quinze mois à poser 48 kilomètres de rail Decauville en terrain horizontal, sans autres ouvrages d’art que trois ou quatre ponts sur pilotis. Il regretta ses chevauchées si pittoresques, sur la piste sablonneuse qui dessinait alors un ourlet grisâtre au tapis de fleurs dont le mois d’avril couvrait le Maroc. La tête à la portière, il reconnaissait les palmiers ébouriffés, les figuiers massifs, les koubas ruinées qui ponctuaient ses souvenirs. Des Arabes gouailleurs le narguaient au passage en luttant de vitesse avec le train dont les ferrailles gémissaient. Et ce joujou d’enfant, qui semblait perdu dans l’immensité des moissons mûres, lui donna soudain la nostalgie des courses folles en automobile, du glissement berceur des grands express européens. Pour s’égayer, il songea aux comparaisons que Moulay-Hafid avait dû faire en France, entre le Paris-Côte d’Azur et la roulotte à vapeur qui lui fit connaître les saines émotions d’un déraillement.

A Bou-Znika, terminus provisoire de la ligne, il sauta vivement de sa cage surchauffée. En s’acheminant vers l’automobile qu’un loueur entreprenant de Rabat mettait à la disposition des voyageurs pressés, il s’étonna de retrouver, presque sans changemens, un paysage connu. Il avait observé, en d’autres contrées, les transformations à vue opérées par le rail. Il s’était imaginé un Bou-Znika mué en ville à l’américaine, hérissé de constructions hâtives, bourdonnant d’une fébrile activité. Mais les amas de matériel du chemin de fer, les poteaux indicateurs de propriétés incultes et vastes, seuls, accusaient une prévoyance méticuleuse et bien ordonnée. Quelques soldats s’agitaient autour du train figé, simulant sans hâte des besognes d’hommes d’équipe fatigués et dolens. Dans les mêmes baraques en bois, les mêmes gargotiers semblaient considérer les rares cliens comme les ennemis de leurs repos. Les murs de la kasbah montraient les mêmes blessures, que le temps avait envenimées. Des géraniums avaient remplacé les fonds de bouteilles dans les plates-bandes du « jardin des zouaves, » mais l’infirmerie indigène était toujours aussi misérable, la « case du Génie » aussi miteuse, l’horizon aussi désert.

Les beuglemens saccadés de la trompe d’auto, qui stimulaient les retardataires, arrachèrent Pointis à ses réflexions. Trois voyageurs, déjà, se calaient sur les coussins, s’entouraient de couvertures, bourraient à forcement les espaces vides, et leur physionomie s’éclaira quand ils eurent la conviction de se trouver « au complet. » Pointis, de loin, avait déjà reconnu l’un d’eux pour avoir fraternisé, certain soir de fête, au « Moulin de la Gaîté. » Il se félicita poliment de la rencontre, et s’informa des causes d’une sociabilité qui contrastait avec les ruses coutumières des voyageurs en chemin de fer : « Vous n’avez donc jamais fait en auto le trajet de Rabat ? lui demanda l’un de ses compagnons de route, empaqueté comme un objet fragile et précieux. — Non ; pourquoi ? — Parce que vous n’auriez qu’à chercher la réponse dans vos souvenirs. A quatre, on s’étaie mutuellement, et l’on affronte sans trop de peine les secousses du chemin. Quand il y a des places vacantes, on est projeté dans tous les sens, comme une balle de tennis, et l’on arrive fourbu, meurtri, avec des bleus sur tout le corps. »

Dès les premiers tours de roue, Pointis n’avait plus besoin d’explication. Bondissant sur les palmiers nains, plongeant dans les ornières, crissant dans le sable où elle s’enlizait, la voiture allait par saccades brusques, rappelant les attractions affolantes d’un Luna-Park ou d’un Magic-City : « C’est une honte ! hurla soudain le voisin de Pointis, qui luttait avec l’énergie du désespoir contre les symptômes du mal de mer. Voilà plus d’un an que circulent des milliers d’hommes, des milliers de tonnes entre Casablanca et Rabat, et c’est tout ce qu’on nous offre encore comme route ! J’en parlerai au Résident général ! En Amérique, monsieur... » Mais une nausée imminente arrêta la comparaison. D’ailleurs, Pointis l’avait maintes fois entendue sous d’autres cieux, et son attention s’était fixée sur la phrase qui la précédait. Ainsi, déjà, au Maroc, des hommes hargneux, importans et affairés, allaient vers Rabat comme en pèlerinage, pour y faire entendre leurs doléances au Résident général, pour tenter au profit de leurs théories ou de leur avidité le chantage de leur audace ou de leurs relations ! Ils allaient vers l’autorité suprême comme vers le tout-puissant manitou, dispensateur des grâces, des fonctions et des indemnités ! Ils exhibaient avec ostentation quelque vague carte de presse, faisaient sonner bien haut leurs titres de parlementaires ou de « missionneux, » parlaient avec autorité de leurs capitaux trop souvent illusoires, des mythiques groupemens financiers qu’ils représentaient. Le « j’en parlerai au Résident général, » qui revenait comme un leit-motiv sur les terrasses des cafés de Casablanca, remplaçait au Maroc le « j’attends Doumer » que Pointis avait jadis entendu. Il se rappela soudain les Sauterelles à systèmes, à monopoles, à concessions qui s’étaient abattues sur l’Indochine où, pendant quelques mois, « attendre Doumer » facilita le bluff de prétentieuses inutilités. Et il conclut entre deux cahots : « Ce sont peut-être les mêmes qui vont « en parler » au Résident général. »

La fureur de ses compagnons s’était apaisée dans le coma. Le roulis, le tangage et le bruit combinés leur avaient enlevé le courage de la plainte. Inconsciens et veules, il fallait au chauffeur une éloquence insinuante pour les décider à descendre quand la voiture, enfoncée jusqu’aux moyeux dans le sable fluide, refusait d’avancer. Pointis, plus aguerri par une pratique ancienne de l’automobile et des sports, eut donc toute la tranquillité nécessaire pour coordonner ses observations et ses projets. Il songea que la piste sans apprêt, où se croisaient de temps à autre des véhicules trépidans, mouchetés de képis polychromes, était la suite harmonieuse du chemin de fer fossile dont le Génie rougissait. « D’après l’état de la grande route impériale, que vais-je trouver en pays zaër ? » murmurait-il quand une secousse violente dérangeait son équilibre laborieux. Et sa pensée évoquait aussitôt l’obstination du chameau fatigué qui se couche, l’indolence affairée des conducteurs, l’appréhension des arrimages, l’arrivée tardive à l’étape, les départs au petit jour, le cheval traîné par la bride, la mare boueuse des points d’eau, les marchandages énervans, les palabres sans fin et sans but avec des indigènes quémandeurs et retors, qui, vus du boulevard, s’appellent Noblesse arabe et Poésie du Désert.

A la nuit tombante, la voiture franchissait en grondant la sinueuse entrée de Rabat. Elle filait vivement. Les beuglemens ininterrompus de la trompe la signalaient aux habitans impassibles, aux chiens effarés, qu’elle enveloppait dans les nuages d’un crottin poussiéreux. Puis, sur une petite place bosselée, le chauffeur lui fit décrire une courbe sans grâce et l’arrêta devant une maison indigène d’aspect médiocre, mais qu’une enseigne en grosses lettres décorait d’un nom ronflant : « C’est le meilleur hôtel de la ville, qui en compte déjà plusieurs, » avait-on dit à Pointis. Il aimait en voyage le confortable, et cet avis détermina son choix.

Tandis qu’il dînait seul dans la cour transformée en salle à manger coiffée d’une verrière malpropre, il observait la foule des cliens, assis par groupes sympathiques autour des tables en bois blanc. Dans le brouhaha des voix confuses, il entendait les mots, toujours les mêmes, qui traduisaient les espoirs et les déceptions. D’ailleurs, la poursuite des honneurs ou de la fortune paraissait moins préoccuper ces militaires, ces colons, ces commerçans, ces fonctionnaires, que les intrigues sans mystère avec les demoiselles des beuglans. Ils appréciaient les mérites, commentaient les formes, discutaient les tarifs. Quelques-uns plastronnaient, glorieux de la compagne d’occasion qui balançait, avec des minauderies précieuses, les plumes défraîchies d’un chapeau encombrant, et qui, toute fière de dîner au restaurant « avec des messieurs bien, » s’efforçait aux attitudes élégantes et au langage correct. Pointis jugea que ces échantillons de la galanterie exotique étaient encore inférieurs à ceux de Casablanca. Il ne se sentit pas le courage de promener son ennui solitaire à l’Eldorado ou au Casino, et d’affronter les voix aigres, les refrains canailles et les quêtes obsédantes. Mais il songea que sa chambre prenait jour dans la salle à manger, et qu’elle devait être empestée par les odeurs de nourriture, de graillon et de tabac. Alors il s’évada et se perdit dans la nuit.


Il consacra le lendemain aux préparatifs de son voyage. Une expérience déjà longue lui avait appris l’insuffisance chronique des renseignemens sollicités dans les bureaux officiels. Maintes fois, la courtoisie du personnel militaire n’avait pu le préserver des indications vagues et des conseils fallacieux. Il redoutait les distances erronées, les affirmations dubitatives, les échappatoires prudentes, où il devinait la méfiance instinctive des guerriers à l’égard des civils qu’ils supposaient gênans, inquiétans ou bavards. La qualité de correspondans de presse, que s’attribuaient la plupart des voyageurs, si elle déclenchait la loquacité de nombreux grands chefs ravis de parler à la cantonade, incitait leurs subordonnés à une diplomatique réserve. Pointis ne perdit pas son temps à l’affronter de nouveau, malgré les lettres de recommandation dont son portefeuille était bourré. Il préféra se diriger vers le logis d’un commerçant qui devait à sa qualité de fournisseur des popotes militaires une notoriété de bon aloi. Tout en cheminant, il examinait les rues et les boutiques et, comme il avait de la mémoire, il trouvait que l’occupation française n’avait guère corrigé leur pittoresque, mais répugnante saleté.

Dans une salle encombrée de caisses, de rayons et d’acheteurs, le Potin de Rabat l’écoutait, loquace et complaisant : « Comment, monsieur ! vous voulez aller chez les Zaër ? Drôle d’idée, monsieur ! Vraiment, le voyage n’en vaut pas la peine. La contrée est dangereuse, et il n’y a rien à faire par là ! » Pointis commençait à le croire ; mais il était trop avancé pour reculer. Il redoutait de paraître effrayé par les chances d’une attaque ou les difficultés d’une prospection rapide en pays dissident. Il insista pour avoir guide, chevaux de selle, chameaux de charge à ses risques et périls. On les lui promit enfin, en lui conseillant de se joindre au « convoi libre » que le commerçant, qui était aussi entrepreneur de transports, expédiait le lendemain vers les postes de N’Kreïla et de Camp-Marchand.

Cependant, Pointis s’attardait à bavarder. Il avait lorgné les adresses des emballages, l’activité fébrile des employés. Rassuré, maintenant, sur l’organisation de sa petite caravane, il formulait des félicitations polies au sujet du « châtiment des Zaër » qui allait ouvrir au commerce français une vaste région. Son interlocuteur l’arrêta aussitôt : « Nous n’y gagnerons guère, monsieur, nous, les colons ! Nous n’avons pas les coffres-forts de l’Intendance, ni les ressources des Emprunts Marocains. Le résultat le plus certain des colonnes est toujours un fantastique renchérissement des prix. L’autorité militaire achète sur place les denrées, loue les chameaux et les conducteurs, coûte que coûte, sans se préoccuper des conséquences. Et ces sales moricauds, qui n’ont pas de besoins, ne veulent plus, ensuite, diminuer leurs prétentions. » Il souffla un moment, puis, comme s’il avait à exhaler d’anciennes rancunes, il reprit : « Quand le Génie, les officiers d’Administration, le Service des Renseignemens ont passé quelque part, savez-vous combien un maçon, un charpentier marocains, dont les ouvriers de France ne voudraient pas comme manœuvres, exigent par journée de travail ? Des 5 et des 7 francs, monsieur ! Savez-vous combien me coûtent, par mois, les trois masures que j’ai transformées en magasin ? 600 francs, monsieur ! Et dans le bled, quand des troupes y ont fait séjour, allez donc acheter de l’orge à moins de 20 francs le sac, des bœufs à moins de 150 ou 200 francs chacun ! Essayez d’avoir des chameaux de charge à moins de un douro par jour ! Informez-vous des prix des terrains que les spéculateurs ont accaparés ! Depuis deux ans que je suis au Maroc, monsieur, le douro qui était à 160 ne vaut plus que 115[2] ! S’il n’a pas la chance d’être admis aux fournitures administratives, ou s’il n’a pas la clientèle des postes, le colon, le commerçant ou l’industriel n’a plus qu’à se faire marchand de goutte, ou à tripoter comme tant d’autres. Et quand on est Français, monsieur, on n’aime guère vendre des camelotes avariées, prêter à la petite semaine, ou céder aux dissidens des fusils volés et des cartouches à quinze sous pièce ! — Soit, mais la crise sera passagère, insinua Pointis. Et la richesse agricole du Maroc... » Le commerçant ricana : « Oui, je sais : les terres noires, les moissons plus hautes que les hommes, la fertilité extraordinaire, les nuées de troupeaux ! Et après ? Les terrains fertiles et facilement cultivables sont presque tous occupés par les tribus. Dans ce pays sans cadastre, sans notaires et sans receveurs d’enregistrement, l’acheteur est toujours exposé à la mauvaise foi de témoins cupides et de cadis vénaux. Croyez-vous que les paysans de chez nous vont accourir en foule pour défricher les déserts de cailloux et de palmiers nains ? Dépossédera-t-on les indigènes au profit des immigrans ? Ceux-ci pourront-ils se passer d’ouvriers agricoles qu’ils devront payer plus cher qu’en France ? Que feront-ils de leurs récoltes ? Le paysan marocain les garde dans ses silos, ou les transporte sur des chameaux jusqu’à Rabat et Casablanca ; mais le paysan français aura besoin de routes et de chemins de fer. D’après la ligne stratégique du bord de la mer, vous pouvez comprendre que les communications intérieures ne seront pas, de longtemps, faciles et peu coûteuses. Sans routes, sans voies ferrées et sans ports, que vaudront les mines après lesquelles on court ? Et les adjudications internationales ? Et l’égalité douanière ? Et les protégés étrangers ? Mais, monsieur, c’est seulement à la présence de nos troupes que nous devons les apparences de prospérité dans les villes, et les navires dans les ports ! Croyez-moi, le Maroc n’est pas l’Eldorado qu’on nous a vanté. Comme tant d’autres, j’y vivrais d’expédiens si je n’avais eu la chance d’arriver au bon moment et de fonder la succursale bien achalandée d’une grosse maison d’alimentation. J’ai pour cliens les postes jusqu’à Fez, et les chameaux que je loue à la Direction des Etapes augmentent mes profits. »

Pointis écoutait avec surprise ce colon désenchanté. Mais il observa le teint jaunâtre, le souffle court, et cette acrimonie insolite lui parut causée par un estomac capricieux. Soudain, le notable commerçant s’excusa. Pointis le vit se précipiter vers un client dont l’arrivée mettait en émoi le personnel du magasin. Le nouveau venu acceptait avec condescendance les affabilités obséquieuses du caissier, l’empressement des commis, la courtoisie agitée du patron. Avec une sollicitude inquiète, des jeux de mains expressifs, celui-ci s’informait : « Qu’y a-t-il pour votre service, monsieur Salomon ? Comment allez-vous, monsieur Salomon ? Quelle agréable surprise, monsieur Salomon ! Dans un bourdonnement d’amabilités, les deux hommes se dirigeaient à petits pas vers l’arrière-boutique transformée en bureau. Pointis devina qu’un duel savant d’intérêts et de ruses allait s’y engager. Il en prévit le résultat, car l’astuce du marchand de conserves lui semblait inférieure à la roublardise de M. Salomon. Naguère, lors de son retour de Fez, il en avait observé les effets variés. Aujourd’hui, Pointis avait eu de la peine à reconnaître dans son costume européen bien coupé, dans son allure désinvolte, le Youddi à la souquenille malpropre, aux regards fuyans, aux gestes peureux, qui lui vendait fort cher les inévitables souvenirs de voyage, tapis de Rabat, turqueries allemandes, vieilles monnaies truquées. De brocanteur insinuant et cupide, M. Salomon était devenu grand négociant. Il accaparait les terrains, agiotait sur les grains et sur les peaux, soutenu maintenant par tous les douros de sa communauté, joyeusement extraits des cachettes où la prudence de ses frères, autrefois exposés aux brutales reprises, les avait enfouis.


Pointis en fut attristé. L’envie de repartir aussitôt pour la France l’effleura un instant. Puis, comme il descendait vers le fleuve après avoir terminé ses préparatifs, ses idées prirent un autre cours. La lumière légère, l’animation des rives, le calme de la mer qui plaquait un bleu cru sous le vert pâle de l’horizon, invitaient à la paix du cœur et donnaient la joie de vivre. Accoudé sur le parapet de la Douane, il ne songeait plus qu’à contempler un paysage connu, mais toujours séduisant, à discerner les changemens que les mois écoulés lui avaient fait subir. A cette heure indécise qui précède le crépuscule, le filet blanc des murailles de Salé, soulignant les touches sombres des figuiers massifs, semblait tout proche. Sur la plage, où naguère grouillaient les chameaux têtus et rageurs, les troupes entassées, une ville de bois remplaçait les camps poussiéreux et nauséabonds que les soldats avaient maudits. Vers l’amont, les marécages aux reflets de satin, où papillotaient les miroirs des flaques d’eau, les taches claires des aigrettes et des pluviers, couvraient d’un linceul d’herbes drues le port qui abrita les galères des Romains et les caravelles des Portugais. Sur la rive gauche, les symboliques toitures de tôle émergeaient des vergers, formaient une garde d’honneur à la nouvelle Résidence Générale blottie dans les arbres. Ecrasées par la masse fruste de la Tour Hassan, elles montraient le présent plein de promesses à ce témoin d’un passé barbare et glorieux.

La nuit venait. Pointis rêvait toujours. Comme en hiver avant de se lever, il différait de quitter cet endroit où il se trouvait bien. Il redoutait sa gargote surchauffée, aux odeurs de pétrole et d’eaux grasses, que le contraste du moment lui faisait paraître plus sinistre. Et, brusquement, un nom saisi au vol dans la conversation bruyante d’officiers qui allaient dîner au camp de la plage le décida. Le « Café de Toulouse, » d’après une légende bien établie, mais récente, offrait à ses cliens une cuisine honnête, des repas en plein air, et des serviteurs diligens. De tels mérites convenaient aux goûts raffinés de Pointis. Il traversa la ville, constata sans s’étonner que les tables d’apéritifs obstruaient les rues, et, guidé par un muchacho futé dans un dédale de chemins sablonneux bordés de cactus, il se trouva bientôt sur la d’une frangée d’argent. Dans le hall à claire-voie du Casino silencieux qui la dominait, des sous-officiers et des soldats courtisaient des chanteuses maussades. Au delà de la nappe de lumière que l’acétylène étendait autour du beuglant, une ligne de points rouges semblait suspendue dans la nuit. Des silhouettes de dîneurs s’agitaient sur un fond sanglant d’andrinople, et Pointis devina qu’il était arrivé.

Déjà, une foule hétéroclite, en groupes compacts, avait envahi les petites tables. Les verres crasseux des photophores évoquaient, sans les remplacer, les lampes électriques aux abat-jour fleuris des grands restaurans. Des couverts de fer et d’étain, des couteaux sinueux, des verreries grossières, s’étalaient sur les nappes sales et les serviettes trouées. Des poteaux mal équarris et chancelans soutenaient une toiture en carton imperméable, et le vent frais du large faisait regretter les murs absens. Mais le site était si bien choisi, le chant de la mer était si berceur, le Casino était si proche pour les digestions difficiles que le « Café de Toulouse » méritait vraiment la clientèle des élégances de Rabat.

Debout au milieu du hangar encombré, Pointis cherchait en vain des yeux une place. Le gérant, dédaigneux, avait appris à ce provincial qu’on devait retenir sa chaise une semaine à l’avance. Il réussit pourtant à se caser près d’un poteau gênant et, résigné à la patience, il attendit les faveurs intermittentes des garçons. D’ailleurs, il s’amusait. Des éclats de voix triomphantes et des gestes exubérans lui dénonçaient ceux qui, le matin, avaient « vu le Résident général. » Des femmes trop fardées riaient sur les notes aiguës, pour faire admirer leurs boas en plumes de volaille et leurs hermines en poils de lapin. Des broussards en bombe prouvaient, par les confidences de leurs têtes penchées, qu’ils n’oubliaient pas les affaires au milieu des plaisirs. A la table voisine, des officiers aux uniformes variés discutaient âprement, Pointis entendit quelques noms connus, et son attention se concentra. Des effectifs, des plans de campagne, des appréciations admiratives ou mordantes fusaient dans le brouhaha des interlocuteurs qui parlaient sans s’écouter. Il examina ces jeunes gens aux physionomies ouvertes, aux yeux ardens, aux mâchoires volontaires, que grisait l’imminence des luttes prochaines et des lendemains douteux. Du sous-lieutenant au chef de bataillon, ils étaient confians, loquaces et fraternels. Ils n’avaient rien du miles gloriosus, mais ils n’étaient pas fâchés de faire savoir à la cantonade qu’ils allaient bientôt se mesurer contre les Zaër. Leur prestige de guerriers en route pour la mort attirait sur eux la sympathie apitoyée des femmes, l’intérêt envieux des hommes, et il égalait presque celui des officiers aviateurs, modestes et discrets, dont l’entrée provoqua des chuchotemens admiratifs.

Les projets de fête nocturne succédaient maintenant aux propos belliqueux. Pointis n’écoutait plus. Il en savait assez pour deviner que les célébrités galantes de la ville se refuseraient ce soir-là aux désirs des bourgeois concupiscens. Il comprenait aussi que le hasard l’avait lancé sur une bonne piste, et que les renseignemens de son ami de Casablanca étaient exacts. Tout en effectuant un voyage d’études en pays zaër, il assisterait à des opérations militaires qui paraissaient prochaines, et dont le programme le séduisait. Alors, il considéra le « Café de Toulouse » avec plus d’indulgence ; il oublia le mauvais diner, le café tiède, le service exaspérant. Il sortit, et son auberge elle-même lui parut confortable. Sa crainte de l’eau rare, des draps douteux s’évanouit, et il s’endormit paisiblement.

Le lendemain, sur la piste déserte et poussiéreuse, le « convoi libre » avançait lentement. Pointis s’était lancé en éclaireur, suivi de son domestique arabe et d’un cuisinier sénégalais recruté à Rabat, tous deux juchés sur de paisibles mulets. Le plateau couvert de palmiers nains n’était pas propice aux embûches, et nulle fumée suspecte ne se montrait à l’horizon. Entre ses petits fossés distans de cinquante mètres, la route s’enfonçait vers le Sud, droite comme une voie romaine. Mais, à la délimiter ainsi, s’était épuisée l’ardeur novatrice d’un obscur sous-ordre stimulé par une récente circulaire du Résident général. Ce ruban de sable, découpé à l’emporte-pièce dans le sable, enflait les chiffres fallacieux des statistiques où se complaisent les amours-propres administratifs. Les deux traits de la viabilité certaine, qui le figuraient sur la carte, pouvaient narguer le touriste et décevoir le charretier : ils représentaient la route nouvelle, œuvre déférente d’un zèle obéissant.

Bientôt une masse sombre apparaissait dans le lointain. Le terrain ondulait doucement, comme soulevé par une houle expirante. La piste s’enfonçait maintenant dans les taillis rabougris d’une forêt dévastée. Derrière Pointis, l’Arabe et le Sénégalais, qui se défiaient des surprises, diminuaient sans affectation leur vitesse pour se laisser rattraper par le convoi. Cependant, les chameliers, deux Grecs qui accompagnaient des marchandises jusqu’à Camp-Marchand, quelques Juifs qui s’étaient glissés avec leurs mulets étiques dans la caravane, tous gens paisibles et prudens, ne manifestaient aucune inquiétude. D’ailleurs, dans les éclaircies des jujubiers et des chênes-lièges, des douars attestaient la sécurité de la région. Tentes et troupeaux prouvaient que toutes les tribus n’étaient pas en dissidence, et leur présence était la sauvegarde efficace des voyageurs. Cavaliers se dirigeant vers la ville, piétons poussant leurs bourricots enfouis sous les « tellis » bourrés de grains ou de pacotille, circulaient sans armes apparentes ; ils avaient la physionomie amène et le salut courtois : « De la politesse et pas de fusil,... où sont donc les « farouches » Zaër ? » se demandait Pointis qui n’avait pas oublié l’expression consacrée par des ordres du jour récens. Et comme la chaleur était accablante, il cessa de régler son allure sur celle des chameliers pour arriver plus tôt à El-Mati, dont on lui avait vanté la source abondante et les ombrages frais.

Sous des figuiers séculaires, des boîtes de conserves vides et des papiers gras gâtaient le charme du ruisseau qui chantait dans les vasques de roches. Un plateau jalonné par des monticules de crottin, des tranchées à demi comblées, dénonçait le traditionnel gîte d’étapes des convois-navettes qui reliaient Rabat à N’Kreïla. Depuis des mois, escortes, voitures et mulets de bât, mus par une direction sagace, échangeaient en ce lieu les vivres, le matériel et les munitions destinés aux « postes de l’avant » contre les malades évacués par les formations sanitaires, les tonneaux vides et les caisses hors d’usage de l’Administration. Depuis des mois, aussi, les témoignages malodorans de leurs périodiques rencontres s’accumulaient sans contrainte, malgré les prescriptions platoniques des circulaires et des règlemens. Pointis considéra qu’ils déshonoraient le paysage, et que les mouches innombrables y rendraient la sieste impossible. Il résista aux suggestions tentatrices de son cuisinier, ancien maître d’hôtel d’une popote d’officiers, qui avait médité pour ses débuts un menu séduisant ; il renonça aux délices d’une étape sous les arbres, près d’une eau courante, qui l’invitaient aux paresseuses rêveries. Lesté par les traditionnels œufs durs du repas froid, il résolut d’imiter le « convoi libre » qui, après une courte halte, allait sans rompre charge jusqu’à N’Kreïla.

« La route est courte et bonne, » lui affirmait un Grec qui suivait la caravane et qui, flairant dans ce Français pressé quelque providentiel commanditaire, multipliait depuis Rabat les offres de service et les complimens. Et, vraiment, elle contrastait avec les pistes dans le sable ou les sentiers de chèvres, hérissés de cailloux, que Pointis avait jusqu’alors parcourus au Maroc. Le tracé serpentait dans les vallons boisés qui descendent vers la profonde coupure de l’oued Korifla ; une compagnie de marsouins avait adouci les déclivités, nivelé la chaussée, jeté des ponceaux sur les ravins, arrondi les tournans. Pendant des semaines, sous les yeux narquois des indigènes méprisans, les soldats de France avaient ainsi accompli des besognes de forçats : « C’était pour l’automobile du général... » expliqua le Grec qui se révélait cicérone averti. Pointis admira les desseins de la Providence et le secours puissant donné à la colonisation par le désir d’un grand chef.

Mais, au delà du Korifla, l’aspect du pays changeait sans transition. Le plateau s’étendait sans limites apparentes, et le crépuscule couvrait d’une teinte lugubre l’immensité des palmiers nains. Dominant une gorge invisible de la route, les bicoques du poste de N’Kreïla faisaient paraître plus menaçante la solitude qui les entourait. Pointis, d’ailleurs, remarqua bientôt que la nuit s’annonçait pleine d’angoisses. Une fièvre guerrière agitait la petite garnison. Des allées et venues, qui voulaient être mystérieuses, dénonçaient les embuscades préparées contre d’hypothétiques assaillans. Des éclats de lumière blanche attestaient que des troupiers malhabiles s’initiaient à la manœuvre de projecteurs. Peu confians dans le voisinage du poste, les mercantis se hâtaient de donner des ceintures de pierres sèches à leurs baraques en planches ; ils préparaient des cartouches de chevrotines et nettoyaient leurs fusils. Moins belliqueux, le débitant juif avait déjà demandé au commandant d’armes un asile derrière ses talus ; mais les Grecs, ses rivaux, riaient de ses craintes qui semblaient méprisables à leur fierté d’Européens. Peut-être, aussi, leur bravoure était-elle affermie par des pactes mystérieux.

Grâce à son compagnon de route, Pointis avait trouvé chez l’un d’eux un gite inconfortable. Couché de bonne heure sur son lit Picot, toutes lumières éteintes « pour éviter les balles, » il interrogeait son hôte improvisé. Il apprit ainsi que les tribus zaër, effrayées par les attentats des rebelles, allaient grossir, l’une après l’autre, le bloc des dissidens. Pendant longtemps, elles avaient espéré du secours ; mais elles avaient maintenant perdu confiance, et elles cédaient aux invitations et aux menaces des chefs de la rébellion dont elles redoutaient les coups de main audacieux. Ces irréductibles adversaires, d’ailleurs, n’hésitaient pas à voler des troupeaux, assassiner les gardiens, piller les douars. Ils avaient annoncé leur intention d’obliger les Roumis à la retraite, en faisant le vide autour de leurs garnisons. Réfugiés dans la haute vallée de l’oued Grou, ils en sortaient pour fondre sur les voyageurs isolés comme sur les caravanes. Les routes n’étaient plus sûres au Sud de N’Kreïla ; le bled devenait inhabitable pour les gens paisibles ; les commerçans ne pouvaient plus compter que sur leurs profits de mastroquets ; les postes eux-mêmes étaient sur le qui-vive.

A ce moment, une fusillade toute proche interrompit les doléances du mercanti. Des balles passèrent en sifflant. Un bruit mat sur les pierres, un trou dans les planches de la case firent aplatir ses habitans sur le sol. Pointis remarqua cependant que nul « moukala » n’avait provoqué les claquemens caractéristiques des lebels. « Les sentinelles ont cru voir quelque chose, dit-il ; elles ont tiré au hasard... » Et des appels en français, entrecoupés de plaintes, des pas précipités, des exclamations apitoyées, des jurons, confirmèrent la méprise que suivit un silence lourd : « Ils ont dû prendre une de leurs patrouilles pour des Marocains, supposa le Grec d’un ton dolent. Depuis une semaine, monsieur, c’est presque chaque nuit la même chose ! Si je ne m’étais enfin décidé à faire autour de ma maison un mur en cailloux, nous pouvions cette fois y rester. Il faut vraiment avoir besoin de gagner sa vie pour s’exposer à de telles émotions ! D’ailleurs, j’en ai assez ! Dès demain, j’emballe mes marchandises et je rentre à Rabat. » Pointis essaya de le réconforter, en évoquant les résultats de la colonne prochaine : « La colonne ! clama l’autre. On en parle toujours, elle ne vient jamais. Les Bicots n’y croient plus. Ils s’imaginent même que les Français ont peur d’eux. » La phrase finit dans an soupir gros de regrets et de réticences, et Pointis n’insista pas.

Enervé, maintenant, il attendait en vain le sommeil. Il songeait à la fragilité de la barrière qui le protégeait. Il admirait le fatalisme ou l’héroïsme inconscient de son hôte, qu’une feuille de sapin séparait de la ruine ou de l’assassinat, et qui dormait, placide, entre deux feux. Dans la plainte du bois qui se gondolait sous la rosée, dans le glissement fureteur d’une souris, il croyait percevoir des symptômes de mort imminente. Il étouffait comme dans un cercueil, entre les planches de la baraque invisibles dans le noir. Son imagination surexcitée lui faisait éprouver les angoisses des factionnaires immobiles et attentifs derrière les parapets du poste voisin. Il frissonnait avec eux aux bouffées passagères du vent, au chuchotement des palmiers nains où il entendait le souffle contenu du Zaër aux aguets, le poignard aux dents, se coulant à plat ventre sous les feuilles vers la victime convoitée. Il sentait le froid du fer dans ses entrailles, il était aveuglé par l’éclat du coup de feu tiré à bout portant. Et, se ressaisissant, il se gourmandait de ses puériles terreurs : « Ce n’est pas étonnant, grommelait-il, si de jeunes troubades, suggestionnés par ces histoires, finissent par voir des Marocains partout et tirent dans le tas. » Il s’endormit enfin, mais sa nuit fut peuplée de cauchemars.

Dès l’aurore, les cheveux sensibles et les yeux douloureux, il était botté, prêt à partir. Il éprouva une agréable surprise en constatant que l’alerte n’avait pas effarouché les chameliers. Quand il eut appris que le convoi libre profiterait de l’escorte du convoi militaire pour arriver à Camp-Marchand, il s’expliqua leur bravoure et leur entrain. Agités et loquaces, ils équilibraient les charges, désentravaient leurs chameaux, préoccupés surtout de ne pas se laisser distancer par la troupe qui se rassemblait pour le départ, dans la grisaille de l’aube. Pointis s’approcha et reconnut une section de Sénégalais, quelques spahis, qu’un lieutenant stimulait en termes brefs. Le commandant du poste, que la fraîcheur matinale faisait grelotter, donnait, en costume de nuit, des conseils écoutés avec respect. Les officiers de la garnison, croyant l’ennemi tout proche, enviaient leur camarade auquel ils prodiguaient des souhaits cordiaux. Juchés sur le parapet, serrés en groupes autour des voitures, les marsouins de la garnison oubliaient leur insomnie en contemplant les cinq arrabas qui allaient s’enfoncer vers le Sud, dans le mystère du désert hostile, emportant les munitions destinées au « châtiment des Zaër. » Ils auraient voulu être à la place des « Sénégal » qui jacassaient dans le français bizarre adopté pour idiome commun. Ils croyaient, eux aussi, au combat inévitable, à la fuite éperdue des assaillans, et ils regrettaient de ne pas être conviés à la fête.

Courtois et déférent, Pointis avait demandé la permission de se joindre au convoi. Après l’avoir obtenue sans peine, il se tenait à l’écart, tandis que les conducteurs et les chameliers terminaient leurs derniers préparatifs. Mais, dans le brouhaha des parlotes, il démêlait aisément les causes de cette insolite surexcitation. Un factionnaire Les avait vus ramper vers le parc aux bœufs ; il avait tiré par erreur sur une patrouille qu’un caporal astucieux faisait manœuvrer pour Les prendre. C’étaient sans doute Les mêmes qui avaient failli capturer naguère le troupeau, qui avaient enlevé de vive force des femmes dans le « douar réservé, » souillé la fontaine et dévasté le jardin pour narguer la garnison. Invisibles et insaisissables le jour, on Les devinait rôdant la nuit autour des réseaux de fil de fer, pour tenter un coup de main dont la réussite démontrerait aux tribus hésitantes la couardise des Roumis. Et ce danger perpétuel et mystérieux, flottant dans l’atmosphère du poste, énervait même les plus braves, mettait une fêlure dans l’audace des plus résolus.


Le convoi s’était enfin ébranlé dans la direction de Camp-Marchand. La piste s’allongeait sans obstacles sur le plateau désert. Cependant, les sentiers bien battus qui, de l’Est, descendaient vers le bassin du Korifla, dénonçaient la circulation intense des dissidens, dont les poteaux en fer du télégraphe, lamentablement couchés sur le sol, affirmaient la désolante audace. On avait depuis longtemps renoncé à réparer cette ligne où fondaient le fil et les isolateurs que les rebelles emportaient comme trophées dans leurs douars. Pointis comparait en lui-même ce fatalisme inerte à l’activité toujours en éveil des chefs de postes dans les colonies qu’il avait déjà parcourues. Il s’expliqua les défections des tribus par ce témoignage permanent de l’impunité après quelques défaites sans lendemain : « Segonzac avait raison, conclut-il, quand il accusait les « grosses colonnes » de tracer un sillage et non un sillon. L’an dernier, le général Branlières a bombardé la kasbah Merchouch, battu près d’Aïn-Sebbab une harka nombreuse, fondé trois postes dans la région ; mais son œuvre ne paraît pas avoir été, depuis, poussée plus loin que le prologue. Les dissidens auraient vraiment tort de se gêner. » L’apparition de cavaliers, dont la silhouette bleuâtre s’estompait dans la brume du matin, lui prouva aussitôt qu’ils n’y songeaient guère. On les voyait, au loin, qui tentaient de tendre un réseau serré de convoitises autour du convoi. Les spahis ne pouvaient que les surveiller en se rapprochant peu à peu de l’escorte, tandis que les Sénégalais, confians dans leur jeune chef, se préparaient joyeusement au combat. Mais les pillards ne devaient pas se sentir en force. La conquête de la petite caravane dut leur paraître plus riche de coups que de profits, car ils s’évanouirent dans un vallon après avoir esquissé, à distance, une inoffensive fantasia.

« C’est la première fois, sur cette route, qu’ils menacent le convoi régulier, expliqua le lieutenant à Pointis qui s’étonnait de leur manœuvre. Un de ces jours, ils l’attaqueront à fond, et nous voilà obligés, dès maintenant, d’augmenter la force des escortes. Comment pourrait-on rayonner dans la campagne avec une garnison qui, déjà, suffit à peine aux constructions du poste et à la protection des ravitaillemens ? » Pointis admit la difficulté du problème, quand il eut appris que les moyens de transport manquaient pour organiser des convois plus considérables et moins fréquens. Et il s’étonna des impatiences qui semaient, comme à la volée, des postes dont les forces vives s’usaient sans gloire dans des besognes pénibles de charretiers.

La glace était rompue. Certain d’accomplir sans incident sa mission, l’officier, dont l’esprit et les yeux n’étaient plus aux aguets, parlait volontiers. Il se laissait peu à peu aller aux confidences. Avec une verve ironique, il disait ses désillusions de guerrier, ses mécomptes de colonial. Il comparait son rôle actuel à celui qu’il aurait joué ailleurs, dans quelque secteur d’Indochine ou du Centre africain. Il avait espéré les joies et les responsabilités du chef, et il se morfondait, anonyme, dans une petite garnison. Et Pointis avait le cœur serré en songeant à tous les jeunes gens dont il avait entendu les mêmes doléances, qui étaient pareils à ceux de la frontière sino-annamite, du Ouadaï ou du Congo, et qui étaient au Maroc, inertes et grincheux : « Mais tout a une fin, lui dit-il, et vous prendrez sans doute part à la colonne prochaine. Vous y trouverez sûrement l’occasion d’agir selon la formule que vous préférez. — Heu ! heu ! Je souhaite, monsieur, que vous soyez bon prophète. Mais j’ai déjà respiré, plusieurs fois, la poussière de ces vagues humanités que les grands chefs traînent en pays marocain. Et jusqu’à présent, tous ces périodiques mouvemens de troupes se sont confondus en deux types qui ont entre eux de nombreuses analogies : la colonne fixe, ou d’observation ; et la colonne mobile, ou noria. — Pourquoi noria ? demanda Pointis, étonné. — Parce que, inlassable, elle parcourt un itinéraire fermé, toujours le même, où elle livre les mêmes combats, reçoit les mêmes soumissions, séjourne sur les mêmes feuillées. »


Ils étaient arrivés à l’extrémité du plateau. La vue s’étendait maintenant sur un cirque immense, où les vallées de deux oueds traçaient des rides que la distance et la pureté de l’air faisaient paraître sans relief. Les tentes du Camp-Marchand simulaient un semis de taches blanches, écrasées sur le sol rougeâtre. Les fourrés de lauriers-roses dessinaient de longues chenilles vertes qui se tordaient sur les thalwegs et soulignaient le scintillement affaibli des flaques d’eau. Vers le Sud, au delà du cirque, une terrasse gigantesque projetait sur le ciel un profil de forteresse, et servait de piédestal à des montagnes déchiquetées qui jaillissaient de l’horizon comme un archipel lointain. Mais le regard cherchait en vain, sur la table rase du plateau, sur les croupes et dans les replis de vallons qu’elle dominait, les troupeaux et les douars. Un silence de mort pesait sur le désert, et les toiles blanches du poste, endormi dans la sieste des midis africains, faisaient penser à des linceuls préparés pour la garnison : « La dernière tribu est partie en dissidence, annonça le lieutenant à Pointis qui méditait ; nous voilà désormais isolés au milieu du bled Siba. » Il en riait comme d’une aventure drôle, sans songer que les magasins contenaient à peine huit jours de vivres, et que la capture d’un seul convoi par les rebelles pouvait avoir de fâcheux résultats.

Dans un flot de poussière, les arrabas, les fantassins, les cavaliers, contournaient enfin le poste où ils entraient, gênés par des groupes impatiens qui guettaient la grosseur des sacs du courrier. Pointis suivait le flot, pour connaître sans retard la place que le commandant d’armes attribuerait à son campement. Il savait que l’autorité militaire, méfiante par nécessité, surveillait avec attention les actes des voyageurs. Elle flairait, chez tout civil dépourvu de lettres de créance, un protégé étranger dont les spéculations seraient grosses pour elle d’interminables ennuis. Mais, comme ses desseins étaient honnêtes, il se soumettait volontiers à un formalisme peu gênant, que les recommandations dont il était pourvu transformaient toujours en accueil courtois et souvent cordial.

Cette fois encore, le hasard le servait bien. Tandis qu’il cherchait à suivre adroitement le planton qui le guidait vers le bureau du chef de poste, à travers un dédale d’animaux, de voitures, de caisses, d’hommes de corvée agités et bruyans, le timbre d’une voix le fit tressaillir : « Comment ! c’est vous ? Que venez-vous faire ici ? » Il regarda, et reconnut un officier qui, deux ans auparavant, avait été pour lui, au Tonkin, un compagnon de route, de chasse, de plaisir, sympathique et complaisant. Le quatrième galon de l’officier supérieur s’était, depuis, ajouté à ceux du capitaine Imbert, mais l’œil était toujours aussi vif, la taille aussi svelte, l’entrain aussi exubérant. Cette rencontre rappelait aussitôt à Pointis une exotique Gaby aux cheveux lourds, des tigres manqués en commun, des prospections intéressantes, des placemens productifs, plusieurs mois de labeur intense et de joies raffinées. Les mains tendues par un élan du cœur, il s’avança : « Je ne m’attendais guère à vous voir ici, quoique j’aie maintes fois entendu votre nom depuis Casablanca. Mais je vous croyais encore dans quelque Rochefort, et je pensais qu’un homonyme présidait aux destinées de ce poste perdu ! — Je suis seul du nom dans l’arme, et vous oubliez que les envois répétés de bataillons coloniaux ou sénégalais au Maroc réduisent de moitié la durée de notre séjour en France. Je m’en réjouis aujourd’hui, ô voyageur impénitent ! Je vous tiens, je vous garde. Vous ne trouverez pas ici des affaires à étudier, mais vous nous verrez aborder en vitesse un tournant de l’histoire marocaine. Vous ne regretterez pas le spectacle. Nous parlerons aussi du Tonkin, pour nous donner, par instans, l’illusion de changer d’air. » Pointis protestait poliment, ne voulait pas être importun ; mais le commandant l’entraînait avec une insistance persuasive vers une case en briques crues, dont les tôles neuves de la toiture étincelaient. Il y trouvait ses cantines déjà rangées sur le sol, de l’eau fraîche dans les seaux en toile, et le boy Mohammed en train de préparer le lit Picot. Moussa, le cuisinier, assis sur la caisse de popote, attendait sans conviction les ordres pour le repas du soir : il connaissait les traditions de l’hospitalité militaire, et il ne tarda pas à disparaître dans la cuisine des officiers pour offrir à son collègue une collaboration désintéressée.

Pointis était ravi de ce dénouement inattendu. L’hostilité des indigènes, caractérisée depuis N’Kreïla par les espaces déserts, lui avait suggéré de tardifs regrets et de fâcheux pronostics. L’inopportunité d’études agricoles, de recherches minières ou de projets commerciaux lui était apparue évidente, tandis qu’il cheminait sur la route de Camp-Marchand. Il ne voyait alors, à son voyage intempestif, d’autre dénouement que l’assassinat inévitable à quelques centaines de mètres du poste, ou le retour immédiat sous la protection d’un convoi. Et, soudain, la rencontre fortuite d’un ami oublié supprimait tous les obstacles. Il pouvait désormais attendre les événemens derrière les épais talus d’une enceinte bien gardée. Ces événemens étaient proches, affirmait Imbert en lui imposant le tour du propriétaire dans son camp bouleversé.

Des paillotes misérables, des tentes pourries, des taudis immondes aux parois lézardées, à la toiture vacillante, se dressaient sans ordre sur un sol noir, où des sentiers pavés de cailloux pointus exposaient les chaussures à des épreuves redoutables, et les chevilles délicates à des froissemens douloureux. Mais, dans un coin, des constructions coquettes s’élevaient autour d’une petite cour encombrée de matériaux. Quelques soldats européens dressaient les murs, tandis que des files de tirailleurs sénégalais portaient, comme de patientes fourmis, des briques crues posées en équilibre sur leurs chéchias : « Vous comparez ces cahutes à nos jolis postes du Tonkin ? Elles sont pourtant notre œuvre, dit Imbert avec orgueil. Depuis un mois que mes Sénégalais sont ici, voilà ce que nous avons fait. » Il montrait les Maisonnettes basses et blanches, coiffées de paille sur leurs tôles neuves, que dominait le mât de pavillon : « Et voilà ce qu’Ils nous ont laissé, après un an d’occupation ! » acheva-t-il avec un haussement d’épaules dédaigneux. Ils, c’étaient ses prédécesseurs, dont la liste était déjà longue. Et il fulminait contre les marabouts, enterrés pour les rendre invulnérables, doublés pour les rendre frais, surélevés pour augmenter leur capacité : « Ces toiles en loques, ces trous à rats, ces nids à puces, voilà tout ce qu’Ils ont trouvé comme dernier cri du confortable ! D’ailleurs à passer ici comme des météores, ils n’ont pas même pu s’occuper de pacifier les environs de Camp-Marchand. Vous ne croirez pas sans peine, mon cher, qu’il y a ici 800 fusils et 2 canons ; que le même effectif est stationné à Maaziz, éloigné de 35 kilomètres à peine, et que ces deux postes n’ont pas de relations directes à cause de l’insécurité des chemins. Je comprends maintenant pourquoi les augures prétendent qu’il nous faudra cent mille hommes au Maroc ! »

A la popote, où les commensaux d’Imbert adoptaient aussitôt Pointis comme un des leurs, puisqu’il pouvait parler aussi doctement qu’eux de l’Indochine, de Madagascar ou du Sénégal, les progrès d’El Hiba dans le Sud, les coups de main contre les postes sur la route de Fez, la passivité des troupes dans la région zaër, étaient commentés avec aigreur. Les officiers métropolitains de la garnison, que la cordialité des relations y conviait fréquemment, défendaient avec conviction la prudence des programmes, la lenteur calculée des offensives : « Les Berbères ne sont pas comme vos nègres du Soudan ; ils sont autrement courageux et bien mieux armés, » disaient-ils quand on leur citait en exemple la rapidité foudroyante de l’épopée africaine, l’enlèvement de Sikasso, l’entrée à Tombouctou, la capture de Samory, la conquête du Tchad, et surtout la prise d’Abéché par un lieutenant isolé à 3 000 kilomètres de la mer, avec 180 Sénégalais et deux vieux canons. Ainsi, les uns concevaient la solution du problème marocain par le temps, les gros effectifs, les opérations savantes, préparées à coups d’aide-mémoires et de schémas. Les autres vantaient la supériorité de la méthode fondée sur l’initiative des sous-ordres, la mobilité déconcertante de petits détachemens des trois armes, l’audace des tentatives, la revanche immédiate d’un échec, l’exploitation intensive du succès. Et ils précisaient : « Plus de grosses garnisons en léthargie ! plus de colonnes en rond, si elles ne doivent pas poser sur le pays les jalons permanens de la conquête ! Un réseau serré de postes, faciles à ravitailler et défendre, commandés par des chefs qui savent allier la prudence à l’ardeur ! Voilà la formule ; elle nous a donné, en trente ans, l’Indochine, Madagascar et le quart de l’Afrique ! » Pointis, que les deux partis prenaient alors pour arbitre, avouait ses préférences pour le système où triomphait l’individualisme de notre race ; mais il invoquait les difficultés de l’heure présente pour exhorter les impatiens à la résignation : « J’ai quelque peu vu, et beaucoup entendu, à Rabat et Casablanca. De gré ou de force, une politique méthodique et circonspecte est provisoirement nécessaire. La révolte d’El Hiba, qui gagne la région de Marrakech, est inquiétante. Si les grands caïds du Sud soutiennent le prétendant, la Chaouïa peut se trouver menacée. A Fez, il faut des troupes nombreuses pour contenir la ville et rayonner dans les environs. La ligne d’étapes est engorgée ; les moyens de transport manquent, et l’évacuation de la capitale a même été conseillée, à cause de la difficulté des ravitaillemens. Les bataillons, les batteries, les escadrons affluent, et l’on n’a pas les moyens de les nourrir. Par suite des fautes accumulées naguère, nous avons, paraît-il, de la peine à conserver nos positions. La récente abdication de Moulay-Hafid grossit encore la part de l’inconnu dans notre entreprise marocaine. La moindre faute pourrait donc être funeste, et je comprends la nécessité de n’agir qu’à coup sûr ! »

Mais ce discours sage provoqua un tolle général. « Africains » et « coloniaux » furent d’accord pour conspuer Pointis : « A coup sûr ! clama un capitaine. Croyez-vous qu’on ne trouverait pas ici, et dans les garnisons voisines, assez de monde pour en finir sans retard avec les Zaër ? Vous avez traversé le pays et vous trouvez qu’on peut attendre ? Que faisons-nous à Camp-Marchand derrière nos parapets ? Quelle confiance voulez-vous que nos partisans aient en nous, puisque nous ne pouvons les protéger ? Les dissidens vont partout disant que notre poste est un mellah de Juifs couards. Le prédécesseur du commandant a voulu leur prouver le contraire ; nous savons maintenant qu’il ne faut pas recommencer. » Etonné, Pointis questionna. On lui apprit que, poussé à bout par les jactances des dissidens, l’ancien chef du poste était parti, de nuit, avec 200 tirailleurs sénégalais, une centaine de « joyeux, » un canon et quelques cavaliers, pour aller donner l’assaut au plateau de Tsili, éloigné de seize kilomètres et réputé comme un repaire inexpugnable. Il avait enlevé de vive force la position, et s’y était maintenu assez longtemps pour affirmer son succès avant de rentrer à Camp-Marchand, sans abandonner un seul de ses 11 morts et 22 blessés. Il s’attendait à des complimens : il fut accusé d’imprudence, et déplacé. « L’imprudence n’était pas d’aller à Tsili, dit Pointis ; mais, dans ce pays où le retour paraît un aveu de défaite, puisque votre troupe ne pouvait installer un poste définitif sur le plateau avant de l’évacuer, il valait mieux n’y pas chercher une victoire stérile. Certes, se hâta-t-il d’ajouter, je n’approuve pas sans réserves cette théorie ; mais elle s’explique par la difficulté des temps. — Vous avez probablement raison, conclut Imbert. Cependant, la colonne des Zaër, annoncée depuis tant de semaines, est plus que jamais nécessaire, ne serait-ce que pour enlever aux dissidens leurs illusions et rassurer nos partisans. » Aux approbations véhémentes de l’entourage, Pointis comprit les sentimens qui l’animaient. Obscurs officiers de troupe, presque tous vétérans des campagnes coloniales, ils n’avaient à espérer, suivant l’usage, que les restes dans la distribution des prix après la bataille. Ils ne songeaient pas à la mort brutale, aux blessures incurables, aux mutilations hideuses qui peut-être les attendaient ; ils ne souhaitaient la lutte que pour y retremper leurs forces morales et leurs caractères de chefs. Et Pointis les admira.

D’ailleurs, la date semblait proche où leurs vœux seraient exaucés. De jour en jour, des nouvelles rassurantes arrivaient du Sud et de l’Est. Le rogui, malgré ses premiers succès, n’avait pu coaliser les tribus, ni déchaîner la guerre sainte. Les jongleries magiques d’El Hiba n’éblouissaient que la populace du Souss et du Haouz, et sa popularité venait mourir sur les rives de l’Oum-er-Rbia. Fez, définitivement maté, acclamait le successeur de Moulay-Hafid, et l’on estimait possible, sans un déploiement considérable de forces, la reprise de Marrakech. L’occasion semblait donc favorable de liquider ailleurs quelques arriérés gênans. Depuis l’assassinat de Méaux et de Marchand, nous avions trop souvent promis aux Zaër un châtiment exemplaire, nous avions trop souvent joué chez eux le rôle de matamores impuissans, pour différer plus longtemps l’exécution de nos promesses. Peu à peu, la colonne tant de fois annoncée sortait des nuages de l’hypothèse, et des papiers avant-coureurs annonçaient son approche aux postes enfiévrés.


À Camp-Marchand, choisi pour base des opérations projetées, une volonté prévoyante soudait peu à peu les anneaux de la chaîne qu’elle préparait à la région rebelle. Venus de loin, sans liaison visible, compagnies de tirailleurs algériens et sénégalais, de marsouins et de zouaves, sections de mitrailleuses et d’artillerie, pelotons de spahis et de chasseurs d’Afrique, partisans et goumiers, commençaient de plaquer autour du camp les pièces multicolores d’un habit d’Arlequin. Par groupes hétéroclites, les troupes accouraient, soulevant de leurs pas pesans une poussière qui flottait comme un ruban de gaze sur les méandres des pistes et des sentiers. Les guetteurs des dissidens, tapis au sommet des montagnes, épiaient ces mouvemens de fourmilière et ne parvenaient pas à dénombrer la mehallah des Roumis. Incrédules, confians dans l’inviolabilité de leurs retraites, leurs chefs calmaient l’anxiété des douars. Ils songeaient aux alertes précédentes, aux randonnées successives des Branlières, des Moinier, des Brulard, et ils affirmaient à leurs fidèles que, cette fois encore, l’orage s’éloignerait sans éclater.

Cependant, cette concentration semblait de bon augure aux hésitans, qui n’avaient pas changé de parti. Escomptant les revanches prochaines, nos derniers partisans exultaient. L’officier de renseignemens du poste voyait chaque jour, sans surprise, les solliciteurs animer son bureau longtemps désert. Naguère, quelque voyage à Rabat ou Casablanca leur avait fait deviner à temps la supériorité finale de notre force ; ils avaient dès lors persisté dans l’attente souvent dangereuse de l’imminente curée. Ils conservaient, dans leurs burnous somptueux ou leurs guenilles malpropres, leur traditionnelle allure de grands seigneurs, mais ils mendiaient déjà sans vergogne d’hypothétiques dépouilles qu’ils se disputaient âprement. Débordé par l’assaut de ces convoitises, Imbert qui était pris pour arbitre suprême évitait de se compromettre, et n’imposait aucune limite à l’élasticité de ses engagemens. Pointis, que la curiosité faisait assister assidûment à ces conférences, s’étonnait de voir la légendaire fierté arabe s’effondrer dans tant de bassesse et de cupidité.

Nul sentiment noble ne germait dans leur mentalité grossière de ralliés. Certes, Pointis en avait rencontré des vaincus acceptant leur défaite, qui se glorifiaient d’être les collaborateurs loyaux des conquérans. Mais ceux-là savaient que la domination étrangère était l’épreuve indispensable au salut de leur race. Annamites affinés, Hovas orgueilleux, avaient compris l’impossibilité de leur indépendance hors du type social que les États d’Europe représentaient. Ils avaient souffert de leur faiblesse, mais ils espéraient sortir fortifiés de l’école du malheur. Ils croyaient que, seule, notre intervention brutale avait pu briser le moule des traditions où s’était figée leur nationalité. Ils s’instruisaient près de nous, pour préparer à leur pays une destinée nouvelle. Les cœurs fermés, mais les mains tendues, ils venaient vers nous ; ils nous aidaient sans réserve pour mériter notre estime et préparer leur régénération. Dans leur rôle ingrat d’intermédiaires et de conseillers, si leur amour-propre saignait souvent, ils s’en consolaient parfois, en songeant aux revanches futures : « Quand nous en saurons autant que vous, avait déclaré l’un d’eux à Pointis, nous essaierons de nous passer de vous. » Et si dans l’entourage des vainqueurs on rencontrait des courtisans intéressés, on y trouvait en plus grand nombre des patriotes clairvoyans.

Tels n’étaient pas les Marocains quémandeurs et besogneux, à qui l’officier de renseignemens donnait chaque jour audience. Ils s’observaient, méfians, et Pointis se divertissait au spectacle de leurs rivalités. Chacun soupçonnait dans son voisin un concurrent redoutable, et le souci de la calomnie savante s’affirmait en d’interminables bonimens, que l’officier écoutait sans lassitude. Tous avaient des ambitions à satisfaire, des affronts à venger, des rancunes lourdes, des espoirs onéreux. Les plus malins, fiers d’une fidélité sans défaillance, affectaient une foi imperturbable et silencieuse dans notre équité. D’autres, moins avisés, véritables ouvriers de la onzième heure, proclamaient sans mesure la vivacité d’un zèle tardif. Cheikhs sans douars, cadis sans justiciables, khalifas sans thalebs, caïds sans autorité, offraient peu et voulaient recevoir beaucoup. Celui-ci exploitait avec adresse un engouement nouveau pour l’Assistance Médicale indigène, et donnait un gage sans valeur en confiant son esclave fourbu aux soins du « toubib » français. Celui-là mettait à notre service quelques bourricots étiques, ou des projets d’intrigues, ou des promesses de trahison. Des conciliabules dans la nuit attestaient la prudence de personnages qui n’osaient pas, ouvertement, jouer sur les deux tableaux. Les délations, les marchandages affluaient, comme aux séances clandestines d’un comité électoral sûr du scrutin.

L’assiduité de Pointis à ces réunions pittoresques intriguait les notables du district. Ils flairaient en lui quelque « hakem » au pouvoir mystérieux. Ils le courtisaient pour mériter ses bonnes grâces et conquérir son appui. Pointis, amusé par leur manège, mimait une sympathie dilatoire, et, gravement, avec les phrases conventionnelles, se déchargeait sur Allah du soin d’exaucer les solliciteurs. Dans leur foule anonyme, quelques types cependant l’intéressaient, par l’avidité naïve des prétentions, la malice roublarde des fourberies. Il les reconnaissait au passage, s’informait de l’état de leurs affaires, souhaitait honnêtement la réussite de leurs combinaisons. Et Bou-Amar qui voulait étendre, après la campagne, son autorité contestée de caïd sur toutes les fractions des Ouled-Ali ; Bou-Hazza qui, plein d’égards pour les deux partis, hésita jusqu’au dernier jour à opter pour une dissidence inopportune ; le caïd Saïd, que ses administrés reniaient ; Moussa le borgne, qui devait à son profil historique le surnom de François Ier dont il était fier, et qui donnait, avec une scrupuleuse prévoyance, des gages à l’autorité française et aux dissidens ; d’autres seigneurs de moindre importance, poussés par une ardeur impatiente, mettaient innocemment à nu, devant lui, leurs âmes de pirates pressés de « manger le voisin. »

Mais, entre tous, Pointis observait Bou-Amar. Celui-ci s’agitait, devinant que l’occasion était unique de satisfaire ses rêves ambitieux. Petit, râblé, il avait une figure intelligente, et l’on pouvait attribuer à la franchise la vivacité de ses regards. Avec une sagacité rare, ce montagnard musulman, inculte et glorieux, avait adopté dès l’origine le parti des Français. Il avait résisté aux menaces des dissidens, comme aux incertitudes causées par notre longue inertie. Depuis l’établissement de nos postes en pays zaër, il s’était multiplié pour mériter une gratitude qu’il entendait monnayer. Il avait, d’ailleurs, chez le caïd Saïd, un rival dont nous étions les débiteurs, et que sa créance morale rendait redoutable. Or, Bou-Amar n’admettait pas une diffusion de notre reconnaissance qui, lors du règlement de comptes, diminuerait sa part de profits. Il guettait donc les événemens pour y trouver une occasion de distancer son concurrent dans la course aux honneurs. On le soupçonnait fort d’avoir poussé, pour le perdre, les douars de Saïd à partir en dissidence. Saïd l’en accusait, non sans raisons plausibles, et la vraisemblance de cette manœuvre paraissait évidente à l’officier de renseignemens. Bou-Amar comprit qu’il devait tenter un coup de maître pour regagner, dans notre estime, tout le terrain perdu. D’ailleurs, le temps pressait. Les premières troupes de la colonne arrivaient à Camp-Marchand. Le début des opérations consacrerait la ruine de ses espérances, si Bou-Amar ne s’était révélé auparavant comme l’homme indispensable. Et pendant quelques jours il y eut, dans la cahute des Affaires indigènes, une affluence inusitée d’émissaires mystérieux.

Pointis attendait avec impatience le dénouement. Il se passionnait à la complication de toutes ces intrigues. La mentalité indigène, qu’il s’était imaginée simpliste et fruste, lui apparaissait fertile en machiavéliques combinaisons. Certes, durant son séjour au Maroc, il avait déjà constaté, parfois à ses dépens, la duplicité, l’esprit retors des Arabes et des Berbères ; il connaissait l’astuce de tout candidat caïd ; mais chez ce paysan sans culture elle confinait au génie.

« Tant mieux, puisque nous en profitons, lui dit un soir Imbert qui avait gardé jusqu’alors, sur les offres de Bou-Amar, une diplomatique réserve. Demain matin, si vous ne craignez pas de vous trouver sur le trajet d’une balle égarée, venez avec nous. Je vous montrerai le retour des enfans prodigues. Ce sera un spectacle très marocain. — Je vous accompagnerai volontiers, affirma Pointis ; mais en attendant, ne pourriez-vous m’expliquer ?... » Imbert aquiesça : « Je le puis. Hier encore, l’affaire n’était pas sûre et je préférais, en cas d’échec, la tenir secrète. Maintenant la discrétion serait superflue. Sachez donc que ce finaud de Bou-Amar s’est abouché avec plusieurs de ses anciens douars qui, pour diverses raisons, regrettent leur dissidence. Il leur a fait passer la bonne parole et leur a promis notre pardon, s’ils abandonnaient le parti des révoltés. Ces douars comprennent bien que tel est leur intérêt. Mais, autant pour sauver la face que pour se garder contre des représailles éventuelles si nous ne sommes pas les plus forts, ils exigent qu’on leur fasse une douce violence. Et voici le programme que nous avons adopté. Demain, je mobilise la garnison, et nous allons soutenir Bou-Amar qui, avec ses partisans, fera « baroud » contre les intransigeans. A la faveur du tumulte et de la fusillade, les douars repentans décamperont, et nous protégerons leur retraite. Mais il est bien entendu que notre intervention aura seulement le caractère d’un appui moral. Bou-Amar tâchera de s’en tirer avec ses guerriers. — Et si cette intrigue si bien préparée doit, en réalité, l’attirer dans un guet-apens ? — Sans nul doute j’irai le secourir, mais non sans regrets. »

En termes distillés, Pointis s’étonna. Ce programme, insinua-t-il, manquait d’élégante hardiesse : « Je sais, je saisi riposta Imbert qui, d’ailleurs, n’en paraissait pas très fier. Mais, ni les circonstances, ni les grands chefs ne sont favorables à une deuxième édition de l’affaire de Tsili. Or, cet essai de pacification persuasive m’entraînera dans une zone interdite aux manifestations militaires du poste. Si j’ai de « la casse, » on ne manquera pas de dire que j’ai été imprudent, que la prochaine entrée en scène de la grande colonne rendait mon geste inopportun, et que j’ai voulu me tailler un petit succès personnel. Songez que nous serons entraînés jusqu’à 18 kilomètres au Sud de Camp-Marchand ! C’est peu, dans l’Infini ; mais c’est assez, au Maroc, pour me faire accuser de témérité. »


Le lendemain au point du jour, Pointis, équipé comme un reporter militaire, observait le rassemblement. Les « joyeux, » les Sénégalais, mal éveillés, s’alignaient sans hâte et répondaient d’une voix dolente à l’appel. Les gradés s’agitaient pour donner à leur troupe un aspect martial. Les officiers arrivaient d’un pas vif, intrigués par cette prise d’armes inopinée, dont ils ignoraient encore la cause ; réunis en petits groupes, ils se livraient au jeu traditionnel des pronostics. L’un d’eux, sceptique, sifflotait : « Nous n’irons plus au bois, » en contemplant les gros mulets de la section de montagne, les chevaux alertes des spahis, dont un cliquetis de ferraille, un murmure de jurons, signalaient l’arrivée. A droite, Bou-Amar se démenait autour d’une quinzaine de cavaliers blottis dans leurs burnous, et s’efforçait de leur insuffler son ardeur guerrière ; mais si leurs carabines semblaient en bon état, leurs biques maigres et leurs physionomies indifférentes de « meskine » désabusés, faisaient douter de leurs instincts belliqueux. Leur allure et leur petit nombre étonnèrent Imbert. Dans un colloque prolixe, l’officier de renseignemens s’inquiéta. Bou-Amar affirma les dangers des jugemens téméraires, et garantit de nouveau le succès. En réalité, le caïd paraissait escompter, au cours de l’entreprise, un de ces incidens de la dernière heure, qui modifient le cours prévu des événemens et déplacent les responsabilités.

Après deux heures d’une marche rapide, le détachement arrivait au sommet d’un col où la vue s’étendait sur les immensités mystérieuses du bled Siba. Les plateaux et les vallons semblaient confondus dans une plaine sans reliefs, et nulle rumeur, nulle fumée d’appel ne troublaient la sérénité du désert. Vers le Sud, l’horizon était fermé par le fouillis dentelé de la vallée du Grou, par les montagnes bleuâtres de Sidi-Lakdar, En vain, les lorgnettes scrutaient les premiers plans et les lointains : les guerriers dissidens restaient invisibles, comme leurs troupeaux et leurs douars. Faisceaux formés, les troupes trompaient leur impatience en grignotant le repas froid. Les officiers, éclairés maintenant sur les causes de ce déploiement de forces, commentaient sans douceur l’attitude insolite des partisans. Ceux-ci, accroupis devant leurs montures, se désintéressaient de la comédie dont ils devaient être les principaux acteurs. Veules et taciturnes, ils semblaient avoir la nostalgie de l’espace qui s’ouvrait devant eux, domaine inviolé de la liberté sans entraves, paradis de guerriers inaccessible aux Roumis. Bou-Amar, penaud, gesticulait entre Imbert et son officier de renseignemens qui l’accablaient de reproches et de menaces : « Bou- Amar, tu nous as menti ! Où sont tes partisans ? Ce n’est pas avec ces quinze pouilleux que tu vas forcer tes douars à rentrer ! » Et l’autre pérorait, invoquait une méprise : « Ils se sont trompés, bredouillait-il, mais c’est là-bas qu’il faut aller ! » Et il montrait une colline lointaine où, par erreur, ses affidés s’étaient sûrement donné rendez-vous.

Pendant ce colloque, les officiers s’étaient rapprochés. Un murmure de colère accueillit la traduction de l’officier de renseignemens qui, perplexe, fourrageait dans sa barbe noire. Imbert les consulta du regard, et lut sur leurs physionomies une instinctive anxiété. Tous étaient braves, mais ils flairaient une trahison dans le calme de la plaine et dans l’embarras de Bou-Amar : « Bah ! nous pouvons bien y aller, » dit Imbert en contemplant ses soldats qui, repus et reposés, jacassaient gaiement. » Avec un peloton au col pour assurer notre retour, 250 fusils, 2 canons et 20 spahis dans la plaine, c’est plus qu’il n’en faut pour rester maîtres de nos mouvemens. Messieurs, dans un quart d’heure nous partons ! Le caïd nous guiderai — Vous avez tort, mon cher ami, lui souffla Pointis, tandis que les officiers se dispersaient. Songez à ce que vous m’avez dit hier au soir ! Vous devez être prudent. Permettez-moi de vous engager à laisser tous ces Bicots se débrouiller entre eux. » Mais Imbert éclata : « Zut pour la prudence ! J’en ai assez, à la fin, d’être, comme ils le disent, le Hakem du Mellah ! Si nos chefs nous trouvent dangereux et gênans, ils n’ont qu’à nous enlever nos fusils et nos canons pour les remplacer par des porte-plumes et des balais ! » Pointis n’insista pas. Cette révolte, d’ailleurs, lui causait une joie intense. Et, sans inquiétude sur les suites de l’aventure, il suivit le détachement.

De colline en vallée, on parcourut une dizaine de kilomètres dans le désert. Bou-Amar et ses cavaliers, collés aux flancs de la troupe, semblaient attendre une intervention du Destin. L’impression d’une traîtrise hantait peu à peu les « joyeux, » dont la nervosité se traduisait par des exclamations coléreuses et des gestes menaçans. Les artilleurs, plus placides, cheminaient lourdement à côté de leurs mulets ; les Sénégalais, comptant sur la bataille, caressaient leurs gris-gris, et leur joie s’envolait dans le « Y a bon » traditionnel. Imbert, à l’avant-garde, épiait le terrain, comme s’il redoutait une défaillance visuelle chez les spahis qui tressaient, autour de la petite colonne, un réseau mobile d’observateurs attentifs.

Soudain, il s’arrêta. Le chemin franchissait une crête rocheuse qu’il adopta comme limite de sa patience. Il disposa sans retard sa troupe en prévision d’une alerte, tandis que l’officier de renseignemens sommait Bou-Amar de tenir ses promesses. Le caïd inventait des faux fuyans et, visiblement, n’était pas disposé à « marcher. » Agacé, Imbert intervint : « Tu m’as entraîné jusqu’ici pour m’aider à ramener ta tribu. Où sont tes douars ? Où sont tes partisans ? Tu m’as trompé, puisque je ne vois rien. Tu dormiras dans un silo ce soir, si tu ne fais pas ce que tu m’as promis. J’attends ici jusqu’à midi : tu as le temps d’agir. » Bou-Amar voulut attester la pureté de ses intentions ; mais, jugeant aux physionomies que l’heure des discours était passée, il rallia son escorte de « meskine » et partit au galop. « Voulez-vous parier qu’il rejoint les dissidens et que vous ne le verrez plus ? » demanda Pointis a Imbert qui soupira : « Tant mieux ! je serai débarrassé d’un intrigant. »

Les heures s’écoulaient. Parfois, quelques détonations assourdies par l’éloignement faisaient lever des têtes de dormeurs allongés à l’ombre des rochers. Imbert, Pointis, des capitaines et des lieutenans, juchés sur un piton, s’étaient groupés autour de l’officier de renseignemens qui leur montrait le théâtre des prochaines opérations : « Là-bas, vers le Sud-Ouest, c’est Hadjirat-ben-Naceur, découronné de son village berbère qui, jadis, terrorisa la plaine ; vers le Sud, c’est la vallée de Zahiliga, où les rebelles vont abreuver leurs troupeaux ; plus loin, c’est le massif de Sidi-Lakdar, où sont campés les Fokras de Merchouch ou Bou-Achéria, qui perpétrèrent l’assassinat de Marchand et de Méaux ; à l’Est, ce chaos de pics déchiquetés, c’est la vallée du Grou qui abrite les dissidens les plus irréductibles, et qui confine aux domaines du puissant Zaïani. » Et tout ce pays était si inculte et si dénudé, ses broussailles sèches lui donnaient si bien l’aspect d’un désert grisâtre, que les imaginations les plus folles n’y pouvaient concevoir, avec les chocs imminens de deux races, des hécatombes de guerriers.

La voix berceuse de l’officier de renseignemens s’était tue. Les coups de fusil lointains ne ponctuaient plus le silence lourd. L’air dansait sur la plaine et les rochers surchauffés. L’heure du départ approchait. Pointis était près de trouver le sommeil dans la rêverie où son esprit s’évadait, quand un galop le fit tressaillir. Il ouvrit les yeux et reconnut l’agent de liaison de l’artillerie qui se hâtait : « Mon commandant, cria le brigadier, le lieutenant m’envoie vous dire qu’on aperçoit des troupeaux et des gens qui semblent se diriger vers le col. Faut-il tirer ? — Rien ne presse. Je vous suis. Venez-vous, Pointis ? Nous verrons sans doute du nouveau. » Pointis se leva d’un bond, et, quelques instans après, il grimpait avec son ami sur le dôme rocheux où les deux pièces de 65 se tenaient en surveillance. Les servans rassemblés en groupes remuans autour des canons, les Sénégalais du soutien qui gesticulaient, leur apprenaient de loin qu’un spectacle insolite les attendait.

Quand il arriva, essoufflé, sur l’étroite terrasse où « les crapouillots » béaient vers l’Est, Pointis ne put retenir un cri d’enthousiaste étonnement. A ses pieds, une vallée s’élargissait en éventail vers un hémicycle insoupçonné de montagnes où s’enfonçaient des ravins qui semblaient séparer les secteurs des loges d’un théâtre désert. Et cette comparaison s’imposa sur-le-champ, quand il eut constaté à la lorgnette, dans les replis estompés du terrain, des grouillemens confus d’êtres en émoi : « On croirait que la représentation vient de finir, et que les spectateurs se hâtent vers la sortie, » dit-il à Imbert qui cherchait l’explication de ces agitations simultanées. D’ailleurs, ils ne tardèrent pas à comprendre. Les foules, toujours indistinctes, avançaient. Elles suivaient les thalwegs, franchissaient les ondulations du sol, comme poussées vers un but commun, et leur marche lente et régulière les faisait converger vers la vallée qu’elles couvraient de leurs rangs épais. Il en sortait de partout, des creux bleuâtres et des fourrés confus ; il en surgissait des éperons abrupts qui tendaient un rideau de mystère sur les pentes lointaines des monts. Sur les crêtes violettes, des points noirs, parfois voilés de gaze, s’agitaient : c’étaient des cavaliers qui protégeaient les mouvemens de ces multitudes et tiraient sur d’invisibles ennemis : « Je comprends, maintenant ! s’écria tout à coup Imbert, Bou-Amar a réussi ! Ses douars lâchent les dissidens ! » Il donna aussitôt ses ordres pour procurer aux fugitifs une sécurité inviolable, et, suivi de Pointis, il courut vers une éminence d’où ils pourraient commodément contempler le défilé.

Déjà les premiers groupes montaient vers le col. Leurs théories se suivaient interminables, et leur apparent désordre laissait intactes les cellules organiques de la tribu. Réunis par douars, les familles et les animaux marchaient confondus, et le tumulte assourdi de leur foule innombrable était semblable au bruissement de la mer. Les chameaux au pas velouté dominaient de leurs têtes placides, balancées par les cous inquiets, le flot roux des bœufs, le tassement aplati des moutons. Les bourricots efflanqués, les mulets aux plaies saignantes, disparaissaient sous des monceaux de choses misérables, toiles brunâtres, piquets de tentes, vaisselle grossière, coffres vermoulus, dont l’arrimage incohérent dénonçait la fièvre d’un départ subit. Des chiens maigres, des enfans futés, de pauvres hères sans armes, couraient sans relâche, sur les flancs des troupeaux qui remplissaient comme un fleuve vivant le fond de la vallée. De vieilles femmes à la physionomie résignée, de jeunes épouses à la figure voilée, aux reins alourdis par les nourrissons empaquetés ou par des charges de bêtes de somme, suivaient en trottinant les chevaux caparaçonnés de rouge qui portaient fièrement leurs maîtres et seigneurs. Ceux-ci, le fusil en équilibre sur l’arçon, le regard insolent et vague, semblaient gonflés d’égoïsme et de vanité. Là-bas, les ravins déversaient toujours des affluons intarissables dans le flot des humains et des animaux qui coulait sans arrêt, sans cris, sans remous. Du fond maintenant trop étroit, il débordait sur les versans, il submergeait les collines, montait vers le col qui dressait une barrière symbolique et provisoire entre la paix française et le désordre musulman. Et c’était une vision inoubliable, que celle de ce peuple en marche vers son nouveau destin.

« Ne croirait-on pas revivre les temps bibliques ? dit Pointis à Imbert qui rêvait. Ces multitudes d’hommes et d’animaux, errantes dans le désert, ne vous font-elles pas songer à l’Exode ? Il me semble que Pharaon va surgir sous l’aspect d’un chef de dissidens. » Imbert sourit : « Puisque vous évoquez l’Histoire Sainte, dit-il, regardez bien ce groupe, là, tout près. Il vous fournira le sujet d’un paradoxe brillant sur le réalisme dans l’art. » Et il montrait un Marocain orgueilleux, confortablement assis sur un âne rondelet ; la femme suivait, loqueteuse, encore fraîche et jolie, mais courbée sous le poids de ballots énormes et d’un gosse empaqueté sur les reins : « Voilà, reprit-il, comment la fuite en Egypte a dû s’accomplir. Saint Joseph à pied, portant les bagages, la Vierge sur la bourrique avec l’Enfant Jésus dans les bras, sont un contresens artistique et social. » Il allait, d’après nature, passer au crible d’une critique goguenarde le formulaire pictural des sujets religieux, quand une voix joyeuse sortit d’une trombe de poussière qui se rapprochait.

« Mon commandant ! criait l’officier de renseignemens, succès complet ! Nous faisons rentrer de dissidence 130 tentes et près de 15 000 têtes de bétail sans tirer un coup de fusil ! » Et il sautait à terre, en même temps que Bou-Amar et ses acolytes qui rayonnaient d’orgueil : « Bou-Amar est un brave homme, reprit-il ; nous l’avions mal jugé ce matin ! » Avec une franchise louable, il expliqua sa méprise d’interprète qui avait fait soupçonner le caïd de trahison. Celui-ci, au contraire, avait habilement combiné son plan. Pendant la nuit, une cinquantaine de cavaliers étaient allés jusqu’aux douars dont il fallait aider le départ. Ils avaient pu échapper aux guetteurs des dissidens, donner les indications indispensables sur la route à suivre pour le retour, et sur l’emplacement des troupes de soutien. Grâce à l’obscurité, au secret rigoureux de l’intrigue, les douars avaient pu faire leurs préparatifs et se sauver sans être éventés. Au jour, les ennemis s’étaient aperçus de leur fuite ; ils les avaient poursuivis ; mais, retardés par le rideau léger des partisans, ils n’auraient pu devenir gênans que vers l’arête occupée par nos troupes. Là, ne se sentant plus en force, ils avaient fait demi-tour. Le quiproquo de la matinée résultait d’un changement inattendu dans le programme : la veille, les dissidens avaient entraîné plus loin vers le Sud les douars qu’ils prétendaient retenir dans leur parti, et ce contretemps avait retardé l’heure de la fuite et l’arrivée au rendez-vous.

Imbert écoutait ce récit avec une joie intense. Il s’extasia sur l’importance du succès obtenu sans coup férir : 130 tentes, avec leurs 15 000 animaux, cessaient volontairement la rébellion, et la seule intervention morale de nos forces suffisait pour les y décider ! Il tendit la main à Bou-Amar et le complimenta ; puis il songea aux causes cachées qui transformaient soudain ce caïd obscur et douteux en champion intelligent et zélé des Roumis. Les pronostics fondés sur les récits relatifs à la prochaine colonne, sur la concentration commencée à Camp-Marchand ? Ils en ont vu d’autres, et ils n’y croient pas. Les rengaines nouvelles sur les profits d’une politique de collaboration ? Non, ils ne savent ce que c’est. Lassitude raisonnée de l’existence errante, convoitise du bien-être stable et reposant ? Pas davantage. Alors ? Il se butait, mais un trait de lumière traversa son esprit : « Parbleu ! c’est le choc de Tsili qui ouvre cette fissure dans le bloc des dissidens. Ils savent maintenant que, malgré les distances, leur sécurité est devenue douteuse et leur impunité mal assurée. Les hésitans commencent à se garer des coups. »

Les derniers troupeaux disparaissaient derrière le col. Le soleil baissait. Pointis se leva : « Partons-nous ? » demanda-t-il. Imbert cessa de méditer ; il fit à la lorgnette le tour de l’horizon : « Rien de suspect en vue. Nous rentrerons en bon ordre, glorieux et satisfaits. Admirez maintenant la joie de nos troupiers : ils comprennent qu’on a joué un bon tour aux dissidens ! » Sur les figures, on lisait, en effet, la satisfaction causée par une journée bien remplie, dont les épisodes étaient analysés en commentaires bruyans. Les regards se tournaient, admiratifs, vers Bou-Amar qui savourait sans modestie cet hommage réparateur des avanies du matin.

Peu à peu, les élémens protecteurs de l’exode s’étaient soudés dans la formation prescrite pour le retour. Sur la piste rabotée par les pas des animaux innombrables, la troupe marchait allègrement. Elle dépassait les derniers groupes des fugitifs qui égrenaient leurs traînards harassés. Bêtes et gens étaient visiblement à bout de leurs forces, et Pointis put voir, sur les épaules des Sénégalais, quelques moutons fourbus. Il s’en émerveilla : « Non, ce n’est pas ce que vous croyez, lui dit un officier. Nos tirailleurs ne savent pas que la Société Protectrice conseille aux humains : Soyez bons pour les animaux. Et leur sollicitude a un mobile plus intéressé. »

Cependant, le crépuscule brouillait dans l’ombre les fonds des vallées. Au loin, sur les plateaux qui entourent le poste, des lumières apparaissaient, et leurs cercles de feu signalaient aux retardataires les emplacemens des nouveaux douars. Les femmes hors d’haleine, les troupeaux épuisés de fatigue et de soif, se hâtaient vers ces lueurs, comme vers le refuge sûr qui les préserverait désormais des réveils effarés, des départs furtifs dans la nuit zébrée par les éclairs des coups de fusil. Des vieillards, des enfans s’affaissaient et leurs proches passaient sans les voir, emportés par la dureté de la race et l’égoïsme de la peur. Mais les soldats, goguenards et pitoyables, soulevaient doucement ces épaves humaines et les arrimaient sur les mulets de bât pour épargner les dernières fatigues à leurs pieds endoloris.

Au pied du poste, le fleuve de ce peuple en marche se perdait dans les campemens déjà installés. Habitués à la morne solitude des environs, les troupiers acclamaient les douars qui étincelaient comme une capitale en fête. Les officiers, groupés dans la cour, discouraient encore, avant de se séparer, sur les épisodes émouvans ou burlesques de la journée. Un brouhaha de conversations sortait des tentes et des cases, dominé par le concert lancinant des chiens dans les douars. Pointis cherchait à démêler le leit-motiv de cette symphonie, tandis qu’Imbert parcourait du regard un lot de télégrammes apporté par un planton déférent. Bou-Amar et ses acolytes étaient partis à la recherche d’une plantureuse diffa.

« Il ne doute plus de rien, Bou-Amar ! dit soudain Imbert. Devinez ce qu’il m’a proposé avant son départ ? L’officier de renseignemens en est tout abasourdi ! — Sa fille, peut-être ? supposa Pointis. — Soyez donc sérieux ! Il m’offre les Fokras de Merchouch, et leur suite, avec la manière de les massacrer. — Pas possible ! Et ce serait pour quand, cette hécatombe ? — Hélas ! n’y pensons plus ! J’ai connu trop tard ce caïd intelligent et ambitieux ! Les dernières troupes qui doivent concourir au « châtiment des Zaër » arrivent demain, et la grande colonne s’ébranle dans trois jours. J’en fais partie avec mon bataillon.

Je serai petite flûte là où je pouvais être chef d’orchestre ! — — Bah ! dit Pointis, ne regrettez rien ! Vous seriez trop gourmand, si vous vouliez garder, pour vous tout seul, le gâteau guerrier de la pacification zaër. Mais j’ai tort de railler votre déception, car vous étiez, sans doute, sûr de réussir un brillant coup de main. Et si vous aviez échoué ? Pensez aux conséquences locales d’une catastrophe, tandis que le Rogui prêche la guerre sainte, et que El Hiba triomphe à Marrakech ! Croyez-moi : pour des tas de raisons d’intérêt général et d’intérêts particuliers, il vaut mieux, comme disait l’autre, taper tous ensemble, et tous en même temps ! »

Le tirailleur maître d’hôtel, immobile, guettait la fin de ce discours. Le dîner était servi. Les officiers attendaient Imbert et Pointis autour de la table, fleurie de lauriers-roses en l’honneur du retour des « enfants prodigues, » ainsi qu’un loustic nommait les dissidens repentis. Et jusque fort avant dans la nuit, les yeux où brillait l’excitation d’un champagne de traite cherchèrent, sur les cartes rudimentaires du pays zaër, les emplacemens des prochains Austerlitz.


PIERRE KHORAT.

  1. Dans ces récits, les événemens sont réels, mais les personnages sont fictifs.
  2. Cent francs en monnaie française valaient 160 francs en monnaie marocaine. Le prix de la vie a donc augmenté d’un tiers en deux ans au Maroc.