Scènes de la vie italienne/01

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Scènes de la vie italienne
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LE BISCÉLIAIS.


I.

Au mois de février 1843, à l’époque des grandes rigueurs de notre climat, pendant ces sombres journées où le Parisien grelotte et souffle dans ses doigts, j’habitais à Naples une chambre sans cheminée sur le quai de Santa-Lucia ; le thermomètre de Réaumur marquait quinze degrés ; les promeneurs de la Villa-Reale portaient des pantalons blancs, et les rues étaient inondées de violettes. Un matin, des rires et des vociférations m’éveillèrent plus tôt qu’à l’ordinaire ; je secouai la paresse et j’ouvris ma fenêtre. Une douzaine de grandes barques à rames et à voiles, amarrées au quai, s’apprêtaient à partir pour Sorrente, où il y avait une fête. Les barcaroles appelaient les passans avec des cris et des gestes de possédés en leur promettant un bon vent, une prompte traversée, les plus braves rameurs du monde et toute sorte de divertissement. A mesure qu’une barque avait recueilli tout ce qu’elle pouvait contenir de passagers, elle déployait ses voiles et s’éloignait. Les éclats de la gaieté napolitaine ont quelque chose d’entraînant et de contagieux. Le vertige du plaisir me gagna peu à peu. Je m’habillai à la hâte et je descendis à temps pour prendre place dans la dernière barque, au milieu d’une bande joyeuse de bourgeois, de jeunes filles et de gens du peuple.

Dans cet heureux pays où un parapluie s’appelle ombrella, la matinée qui annonce un beau jour tient parole. Le ciel était d’un bleu magnifique. Déjà le signal du départ avait été donné. L’une des barcaroles, appuyant sa longue rame sur le bord du quai, avait démarré la barque, tandis qu’un autre hissait la voile. Nous étions à six brasses du rivage, lorsque le patron avisa de loin un gros homme qui débouchait sur le quai du Géant , en agitant son mouchoir et en courant aussi vite que le permettaient la soixantaine et l’embonpoint. Un coup de croc ramena la barque tout près de la rive; le gros homme y sauta et vint s’asseoir tout essoufflé à ma droite. Cette fois, nous quittâmes la terre, emportés par une brise tiède et parfumée qui ridait à peine la robe indigo de la Méditerranée. Le Vésuve était paré de son plumet de fumée blanche, et la pointe de Capri semblait enveloppée d’une écharpe de gaze, comme les belles dames de l’empire dans les miniatures d’Isabey. En face de nous paraissaient Sorrente au milieu de ses bois d’orangers, Massa, plus élevé sur la côte, et le détroit de la Campanella, comme une porte ouverte sur le golfe de Salerne; derrière nous, les quais de la ville, dominés parle fort Saint-Elme, décrivaient une ligne courbe de Pausilippe à Portici, offrant une suite non interrompue de monumens, de palais et de maisons blanches.

Tandis que je considérais le double panorama de cette baie de Naples si belle et si vantée, mon gros voisin poussait des soupirs à enfler les voiles d’une gabare. Je pensai d’abord qu’il avait peine à se remettre de sa course; mais bientôt je m’aperçus à ses grimaces expressives que l’inquiétude ou le chagrin avaient plus de part que la fatigue à l’exercice de ses vastes poumons. Sa mine sombre, ses gros sourcils froncés, son front crispé, ses hochemens de tête, les mouvemens de ses lèvres, trahissant un monologue intérieur, faisaient un contraste frappant avec les airs épanouis des autres passagers. Lui seul était au supplice parmi tous ces gens heureux. Pour lui seul, il n’y avait ni baie de Naples, ni ciel souriant, ni jour de fête, ni compagnons joyeux. Cependant, après avoir essuyé son visage avec son mouchoir, le gros voisin promena autour de lui des regards piteux et bienveillans, et il ôta sa veste de toile qu’il plia sur ses genoux pour être plus à l’aise. Sa chemise était trempée de sueur, et sans doute il pensa que cette tenue n’était point convenable dans un endroit où il y avait du sexe, car il tira d’un petit paquet qu’il portait sous son bras une chemise blanche, et se mit en mesure de changer de linge. Le rouge me monta au visage. Je m’attendais à voir les maris et les pères de famille lancer à ce pauvre homme quelque apostrophe un peu verte; mais je ne connaissais point encore toute la facilité de mœurs des bons Napolitains. Personne ne parut scandalisé de ce sans-gêne. Mon voisin, en tirant les manches de sa chemise, murmura une excuse à la compagnie; les dames et les jeunes filles tournèrent la tête de côté sans interrompre leur conversation, et l’on ne fit pas semblant de remarquer ce changement de toilette exécuté d’ailleurs avec toute la décence et la dextérité possibles.

Au bout d’un moment, comme si cette opération eût un peu soulagé sa douleur, mon voisin sortit de sa pénible rêverie pour demander au patron de la barque s’il pensait arriver à Sorrente avant dix heures. Quelle fut ma surprise en voyant tous les passagers éclater de rire à cette question si simple, et le patron lui-même se mordre les lèvres ! Une seconde question du gros homme provoqua un nouvel accès d’hilarité, plus bruyant encore que le premier. À ma gauche était assise une jeune fille qui riait de tout son cœur. Je me penchai à son oreille et lui demandai ce qui la divertissait si fort.

E Biscegliese ! me répondit-elle d’une voix étouffée.

— Quand ce pauvre homme serait Biscéliais, repris-je, serait-ce une raison pour lui rire au nez avec si peu de ménagemens ?

— Votre seigneurie, répondit la jeune fille, n’a donc pas vu le don Pangrazio du théâtre San-Carlino ?

— Si fait.

— Eh bien donc, si elle connaît ce comédien si amusant, comment ne rit-elle pas avec nous ?

Il faut savoir que Bisceglia est une petite ville de la Pouille, où l’on parle un patois qui jouit du privilège de mettre en joie les Napolitains du plus loin qu’ils en reconnaissent l’accent. De temps immémorial, le personnage de don Pancrace, au théâtre de San-Carlino, est rempli par des Biscéliais, ou par des Napolitains qui savent imiter à merveille le parler de la Pouille. Leur succès de ridicule ne tient pas moins à l’accent qu’au talent des artistes, qui, du reste, sont des comédiens incomparables. Le public rit de confiance dès que Pancrace paraît. L’affiche ne manque jamais d’ajouter au titre de la pièce ces mots d’un attrait particulier pour la foule : con Pangrazio biscegliese (avec Pancrace biscéliais). L’effet produit sur nos théâtres par les jargons de paysans n’approche point du fou rire qu’excite ce Pancrace ; il faudrait remonter au temps de Gros-Guillaume et du gentilhomme gascon pour trouver un équivalent de ce personnage à caractère, qui soutient encore, avec l’illustre Polichinelle, la comédie nationale dell’arte, tradition précieuse et charmante dont le bouge de San-Carlino est le dernier asile. Ce goût populaire est pourtant cause d’une injustice amère et cruelle ; un Biscéliais ne peut plus se montrer à Naples sans que tout le monde pouffe de rire aussitôt qu’il ouvre la bouche ; la tyrannie de l’habitude et du préjugé le condamne au métier de bouffon, car il ne lui servirait à rien de se fâcher ; on ne s’amuserait pas pour si peu à la bagatelle du point d’honneur, et les rieurs ne feraient que s’égayer davantage d’un accès de colère biscéliaise.

Telle fut le sort de mon gros voisin, lorsque, dans sa mauvaise humeur, il envoya au diable ses compagnons de voyage. En l’écoutant avec attention, je crus reconnaître en effet que l’accent de Bisceglia donnait à son langage un ton pleurard tout-à-fait comique, et qu’il semblait prodigieusement au Pancrace de San-Carlino, qui était alors un acteur excellent. Cependant, comme le Biscegliese n’avait pas le même ridicule pour un étranger que pour un Napolitain, j’eus pitié de son dépit et j’engageai la conversation avec lui de l’air le plus sérieux.

— On voit bien, lui dis-je, que votre seigneurie ne va pas à Sorrente pour son plaisir.

Altro ! répondit le bonhomme en faisant une lippe digne de San-Carlino; je vais à Sorrente pour y gronder, crier, pleurer et dépenser en honoraires de rebouteur et de médecin le reste de trente ducats dont les hôteliers de ce damné pays m’ont déjà soufflé la moitié. Est-ce là du plaisir? Je ne trouve d’ailleurs rien de joli à Naples et dans ses environs. Chez nous, à Bisceglia, la ville est bien plus agréable, et la gente se pique au moins de politesse; mais qu’importe tout cela, si je songe au spectacle qui m’attend là-bas? Mon pauvre neveu, le plus beau garçon de la Pouille entière, gisant sur un lit de douleur avec un bras cassé!... O déplorable accident!

— Et comment votre neveu s’est-il cassé un bras?

— Qui le sait? reprit le Biscéliais. A coup sûr, ce n’est pas au service de Dieu, quoique le pauvre garçon soit abbé, et que, par la protection de monseigneur, il jouisse déjà d’un revenu de six cents ducats : ce sera donc pour les beaux yeux de quelque méchante femme. Voilà bien les Napolitaines !

— Attendez au moins, pour accuser les Napolitaines, que l’affaire soit éclaircie.

— Vous ne les connaissez donc pas? répondit le Biscéliais. Il n’arrive dans ce pays ni crime ni accident sans qu’on trouve une femme au fond. Mon neveu a vingt ans, la jambe faite au tour, des yeux qui feraient envie à la reine des amazones : en faut-il davantage? Nous lui demanderons tout à l’heure qui l’a poussé où il est, et vous verrez s’il ne nous dit pas que c’est une femme. Autrement, à quel propos ce bras cassé? Un bras ne se casse pas tout seul, sans qu’une Napolitaine s’en mêle. Je l’avais pourtant bien dit à ce malheureux garçon le jour qu’il partit en vetturino pour faire cinquante lieues en moins de huit jours, tant il avait hâte de voir Naples. — Les enfans sont toujours pressés de courir à leur perte. — « Geronimo, lui avais-je dit, tu as tout ce qu’il faut à un homme sage pour réussir, tout ce qu’il faut pour se perdre à un imprudent ou un fou. S’il t’arrive malheur, à qui donc en sera la faute? Les Biscéliais, tu le sais, ne font pas fortune à Naples; mais il dépend de toi d’être une exception à la règle ou de la confirmer. Tu es riche à six cents ducats par an, jeune, bien fait, galant, instruit, protégé de monseigneur l’archevêque. Il y a là-bas des escrocs, des débauchés, des joueurs, des don Limone vêtus à la mode de Paris, qui se ruinent en habits neufs, et, pis que tout cela, il y a de méchantes femmes. Garde-toi des méchantes femmes et des don Limone[1]. Pour le reste, patience ! » — Vous voyez si le malheureux m’a écouté.

— Ainsi, dis-je en riant, parce que votre neveu s’est casse un bras, vous en concluez qu’il ne s’est pas assez gardé des femmes et des élégans de Naples ?

— N’en doutez pas, répondit le Biscéliais d’un ton tragique.

— Je gagerais volontiers que vous vous trompez, et je suis curieux de vérifier qui de nous a raison. Si vous le permettez, je vous accompagnerai jusqu’au lit de votre neveu pour m’informer de sa santé d’abord, et ensuite pour lui demander le récit de son aventure.

— Votre seigneurie lui fera honneur.

Tandis que je causais ave le Biscéliais, les passagers étudiaient les inflexions de sa voix et les mouvemens de son visage avec une curiosité aussi naïve qu’indiscrète. Chaque fois que l’accent de Bisceglia se trahissait, un rire général soulignait les paroles de mon voisin, dont la patience commençait à se lasser. En venant à son secours, je le mettais sur la sellette ; de peur d’amener une querelle, je gardai le silence sur la sellette ; de peur d’amener une querelle, je gardais le silence jusqu’à Sorrente. L’attention des spectateurs incommodes se tourna bientôt vers d’autre objets. Pendant la confusion du débarquement, je pris le Biscéliais par le bras, et je l’emmenai. Nous montâmes ensemble dans la ville par un sentier escarpé. Un enfant, à qui je donnai un demi-carlin, nous conduisit à la maison que lui désigna mon compagnon : c’était un petit casino situé au milieu d’un parterre de fleurs, dans une rue qui ressemblait à une allée de jardin, comme la plupart des rues de Sorrente. A notre coup de sonnette répondit de loin une voix de femme. La servante, jambes et bras nus, les cheveux dans un désordre que le peigne n’avait jamais réparé, braqua sur nos visages inconnus ses grands yeux effarés en demandant qui était nos excellences. Aussitôt que mon voisin eut décliné son nom et sa qualité d’oncle du malade, cette fille partit en criant du haut de sa tête et en battant des mains, pour annoncer au jeune patient l’arrivée du zio carissimo. Nous la suivîmes à travers un petit bois d’orangers, dont les branches pliaient sous le poids des fruits. Des rosiers grimpans couvraient les murs de la maisonnette et les piliers de briques de l’escalier à l’italienne. Un jeune homme d’une figure admirablement belle, le bras droit en écharpe, appuyé de la main gauche sur l’épaule de la servante, parut au haut des degrés. L’oncle très cher embrassa son neveu, et ils se mirent à parler tous deux à la fois avec tant de volubilité, que le fil de leur discours m’échappait. Je compris seulement que le bon zio reprochait au jeune abbé son imprudence, et que le neveu s’apitoyait lui-même sur son triste sort avec l’abandon le plus pathétique. Bientôt leurs yeux s’humectèrent de larmes. La servante, ajoutant une partie de soprano à cet étrange concert, essuyait ses pleurs avec ses bras nus, en apportant des sièges sur la terrasse de l’escalier, et puis on se calma peu à peu, et l’on s’aperçut qu’un seigneur étranger assistait à cette scène déchirante. L’oncle me présenta au neveu, et le jeune homme m’adressa un sourire si gracieux et si doux, que je me crus admis dans le commerce d’Apollon en robe de chambre. Après les premières civilités d’usage, l’oncle raconta au dieu du jour notre rencontre en barque, et, sans parler de l’impertinence des passagers, il ajouta que nous avions fait ensemble una scommessa.

— Une gageure! répéta le jeune homme. — Vous aussi, mon oncle, vous faites des gageures! Ah! vous les perdrez, comme votre infortuné neveu a perdu celle qui l’a mis dans l’état pitoyable où vous le retrouvez.

L’oncle expliqua, par un discours long et diffus, le sujet sur lequel nous avions discuté pendant le voyage.

— C’est vous qui avez raison, lui dit le malade avec un soupir. Il y a sous jeu une femme, une Napolitaine, une ingrate beauté.

— Permettez, monsieur l’abbé, interrompis-je : il est juste qu’avant de m’avouer vaincu, je sache au moins ce qui vous est arrivé. Ma curiosité satisfaite sera un dédommagement à la perte de ma gageure. Soyez donc assez bon pour me raconter vos malheurs. L’intérêt extrême que je prendrai à votre récit vous prouvera, j’espère, que je ne suis point indigne de cette confiance.

— Raconter mes peines! s’écria le jeune homme en levant ses beaux yeux vers le ciel. Rouvrir mes blessures, et faire couler à grands flots tout le sang de mon cœur ! c’est ma mort que vous demandez, seigneur français, ma mort au milieu de tourmens effroyables. Vous ne savez pas que ce pauvre cœur a été broyé en mille brins, déchiré par des ongles de fer, et que ses lambeaux palpitans se tortillent sous un talon impie et féroce, comme les tronçons d’un serpent qui cherchent à se rejoindre. Ce cœur était celui d’un lion, d’un Tancrède, d’un Rinaldo ; mais, en prononçant le nom de la cruelle qui m’a précipité, perdu, assassiné, tous les supplices de l’enfer m’accablent à la fois. Jugez vous-même à présent si je puis vous raconter des malheurs dont il n’est pas d’exemple sur la terre! Plus tard, seigneur français, plus tard, nous verrons.

— Diable! pensai-je, quand j’entendrai ce récit tant souhaité, ce n’est point par la sobriété qu’il se distinguera. Michel Cervantes eut bien raison de recommander aux narrateurs, par la bouche du sage don Quichotte, de supprimer les exclamations et les réflexions inutiles.

— A Dieu ne plaise, dis-je au jeune malade, que mon intérêt, ma curiosité, causent de si terribles ravages. Vous me raconterez une autre fois vos malheurs sans exemple sur la terre, et je vous promets une pitié proportionnée à la grandeur de votre infortune ; mais nous n’avons point déterminé, monsieur votre oncle et moi, les conditions de notre gageure. Il faut réparer cet oubli. Je m’en rapporte à lui pour décider ce que j’ai perdu.

— Cher oncle ! dit l’abbé, exigez un souper entre nous trois, chez un marchand de pizze , avec des huîtres de Fusaro .

— Va pour un souper d’huîtres à discrétion répondis-je.

— Et du vin blanc de Capri? demanda l’abbé.

— Tant que nous en pourrons boire.

Allegri  ! s’écria le malade. Revenez demain, seigneur français ; je crois qu’en m’armant de courage, il me sera possible d’arriver au bout de mon récit.

— N’allez pas entreprendre une chose au-dessus de vos forces.

— Ne craignez rien. Sous les apparences de la délicatesse, j’ai une santé de fer. Je suis sensible ; mais le ciel m’a donné l’ame d’un héros de Torquato Tasso.

— Pauvre Torquato! repris-je, en voilà un qui a réellement souffert !

— Comme moi, précisément dans ce même village de Sorrente. Oh! oui je ressemble au pauvre Torquato... Mais on sonne. Ce doit être le docteur. Il arrive à propos, je vais lui demander quel jour nous pourrons aller à Naples manger la pizze et les huîtres du lac Fusaro.

Le médecin arriva en effet. Il paraissait avoir quarante ans. Je le reconnus avec plaisir pour un Français et un homme intelligent. Il accorda au convalescent la permission de s’embarquer pour Naples et de manger tout ce qu’il voulait. Je saluai mes nouveaux amis, et je sortis avec le docteur.

— La blessure, lui dis-je, n’était pas bien grave ?

— Une forte contusion, répondit-il, mais heureusement point de fracture. Le jeune homme s’est cru mort, ou tout au moins en danger de perdre un bras, parce que les muscles foulés le faisaient beaucoup souffrir. A ses discours, vous devinez de quel style auront été ses lettres à son oncle. Le pauvre vieux a pris cette éloquence pour argent comptant, et il est accouru de Bisceglia, s’imaginant assister aux derniers momens de son neveu. Il ne faut pas croire pourtant que mon jeune malade ne soit pas véritablement passionné. Il s’exprime avec exagération, mais il sent vivement.

— Vous savez donc ses aventures et la cause de son accident ?

— Tout au long. Geronimo n’a rien de caché pour ses amis.

— Vous me feriez plaisir si vous vouliez bien me raconter cette histoire. Je dois en recevoir la confidence demain ; mais je crains un peu les fleurs de rhétorique du héros. — Vous n’en seriez pas quitte, dit le docteur, en moins d’une demi-journée, et toutes les épithètes du dictionnaire y passeraient. Suivez-moi à l’auberge de la Sirène. Nous boirons une limonade, et je vous raconterai ce roman.

Nous entrâmes à la Sirène. On nous servit de la limonade sur une terrasse d’où l’on voyait toute la baie de Naples, et le médecin commença son récit en ces termes.


II.

Vous n’êtes pas sans avoir remarqué, à la Villa-Reale, dans les cafés et les théâtres, ces jolis petits abbés, le tricorne sur l’oreille, la taille pincée, cravatés à la Colin, chaussés de bottes à la hussarde et la badine à la main, qui lorgnent les femmes, applaudissent la prima ballerina, ne manquent pas une fête, et font même des armes, non pas dans le dessein de tuer leur prochain, mais pour prendre un exercice salutaire. Ce sont des figures du siècle dernier. Avant la révolution, les abbés de Paris étaient galans, coureurs d’aventures, assidus à la toilette des marquises, grands faiseurs de visites et colporteurs de nouvelles. Ceux de Naples mènent à peu près la même vie, comme vous l’avez pu deviner à leurs airs cavaliers.

Ognissanti Geronimo Troppi, — c’est ainsi que se nomme mon malade, — natif de Bisceglia, ayant un frère aîné, point de fortune et de l’ambition, prit le petit collet il y a six mois, et vint solliciter la protection de quelques amis bien en cour. Il obtint une espèce de bénéfice, dont on lui paya un semestre, avec quoi il se mit en équipage d’abbé mondain. Il s’habilla proprement, porta les bottes molles et se prélassa comme les autres, un jonc à la main. La chambre meublée qu’il loua dans le quartier de Monte-Olivetto lui coûtait trente francs par mois, en comptant l’eau, le linge et le brasero pour les quinze ou vingt jours de froid en hiver. Son plus grand luxe fut de prendre à ses gages un domestique, c’est-à-dire un gamin de dix ans, avec une mine de chat et un costume économique, puisque, sauf un petit caleçon de toile qui lui venait au genou, ce gamin était absolument nu. Pour courir d’un bout à l’autre de la ville, se quereller avec les laquais, crier à tue-tête derrière le fiacre de son patron, et faire honneur à M. l’abbé en se disant hautement son serviteur, ce bambin n’avait pas son pareil; du reste, voleur comme une pie, menteur et fourbe de naissance, mais dévoué à son maître. Ses gages se montaient à deux sous par jour et le macaroni. Geronimo n’avait point d’heure fixe pour ses repas. Quand la faim le prenait, il envoyait son groom à la trattoria, chercher une mesure de pâte au fromage. Il en avalait les trois quarts et laissait le reste au gamin, qui mangeait dans l’écuelle du patron, comme le petit chien de Gargantua. Avec une maison si bien montée, un crédit chez le tailleur et l’abonnement au rabais chez le barbier, notre abbé pouvait employer une bonne part de son revenu en argent de poche. Il se donna l’ingresso à l’année au grand théâtre, la stalle aux représentations extraordinaires, et ne se refusa ni la calèche à un cheval pour aller à Pausilippe ni les glaces au café de l’Europe. Il se lança, non pas dans le beau monde où vont tous les étrangers, et composé en grande partie de Français et d’Anglais, mais dans la bourgeoisie de Naples, où l’on trouve des mœurs tout aussi aimables et pour le moins autant de jolis visages. Son calcul était bon ; dans ce cercle-là, il pouvait briller avec son modeste état de maison, tandis que dans un plus grand monde il eût été surpassé en luxe et en élégance par les jeunes gens à la mode, qui, dans ce pays, poussent à l’extrême l’émulation du dandysme .

Le 14 août dernier, veille de l’Assomption, un prédicateur en vogue devait prêcher à Sainte-Marie del Carmine . Notre jeune abbé bien rasé, frisé, ganté de neuf, se rendant au sermon vers deux heures, vit arriver devant l’église trois fiacres dont les cochers faisaient un bruit d’enfer et menaient au grand galop dix-huit personnes de la même compagnie. Dans le carrosse du milieu était une jeune femme en deuil, l’éventail à la main, les bras nus et ornés de bracelets de velours. Lorsqu’elle eut mis pied à terre, toute la compagnie s’empressa autour d’elle, pour jaser un peu avant d’entrer à l’église. L’abbé, qui prêtait l’oreille, comprit an discours de ces braves gens que la dame était à son dernier jour de deuil, et qu’elle faisait, suivant l’usage, ses dévotions à la mémoire de quelque proche parent avant de quitter le noir. Sans être d’une beauté régulière, cette jeune personne avait une figure piquante. Une forêt de cheveux naturellement ondés se divisait en bandeaux épais sur son front un peu bas. Ses sourcils, rapprochés l’un de l’autre, auraient donné à son visage une expression sournoise, si l’éclat des yeux, la mobilité des narines et la grace des lèvres en accolade, où semblait errer un sourire malin et sensuel, n’eussent corrigé l’air sérieux et presque méchant du haut de son visage. La dame s’aperçut tout de suite du ravage de sa beauté dans le cœur de notre abbé. Comment la coquetterie se pratique à Naples sur une grande échelle, les œillades, les mines agaçantes et tous les manèges qui indiquent une préférence achevèrent d’embraser le bon Geronimo.

— Grand dieu ! pensa-t-il, si c’est d’un mari qu’elle porte le deuil, faites que je quitte aussi le noir pour l’épouser !

Pendant tout le sermon, la belle Napolitaine écouta le prédicateur avec attention, et ne se laissa point distraire de son pieux recueillement. Une des personnes de sa compagnie se promenait, en l’attendant sur la place ; c’était un Calabrais de trente ans, taillé comme un Hercule. Don Geronimo tourna autour de cet homme, partagé entre l’envie de l’interroger et la crainte d’être mal accueilli. À la fin, il prit son grand courage et aborda poliment l’inconnu.

— Votre seigneurie, lui dit-il, accompagne une jeune dame qui paraît aussi vertueuse que belle.

L’Hercule regarda l’abbé en souriant.

— Trop belle et trop vertueuse, répondit-il, pour le repos du monde, et avec cela pétrie de grâce et d’esprit, mais si dédaigneuse que le plus galant homme des deux Calabres en tombe dans le désespoir. Ce galant homme est en face de vous. Si votre projet, seigneur abbé, est de me faire bavarder pour prendre des informations, vous vous adressez mal. Je ne veux plus dire mot sur ce sujet.

— Et vous avez raison, reprit l’abbé. Tout cela ne me regarde point, puisque je ne connais pas cette dame. C’est sans doute un père qu’elle pleure ?

— Non, c’est un mari.

— Si jeune et déjà veuve ! La pauvrette ! Je comprends la cause de ses dédains : elle est inconsolable de la perte d’un époux. Il ne faut pas vous en désespérer. Ces regrets annoncent un bon cœur.

— Des regrets, dit le Calabrais, pour le pauvre Matteo ! elle ne pouvait pas le souffrir.

— Alors elle veut consacrer le reste de sa vie à l’éducation de ses enfans.

— Quels enfans ? Elle n’en a point.

— Le veuvage et la liberté ont leurs douceurs, surtout avec de la fortune, car assurément son mari lui aura laissé du bien.

— Une honnête aisance, dit le Calabrais ; et puis le père de Lidia est ce riche lampiste dont la boutique brille de tant d’éclat, le soir à Tolède, près du palais Borbonico.

— Après le sermon, reprit l’abbé, la signora ferait bien d’aller prier sur la tombe de son mari.

— Nous allons, en effet, la conduire à Capo-di-Monte.

— Et ensuite vous la ramènerez chez elle, dans la rue de…

— À Saint-Jean-Teduccio, hors la ville, où elle a une petite maison de campagne.

— C’est cela. Et puis un repas de famille égaiera la fin de cette triste journée. Faites courage, et ne vous rebutez point, seigneur calabrais. Souvent avec les femmes, l’amour est à deux pas du dédain : vous verrez que la signora n’ira pas de dix-huit à vingt ans sans se remarier. Parmi tant d’adorateurs, quelqu’un lui plaira, et je vous prédis que vous serez distingué par-dessus vos trois rivaux.

— D’abord, répondit le Calabrais avec des regards terribles, Lidia n’a que dix-sept ans. Ensuite j’ai quatre rivaux, et non pas trois, et si l’un d’eux l’emportait sur moi, je le prendrais d’une main par le cou, de l’autre par les jambes, et je le briserais sur mon genou. Tout ce que vous dites, seigneur abbé, est donc plein d’erreurs.

— Excusez mon ignorance, murmura don Geronimo en changeant de visage. Je ne m’occuperai plus de tout cela que pour vous souhaiter, avec une bonne santé, les succès que votre seigneurie mérite.

Malgré l’effroi que lui inspirait ce rival farouche et la perspective périlleuse que tant d’obstacles lui faisaient entrevoir, l’abbé ne résista pas à l’envie d’échanger encore quelques œillades avec la belle veuve. Il prit les devans, et se rendit à pied au cimetière de Capo-di-Monte, et, tout en marchant, il recueillit et mit en ordre dans sa mémoire les renseignemens arrachés au Calabrais.

— Lidia ! disait-il… veuve sans regrets… point d’enfant… dix-sept ans… une honnête aisance… fille d’un lampiste de la rue de Tolède… maison de campagne à San-Giovanni-Teduccio… insensible aux hommages de l’homme féroce aux gros favoris roux… plus humaine pour moi seul… c’est la femme qu’il me faut. Je lui sacrifierai ma carrière. Quel bonheur d’épouser une si belle personne ! Mais, hélas ! cinq rivaux en comptant le Calabrais ! A quels dangers ne suis-je pas exposé ? Tâchons d’échapper aux regards des jaloux. Ne point approcher d’eux et me concerter de loin avec la divine Lidia serait un coup de maître.

Don Geronimo se cacha dans le cimetière derrière une tombe d’où il entendit bientôt arriver les trois fiacres qui portaient la veuve et sa compagnie. Lidia s’agenouilla seule sur une pierre, tandis que ses amis l’attendaient à la porte. Ses dévotions achevées, elle se releva et reconnut, à vingt pas d’elle, le jeune abbé de la place Sainte-Marie-del-Carmine, qui lui faisait des signes passionnés. Après avoir bien considéré la pantomime expressive de Geronimo, elle porta la main à son cou pour demander si le rabat n’était pas un empêchement. L’abbé répondit que non en ôtant le rabat et en le mettant dans sa poche. Aussitôt la belle veuve montra deux rangs de dents blanches comme des pertes et posa un doigt sur sa bouche pour recommander le silence et la discrétion ; elle dirigea le bout de son éventail vers la compagnie, et fit ensuite avec sa tête un oui plein de candeur et de tendresse, à quoi Geronimo répondit en appuyant ses deux mains sur son cœur comme le jeune premier du ballet de San-Carlo, et en fermant ses yeux d’Adonis pour exprimer l’excès de son bonheur. Lorsqu’il rouvrit ses paupières, la belle Napolitaine avait disparu ; mais il l’entendit de sa voix sonore lancer des épigrammes aux jeunes gens de la compagnie, comme pour apprendre à notre abbé combien il était plus favorisé que ses rivaux.

En retournant à Naples, le bon Geronimo ne se sentait pas de joie. Son cœur dansait une tarentelle dans sa poitrine, et il eût volontiers embrassé tous les passans. Il convoqua sa maison, c’est-à-dire son gamin, en audience solennelle, et lui annonça son prochain mariage avec une comtesse veuve, belle et riche à plusieurs millions de ducats; il promit des gratifications et récompenses fabuleuses dans le cas où son serviteur ne commettrait ni maladresse ni sottise, et redoublerait au contraire de zèle et d’intelligence pendant les préliminaires du mariage, car, ajouta le patron, la comtesse, quoique maîtresse de ses actions, avait à vaincre l’opposition d’une famille puissante et des prétendans à ménager, parmi lesquels étaient deux princes, trois illustrissimes , et un général. A l’astuce et au mensonge, le guaglione napolitain joint la crédulité la plus aveugle pour tout ce qui éveille en lui l’instinct du merveilleux. Il vous fera des contes à dormir debout, appuyés de sermens solennels; mais, par une juste compensation, il croira de la meilleure foi du monde toutes les fables et balivernes qu’il vous plaira d’imaginer. Le gamin ouvrit des yeux rayonnans, félicita le patron d’un si heureux changement dans sa destinée, et demanda par où commencerait ce service extraordinaire pour lequel il jurait, au nom de Jésus-Nouveau et de sainte Marie-Nouvelle , de déployer un zèle inconnu jusqu’alors de tous les domestiques et facchini du royaume.

— Tu vas apprendre à l’instant même, lui répondit l’abbé, cet important secret qui doit faire mon bonheur et ta fortune. Écoute-moi bien, Antonietto : sans employer aucun intermédiaire, avec l’audace dont je suis seul capable au monde, j’ai offert directement à la comtesse mon cœur et ma main dans le cimetière de Capo-di-Monte. Mes vœux ont été agréés. La divine Lidia, éblouie et subjuguée par ma bonne mine et mon éloquence, a juré, sur la tombe même de son premier époux, d’être à moi pour la vie; mais il faut le temps d’écarter avec politesse d’autres prétendans qui aspirent à sa main, et, pour ne point éveiller de soupçons, nous avons résolu d’un commun accord de ne communiquer ensemble que par lettres. C’est à bien remplir l’emploi difficile de messager que tu vas déployer ton esprit et ta prudence, ô fidèle Antonietto! Demain, jour de l’Assomption, tu iras à San-Giovanni-Teduccio. Tu demanderas à quelque enfant du village où demeure la belle comtesse Lidia. Lorsque tu la verras sortir de sa maison pour se rendre à l’église, tu la suivras avec précaution, et tu chercheras l’occasion de lui glisser dans la main un billet que j’écrirai ce soir. Si la comtesse n’est accompagnée d’aucun surveillant, tu la prieras de t’apporter la réponse en allant à vêpres. Si elle t’interroge sur ma fortune, ma condition et celle de ma famille, tu lui diras que j’ai vingt ans, des amis et des protecteurs puissans, un superbe bénéfice, des parens riches, un avenir brillant, mais que je quitterai l’église, pour laquelle je n’ai plus de goût depuis que mon cœur s’est enflammé d’un amour pur et incurable. Tu ajouteras que Ognissanti Geronimo Troppi, n’ayant plus ni père ni mère, est libre de ses actions et en possession de son patrimoine, qu’il donnera des robes à sa femme et ne l’empêchera jamais d’aller ni au théâtre ni au bal, encore moins aux fêtes de Piedigrotta et de la madone dell’ Arco. A présent, réfléchis, Antonietto. Pèse bien les paroles que tu viens d’entendre, et ne manque pas d’employer le reste de ce jour et la nuit entière à combinare.

Au lieu de combiner et de réfléchir sur les moyens de servir les amours de son jeune patron, Antonietto, dominé par ce profond sentiment du moi dont un bon Napolitain ne se distrait jamais, ne songea qu’aux avantages qui devaient résulter pour lui-même du mariage de Geronimo. Il se haussa de dix coudées dans sa propre estime, et regardant son ombre au soleil, en se disant que bientôt cette ombre serait celle du premier valet de chambre d’un homme riche. Sa première infraction aux ordres qu’il venait de recevoir fut de courir après d’autres gamins de son espèce pour leur raconter avec des amplifications merveilleuses les événemens graves qui allaient, disait-il, étonner toute la ville, et les pompes, cérémonies et largesses de ce mariage si brillant. Le soir venu, il ne prit pas cinq minutes sur le temps du sommeil pour se préparer à jouer son rôle, et il s’endormit bercé par des chimères dorées qui ne regardaient que lui.

Geronimo avait taillé sa plume et rédigé une lettre où l’hyperbole et la métaphore s’enflaient comme des ballons. Il la transcrivit au net sur du papier rose orné d’oiseaux lithographiés, et la plia en forme de poulet. En remettant au petit Mercure cette précieuse épître, l’abbé fit encore cent recommandations que le gamin parut écouter d’un air attentif et respectueux. Antonietto cacha le poulet dans la pochette de son caleçon, et lorsqu’il vit le patron tirer de sa bourse un demi-carlin, en lui disant de prendre une place dans un corricolo, pour aller vite, ses feux brillèrent comme des escarboucles. A peine dans la rue, le gamin tourna vingt fois entre ses doigts cette large pièce de cuivre et se promit solennellement de ne point la dépenser en frais de route inutiles. Pour l’acquit de sa conscience, il demanda au cocher d’un corricolo combien on lui prendrait pour aller à San-Giovanni-Toluccio. Le cocher lui proposa pour deux grani de se tenir debout sur la planche du véhicule ; mais Antonietto ne daigna pas répondre à des prétentions si exagérées. Il montra son demi-carlin d’un air majestueux, fit claquer sa langue contre son palais, et partit à pied. Un fiacre, derrière lequel il monta, le conduisit pour rien jusqu’au pont de la Madeline ; le reste du chemin, égayé par les chansons et les gambades, ne lui coûta qu’une heure, mais la grand’messe était commencée lorsqu’il arriva devant l’église du village.

Afin de délibérer sur cet incident, que ses instructions n’avaient pas prévu, Antonietto entra chez un macaronaro et demanda pour un sou de pâte. Devant le feu étaient des brins de macaroni longs de deux pieds et suspendus à un bâton. Le gamin prit trois de ces brins qu’il souleva au-dessus de sa tête en ouvrant une bouche large comme un four, et il ingurgita le tout d’un seul trait, comme font les saltimbanques lorsqu’ils avalent une lame de sabre. Un verre d’eau compléta ce bref repas, et le Mercure allait se livrer aux douceurs de la sieste sans penser à son message, quand, par bonheur pour notre abbé, un autre enfant à jeun, alléché par le macaroni et le demi-carlin de cuivre, vint offrir ses services à Antonietto en lui donnant de la seigneurie. Cet enfant connaissait la belle Lidia, et, dans l’espoir d’une récompense, il promit à Antonietto de lui désigner non-seulement cette personne, mais toutes celles qui assisteraient à la messe, et dont il prétendait savoir les noms et qualités. On se rendit à l’église, et les deux gamins, avec leurs yeux de lynx, distinguèrent tout de suite la signora Lidia au milieu d’une foule considérable. La belle veuve écoutait dévotement l’office divin, lorsqu’elle sentit une main tirer furtivement le bas de sa robe. Elle vit sortir entre deux chaises la mine espiègle d’un enfant qui se traînait sur les genoux et les mains.

— Que me veux-tu, guaglione ? lui dit-elle.

— Prenez cela, contessine, répondit Antonietto, en présentant le billet. C’est une lettre de don Geronimo, votre futur époux, à qui vous avez juré une fidélité éternelle hier à Capo-di-Monte. Je viendrai chercher la réponse à l’heure des vêpres, ainsi que le seigneur mon maître me l’a ordonné.

Antonietto se retira doucement comme il était venu, et, en attendant les vêpres, il s’endormit au pied d’un mur, la tête à l’ombre et les pieds au soleil. Les métaphores du bon Geronimo ouvrirent sans doute à deux battans le cœur de la dame, car, en revenant à l’église, elle fit de loin un signe amical au petit messager pour lui ordonner d’approcher.

— Voici ma réponse, dit-elle, en tirant une lettre de son sein. L’amour a bien inspiré ton patron. Dis-lui qu’il a deviné précisément la conduite qu’il devait tenir, en me laissant le soin d’éloigner tous ces rivaux ennuyeux qui rôdent autour de moi. Dis-lui qu’il a de l’esprit comme un ange et autant de prudence que de gentillesse, que je le prie de lire avec des yeux indulgens ce billet où il ne trouvera ni belles images, ni poésie, ni éloquence, comme dans sa lettre, qui ne ferait pas de tort à la plume du grand Métastase. Dis-lui encore qu’il m’écrive dimanche prochain par la même voie, et que sa prose ou ses vers seront bien reçus, et tu ajouteras que Lidia Peretti, veuve du pauvre Matteo Peretti, ne demande pas mieux que de s’appeler autrement, par exemple Lidia Troppi, et que s’il dépendait d’elle, ce serait chose faite. Va ; il comprendra ce que cela signifie, lui qui est si rusé ! Et ne manque pas de lui dire surtout que je pense à lui, et tu termineras par ces mots que je n’ai point osé écrire, de peur d’offenser la modestie : c’est que je l’aime parce qu’il est beau. Tâche de ne pas oublier tout cela, et pour se donner de la mémoire et des jambes, voici un carlin dont je te fais un rigal.


III.

Comment le bon Geronimo, avec ses vingt ans, son visage d’Adonis, et la persuasion intime de la supériorité de son mérite, aurait-il pu douter d’un amour si ingénûment avoué, en termes si flatteurs, par écrit et verbalement ? Il n’en douta pas, et il eut raison. L’épître de Lidia et les paroles rapportées par le petit messager inspirèrent à notre abbé autant de confiance que de passion. Il se mit en devoir de quitter bientôt le petit collet, le rabat et le tricorne à larges bords pour endosser l’habit bleu à boutons d’or et le gilet de couleur changeante. Son imagination, qui lui représentait la veille encore son bonheur environné d’écueils, ne voyait plus dans l’avenir apparence de difficultés. Il ne parlait plus à ses amis qu’en style mystérieux, en propos interrompus, où les mots d’avenir magnifique et de brillant mariage revenaient souvent, et il crut avoir montré la prudence d’Ulysse en n’allant pas jusqu’à dire le nom de sa future épouse. Dans le monde qu’il fréquentait, le bruit courut alors qu’il faudrait bientôt lui retenir un logement à Aversa qui est, comme vous le savez, le Charenton de Naples. On riait en le voyant passer dans la rue Tolède, la tête haute et les yeux baissés, suivi de son groom en haillons, l’un rêvant un carrosses, et l’autre une livrée.

La fête de l’Assomption tombait un lundi en 1812. Geronimo avait donc six jours devant lui pour préparer sa seconde épître. Il la composa d’avance, plus belle, plus fleurie que la première, et ornée de citation de Pétrarque et de Guarini. Cependant, comme ce délai lui paraissait long, il voulut essayer de correspondre avec sa maître au moyen de la musique. La chanson en plein air est d’un usage si répandu dans ce pays, qu’on ne s’inquiète guère si elle déguise quelque intention de sérénade ou quelque allusion particulière. Geronimo, musicien et doué d’une voix agréable, chercha dans le recueil gravé des chansons populaires celle qui offrait le rapprochement le plus sensible avec l’état de ses amours. Son choix se fixa sur la sicilienne : Nici mia comù si fa ? dont le refrain dit, dans le dialecte amoureux de Palerme : « Je ne t’ai vue qu’à peine, hélas ? et pour un seul regard, je vais mourir ! » Le jeudi soir arrivé, notre abbé, enveloppé jusqu’aux yeux dans un manteau de conspirateur, monta en fiacre avec son fidèle Antonietto, portant une guitare. Il était quatre heures d’Italie, ou onze heures de France. Le carillon de minuit sonnait lorsque Geronimo parvint à Saint-Jean Teduccio, et se glissa sous les fenêtres de Lidia. Des ombres qui se mouvaient lui apprirent qu’il y avait encore de la compagnie au salon. Bientôt il entendit des pas d’hommes dans l’escalier. Plusieurs jeunes gens sortirent ensemble, parmi lesquels l’abbé crut reconnaître la voix du terrible Calabrais, et, l’aiguillon de la jalousie le piquant, il sentit plus de dépit que de crainte. Les rivaux s’emparèrent du fiacre qu’il venait de quitter, et partirent pour Naples. Un moment après, les lumières du salon s’éteignirent; une lueur moins vive éclaira la chambre à coucher de la belle veuve. C’était le moment favorable pour la sérénade. Geronimo chanta sa sicilienne sotto voce et du ton le plus tendre, en s’accompagnant à la sourdine. Rien ne bougea dans la maison. Notre abbé, un peu déconcerté, répéta d’une voix plus forte le dernier couplet. A la fin, la fenêtre s’ouvrit :

— Ce n’est pas mal, dit Lidia, pour un chanteur des rues. De quelle part venez-vous, brave homme?

— De la part du seigneur Geronimo, dit le groom, voyant que son patron n’osait se faire connaître.

— Tu le remercieras de la bonne intention, reprit la dame. Voici un double carlin pour le chanteur, et autant pour toi, Antonietto. Dis à ton maître que j’ai compris le sens de ces paroles : Pri un guardù iù murirò; mais qu’il se rassure : ce regard échangé à Capo-di-Monte ne causera pas sa mort; je lui en donne ma parole.

La fenêtre se referma aussitôt, et tandis qu’Antonietto mettait avidement les deux pièces d’argent dans sa poche, Geronimo, triste et honteux, reprenait à pied le chemin de Naples sans regarder derrière lui. Son amour-propre blessé cherchait par quelle étrange erreur Lidia l’avait pu prendre pour un chanteur des rues. Il interrogea son groom à ce sujet, et, Antonietto lui ayant répondu que la contessina ne se connaissait pas en musique, il retrouva sa sérénité d’esprit accoutumée.

Tous ces manèges duraient depuis deux mois approchant, lorsque Lidia écrivit à Geronimo pour lui annoncer qu’il pouvait enfin se présenter à elle et à sa famille. Sur une liste de personnes respectables que lui envoyait sa maîtresse, l’abbé trouva un chanoine de sa connaissance qui consentit à l’introduire dans la maison. Le jour fut choisi pour la première visite, et Geronimo se para, dès le matin, de son habit neuf. La discrétion ne lui paraissant plus de rigueur, il raconta ses projets et ses espérances au chanoine en le conduisant en fiacre à San-Giovanni-Teduccio. La calèche à un cheval s’arrêta devant la maison de Lidia. Antonietto tira de toutes ses forces le cordon de la sonnette et baissa le marche-pied. La servante vint ouvrir en faisant des sourires et des mines d’intelligence de bon augure. On traversa un vestibule pavé en mosaïque et orné de fresques en grisaille; par une porte entr’ouverte, on voyait dans la salle à manger les restes d’un déjeuner copieux; notre abbé observa que tout respirai! l’aisance comfortable dans cette maison. La servante conduisit les visiteurs dans un petit jardin, au fond duquel étaient trois personnes assises à l’ombre d’un citronnier. C’étaient Lidia, son père le lampiste de Tolède, et sa tante Filippa, grosse matrone chargée de colliers et de chaînes d’or, comme la mule du saint-sacrement. Geronimo perdit contenance devant cette assemblée de famille, malgré l’indulgence qui adoucissait les visages des parens et le plaisir qui animait les beaux yeux de la jeune veuve.

— Mes amis, dit le chanoine, l’embarras où vous voyez don Geronimo Troppi vient d’un cœur honnête et sincèrement touché qui mérite vos encouragement et votre bonté. Le plus difficile est fait, puisque mon protégé a su plaire. Compère Michel, et vous dame Filippa, voilà ce que c’est que la jeunesse : on se rencontre, on se regarde et on s’aime. Tandis que vous répandiez les lumières sur vos contemporains en vendant des lampes Carcel, votre aimable fille lançait d’autres feux plus dangereux, et il se trouve un beau jour qu’elle est pourvue d’un second mari au moment où vous y pensiez le moins. L’église y perdra un bon sujet ; mais laissons cela, de peur d’augmenter encore la timidité da nos amoureux, et, pour les mettre à l’aise, causons, pendant un quart d’heure, de la pluie et du beau temps.

— Le temps est beau, dit Lidia impétueusement, et le sujet dont vous parlez nous plaît à tous, monsieur le chanoine. Mon père approuve mon choix. Avec beaucoup de gentillesse, vous avez su dire comment nous nous sommes aimés, en nous regardant, le seigneur Geronimo et moi ; mais ne vous imaginez pas que je sois une tête folle et légère. Oh ! je suis au contraire bien prudente. J’ai pris des informations sur votre protégé, en faisant jaser les commères ; l’on m’a dit qu’il vivait sagement, qu’il ne dépensait rien au-delà de son revenu, qu’il n’était ni joueur ni mauvais sujet, et le seigneur Geronimo a confirmé ces rapports favorables en me parlant mariage dans sa première lettre. Alors j’ai passé en revue les cinq autres personnes qui m’honoraient de leurs recherches : deux de ces prétendans sont des dons Limone, plus amoureux d’eux-mêmes que de moi, le troisième un enjôleur de filles, incapable de faire un mari tranquille ; le quatrième un joueur, qui tient les cartes du soir au matin et qui négligera toujours sa femme pour la bazzica ; le cinquième, fort honnête homme d’ailleurs, est trop querelleur et trop fanfaron ; son accent calabrais est cause qu’il n’a point réussi à me plaire, et puisqu’il ne me plaît point, je ne saurais l’épouser, n’est-il pas vrai ? Ai-je manqué de prudence ou de sagesse en amusant ces adorateurs par des lenteurs et des discours inutiles ? Que faut-il à une veuve pour se décider à un second mariage ? Sentir de l’inclination pour une personne de bonnes mœurs et d’un heureux caractère. Ce sont les yeux de mon corps qui ont distingué le seigneur Geronimo ; mais je l’ai aussi regardé avec ceux de ma raison, et j’ai vu ce que j’ai vu, car je suis bien fine, allez, monsieur le chanoine ; et puis j’ai un père tendre et bon, qui ne veut que mon bonheur, et à présent, au lieu de parler du beau temps, le seigneur Geronimo va nous dire, à son tour, comment lui est venue cette passion, qu’il m’a déclarée dans les plus jolies lettres que jamais une plume ait écrites depuis qu’on écrit des lettres.

Pendant ce discours, prononcé avec une volubilité entraînante, notre abbé, ravi par des aveux si candides, sentit l’assurance lui revenir. Sa langue se délia, et il répondit avec la même vivacité :

— Et moi aussi, divine signorina, dit-il, et moi aussi j’ai fait usage des yeux de ma raison, malgré le bandeau de l’amour dont parlent les poètes. Ce n’est pas seulement pour votre incomparable beauté, vos grâces enchanteresses et tous les trésors de votre divine personne que mon cœur s’est enflammé; c’est pour vos mérites, votre sagesse, votre esprit, vos vertus, car j’ai tout examiné, tout pesé avec soin. Je possède un coup d’œil pénétrant...

Il n’en put dire davantage, le bon Geronimo. Dès les premiers mots qu’il prononça, le visage de la belle Lidia changea soudain de couleur et passa tour à tour du rouge au blanc et du blanc au rouge. Dans la physionomie mobile de la jeune Napolitaine, le plaisir et l’effusion de la tendresse firent place au désappointement le plus complet. Bientôt ce désappointement devint comme une espèce de désespoir; Lidia, prenant sa tête dans ses deux mains, interrompit l’orateur.

Ahi ! s’écria-t-elle, il est Biscéliais!

— Sans doute, reprit Geronimo en pâlissant, je suis Biscéliais, ne le savez-vous pas, puisque vous avez pris des informations sur moi?

— Je devrais le savoir, répondit Lidia en se frappant le front à grands coups de poing. J’aurais dû penser à cela. Cagna della Madona  ! Bête que je suis! hélas! Dieu bon, il est Biscéliais! Tout tourne dans ma tête! Biscéliais, comme don Pancrace! Ah! dans quel piège suis-je tombée, sainte Vierge! Il n’y faut plus songer. Seigneur Geronimo, je vous rends votre parole. Foi d’honnête femme, je vous aimais de tout mon cœur; mais je n’avais pas entendu votre voix, et jamais je n’épouserai un jeune homme qui parle comme don Pancrace. Oh! non, cela est impossible; n’y pensons plus.

— Mais, signorina, reprit l’abbé, donnez-vous au moins le temps de me connaître mieux. Vos oreilles s’accoutumeront à mon accent, et je le perdrai peu à peu en causant avec vous.

— Le seigneur Geronimo a raison, dit le père. Ce préjugé contre les Biscéliais n’est pas raisonnable, ma fille, et tu auras le loisir d’apprendre à ton mari à prononcer purement le napolitain.

— Cela est évident, dit la tante Filippa. Refuser un jeune homme de bonne famille à cause de l’accent de Bisceglia, ce serait une folie.

— Et ma tendresse pour lui, répondit Lidia, reviendra-t-elle à mesure qu’il perdra son accent? Pouvez-vous m’assurer que la Madone fera ce miracle? — Ainsi,, dit Geronimo d’un ton plaintif, vous ne voulez même plus me voir ?

— Tenez, s’écria la jeune veuve, ne croirait-on pas entendre le Pangrazio biscegliese de San-Carlino ! Seigneur Geronimo, je consens à vous revoir tant que vous voudrez ; mais je vous en avertis, ce n’est plus sur pied d’un fiancé. Tachez de m’accoutumer à votre accent. Venez ici comme un ami et même comme un sixième aspirant à me main. Le successeur du pauvre Matteo, mon premier époux, n’est pas encore choisi ; voilà tout, et je vous le déclare, afin que vous n’alliez point vous bercer d’illusions chimériques ; à présent, parlons de la pluie et du beau temps, je vous en prie.

Le compère Michel, dame Filippa et le chanoine eurent beau chapitrer la belle veuve ; notre abbé eut beau passer du larmoyant au pathétique : Lidia demeura inébranlable.

— N’insistez pas davantage, dit-elle, seigneur Geronimo, car je sens l’envie de rire qui me prend, et malgré mon trouble, mes regrets et la pitié que vous m’inspirez, je vais éclater tout à l’heure si vous continuez à déclamer ainsi. C’est grand dommage, j’en conviens, de rompre un mariage assorti pour un motif aussi frivole en apparence ; mais il n’y a point de remède. Si j’épousais un Biscéliais, je croirais avoir toute ma vie don Pancrace à mes côtés. La tendresse, le respect et les égards qu’on doit à un époux ne s’arrangent point avec une pareille idée. Croyez-moi, parlons de la pluie et du beau temps. Soyons bon amis, et ne pensons plus à des projets qui me sont déjà sortis de la tête.

Le chanoine rompit les chiens en feignant d’admirer les fleurs du jardin. Lidia se mit aussitôt a causer gaiement avec une si parfaite liberté d’esprit, un dégagement si visible de toute arrière-pensée, que Geronimo eut enfin la mesure de son malheur. Il n’essaya pas de se mêler à la conversion, et le chanoine, voyant de grosses larmes rouler dans ses yeux lui fit signe de prendre son chapeau et de battre en retraite. On échangea des phrases de politesse, où l’honneur de connaître M l’abbé, le plaisir qu’on aurait à le recevoir, furent comme autant de coups de poignard pour le pauvre Geronimo. Il n’osa qu’à peine ouvrir la bouche pour murmurer un adieu plaintif, de trahir encore son fatal accent de Bisceglia. On le reconduisit jusqu’à la porte. Le père lui conseilla d’espérer, dame Filippa lui fit des signes d’encouragement et Lidia lui donna la main d’un air amical, en répétant que c’était grand dommage, mais qu’il ne fallait plus penser à des projets absolument rompus ; puis la porte s’ouvrit, Antonietto fit avancer le fiacre, le cocher fouetta ses chevaux, et Geronimo, donnant un libre cours à sa douleur, se mit à pleurer comme un enfant.

— Calmez-vous, mon ami, lui dit le chanoine. Offrez vos chagrins à Dieu et rentrez avec résignation dans le giron de l’église. C’est une bonne mère qui vous consolera. Il n’est pas inutile au prêtre d’avoir connu les passions et l’adversité. Cette expérience vous servira plus tard. Étant malheureux de bonne heure, vous deviendrez; avant l’âge un philosophe chrétien. Il n’y a rien de plus beau qu’un jeune homme ayant reconnu le néant des affections terrestres et méprisant les faiblesses de la pauvre humanité.

— Vous croyez donc, dit Geronimo, que tout espoir est perdu ?

— Espérer encore, répondit le chanoine, ce serait une révolte coupable contre la volonté du ciel.

— Vous en parlez à votre aise, reprît le jeune abbé. Je suis amoureux fou, entendez-vous bien? Je ne renoncerai pas ainsi au bonheur. Je saurai me défaire de l’accent de ma ville natale et reconquérir le cœur de mon adorable Lidia; puisqu’elle m’a aimé durant deux mois entiers sans me voir, elle peut m’aimer encore, et je n’épargnerai rien pour réveiller cette tendresse qui m’était plus chère que la vie.

— Ce que je craignais va donc arriver, dit le chanoine en soupirant; vous grossirez le nombre des abbés extravagans. Je n’ai plus qu’un avis à vous donner : quittez cet habit et renoncez à votre bénéfice, mon enfant.

— J’y songerai, monsieur, répondit Geronimo.

Pour éviter un sujet de conversation qui ne lui plaisait point, notre abbé cacha son visage dans son mouchoir et ne souffla mot jusqu’à Naples. Aussitôt qu’il eut reconduit le chanoine à son église, il congédia le fiacre et s’enfonça dans les petites rues de la ville. Le hasard le dirigea vers le môle, où trois groupes de pêcheurs et de douaniers écoutaient les rinaldi récitant avec de grands éclats de voix les vers du Tasse et de l’Arioste. Un de ces narrateurs qui déclamait assez mal n’avait pour auditoire qu’une demi-douzaine d’enfans. Il en était au seizième chant de la Jérusalem, lorsque le chevalier Renaud oublie ses devoirs dans les délices du palais d’Armide, et, selon l’usage, le rinaldo s’arrêta pour faire la collecte en déclarant que les offrandes de la très honorable compagnie étaient nécessaires pour délivrer le preux chevalier des liens de l’enchanteresse. Geronimo frappa sur l’épaule de l’orateur et lui glissa dans la main une pièce de vingt grani, en lui disant à l’oreille :

— Voici pour vos frais. Ces jeunes gens n’ont point d’argent. Annoncez-leur que je paie pour eux et que je leur réciterai moi-même la fin du morceau.

La proposition fut accueillie avec enthousiasme par les six gamins, et, lorsque Geronimo monta sur la pierre qui servait de tribune, trois salves d’applaudissemens attestèrent la satisfaction du public.

— Si ces drôles, pensait l’abbé, ne remarquent point mon accent de Bisceglia, je connaîtrai par là que Lidia s’est servie d’un prétexte pour me manquer de foi, et j’arracherai de mon cœur un amour dont elle n’est plus digne.

Geronimo étendit la main d’un air tout-à-fait majestueux et débita la trentième stance d’une voix haute et vibrante :

 Egli al lucido scudo il guardo gira…..

Il n’était pas arrivé au huitième vers que déjà les gamins se regardaient en souriant. Les mots de biscéliais, de Pancrace, de comédien de San-Carlino circulaient de bouche en bouche. Un vieux matelot, assis dans un coins, s’écria :

— N’avez-vous pas honte d’écouter braire ce ciuccio biscegliese, et de l’encourager à estropier les vers du Tasse ?

Un éclat de rire général interrompit l’orateur au milieu du discours d’Ubaldo. L’abbé descendit de la tribune et prit la fuite. On le poursuivit jusqu’au bout du môle en criant : Au Pancrace, à l’âne ! biscéliais ! Geronimo, rentré chez lui, appela son groom :

— Petit malheureux, lui dit-il avec fureur, je ne sais à quoi tient que je ne t’assomme. Si tu m’avais averti de mon accent biscéliais mon mariage ne serait point manqué.

— Quel accent ? répondit Antonietto. je ne l’ai pas remarqué, excellence.

— Tu trouves donc que je prononce purement le napolitain ?

— Excellence, comme les vieux commissionnaires de la place du Castello.

— Écoute, mon ami, ne cherche plus à me déguiser la triste vérité. Il m’importe de la connaître. Voici un demi-carlin que je te donnerai, si tu me dis sans détour ce que tu penses de ma prononciation.

— Puisque votre seigneurie l’exige et que ma franchise peut lui être utile, je lui avouerai donc qu’en l’écoutant, les yeux fermés, on jurerait qu’elle porte une perruque rousse avec une queue, un gilet en tapisserie et une culotte courte, comme un certain personnage de comédie… mais en ouvrant les yeux, quel contraste ! ô surprise ! on voit un prince plus beau que le soleil. Telle est la vérité sans déguisement.

Antonietto étendait déjà le bras pour saisir le demi-carlin déposé sur la table ; mais l’abbé s’empara de la pièce de cuivre, la remit dans sa poche, et tirant le groom par l’oreille :

— Traître ! s’écria-t-il, tu me flattes encore ! Je retire la récompense que tu ne mérites point. Tu n’es et ne sera jamais qu’un guaglione.

Geronimo ne pouvait plus se le dissimuler. Depuis trois mois qu’il habitait Naples, il y jouait, à son insu, un personnage ridicule, et donnait le divertissement à tous ceux qu’il fréquentait. Aussitôt sa mémoire lui rappela des sourires, des chuchottemens ironiques, des plaisanteries obscures, dont le sens caché se révélait aujourd’hui tout à coup. Il découvrait qu’on l’avait cent fois berné sans qu’il en eût le soupçon ; à chaque trait de lumière qui pénétrait dans son esprit, un trait plus cruel et plus profond lui perçait le cœur. Tantôt ces blessures le faisaient bondir comme un cerf, et il courait dans la chambre, tantôt son orgueil écrasé ne lui laissait plus de forces, et il tombait anéanti dans son fauteuil, les bras pendans, le menton plongé dans les plis de son jabot. Un fantôme moqueur se dressait devant lui, et prenait tous les visages de ses amis et connaissances, les uns après les autres; mais, quand ce fantôme se montra sous la figure adorée de sa belle Lidia, il ne put supporter cette vision, et il s’enfuit comme un échappé d’Aversa à travers les rues du vieux Naples. Il arriva ainsi à Sainte-Marie-del-Carmine. La vue des lieux où pour la première fois il avait rencontré celle qui causait sa misère lui porta un nouveau coup. Il entra dans l’église pour contempler la place où Lidia avait écouté si gentiment le sermon du prédicateur; en se traînant le long es marbres bizarres qui ornent cette église, il trébucha contre un siège, et tomba, éperdu de douleur, sur la simple pierre où, depuis six cents ans, le jeune et infortuné Conradin, décapité par ordre de Charles d’Anjou, attend encore un vengeur.


IV.

Quoique sa chute fût le résultat d’un accident, le bon Geronimo éprouva une sorte de jouissance à la considérer comme l’effet de son désespoir. Au lieu de se relever, il demeura étendu à terre, et poussa des soupirs à fendre le tombeau du dernier prince de la maison de Souabe.

— O Conradin, dit-il en gémissant, n’est-il pas affreux qu’un mortel en soit réduit à envier ton triste sort? C’est pourtant ce qui m’arrive. Oui, je voudrais périr, comme toi, sur un échafaud. Je bénirais la hache qui me délivrerait de mon amour et de mes tourmens. Je porte en moi le bourreau de mon ame et la barbarie de Charles d’Anjou ne supporte pas la comparaison avec la cruauté de mon ingrate maîtresse.

Une voix claire et singulièrement joviale interrompit cette lamentation :

— Eh! seigneur Troppi, dit cette voix, que faites-vous donc là? Il n’est plus temps de vous comparer au neveu de Mainfroi. Laissez-le dormir là-dessous, et pensons à quelque chose de gai. Une Lidia vous a donné du chagrin, une Luigia vous consolera. Ce serait joli si à vingt ans, avec la mine que vous avez et dans une ville comme Naples, on mourait d’amour pour une maîtresse ingrate. Allons, prenez ma main, et relevez-vous.

Celui qui parlait ainsi était le clerc de notaire Marco, l’ennemi juré de la mélancolie. Sur sa large tête en forme de gourde, au fond de ses petits yeux injectés de sang et dans sa bouche fendue jusqu’aux oreilles, on ne voyait que la bonne humeur soutenue par des appétits robustes.

— Venez avec moi. poursuivit Marco en soulevant l’abbé comme un enfant. Je vous remettrai le cœur avec un verre de bon vin.

— C’est de la ciguë ou de l’opium qu’il me faut murmura Geronimo.

— Bah! reprit le clerc, nous verrons bien tout à l’heure si vous penserez encore à la mort.

Don Marco conduisit l’abbé à son logis, situé au marché aux poissons. Il tira d’un petit placard trois fiasques entamées.

— Gageons, dit-il, que je vous démontre par A plus B comme quoi chacun de ces flacons est de circonstance dans les terribles conjonctures où nous voilà. Celui-ci, par exemple, porte assurément le nom le plus douloureux du monde : c’est du lacryma christi. Vous n’oserez pas soutenir que vos pleurs surpassent en amertume ceux de notre divin Sauveur. Avalez-moi ce verre d’un seul trait, pour rendre hommage aux peines du fils de la madone et nous humilier devant lui.

Geronimo but le vin et le trouva excellent.

— Et celui-ci ! reprit Marco, vous allez voir s’il se présente à propos. Que fait un amant au désespoir ? Il s’enfuit loin de son inhumaine ; il quitte sa patrie; mais vous ne pouvez point sortir du royaume sans permission, à moins de perdre votre bénéfice. Où irez-vous alors ? En Sicile ? Eh bien ! videz ce verre de Marsala. C’est le vin du seul pays où vous puissiez trainer votre cœur éclopé. Ce raisonnement étant victorieux, nunc est bibendum. Quant à cette flasque au col mince et élancé, poursuivit Marco en ouvrant la troisième bouteille, c’est pour vous que le bon Dieu l’a mise au monde. Elle contient de la moscatelle de Syracuse, ce nectar délicieux qui adoucirait les mœurs d’un Carthaginois. Jamais rien de plus suave ne sortit des cruches que penchait Hébé entre ses mains délicates. Goûtez la fine moscatelle, seigneur Troppi, et, si les crêpes noirs dont votre imagination est tendue ne se changent pas en grazes plus roses que le châle de l’aurore, je vous tiens pour un homme bien malade. Nous jugerons ainsi la profondeur de votre blessure.

Les trois verres de vin étant avalés, le clerc Marco frappa sur l’épaule de l’abbé.

— Jeune homme, dit-il, allons droit au fait, et prenons le diable par les cornes. Vous êtes au désespoir ? Très bien !... Vous appelez la mort à votre aide ? A merveille ! mais pourquoi ? Vous n’y avez pas songé. C’est parce que vous croyez que votre ingrate est la plus belle, la plus aimable des femmes, et que jamais vous ne retrouverez un trésor qui la vaille. Or, c’est une erreur que vous partagez avec tous les amans maltraités. Il n’y en a pas un qui, dans un temps plus ou moins long, ne reconnaisse la susdite erreur. Si donc on vous obligeait à la reconnaître sans attendre ce délai fâcheux, ne serait-ce pas autant de gagné ? Cherchez, examinez, regardez, furetez, vous verrez que le monde est tout plein de femmes belles, bonnes et aimables ; et quand vous aurez vu cela, vous serez consolé, vous vous marierez, et vous me ferez un cadeau de noce.

— Hélas ! mon cher Marco, répondit l’abbé, je sais bien qu’il y a d’autres femmes bonnes et belles ; mais Lidia seule existe pour moi. Lidia ne m’aime point, et c’est pourquoi je veux mourir.

— Quelle diable de raison est cela ! reprit Marco. Chacun a ses goûts et ses penchans. Vous êtes amoureux ; moi j’aime le vin. Je rends justice à tous les bons crûs. Le marsala me plaît ; la moscatelle m’enchante : voit-on que je sois indifférent au lacryma christi ? Point du tout. Si vous regardiez, le matin, ces escadrons de jolis visages qui entrent dans les églises et qui vont déposer le fardeau léger de leur conscience dans l’armoire aux péchés, vous seriez étonné des richesses et de la variété de tant de jeunes appas. Faites donc comme moi, et dites-vous : « Lidia est belle ; mais voici bien d’autres femmes qu’on lui peut comparer. Il serait barbare de les mépriser, parce qu’une ingrate me dédaigne ou me trompe. » C’est alors que vous serez raisonnable dans vos goûts et penchans.

— Il ne s’agit point de goûts et de penchans, s’écria Geronimo. Il s’agit d’une passion malheureuse, dont je confesse la folie, mais que je ne puis surmonter, qui m’assassine et m’inspire cette envie de mourir. Au lieu de me prêcher inutilement, dites-moi plutôt par quel moyen je pourrais me débarrasser d’une vie insupportable, sans offenser le ciel, car je ne voudrais point perdre mon ame avec mon corps.

Un éclair de malice sortit des yeux rouges du clerc de notaire.

— C’est différent, seigneur Troppi, dit-il, je déteste les esprits tracassiers. Je n’insiste plus. Débarrassez-vous de la vie. Je n’ai pas qualité pour vous suggérer l’échappatoire que vous souhaitez ; mais je vous adresserai à bonne enseigne. N’allez point demander une pareille consultation à des ignorans ou à des jansénistes. Un de mes amis qui n’est pas d’église, mais plus savant qu’un archi-prêtre, et qui a écrit sur les cas de conscience, vous indiquera le droit chemin. Attendez que je vous donne une lettre pour l’illustrissime docteur Jean Fabro.

Le clerc prit la plume, et il écrivit le billet suivant :

« Docteur Jean, je t’envoie un petit Biscéliais, qui voudrait mourir d’amour et de désespoir, sans aller en enfer. Il est riche, à moitié fou, et un peu simple. Fais-lui une histoire et une consultation. Cent piastres offertes à la madone pour racheter un crime qu’assurément il ne commettra point seront à partager entre nous deux. Ne va pas lui accorder à moins la permission de se tuer. C’est un prix modéré qu’il paiera si tu sais flatter sa passion, en feignant de paraître convaincu de son désespoir. »

— Avec les avis du docteur Jean, dit Marco en pliant le billet, vous irez en paradis à l’heure qu’il vous plaira de choisir.

Geronimo remercia son ami, prit le billet et se rendit sur l’heure chez l’illustrissime docteur Jean, qui demeurait à Saint-Dominique-Majeur. Un long bout de ficelle, pendu à la muraille au fond d’une cour, descendait du haut des combles jusqu’à un petit écriteau sur lequel on lisait le nom de ce savant personnage. Geronimo tira la ficelle ; une lucarne s’ouvrit tout en haut de la maison, et une figure basanée, surmontée d’une forêt de cheveux crépus, se présenta en manches de chemise et débraillée dans le cadre de la lucarne. Après un court dialogue par la fenêtre, et pendant lequel les deux interlocuteurs crièrent à tue-tête, l’abbé monta lentement au quatrième étage, sans songer que ce Fabro avait une plaisante mine pour un docteur. Deux grandes cornes de bœuf plantées dans le mur au-dessus de la porte, préservaient de la jettatura le savant et les visiteurs. Ides cartons et quelques gros livres posés sur une planche, une malle tenant lieu d’armoire, deux escabeaux, une grande table chargée de papiers, d’assiettes, d’une casserole et d’un encrier, un méchant lit dont le désordre attestait que le docteur n’avait point de ménagère, tel était le mobilier philosophique de Jean Fabro. Avec son visage aquilin, sa poitrine vêtue et sa chemise entr’ouverte, l’illustrissime ressemblait plutôt à un brigand qu’à un jurisconsulte; mais il ne lut pas moins attentivement pour cela le billet du clerc de notaire, et, prenant un air doux et compatissant :

— Que de jeunes et beaux hommes, dit-il, s’en vont ainsi, emportés par de fatales passions, comme des feuilles légères dispersées par l’aquilon furieux ! Vous pâtissez, mon ami ; on le voit à votre visage, à vos yeux éteints : vous êtes malheureux !

— Plus que je ne puis le dire, répondit Geronimo en essuyant une larme.

— Mais d’abord avez-vous suffisamment réfléchi à votre funeste envie de mourir ?

— Ne nous écartons pas du sujet de la consultation, dit l’abbé. Pouviez-vous m’indiquer un moyen de fuir cette vallée de misères sans perdre mon ame ? Si vous le pouvez, vendez-moi ce secret ; je vous en paierai le prix, et je ferai ensuite usage de la recette quand il me plaira, car je prétends en mourant prendre les mesures nécessaires pour laisser des regrets à l’injuste Lidia.

— L’expédient que je vous fournirai, reprit le docteur, est infaillible. Ce n’est point dans saint Augustin, ni saint Chrysostôme, ni saint Ambroise que nous le puiserons. Ces vieux pères de l’église manquaient de souplesse dans l’esprit. Les casuistes espagnols sont gens de ressource, et nous irons à eux. Or, ils disent qu’en certains cas il est permis de hâter une mort certaine et douloureuse pour en abréger les tourmens; ils établissent en outre une importante nuance entre se tuer et se laisser mourir. Si donc vous sentez que votre douleur est sans remède, et qu’elle vous consumera tôt ou tard, vous êtes sans reproche en courant plus vite au terme de vos maux : il ne faut user ni du fer, ni de l’eau, ni du feu, ni du poison; mais il n’est point défendu de se faire saigner par un chirurgien. Ce n’est pas un crime que de dénouer ensuite sa ligature, comme un petit accident le pourrait faire, et votre sang, qui se répandra de lui-même, sans que vous ayez tourné aucune arme contre tous, entraînera votre ame innocente, qui s’envolera naturellement aux deux. Une offrande pieuse et considérable à l’église témoignera que vous n’avez nul dessein criminel ou impie, et pour cent piastres à colonnes seulement, je me charge de vous procurer un confesseur et l’absolution. Vous lui remettrez la somme d’avance, et vous serez libre ensuite de choisir l’heure et le lieu de façon à pénétrer votre ingrate d’un repentir déchirant pour le reste de ses jours.

— Cet expédient me paraît admirable, dit l’abbé : tout y est prévu; je ne vois point par quel endroit il pourrait pécher. Acceptez cette piastre à titre d’honoraires, mon cher docteur, et, quand j’aurai fixé l’instant de ma mort, je suivrai scrupuleusement vos avis.

Tout simple qu’il était, le bon Geronimo avait sa petite part d’astuce; tous les Italiens sont nés diplomates. En ruminant son cas de conscience, il se demanda de quelle utilité lui serait un intermédiaire comme Jean Fabro, et si le premier confesseur venu refuserait jamais une absolution au prix énorme de cent piastres fortes. Il y avait d’ailleurs imprudence à donner d’avance une si grosse somme : le désespoir peut s’amender au moment suprême ; on a vu des gens résolus à mourir se manquer et revenir à la vie. La madone ne rendrait pas l’argent une fois payé. Le plus sage était donc de laisser les cent piastres à l’église par testament, d’exécuter ensuite le fatal projet, et d’appeler un confesseur avant de franchir le dernier pas. Ce fut à ce dessein mûrement pesé que s’arrêta le pauvre abbé. Quelques jours de délai lui donnèrent la certitude qu’il ne pouvait vivre sans sa Lidia. Un matin, il se fit saigner au bras gauche par son barbier, en prétextant des maux de tête, et, après avoir déposé son testament en main sûre, il se rendit en fiacre à Saint-Jean-Teduccio, accompagné d’Antonietto, qui chantait derrière la voiture sans se douter que son maître marchait à la mort au grand trot. A vingt pas de la maison de Lidia, le cocher arrêta ses chevaux, comme il en avait reçu l’ordre en partant. La mine éveillée du petit groom se posa sur le bord de la portière :

— Que désire votre excellence ? dit le gamin.

— Tu vas sonner, répondit l’abbé, à la porte de la divine Lidia. La servante viendra ouvrir. Tu te jetteras la face contre terre en poussant des cris lamentables, et tu lui diras ces mots : « Appelez vite la signora, qu’elle ne tarde pas, mon patron est là, mourant dans un fiacre. Il n’a pas cinq minutes à vivre, et demande à dire à votre maitresse un éternel adieu. » Aussitôt que la signora se sera précipitée, tout en pleurs, hors de la maison, tu l’amèneras ici, et tu courras à l’église chercher un prêtre.

Antonietto, persuadé que son maître se préparait à jouer la comédie, fit un clignement d’yeux de malice et de connivence. Il se dirigea vers la maison, et revint ensuite au fiacre :

— Excellence, dit-il. si la contessine s’informe de quoi se meurt nom infortuné patron, lui répondrai-je en pleurant que c’est d’amour et de douleur ?

— Non, tu lui diras qu’on m’a saigné au bras, que j’ai arraché ma ligature et que |e suis baigné dans mon sang.

— Très bien, excellence.

Lorsque l’abbé eut entendu le coup de sonnette de son groom, les cris plaintifs, les sons de voix lamentables, les paroles entrecoupées, et toute l’exposition de la comédie jouée par Antonietto avec un véritable talent, il ôta son habit, releva sa manche de sa chemise et porta la main à sa ligature :

— Un moment ! pensa-t-il, si Lidia n’était pas au logis, ma mort ne produirait point d’effet.

Et il attendit, la tête à la portière; mais, quand la belle veuve parut à la fenêtre pour demander la cause de ces cris, Geronimo dénoua lentement et d’une main tremblante la longue bande de toile qui lui serrait le bras. En voyant la compresse tachée de sang tomber sur ses genoux, il recommanda son ame à Dieu. Un nuage passa devant ses yeux, un bruit semblable à celui de la mer bourdonna dans ses oreilles : la pâleur de la mort se répandit sur son visage ; il pencha sa tête sur son épaule, comme le beau Narcisse, et s’évanouit.


PAUL DE MUSSET.

  1. Don Limone est le sobriquet que le peuple donne aux dandies à Naples.