Scènes de la vie italienne/10

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Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 10 (p. 248-274).


LE PATITO.


I.

Au mois de février 1842, il tomba de la neige à Rome pendant trois jours, et la vue des toits et des dômes blanchis par l’hiver fut un sujet d’amusement pour les Romains, moins blasés que les étrangers sur la beauté de ce spectacle. Tandis que le vent de tramontane faisait frissonner les citronniers délicats et gémir les pins majestueux de la villa Panfili, deux vieilles dames étaient assises près du feu dans un appartement mal clos de la place de Trevi. Elles causaient ensemble en surveillant une bouilloire dont le murmure se mariait au bruit de la grande fontaine de la Vierge. On ne voyait sur leurs visages sillonnés de rides profondes ni la régularité de traits ni l’embonpoint classique des matrones romaines. Un œil exercé aurait pu reconnaître le type napolitain à leurs pommettes osseuses et à leurs nez saillans formant avec le front un angle presque droit. La sévérité de leurs physionomies inspirait une crainte doucement tempérée par l’envie de rire. L’une était la veuve et l’autre la belle-sœur du feu docteur Pizzicoro, qui avait été, dans son temps, un praticien habile plutôt qu’un médecin savant. Depuis vingt ans qu’elles avaient quitté Naples pour suivre la fortune de leur époux et beau frère, leur prononciation ne s’était point corrigée du vice originel, et dès qu’elles se trouvaient en tête-à-téte, elles s’empressaient d’oublier la langue du Tasse pour revenir à leur dialecte natal.

— Susanna, dit une des vénérables dames, mon neveu tarde bien à rentrer.

— Ne vous inquiétez point, Barbara, répondit l’autre vieille ; je sais où est mon fils, et je vous affirme que c’est en un lieu bon et honorable.

— Encore chez cette comtesse Corvini, où se réunissent des jeunes gens dissipateurs et désœuvrés !

— Ne dites point de mal d’un monde que vous ne connaissez pas, ma sœur, reprit donna Susanna. La comtesse Elena est une des plus riches et des plus considérables personnes de cette ville. Elle aime les beaux esprits, et c’est à ce titre que notre Francesco reçoit d’elle un accueil gracieux.

— Mais, répondit Barbara, les églises ont déjà sonné minuit, et par ce froid ultramontain l’enfant pourrait bien revenir avec une fluxion. Que ce soit pour faire de l’esprit ou pour jouer au macao, c’est se déranger que de rentrer à pareille heure.

— Francesco n’est plus un enfant, ma sœur. Vous oubliez qu’il aura vingt-huit ans à la Saint-Philippe. S’il a vécu jusqu’à cet âge sans amour, il est temps de lâcher un peu la bride à la fougue du jeune homme.

— Par saint Janvier ! s’écria dame Barbara, est-ce qu’il serait amoureux ? Vous avez l’air de le penser. Contez-moi ce que vous savez, je vous en prie, sore mia.

— Eh bien ! oui, ma sœur, je le crois amoureux, et s’il faut tout vous dire, j’ai sujet de penser que la comtesse Elena ne le regarde pas avec indifférence, car il est beau comme Apollon, mon Francesco. Son esprit, sa jeunesse et ses assiduités amont touché le cœur de la signorina. N’en parlez pas, au moins ; c’est un secret.

— Ne craignez rien ; mais la comtesse a un mari.

— Oui, un vieux mezzo-matto sous la tutelle d’un conseil de famille.

— C’est assez pour qu’elle ne puisse convoler en secondes noces. On m’a dit aussi que parmi ses adorateurs, un certain cavalíere

— Joseph San-Caio, interrompit Susanna, un don Limon, une cervelle légère. Et d’ailleurs, comme dit la chanson, « l’amour est une fleur… »

Già, « qui nait, croît et meurt. » Voilà. une grosse affaire, ma sœur, et je trouve que vous en parlez bien tranquillement.

— Eh ! voulez-vous que j’en prenne le deuil ? Il est échappé, mon jeune lion ; tant pis pour les brebis qui tomberont sous sa griffe !… J’entends frapper à la porte. C’est lui, ma sœur. Préparez la potion chaude, et ne faites point semblant de savoir l’heure qu’il est.

Un jeune homme de taille moyeme, fluet, imberbe et pâle de visage, entra dans la chambre. Il posa son manteau sur une chaise et s’assit entre les deux vieilles dames en grelottant : — Bonne mère, et vous, cara zia, dit-il d’une voix flûtée, ne me grondez pas si je rentre tard. La comtesse m’a dicté des lettres, que j’ai portées-moi-même à la poste, et j’ai dû prendre le chemin le plus long pour revenir a la maison.

— Mon utils, répondit donna Susanna, on ne gronde plus un homme de votre âge, et on ne le chicane pas sur les heures. Rentrez à la maison quand cela vous convient. Je vous prie seulement d’être prudent et de prendre garde à votre santé.

Francesco regards sa mère avec étonnement, comme si ce langage indulgent eût été nouveau pour lui. — Vous trouvez peut-être, dit-il ensuite, que je porte sur moi une odeur de tabagie. La comtesse a permis aux jeunes gens de fumer dans son petit salon ; mais je n’ai pas touché un cigare.

— Fumez, si telle est votre envie, mon fils. Don Francesco Pissicoro jouit d’une liberté absolue dans ses actions, pas et démarches. Qui avez-vous vu au palazzo Corvini ?

— Deux membres correspondans de l’académie de la Crusca, le marquis Horace Paretti, qu’on appelle, je ne sais pourquoi, l’adonis romain, car je ne le trouve point beau, et quatre ou cinq autres jeunes gens qui ne méritent pas d’être nommés.

— D’où vient, demanda la tante Barbara, que la comtesse ne leur donne pas de lettres à porter ?

— On m’honore d’une confiance particulière.

— Que devient donc le cavaliere San-Caio ? dit la signera. Susanna.

— On ne l’a pointvu depuis trois jours au palais Corvini.

Les deux vieilles échangèrent un coup d’œil significatif.

— Soyez discret, reprit la mère, et ne vous vantez pas de la haute faveur que vous accorde la comtesse.

— Je ne vois pas, répondit Francesco, pourquoi j’en ferais plus de mystère qu’elle-même.

— Le mauvais sujet ! murmure la tante. Allons, mon neveu, buvez ce zambaion au sucre candi. Votre père l’ordonnait comme un préservatif de toutes les influences d’hiver. Couchez-vous là-dessus, et soyez au lit dans un quart d’heure. La nourrice ira border vos couverture.

Don Francesco but à petites gorgées la mousse brûlante du cordial milanais. Il embrassa ensuite les deux vieilles dames et monta dans sa chambre. Lorsqu’on n’entendit plus résonner ses talons sur les carreaux de faïence, la zia tira le cordon de la sonnette, et une paysanne à large taille, au visage cuivré, le panno sur la tête et les oreilles ornées de grosses boucles d’or, entra en se frottant les yeux.

— Gennariella, lui dit la tante, vous pouvez monter chez mon neveu.

— Enfin ! répondit la nourrice, don Cicillo est rentré ; nous allons dormir. Quel besoin a-t-il de veiller tous les jours plus tard, ce bambin ?

— Silence ! s’écria la mère en faisant des yeux flamboyans. Je vous intime l’ordre de parler de votre jeune patron avec plus de respect, et de supprimer les sobriquets familiers.

— Quels sobriquets ? répéta la nourrice, quel patron ? quel respect ? Le pauvre petit, je l’ai nourri de bon lait, entendez-vous ? d’un lait à élever des mâles, et ce n’est pas ma faute s’il n’a point de barbe au menton. La preuve, c’est que mon fils est barbu comme saint Jupiter. Quant au surnom, ne sait-on pas que, dans notre pays de la terre de Labour, Francesco se dit Ciccio, et que Ciccio devient Cicillo quand il s’agit d’un enfant au-dessous de treize ans, grand âge où l’on se fait homme ? Or il ne les aura jamais, les treize ans. Par Bacchus ! je lui souhaite d’être un Francesco, dût-il porter le cordon et la robe de son avocat dans le ciel.

Pour couper court aux remontrances, Gennariella sortit en haussant les épaules, et monta dans la chambre de son nourrisson. — Il vous sied bien, dit-elle à Francesco, de faire le mauvais sujet et de nous tenir sur pied jusqu’à minuit ! Mettez vos couvertures sur votre nez, car jamais une belle épousée ne viendra réchauffer votre frileuse personne. Dormez, don Cicillo, et demain rentrez de bonne heure.

— Ne te fâche pas, Gennari, répondit le jeune homme d’un ton enfantin ; c’est la comtesse Elena qui m’a retenu chez elle.

— N’allez-vous pas jouer aussi le rôle d’amoureux reprit la nourrice. La belle attrape que ce serait pour votre Elena ! Si vous continuez ainsi, je vous remettrai le bourrelet et les lisières, afin que tout le monde sache bien qui vous êtes.

Parmi les contrastes dont l’lta1ie foisonne, le plus facile à. observer est celui de la laideur et de la beauté. À côté des modèles les plus parfaits que la statuaire puisse souhaiter, on rencontre un petit nombre d’êtres rachitiques ou affligés de difformités bizarres, comme si la nature, ennuyée de toujours bien faire, eût voulu travailler de caprice pour se reposer. Plus elle a dépensé de sève et de richesses en suivant la règle générale, plus elle traité l’exception avec parcimonie. Comme une mère fantasque, elle accable de ses dons les enfans de sa prédilection, et refuse tout aux autres. De là vient que les nains sont plus grotesques, les bossus plus contrefaits en Italie que dans le Nord. Ce n’était pas dans une de ces boutades d’avarice et de mauvaise humeur que la mystérieuse nature avait créé Francesco, mais plutôt dans un moment de négligence. Peut-être, en modelant cet être fragile, l’artiste divin avait-il révé à autre chose, fatalement distrait de son ouvrage par quelque circonstance puérile, comme celle dont Tristram Shandy se plaignait avec tant de raison. Le docteur Pizzicoro était un Napolitain robuste, mais sujet à de fâcheuses aberrations, dominé par des idées fixes et rarement à ce qu’il faisait, hormis lorsqu’il tâtait le pouls d’un malade. Il avait longtemps désiré un héritier, et quand sa femme, après dix ans de mariage, donna enfin le jour à un enfant chétif, il se contenta en philosophe de ce que le ciel lui envoyait.

Ainsi que Gennariella se plaisait à le dire, ce n’était point sa faute si son nourrisson n’avait pas mieux profité d’un lait généreux. Le petit Cicillo, dans sa plus tendre enfance, n’eut jamais les grâces, la fraîcheur et la vivacité de cet âge. Sa mère et sa tante, en l’accablant de soins et de précautions, l’élevèrent comme dans une serre chaude, ce qui retarda son développement. Le défaut d’exercice le rendit maladroit. Il tombait et se heurtait sans cesse. Les autres enfans, habitués à lui voir le visage enveloppé de compresses, l’appelaient Ciccio bendella. Son père, en venant s’établir à Rome, le mit au collége des Jésuites. Francesco fut le souffre-douleur de ses camarades. Il passait le temps des récréations à se chauffer au soleil. Son apathie lui valut un prix de bonne conduite, dont ses parens le félicitèrent beaucoup ; mais Gennariella secouait la tête en disant qu’elle le souhaiterait plus dégourdi, et que cette sagesse-là était celle d’une fille. Enfin, lorsqu’il eut vingt ans, la première dame qui daigna faire attention à lui laissa tomber ces mots : « Il est jeune et laid. » On ne lui adressa jamais d’autre compliment, excepté dans sa maison, où sa mère et sa tante passaient le temps à l’admirer.

La dame inconnue avait raison ; Francesco était laid, et sa laideur n’était rachetée ni par le charme de la physionomie, ni par le feu des passions, en sorte que, tous les moyens de plaire lui manquant à la fois, l’envie seule avait le pouvoir d’animer son visage et d’aiguillonner son esprit. Dans le choix d’un état, il ne fut guidé par aucune vocation. Rebuté par l’aridité du droit et par le dégoût des études anatomiques, il ne put devenir ni avocat, ni médecin. L’honnête aisance que lui laissa son père en mourant lui ôta le souci de chercher une carrière. Il demeura enseveli dans le giron maternel, menant une vie réglée, dans une sorte de végétation semblable à celle de l’enfance, écoutant docilement les leçons de sa mère et buvant les potions préparées par sa tante. Il ne fréquentait point les jeunes gens de son âge ; le théâtre et le salon de la comtesse Elena étaient les seuls endroits où l’attirait l’habitude plutôt que le plaisir. Il avait acheté l’ingresso au théâtre Valle, et il y allait pour que son argent ne fût point perdu. Son père ayant donné autrefois des soins à la comtesse pendant une maladie grave, don Cicillo jouissait au palais Corvini des droits et privilèges d’un ami et d’un commensal, c’est-à-dire qu’il entrait et sortait sans qu’on prit garde à lui, et que s’il arrivait à l’heure du diner, on mettait un couvert de plus.

La comtesse Elena était une des plus belles femmes de Rome. Douée d’une intelligence rare et d’un esprit aimable, elle cachait une organisation de feu sous les dehors de la langueur et de l’indolence. Tout le monde vantait ses vertus chrétiennes, sa charité, sa douceur, ses grâces hospitalières. Dans son indifférence pour les détails vulgaires de la vie, elle regardait le désordre de sa maison sans vouloir prendre la peine de le réparer. S’il plaisait au cuisinier de s’absenter, elle allait dîner en ville ; mais pour peu que la jalousie, le dépit ou l’amour eussent accès dans son cœur, Elena eût mis le feu aux quatre coins de Rome. Elle écoutait d’une oreille distraite, avec un sourire bienveillant, les adulations les plus hyperboliques, voire les sonnets à sa louange ; mais elle eût fait miner et sauter son palais pour se venger d’une rivale, et parcouru huit cents lieues en poste pour aller soulager son cœur par un mot de tendresse ou de reproche. On disait que la comtesse avait aimé un gentilhomme bolonais compromis dans une échauffourée politique, et qui avait trouvé la mort dans les supplices du carcero dura. De là venait sans doute cette mélancolique indifférence que les hommes commençaient à trouver scandaleuse. Un des jeunes gens les plus beaux et les plus à la mode s’était déclaré publiquement l’amoureux-mort d’Elena, et, après un an d’une cour assidue, il n’avait fait aucun progrès dans le cœur de la comtesse. Orazio Pareti, qu’on appelait l’Adonis romain, n’ayant point réussi a plaire, personne n’osait se flatter d’un meilleur succès. Le découragement de la jeunesse galante tournait à l’aigreur et se manifestait par la bouderie et l’abandon. Deux ou trois savans et quelques beaux esprits tenaient dans le salon du palais Corvini une académie insipide, où la maîtresse de la maison elle-même ne dissimulait point ses bâillemens.

Telle était la femme dont le sage Cicillo se glorifiait d’être le favori et le factotum. Il est certain que la comtesse pensait souvent à don Francesco. Parfois le nom de ce jeune homme lui sortait des lèvres précédé de l’adjectif caro, et particulièrement lorsqu’elle avait besoin d’un serviteur zélé pour remplir une mission difficile ou une corvée désagréable. Quant aux petits soins qui touchaient à sa personne, comme de lui offrir un coussin, de lui préparer un verre de limonade, ou de chasser les mouches tandis qu’elle se reposait dans son hamac, c’étaient autant de véritables faveurs qui portaient en elles-mêmes leur récompense.

Un soir, on vit arriver un nouveau visage au palais CorvinI. Le brillant cavaliere Joseph San-Caio revenait d’un long voyage en France, et ses relations aristocratiques l’amenèrent naturellement chez la comtesse. Son air ouvert et franc, son esprit vif, sa gaieté communicative inspirèrent à don Cicillo une sorte de malaise et d’impatience, une antipathis profonde et instinctive. De son côté, San-Caio fronça les sourcils en remarquant le ton familier du factotum. Il s’approcha d’Elena pour lui parler a voix basse, et Francesco entendit son petit nom de Cicillo prononcé alternativement par les deux interlocuteurs ; mais probablement la comtesse coupa court aux médisances, car la conversation se termina par des rires. Il était évident que le jeune dandy avait tenté maladroitement du perdre son rival dans l’esprit d’Elena.

Comme tous les êtres incomplets ou maladifs, don Cicillo avait des momens de perception vague et des éclairs de seconde vue, où, dans une confusion étrange des facultés de l’âme, sa mémoire lui rappelait des choses qu’il ne connaissait point, et son imagination lui montrait, sous l’apparence d’illusions fantastiques, d’autres choses qu’un esprit sain et clairvoyant eût devinées depuis longtemps. Le jour de sa première rencontre avec Joseph San-Caio, un de ces phénomènes psychologiques lui représente, au milieu des ténèbres de l’avenir, le chevalier et la comtesse gracieusement unis dans un embrassement amoureux. Cet odieux tableau l’importuna pendant quelque temps, lorsque personne à Rome ne soupçonnait encore San-Caio d’aimer Elena. Bientôt cet amour naissant donna des signes de son existence et devint le sujet des conversations. Tout le monde plaignit d’abord l’imprudent jeune homme, et puis un beau jour on ne le trouva plus si à plaindre. La vision fatale s’effaçait alors peu à peu dans l’imagination de don Cicillo ; elle disparut pour toujours lorsqu’il vit la santé, l’enjouement de la comtesse répandre l’allégresse dans sa maison et parmi ses amis. Elena daignait se moquer de Francesco avec une gaieté charmante. Touchée de la peine qu’il prenait à son service, elle voulut le soulager d’une partie de sa correspondance en écrivant elle-même beaucoup de lettres. Le secrétaire intime pouvait-il douter encore d’une préférence si marquée ?

On pardonne aisément à un adversaire vaincu. Don Cicillo, guéri de sa haine aveugle, faisait amitié avec San-Caio. Il aurait même trouvé que la comtesse ne rendait pas justice aut qualités aimables de ce nouvel ami, si une circonstance fortuite ne lui eût prouvé qu’elle savait gouverner équitablement et faire à chacun sa part. Souvent Elena envoyait son factotum chez les orfèvres à la recherche de bijoux rares et précieux. Un matin, Francesco découvrit dans une boutique du Corso une belle pierre dure montée en épingle et d’un élève de Dominique degli Camei. Il s’empressa de l’acheter conditionnellement et de la présenter à Elena, qui parut charmée de la trouvaille. Le marchand demandait cent écus romains (plus de cinq cents livres de France). La comtesse n’hésita pas à donner cette grosse somme, et, de peur de laisser échapper l’occasion, elle envoya aussitôt l’argent au joaillier. Le soir, au thé académique, on remarque le précieux camée sur la cravate de San-Caio.

— Je me trompais, pensa don Cicillo ; la comtesse rend justice au chevalier. Je dirais même qu’elle va jusqu’à la partialité, si je n’étais son favori.

Au rebours des Françaises, quimaintiennent parmi leurs courtisans l’apparence trompeuse de l’égalité, Elena conservait l’ordre et la paix en donnant à chacun des attributions diverses. Francesco, malgré sa jalousie, supporta patiemment le voisinage d’un cavalier servant, dont les privilèges extérieurs étaient moins sérieux et moins beaux que les siens. Le marquis Orazio lui-même acceptait son rôle de soupirant avec une résignation qui ne manquait pas de grâce. Trois mois s’écoulèrent ainsi, pendant lesquels aucun nuage ne vint troubler la félicité parfaite qu’on goûtait au palais Corvini. Tout à coup San-Caio interrompit ses visites, sans que personne pût dire ce qu’il était devenu. La comtesse parut inquiète et contrariée de son absence. Elle écrivit plusieurs billets que Francesco porta et qui demeurèrent sans réponse. San-Caio ne rentrait point chez lui. De son côté, le marquis se iivrait a des perquisitions. Il découvrit enfin le réfractaire dans les coulisses du théâtre Valle, pendant une représentation de la Norma.

— Insensé, lui dit-il, veux-tu faire mourir d’inquiétude une personne devant laquelle tu devrais te prosterner ?

— Cher Orazio, répondit le chevalier, un charme invincible me retient dans cette forêt de carton. Je suis amoureux de la Teresina.

— Comment ! d’une chanteuse sans talent, d’une seconda donna !

— Hélas ! oui, Charge-toi d’annoncer ce fatal événement. Accable-moi de noms injurieux. Dis que je suis un écervelé, un ingrat. Ne m’épargne pas. Je serai ton obligé, si tu me dispenses d’une explication.

— N’espère pas faire de moi mon complice, répondit Orazio. Je servirais plus volontiers la vengeance et les ressentimens que ta lâche conduite va soulever contre toi.

Ahimè ! s’écria le chevalier. La fuite est le seul parti qui me reste. Dérobons-nous à cette juste vengeance.

— Voyons, reprit le marquis : ne pourrai-je obtenir de toi une parole sensée, un procédé honnête ?

— Ni l’un ni l’autre, cher Orazio. Adieu, je vais porter sur la terre étrangère mes péchés et mon bonheur, car je suis à la fois le plus grand criminel et l’homme le plus heureux du monde.

Le marquis s’éloigna sincèrement affligé de l’endurcissement de San-Caio ; mais il se renferma dans un silence prudent.

Lorsqu’enfin la nouvelle fut apportée au palais Corvini par les bruits publics, on ne remarqua pas le moindre signe d’émotion sur les traits d’Elena. La conversation eut son cours ordinaire autour de la table à thé. Orazio seul crut voir quelques symptômes précurseurs d’une tempête sur ce noble visage, où la nature avait imprimé le sceau dont elle marque ses chefs-d’œuvre. Quand minuit sonna, il souhaita le bonsoir à la comtesse avec un accent de tendre pitié qui la fit rougir, et pendant ce court moment où il s’oubliait lui-même, il avait pris, sans y songer, une place meilleure dans l’amitié de la dame. Ce soir-là don Cicillo, pour qui ces nuances étaient de l’hébreu, rentrait glorieux dans le sein de sa famille, comme nous l’avons raconté au début de cette histoire. Il s’endormit soigneusement enveloppé dans ses couvertures par Gennariella, et rêva jusqu’au matin à ses vaines prérogatives de factotum et de secrétaire intime.

II.

Le lendemain, vers onze heures de France, lorsque le bon Francesco revint au palais Corvini, l’orage avait éclaté. Aux coups répétés de la sonnette, les valets parcouraient les escaliers, et les deux femmes de chambre perdaient la téte. La comtesse avait une attaque de nerfs, le cuisinier profita du désordre pour supprimer le déjeuner, et don Cicillo, mourant de faim, ne trouva que du chocolat de la veille. Il en buvait une tasse à la hâte, quand on vint lui dire que madame le demandait. Il courut fort troublé jusqu’à la chambre à coucher. Elena, en peignoir du matin, se promenait de long en large avec une agitation fiévreuse.

Caro Francesco, dit-elle, j’attends de vous un service important. L’affaire est sérieuse. Il y va de ma vie, entendez-vous ?

— Bonté divine ! s’écria don Cicillo, qu’avez-vous donc, comtesse ?

— J’ai besoin d’un ami dévoué, sûr et discret, non de cette discrétion banale qui consiste à garder fidèlement le dépôt d’une confidence, mais de celle, au contraire, qui n’oblige à révéler aucun secret. Ne m’interrogez donc pas, ne cherchez point de sens caché dans mes paroles. Je veux un serviteur aveugle, une obéissance passive, comme celle du jésuite envers son supérieur. J’avais d’abord pensé au marquis Orazio…

— De grâce, comtesse, interrompit Francesco, employez-moi. Disposez de moi. Ne doutez point de mon zèle. Je vous obéirai.

— Très bien, mon ami. Vous savez que je suis brouillée avec le chevalier San-Caio.

— J’ai cru remarquer, en effet, que ses visites étaient moins fréquentes.

— On le dit amoureux d’une chanteuse. Je voulais voir cette Teresina ; mais je viens d’apprendre qu’elle ne jouera plus à Rome. Elle a signé un engagement avec un impresario de Naples.

— C’est une faible perte pour le public romain.

— Il ne s’agit pas de cela. Teresina ne partira pas seule. J’ai deviné pourquoi mes lettres sont restées sans réponse. Il n’ose se montrer.

— De qui parlez-vous, comtesse ?

— Je me parle à moi-même. À présent recevez mes instructions : pour des raisons que vous n’avez pas besoin de connaître, il m’importe de revoir une fois le chevalier avant son départ pour Naples. Allez chez lui, amenez-le-moi mon ou vif : je ne lui demande que des égards, cinq minutes d’entretien, un bon souvenir, un adieu amical, — et puis il sera libre.

— Comtesse ! s’écria Francesco, ce langage m’épouvante. Il semblerait, … on pourrait croire, si l’on vous entendait…

— Personne ne nous écoute, interrompit Elena, et comme vous avez en moi une confiance aveugle, je ne crains de votre part aucune supposition fâcheuse ou blessante. Faut-il vous rappeler votre serment d’obéissance passive ?

— Non, comtesse. Je ne l’oublierai plus.

— Vous direz donc au chevalier que s’il persiste dans cette voie du silence, je le poursuivrai jusqu’au fond des enfers, tandis que je lui pardonnerai tout s’il se conduit en galant homme. Saurez-vous le convaincre de cela ?

— Je ferai de mon mieux, comtesse.

— Eh bien ! allez, volez, et rapportez-moi une réponse favorable.

— J’y cours… Mais si le chevalier refuse de me recevoir ?

— Vous forcerez le passage.

— Et si le valet de chambre ne veut pas me laisser passer ?

— Vous lui casserez la tête.

— Je vous obéirai, comtesse.

Don Cicillo enfonça son chapeau jusque sur ses yeux, et sortit d’un pas résolu. Il se sentait comme électrisé. L’atome contagieux de la fièvre s’était glissé dans ses veines..

— Saint François, protégez-moi ! se disait-il. Voici le plus grand danger que j’aie couru de ma vie. Je ne reculerai point, je pousserai l’aventure jusqu’au bout. Oui, Elena, je vous servirai, dussé-je me colleter avec un laquais.

En parlant ainsi, don Cicillo descendait rapidement la colline de Monte-Cavallo, où était situé le palais Corvini. Arrivé sur la place d’Espagne, le terrain devenant plat, il ralentit un peu sa marche.

— Ouais ! pensa-t-il, une lutte corps à corps est chose grave, et je n’ai pas même une canne pour me défendre. Essayons d’abord de la douceur et de la persuasion. Il sera temps, plus tard, d’en venir aux moyens violens.

San-Caio demeurait à la place du Peuple. La porte de la maison était ouverte. Don Cicillo, craignant de se refroidir, monta les degrés quatre à quatre, et tira vivement le cordon de la sonnette. Le valet de chambre lui ouvrit, et demanda ce que souhaitait son excellence.

— Je veux parler au chevalier, dit Francesco on regardant d’un air sombre la haute stature, les larges épaules et la mine énergique du domestique romain.

— Monsieur le chevalier est dans le bain, répondit le valet de chambre.

— Demandez-lui à quelle heure il pourra recevoir don Francesco Pizzicoro.

Le laquais entra chez son maître, et revint dire que le seigneur chevalier ne pouvait donnez de rendez-vous pour aujourd’hui.

— Il faut pourtant que je le voie, répondit Francesco. Dites-lui que je serai ici dans une heure, et que je le prie instamment de m’accorder une entrevue.

Cette heure de délai fut un siècle d’angoisse pour le pauvre Cicillo. Il sentait approcher le moment d’une catastrophe, mais, tout en frémissant, il obéissait à l’impulsion donnée par Elena. Il rentra chez lui pour s’armer d’une canne, et il se livrait dans sa chambre à l’exercice préparatoire du moulinet, lorsque Gennaziella vint l’interrompre.

— Jésus-Maria ! dit la vieille nourrice, que faites-vous donc là, si Cicillo ? Est-ce que vous allez jouer le rôle du guapo dans une comédie de société ?

— Non, Gennari, répondit le jeune homme avec fierté. Il n’y a pas de fanfaron. Dans une heure, je serait sérieusement obligé de me battre à coups de bâton avec un laquais.

— Sainte Vierge ! qu’est-il donc arrivé ? Contez-moi cela, mon enfant.

Francesco fit un récit diffus et embrouillé des évènemens de la matinée ; mais l’intelligente nourrice comprit tout de suite la vérité.

— Si bien donc, dit-elle dans son patois, que le chevalier fa l’ammore co na comica ?

— Mon Dieu ! oui, Gennari. Cet enragé est amoureux d’une comédienne.

— Ah ! si vous étiez un autre homme ! reprit Gennariella, mais il faut remplir vos engagemens, et mener à bonne fin votre ambassade.

— Sans doute il le faut, et voilà pourquoi je suis venu chercher ma canne.

— Prenez une canne si vous voulez ; pour plus de sûreté, nous irons ensemble, et si quelqu’un lève la main sur vous, je lui arrangerai les deux yeux ; mais, bah ! il n’arrivera rien. Tous les laquais sont des poltrons. Le chevalier doit être sorti du bain. Marchons, mon enfant, et fiez-vous à moi.

Chemin faisant, la nourrice ne cessa de répéter : — Ah ! Cicillo, si vous étiez un autre homme !…

Le valet de chambre du chevalier commençait à réciter une phrase d’excuse et de politesse qu’il avait apprise par cœur, lorsque Gennariella l’interrompit : — c’est toi, lui dit-elle, qui as empêché mon patron de parler au tien ?

— Oui, répondit le valet, et j’ai bien fait, puisque j’en avais reçu l’ordre.

— Tu as mal fait au contraire, dit la vieille, et je vais te le prouver en annonçant moi-même don Francesco Pizzicoro.

— Sang du Christ ! vousne passerez pas, s’écria le valet de chambre. Gennariella n’avait point oublié le vocabulaire injurieux des commères de Naples, qui ont la langue mieux pendue que celles d’aucune autre ville du monde. Un torrent d’invectives sortit de sa large bouche. Le valet, qui était du Trastevere, cria du haut de sa tête. On entendit un incroyable duo de menaces et d’imprécations en dialectes différens. Le Romain souhaitait à son ennemie toute sorte d’accidents, et la Napolitaine appelait sur son adversaire toute sorte de maladies et d’infirmités. Le bruit retentissant d’un soufflet appliqué à tour de bras sur la joue du laquais termina le concert ; Gennariella profita de l’étourdissement causé par cette apostrophe peu parlementaire pour ouvrir la porte de la chambre à coucher, en criant à haute voix : Don Francesco Pizzicoro !

La victoire restait au parti napolitain, et Cicillo passa, non en triomphateur, mais avec la contenance d’un ambassadeur intimidé.

— D’où vient donc ce vacarme ? demanda le chevalier, nonchalamment étendu sur un canapé.

— Ce n’est rien, excellence, répondit Gennariella. Vous avez un serviteur impertinent, et je l’ai mis à la raison, voilà tout. La nourrice referma la porte et se retira en murmurant une dernière kyrielle d’injures contre ce coquin maudit, ce cancer de domestique, chisto birbo maledetto, chisto cancaro di domestico[1].

— Seigneur Francesco, dit le chevalier, il paraît que vous avez pris des auxiliaires pour forcer ma porte. Asseyez-vous donc, et causons. J’ai dix minutes à vous donner, le temps d’achever mon cigare. Vous pouvez abréger vos préliminaires ; je sais d’avance le but de votre visite ; il s’agit de cette bonne Elena, n’est-ce pas ?

— Chevalier, répondit Francesco en s’asseyant, parlez mieux d’une personne que je respecte. Je viens, en effet, chargé par elle d’une mission importante. Sans entrer dans les détails d’une affaire qu’il m’est interdit de connaître, permettez-moi de vous rappeler qu’après trois mois de relations agréables et suivies, la plus simple courtoisie vous fait un devoir de ne point partir de Rome sans prendre congé de la comtesse.

— Tout peut s’arranger, interrompit San Caio. Je vois avec plaisir que l’on m’envoie un garçon de sang-froid et non un énergumène. Écoutez-moi donc. Il y a deux sortes de gens, ceux qui se dispensent d’agir en bavardant, et ceux qui parlent peu et qui font ce que les autres se contentent de dire. La comtesse et moi nous appartenons tous deux à la seconde catégorie : elle doit donc savoir que les phrases les plus arrondies ne servent à rien, pas plus à la fin qu’au début d’une affaire. Je conviens qu’il n’est pas d’usage de s’éloigner sans prendre congé : la politesse paraît un peu sacrifiée ; mais, avec du temps, je suis homme à me mettre en règle. Dites donc à Elena qu’au revenant de Naples ma première visite sera certainement pour elle. Vous ajouterez qu’au moment d’un départ, accablé d’affaires, et tout à mes amours nouvelles, je la prie, je la supplie de m’excuser, de me pardonner et de me tenir pour son serviteur bien dévoué. Comme tous les gens faibles, don Cicillo était enclin à donner raison à la dernière personne qui lui parlait. La promesse d’une visite au retour de Naples lui sembla un accommodement, un moyen terme excellent.

— Combien je me réjouis, dit-il, de vous trouver dans ces bons sentimens ! Vos paroles seront fidèlement rapportées à la comtesse, et je ne doute pas que le différend ne soit terminé à la satisfaction générale.

Amen ! répondit San-Caio. C’est mon désir le plus ardent. Voulez-vous un cigare ?

— Merci ! je ne fume pas, et il me tarde d’en finir avec cette mission délicate.

— Au revoir donc, cher plénipotentiaire.

Aussitôt que don Cicillo parut au palais Corvini, on l’introduisit dans le boudoir de madame. Il s’apprêtait à raconter les terribles préliminaires de son entrevue.

— Allons au fait, lui dit la comtesse. Avez-vous vu le chevalier, et viendra-t-il ?

— Je l’ai vu, répondit Francesco. À son retour de Naples il viendra.

— À son retour de Naples ! s’écria Elena, et vous avez pensé que je me contenterais d’une pareille échappatoire ! quel pauvre sire êtes-vous donc ?

— Je croyais… j’espérais, madame, que cet arrangement…

— Il appelle cela un arrangement ! misera me ! faut-il que j’aie accepté les services d’un automate ! suis-je donc sans amis sur la terre ? Oh ! non, je saurai trouver un défenseur ; Orazio a deviné mes peines ; je lui en ferai la confidence entière.

Nous l’avons déjà dit : l’envie était l’unique passion capable d’émouvoir don Cicillo. À l’idée qu’un autre pourrait usurper les fonctions dont il était si vain, il éprouva une sorte de commotion ; une légère teinte de carmin se répandit sur ses joues blêmes, et ses yeux éteints se ranimèrent.

— Comtesse, s’écria-t-il avec une vivacité approchant de la chaleur, le chagrin vous rend injuste. Ni Orazio ni personne au monde ne peut mettre à vous servir un zèle plus désintéressé que le mien. Ces jeunes gens, attirés par votre beauté, ne songeraient qu’à tirer profit pour eux-mêmes de votre confiance. Sî je n’ai pas su faire ce que vous attendiez de moi, je suis prêt à recevoir de nouvelles instructions. Commandez, et cette fois je vous obéirai entièrement, passivement, comme le poignard dans la main qui le dirige.

— Eh bien ! dit la comtesse, retournez chez le chevalier. Jetez-vous à ses pieds.

— Je m’y jetterai, madame.

— Suppliez-le de venir me voir et m’entendre, et s’il refuse, arrachez-lui le cœur.

— Je le lui arracherai, comme dans l’opéra de Gabrielle de Vergi ; mais pour cela, il me faudrait un couteau.

— Non, reprit la comtesse, je n’ai pas le courage de souhaiter sa mort. Dites-lui seulement que je descends par ma mère de ces Cenci qui ont assassiné le chef de leur famille, et que le sang de Beatrix coule dans mes veines.

— Il le saura.

Don Cicillo ne fit que trois bonds de Monte-Cavallo à la place du Peuple. En se retrouvant en face du laquais aux larges épaules, il regretta vivement l’assistance de Gennariella. Le Transtevère, les deux poings fermés, s’appuya contre la porte de la chambre à coucher.

— Vous ne passerez pas, dit-il. Le seigneur chevalier n’a plus rien à vous dire.

— Ne pourrais-tu au moins lui remettre un billet ?

— Sous aucun prétexte…

— Si je t’offrais une pièce de deux paoli ?

— Au fait, le patron n’a point parlé de billet. Que votre excellence daigne me confier les deux paoli.

— Je vais d’abord écrire le billet.

Sur une feuille de son agenda de poche, don Cicillo traça ces mots au crayon : « Quand vous seriez cardinal-neveu, je m’estimerais encore aussi grand seigneur que vous. Croyez-moi, quittez ces airs de pacha. L’affaire dont je viens vous entretenir ne soufre aucun délai, et je vous avertis que vous donnez de graves sujets de colère à une personne capable de se venger. »

Le Transtevère empoche la pièce de monnaie blanche et partit avec le billet. Au bout de cinq minutes, il rapporta la réponse suivante : « Seigneur Francesco, je ne reçois jamais de leçons ; mais si vous souhaitez que je vous en donne une, je suis a vos ordres. Dans le cas où il vous conviendrait de vous couper la gorge avec moi demain matin, dép écher vous de me le faire savoir. »

Cette réponse sans ambages eut la vertu que les médecins attribuent à la douche d’eau froide. Cicillo en lut la première phrase dans l’antichambre, la seconde sur les marches de l’escalier, et la troisième dans la rue.

— Un duel ! se dit-il, doucement ! Je n’ai pas envie de me faire exiler, emprisonner, ou, pis encore, estropier par mon adversaire. Le chevalier s’est trompé : je l’ai menacé du courroux de la comtesse et non du mien. Sa réponse est une provocation, et je la repousse avec horreur. Les peines les plus sévères frappent le duel dans les états de notre saint père. Si l’amour d’Elena peut m’entraîner jusqu’au crime, du moins je ne commettrai pas celui-là. Mais à présent que dirai-je à la comtesse ? Comprendra-t-elle la prudence de ma retraite et la sagesse de mes motifs ? Elle va m’accabler de son mépris. Sainte Vierge, inspirez-moi quelque stratagème dans l’intérêt de la justice et de la religion !

La nuit commençait à tomber. Les lueurs du soleil couchant teignaient de pourpre les dômes des églises, et la cloche de la Trinité-des-Monts sonnait l’Angelus. L’haleine tiède du sirocco avait déjà expulsé l’hiver, et la neige fondante faisait pleurer les toits. Avant d’arriver à la place d’Espagne, don Cicillo s’arrêta devant la madone de la via del Babbuino. Il lui sembla que cette douce image, au milieu de ses oripeaux et de ses fleurs fanées, lui souriait avec une tristesse compatissante. Don Cicillo récita un Ave Maria et sentit le calme rentrer dans son âme. Deux pifferari en guenilles, les jambes entourées de bandelettes, le manteau troué sur l’épaule, s’installèrent au pied de la niche pour donner une sérénade à la mère du Sauveur. Les sons criards de leurs cornemuses s’accouplèrent dans un chant simple et large. L’harmonie des accords, triomphant de la rudesse des instrumens, donnait à ce concert sauvage un caractère singulier de dévotion et de naïveté. Don Cicillo s’éloigna lentement, le menton incliné sur sa poitrine, pénétré de confiance dans les bonnes dispositions de la madone, et, pour en attendre l’effet, il se rendit paisiblement au grand café du Corso. Il y prenait sa seconde tasse de café, en lisant le Diario, sans que la sainte Vierge lui eût encore envoyé aucune inspiration, lorsqu’une chaise de poste vint à passer. Attiré par le bruit des grelots, il descendit jusque dans la rue et reconnut dans la voiture San-Caio et la Teresina. Un carrosse de place arrivait par la via dei Condotti ; don Cicillo s’y élança et donna l’ordre au cocher de suivre la chaise de poste. Les voyageurs passèrent devant Saint-Jean de Latran, et prirent la direction d’Albano. Évidemment ils allaient à Naples par la voie Appia. Muni de ce renseignement, Francesco pouvait retourner chez la comtesse en touts assurance, il remercia la madone et se fit conduire au palais Corvini. Pour donner à sa découverte l’apparence d’un trait de génie et d’une expédition brillante, il traversa la cour, le vestibule et l’antichambre en courant de toutes ses jambes, et se jeta dans un fauteuil ; les bras pendans, la bouche ouverte, la poitrine haletante.

— Qu’avez-vous ? lui dit Elena.

— Le ciel, répondit Cicillo, le ciel m’en est témoin : je l’aurais traîné jusqu’à cette place, mort ou vif, s’il eût osé m’attendre, le poltron ! mais il a fui. Je l’ai poursuivi sur la route d’Albano avec un carrosse de loange, et j’ai failli le rejoindre à Torre-di-Mezza-Via, où il a changé de chevaux. Je suis arrivé une minute trop tard. Ô rage ! il m’a échappé.

La comtesse gardait le silence ; mais on voyait à la fixité de son regard, au sourire amer de ses lèvres, qu’un grand combat se livrait dans son âme. Elle lit le tour du salon, et revint s’asseoir près du feu, le coude appuyé sur le bras de sa chaise longue.

— Cher Francesco, dit-elle d’une voix douce et calme, j’ai depuis longtemps le désir d’aller à Naples. Je veux louer une villa pour l’été prochain à Sorrente ou à Capri. J’aurai besoin de vous. Nous partirons ensemble demain.

— Un voyage ! s’écria Cicillo. Un départ si précipité ! Que pensèront vos amis ?

— Je ne m’en soucie point. Si vous hésitez, j’aurai bientôt trouvé un autre compagnon.

— Non, comtesse, je n’hésite pas. Je suis fier de la préférence.

— Eh bien ! ne perdez pas le temps à faire des objections, et soyez pret demain à midi.

— Je serai prêt, comtesse.

Le soir, les habitués du palais Corvini poussèrent de grands hélas ! en apprenant que leur académie serait fermée pour cause de départ. Le marquis Orazio se récria sur les dangers d’un voyage en hiver, par une route où les actes de brigandage étaient encore fréquens. Il voulait accompagner Elena jusqu’à Terracine avec de bonnes armes ; mais elle s’y opposa en disant qu’un garde du corps aussi courageux serait compromettant.

— Et si l’on vous attaque ? reprit le marquis.

— Je me laisserai dévaliser. Il me plairait assez de voir des brigands une fois en ma vie.

— Femme que vous étes ! dit Orazio en soupirant. Je vous souhaiterais volontiers une mauvaise rencontre.

Entre tous les membres de la famille Pizzicoro, il y eut un grand conseil pour décider si l’on devait laisser partir l’enfant chéri. Gennariella elle-même prit part à la délibération. La tante Barbara se prononça énergiquement contre un projet qu’elle appela téméraire et scandaleux. C’était exposer follement la vie et la réputation de Francesco : après une telle équipée, les mères pourraient-elles encore proposer ce jeune homme pour modèle à leurs enfans, et ne serait-il pas à l’avenir considéré comme un séducteur sans principes ? Fallait-il perdre en un jour le fruit d’une éducation admirable, de soins tendres et constans ? La pauvre zia’s’éleva jusqu’au pathétique, et la larme lui vint à l’œil lorsqu’elle parla de ses tourmens, de son inquiétude et de ses boissons chaudes ; mais dame Susanna ne voyait que la gloire et les succès de son Francesco. Quel plus beau tribut l’enfant pouvait-il payer à l’ardeur du jeune âge que de se laisser enlever publiquement, en plein jour, par une grande dame éperdument amoureuse de lui ? Quelle mère n’envierait un pareil honneur et ne le souhaiterait à son fils ? Voyager en poste, en équipage de prince, côte à côte avec une belle imprudente, pouvait-on refuser une telle bonne fortune ? C’eût été se vouer au mépris du monde, manquer à tous les devoirs de la galanterie et se rendre indigne des faveurs du destin. Les passions, il est vrai, offraient bien des écueils ; mais la prudence devait céder le pas à un amour fondé sur l’estime, et qui pourtant se manifestait avec tant de violence. Dame Susanna, dans un transport d’enthousiasme, s’échauffa jusqu’à dire que le danger faisait la gloire, et qu’elle aimerait mieux exposer son fils à toute sorte d’aventures périlleuses que de lui conseiller une lâcheté. Elle ajouta aussitôt après que s’il revenait un jour abandonné, triste et malheureux, elle lui gardait assez de tendresse pour espérer de le consoler.

Gennariella, interrogée à son tour, exprima son opinion dans son style : — Par Bacchus ! dit-elle, que de grands mots ! Calmez-vous, mes bonnes dames, je vous jure bien qu’il n’y a pas matière à faire des phrases d’une aune. Selon toute apparence, elle n’est point sotte, la belle Elena : elle a tout simplement besoin d’un cavalier pour lui donner le bras en voyage, pour payer les aubergistes, gronder les domestiques, commander les repas et porter le châle et l’ombrelle. Elle ne mènera don Cicillo ni en paradis ni en enfer, et quand elle aura vu du pays ce qu’elle en veut voir, elle vous ramènera l’enfant bien portant, et vous le rendra sans opposition ni regret. Quant à des écueils, comme vous dites, je n’en vois pas sur la route de Naples. À moins que la dame ne s’amuse à vouloir passer, par un temps d’orage, le détroit de Messine, il n’y a nulle raison de craindre un naufrage. L’enfant est timide, il n’aime pas l’eau froide, et ne s’est jamais jeté dans un bassin. Il peut partir, et s’il rentre au logis éclopé de cœur et malade d’amour, je tiens son Elena pour une magicienne, une enchanteresse capable de réveiller un mort ou d’apprivoiser une écrevisse.

— Mon fils, dit avec solennité donna Susanna, bien que l’opinion de votre nourrice ne soit qu’un tissu d’impertinences, vous partirez demain, parce que je vous y autorise. Voici vingt-cinq écus pour vos menus plaisirs ; ménagez-les. Laissez la comtesse payer les frais et généralement toute espèce de dépenses. Embrassez votre mère et votre tante, et allez vous mettre au lit.

— Mon neveu, mon enfant, mon Francesco, dit la tante en pleurant, va donc où t’appelle la gloire, puisque tout le monde le veut. Comme on ne sait ce qui peut arriver en voyage, accepte ces dix écus, c’est tout ce que j’ai en argent comptant, et prends encore cette boîte ; serre-la précieusement : elle contient tous les bijoux que j’aie possédés en ma vie.

La bonne zia remit à son neveu une boîte à mèches en carton dans laquelle étaient trois petits anneaux d’or, une épingle ornée d’une turquoise, et une paire de boucles d’oreilles en filigrane, le tout représentant une valeur de quinze à vingt francs. Elle embrassa ensuite Francesco, et fondit en larmes, tandis qu’il se retirait dans sa chambre, non pas remué par les caresses de ces pauvres vieilles qui l’adoraient, mais fier comme Achille et vain comme Artaban de l’émoi dont il se voyait la cause. Le lendemain de grand matin, il arpentait les rues, rasant la terre comme une hirondelle, pour se procurer un passeport et pour retenir des chevaux de poste. On jasait déjà dans les cafés sur son voyage, et l’on se demandait pourquoi la comtesse avait choisi ce cavalier parmi tant d’autres. L’antique reine du monde, qui avait souri des inquiétudes et des harangues de Cicéron, du triomphe de Jules César, qui s’était à peine émue des intrigues de Catilina et des proscriptions d’Auguste, s’agitait pour une affaire d’une importance moindre, il faut bien l’avouer : le départ d’Elena et de don Cicillo !

À midi, la voiture se trouva prête et attelée de trois chevaux dans la cour du palais Corvini. G’était une excellente berline à quatre places et à deux sièges. La comtesse descendit le perron appuyée sur le bras de Francesco, dont la mine pâle semblait radieuse et presque bouffie de plaisir. Les deux femmes de chambre s’installèrent en riant sur le siége de derrière. On baissa le marchepied ; La signora monta dans la berline, et don Cicillo s’apprêtait à la suivre, lorsqu’elle lui présenta un sac plein d’écus, en lui disant d’une voix caressante :

— Cher Francesco, prenez ceci ; Vous paierez les postillons. Donnez-leur doubles guides afin qu’ils nous mènent bien, et montez sur le siége de devant pour les surveiller. Le temps est beau, et vous pourrez fumer.

— Comtesse, dit Francesoo en balbutiant, je préférerais vous tenir compagnie.

— Je désire être seule, mon ami, répondit Elena. Vous le savez, je suis précocupée. Montez sur le siége.

En ce moment Gennariella entra tout essoufflée dans la cour. Elle apportait à son jeune maître un bonnet de soie noire pour la nuit.

Uh ! s’écria-t-elle dans son patois, qu’allez-vous donc faire la-haut, mon enfant ? Est-ce que vous conduirez le carosse ?

— Je surveille les postillons, je paie les guides, répondit Francesco. C’est moi qui suis chargé de la direction et de l’emploi des finances.

Uh ! bè ! bonora ! aggio capito. À la bonne heure, j’ai compris ; mais, à votre place, j’aimerais mieux une position moins élevée.

Avanti ! cria don Cicillo d’un ton de commandement.

À ce signal, le postillon fouetta ses chevaux ; la berline partit au grand trot, et se dirigea vers la voie Appia par Sainte-Marie-Majeure. Devant la villa Strozzi, un groupe de jeunes gens reconnut et salua les voyageurs. Cinq minutes après, le carrosse sortait de Rome et roulait sur le chemin qu’avaient pris Emilius et Varron pour aller se faire battre par Annibal. Pendant ce temps-là, Gennariella rapportait à la place de Trevi des nouvelles de son jeune maître.

— Sur le siége ! comme un cocher ! s’écria la tante Barbara. Mais il va s’enrhumer. Cette comtesse n’a donc ni cœur ni âme ? Sur le siége, Gesu mio !

— Oui, pour traverser la ville, répondit Susanna d’un air fin. C’est une mesure de convenance que j’approuve fort : factotum en public, sigisbée dans le particulier ! La comtesse est une adroite personne.

— Ah ! ma sœur, reprit la tante, que vous avez la tête romanesque !

— Vogue le voyageur ! dit la mère en déclamant. Vogue la barque de ses amours ! Que les jaloux en chuchottent d’un bout de Rome à l’autre. Il est enlevé, mon Renaud, enlevé par son Armide. Un ange le protége et le ramènera. Príons, ma sœur, pour que son bonheur dure ; brûlons un cierge à Saint-Pierre-aux-Liens.

— Moi, dit Gennariella si bas qu’on ne l’entendit point, je sais bien à quoi m’en tenir : il ne manque plus à don Cicillo que d’être amoureux de son Elena pour devenir un patito.

III.

Francesco suivait tout pensif le chemin d’Albano, en cherchant le moyen d’accommoder sa vanité avec son rôle subalterne. Les voix des femmes de chambre, qui babillaient derrière lui sur leur banquette, ne pouvaient le tirer de sa rêverie. Il ne donna pas un regard aux mines fantastiques des aqueducs, aux tombeaux des Horaces, à toute ce grand cimetière qu’on appelle campagne de Rome, et il ne remarqua point le passage du Champ de la Mort à la colline verdoyante où est assise l’Albe antique. La berline laissa sur la gauche les riches vignobles de Velletri pour se diriger vers les Marais-Pontins. L’eau bourbeuse, rafraîchie par les pluies d’hiver, n’avait rien de malsain en cette saison ; mais l’air était humide. Don Cicillo pensait au coin du feu maternel et aux zambaions préparés par sa tante. Il se pencha sur le siége pour demander timidement à la comtesse une place dans l’intérieur.

— Mon ami, répondit Elena, ce serait une imprudence. Vous pourriez vous endormir, et vous savez que pendant le sommeil l’action de la malaria est pernicieuse. Si vous avez froid, prenez cette pelisse.

Don Cicillo s’enveloppa douillettement dans une sortie de bal ; mais le brouillard s’épaississait à mesure qu’on avançait dans les paludi ; le jour baissait, et la lueur blafarde de la lune succédait aux derniers feux du crépuscule, lorsque la voiture s’arrêta. Trois buffles sauvages tenaient un conciliabule sur la chaussée sans s’étonner des claquemens du fouet et du bruit des chevaux. Le postillon descendit pour les chasser en leur jetant des pierres. Cette opération heureusement terminée, l’équipage partit au galop afin de regagner le temps perdu. La comtesse, absorbée dans un monologue, regardait d’un œil distrait l’ombre du carrosse projetée par la lune. Tout à coup elle s’aperçut que le siége du cocher était vide. Comme elle ne pouvait soupçonner un bon sujet du saint père de s’être mis avec le diable dans les fatales conditions de Pierre Schlemil, elle craignit d’avoir égaré son factotum. En ce moment, elle entendit sur le banc de l’arrière des rires étouffés.

— Êtes-vous la, caro Francesco ? dit Elena.

— Comtesse, répondit une voix piteuse, j’ai trouvé un peu de chaleur ; par charité, laisez-moi où je suis.

Comme les bengalis frileux, qui dans les cages des oiseleurs se perchent pour dormir entre deux serines, don Cicillo s’était glissé entre les deux femmes de chambre. Il arriva ainsi dans une douce moiteur à Terracine. Le meilleur, pour ne pas dire le seul hôtel de la ville, est l’Albergo Reale, qui n’a de royal que son titre. On y servit aux voyageurs deux poules d’eau desséchées et de la pasta-frolla. L’hôtelier s’excusa d’offrir à leurs excellences un souper si maigre, en faisant une pompeuse énumération de tout ce qu’il aurait pu leur servir, si elles fussent arrivées deux heures plus tôt. Par malheur, trois jeunes gens romains qui allaient à Gaëte avaient absorbé les provisions à leur dîner. Don Cicillo mangea de bon appétit le repas mesquin éclairé par les beaux yeux d’Elena. Son orgueil chatouillé jouissait enfin des privilèges du voyage en tête-à-tête, et son cœur se gonfla de plaisir quand le patron demanda combien de chambres il fallait préparer pour le comte et la comtesse ; mais la joie de Francesco ne dura pas plus longtemps que la méprise de l’hôtelier.

— Il ne faut pas de chambre du tout, dit Elena. Ce gentilhomme est mon secrétaire, et nous partirons dans une heure.

— Quoi ! s’écria don Cicillo, nous allons nous aventurer de nuit dans les défilés infestés de brigands !

— Je ne crois pas aux brigands, répondit la comtesse. Si vous avez peur, restez à l’auberge.

Il était dix heures de France quand la voiture sortit de Terracine. Don Cicillo, plus occupé du danger que du froid, reprit sa place au siége du cocher, pour observer le pays de plus loin. Il demanda au postillon s’il existait encore des voleurs de grands chemins.

— Sang de la madone ! répondit le postillon scandalisé, croyez vous donc que la justice a tout pendu ? De Terracine à Torre-del-Confini, la population ne se compose que de pauvres voleurs découragés. Qu’on nous délivre seulement de ces carabiniers maudits, et l’on verra ce que l’on verra.

— Le drôle, pensa don Cicillo, était affilié à quelque bande de malfaiteurs.

Bientôt la silhouette noire d’un énorme rocher se dessina sur l’azur du ciel.

— Excellence, dit le postillon, voici le lieu de la scène. Que de fois la brava gente m’a donné le temps de faire souffler mes chevaux au détour de cette pierre !

— Et vous aviez votre part du butin, n’est-il pas vrai ?

— Qui le sait ? Cela regarde mon confesseur. Mes fautes d’aujourd’hui ne sont plus péchés de jeunesse.

La berline touchait au passage périlleux. Tout à coup une ombre apparut au milieu de la route ; une voix terrible et caverneuse cria : Ferma ! Le postillon s’arrêta court devant un canon de fusil qui le couchait en joue.

— Minute ! seigneur brigand, dit-il sans se troubler. Ne tirez pas ; je connais la manœuvre, et vous serez content de moi.

En parlant ainsi, le postillon s’était jeté le ventre à terre. Deux autres figures masquées s’approchèrent de la voiture. Don Cicillo se trouva face à face avec l’orifice béant d’un tromblon. Il voulut prier aussi le seigneur voleur de ne point tirer ; mais son gosier ne rendit qu’un son rauque. Le chef de la bande lui commanda impérieusement de se coucher comme le postillon, et s’adressant aux femmes de chambre :

— Ne craignez rien, jeunes filles, leur dit-il, restez sur votre siége, et taisez-vous.

— Un autre voleur avait ouvert la portière et baissé le marchepied.

— Madame, dit le chef, faites-moi l’honneur de me donner la main pour descendre de votre carrosse. Votre seigneurie n’aura pas à se plaindre de nous. Pour la galanterie et la gentillezza, nous pouvons rendre des points à des cardinaux.

— Messieurs, répondit la comtesse, le respect de ma personne est tout ce que je vous demande. Quant à l’argent et aux bagages, prenez-les ; faites votre métier…

— Acceptez mon bras, madame, et promenons-nous un moment dans ces rochers tandis que mes gens visiteront le carrosse.

Le chef et la comtesse s’éloignèrent ensemble ; mais sans doute la politesse de ces bandits n’était qu’une ruse infâme, car au bout d’un moment Elena poussa des cris plaintifs en appelant à son secours Francesco, qui ne bougea point. On entendit encore le hennissement d’un cheval, le bruit d’une petite voiture qui roulait sur les rochers d’un chemin de traverse, et puis plus rien ! Le silence et la nuit régnaient seuls dans ce lieu sinistre.

— Ils sont partis, dit le postillon en se relevant.

Don Cicillo sortit lentement son visage de l’herbe mouillée. Il s’aperçut alors que les coffres fermés et le sac d’écus étaient sur le siége.

— Oh ! s’écria le postillon, voilà des brigands d’une espèce nouvelle, qui enlèvent les dames et ne touchent pas à l’argent. Je ne m’étonne plus si leurs voix et leurs mines me sont inconnues. Ce n’est pas ainsi qu’on travaille à Terracine. Ces gens-là ne sont pas du pays.

— Il faudrait aller au secours de madame, dit une femme de chambre.

— Bah ! répondit le postillon. Elle est bien loin à cette heure. Rentrons à la ville, et dormons puisque nous avons la vie sauve. Il fera jour demain pour chercher la signora. Si c’était une montre ou une épingle de diamaus, je vous conseillerais de n’y plus songer ; mais une femme se retrouve toujours.

Ce langage, d’un bon sens évident, obtint l’assentiment général. L’équipage tourna bride et reprit le chemin de Terracine. Don Cicilo demanda un lit à l’Albergo Reale et s’endormit, rompu par les secousses de cette mémorable soirée. Le lendemain, à l’ouverture du bureau de police, il courut faire sa déposition ; tandis qu’il s’étendait complaisamment sur les détails, le commissaire l’écoutait avec un sourire d’incrédulité.

— Quelle apparence, dit le magistrat, que des bandits aient oublié le butin pour s’emparer de la dame ? Il y a là-dessous quelque mystère, mais je ne vois pas trace d’un vol. Si votre seigneurie veut m’en croire, elle prendra patience.

— Le rapt, répondit Cicillo, le rapt à main armée est un crime tout comme le vol, et votre devoir est de le poursuivre.

— On peut choisir entre deux partis, reprit le commissaire : se tenir tranquille et s’en rapporter au temps, qui est galant homme, comme on dit, et de plus grand sorcier, grand devineur d’énigmes ; ou bien faire beaucoup de bruit et d’écritures, et mener les affaires à son de trompe. Le premier parti est le plus facile st le plus économique. Si votre seigneurie préfère le second, je sui prêt à l’adopter. Qu’elle me donne seulement trois sequins pour ma peine, deux écus pour mon secrétaire et six écus distribuer à la maréchaussée. Je lui rendrai bon compte de cette somme, et dans quatre jours ou une semaine au plus, elle entendra parler de moi.

Sur les deniers de la comtesse, don Cicillo paya ce qu’on lui demandait.

— Voilà qui est bien différent, poursuivit le magistrat. La situation change du blanc au noir en un tour de main. Ah ! messieurs les voleurs, vous enlevez les dames à présent, et peut-être pour les vendre aux pourvoyeurs de harems du Grand-Turc ou de ses pachas ! Mais je vous montrerai que nous sommes en pays chrétien. Je verbaliserai, j’interrogerai, j’appréhenderai au corps, et si je ne vous découvre pas, j’ai là de quoi faire mettre en prison dix ou douze personnes plus ou moins suspectes et même innocentes. Seigneur Pizzicoro, retournez à Rome et attendez-y les effets de mon zèle. Bientôt la police centrale recevra un des rapports les plus beaux que j’aie jamais rédigés.

Un peu rassuré par ces bonnes promesses et plein de confiance dans la justice de son pays, don Cicillo se reposa un jour à Terrancine. Il reprit ensuite le chemin de Rome avec les deux femmes de chambre. Cette fois il s’assit dans la berline à la place d’honneur, et voyagea sans se presser, en s’arrêtant la nuit, de peur d’un nouvel accident. Par mesure de prudence, il dormit à Albano, et ne rentra au palais Corvini que le troisième jour après midi. Au bruit du carrosse, les domestiques arrivèrent dans la cour pour porter les bagages.

— Ah ! mes amis, leur dit Francesco, que de larmes vous allez verser ! Quante lagrime ! quanti sospiri ! Ô maison désolée !

— Madame la comtesse vous attendait hier, interrompit un laquais.

— Hein ? madame la comtesse…

— Elle est la-haut, dans le petit salon. Ses femmes de chambre lui ont bien manqué.

Don Cicillo courut tout palpitant jusqu’au petit salon. Il en poussa la porte et s’arrêta sur le seuil, comme pétrifié d’étonnement. Un tableau gracieux s’offrit à ses regards effarés. Mollement étendue dans un hamc, la tête posée sur sa main droite, comme la Cléopâtre, les yeux à demi fermés, Elena semblait sommeiller. Près d’elle, Orazio, assis dans un fauteuil, les jambes croisées, une main sur le bord du filet, tenant un petit livre de l’autre main, récitait en cadence un sonnet de Monti et balançait doucement le hamac, comme le berceau d’un enfant. Don Cicillo cememplait cette image du far niente.

— C’est vous, mon ami ? lui dit Elena d’une voix langoureuse. Vous êtes resté bien longtemps en route.

— Je vous cherchais, comtesse. Après l’effroyable événement…

—Ah ! la rencontre de Terracine. Eh bien ! dites-moi un peu ce que vous avez fait depuis.

— Comtesse, racontez-moi plutôt par que miracle vous avez échappé à vos infâmes ravisseurs.

— Bien de plus simple, mon ami, dit Elena : j’ai payé au chef des brigands la rançon qu’il a exigée.

— Et comment se fait-il que je vous retrouve ici ?

— L’envie d’aller à Naples m’est sortie de la tête.

— Qui donc vous a ramenée à Rome ?

— Les brigands eux-mêmes. Je ne puis nier que pour des ennemis de la société, ils se sont conduits galamment.

— Fort bien. j’ai donné de l’argent au commissaire de police de Terracine pour faire des perquisitions, et j’espère que ces galans gentilshommes sont au cachot à cette heure.

— Oh ! que non. Le commissaire aura pris l’argent, je n’en doute pas ; mais il ne se fatiguera point à chercher des gens qui se cachent. Je suis charmée de vous voir, cher Francesco, parce que j’avais besoin de mes caméristes, de Marietta surtout, qui est une fille intelligente. Elle aura eu grand’peur sans doute.

— Madame, rien ne pourrait vous donner l’idée de notre désespoir, quand nous avons reconnu que ces misérables vous avaient enlevée.

— Pauvre Marietta ! C’est fini. Me voici à la maison, fort contente, en bonne santé, parfaitement guérie de mon humeur vagabonde… À propos, cher Francesco, j’ai oublié d’avertir mes amis de mon retour. Faites-moi le plaisir d’aller leur dire qu’ils trouveront ce soir le thé servi comme à l’ordinaire. Ne leur parlez pas de nos aventures. Je déteste les bavardages. Je suis revenue parce qu’il me convenait de revenir. Et vous, marquis, recommencez la lecture de ce joli sonnet.

Don Cicillo employa le reste du jour à courir toute la ville pour convoquer les habitués du palais Corvini. À la nuit close, il se rendit au logis maternel. Dame Barbara le saisit par le cou en pleurant de joie, et l’accabla de questions et de caresses.

— Ne m’interrogez point, ma tante, répondit le jeune homme. Sachez seulement que je vous suis rendu sain et sauf après des aventures que le roman rejetterait comme invraisemblables.

— Mon fils, dit la vieille Susanna, il y a dans votre roman une chose plus belle et plus étonnante que les aventures : c’est l’admirable caractère du héros. Ne craignez pas les questions indiscrètes. Vous avez une mère et une tante dignes de vous.

Don Cicillo demanda plusieurs fois dans les bureaux de la police centrale si l’on avait reçu le fameux rapport du commissaire de Terracine ; mais on ne sut point ce qu’il voulait dire. La comtesse avait deviné juste. Aussitôt après le départ du plaignant, le magistrat vigilant avait serré dans un tiroir écus et sequins, et il n’avait pas plus songé à la dame enlevée qu’à l’autre Hélène, si méchamment ravie par Paris au feu roi Ménélas.

Les habitués du palais Corvini, un moment dispersés par l’orage, retrouvèrent au thé académique les plaisirs calmes de l’habitude. La comtesse, égayée par Orazio, reprit sa bonne humeur. Francesco, rentré dans son emploi de factotum, vivait heureux de privilèges qu’on n’eût point osé lui disputer ; cependant son bonheur fut troublé par un jeu cruel du hasard. Le carnaval était près de finir ; Elena voulut assister au dernier bal masqué du théâtre Apollo : elle envoya retenir une loge et s’y rendit accompagnée de quelques amis. Pendant la première moitié de la soirée, selon l’usage italien, les dames en toilettes et le visage découvert attendaient les visites des personnes masquées. Les hommes, sous toutes sortes de déguisemens, couraient de loge en loge. Dans celle de la comtesse, on vit paraître un brigand de Salvator Rosa, imitant le langage des Abruzzes et qui présenta l’orifice d’une espingole de bois à Francesco, en lui criant d’un ton tragi-comique : — Seigneur voyageur, le ventre à terre, ou vous êtes mort !

Au geste, à l’accent et au son de la voix, don Cicillo reconnut l’infâme ravisseur d’Elena. Il conçut aussitôt la pensée de s’attacher aux pas du brigand et de le livrer à la justice. Dans ce dessein, il sortit de la loge et prit à la hâte un domino. Il vit le voleur se donner des airs de gentilhomme, parler aux dames, se mêler de les intriguer, puis enfin se reposer dans un coin de la salle et ôter son masque pour s’essuyer le visage avec son mouchoir. Don Cicillo eut un sursaut d’étonnement. Le marquis Orazio et le brigand ne faisaient qu’une seule et même personne ! Bouleversé par cette étrange découverte, Francesco reporta son déguisement au vestiaire et quitta le bal pour se plonger dans les réflexions les plus sombres. L’aventure de Terracine lui apparut sous un jour nouveau. N’était-ce pas une entreprise amoureuse, et ne pouvait-on croire qu’elle avait fini par la connivence de la dame avec son ravisseur ? Tout s’expliquait ainsi : le désintéressement des bandits, le tableau gracieux du petit salon, le silence et l’immobilité du commissaire. Pour la première fois, don Cicillo osait faire des conjectures et juger les choses par lui-même, — situation entièrement neuve et toujours accablante pour un homme d’un caractère faible ; — il lui sembla que le piédestal élevé jusqu’aux nues à la divine Elena s’écroulait avec un épouvantable fracas. L’infortuné succombait écrasé sous les débris de son idole. Blessé comme Achille en un point vulnérable, il rentra chez lui avec un accès de fièvre.

L’envie est un mauvais chemin pour atteindre à l’amour, et pourtant elle y peut conduire. En pensant au bonheur du marquis, don Cicillo éprouva me sorte d’exaltation, un désir vague de parler aussi à son Elena un autre langage que celui de tous les jours. Une révolution complète s’était opérée en quelques heures dans ses sentimens. Il résolut d’ouvrir son cœur, dût-il expier son audace par une disgrâce. L’occasion s’offrit dès le lendemain du bal. La comtesse, dans le petit salon, se plaignit du froid et pria Francesco de mettre une bûche au feu.

— Une bûche ! s’écria-t-il, ô Elena ! pour vous, je me mettrais au feu moi-même.

— Êtes-vous fou ? demanda la comtesse.

— Peut-on, répondit Cicillo en s’animant davantage, peut-on conserver sa raison prés de vous, ô Elena ?

— Faites-moi le plaisir de vous taire, interrompit la dame. Vous êtes mon ami, mon secrétaire, mon factotum ; mais si vous vous échappez jusqu’à vouloir jouer l’amoureux, je vous mettrai à la porte. Brisons là, cher Francesco ; revenez à vous, et soyez tel que je vous ai toujours connu : un garçon raisonnable. À cette condition, je vous pardonne votre équipée.

Enivré par la hardiesse de ses débuts, don Cicillo conçut une haute opinion de lui-même, et tout en promettant d’être plus sage à l’avenir, il crut sentir l’amour germer et se développer dans son cœur. Depuis le grand jour ou une bûche avait servi de prétexte à l’explosion de ses sentimens, la vanité ne fut plus le seul mobile à sa servitude volontaire. Dans les mille détails de sa charge, il trouva le moyen de témoigner une ardeur, un zèle qui prenaient les apparences de la passion et du reproche. Il attendit ainsi l’heureux effet du temps et de ses aveux téméraires. Dame Susanna et la vieille tante admiraient la discrétion et l’amour chevaleresque de leur fils et neveu. Gennariella, moins enthousiaste, demandait au ciel que le cœur d’Elena restat toujours de bon et solide marbre, et quand elle voyait le patito se glorifier de ses privilèges, elle soupirait en répétant : — Ah ! don Cicillo, si vous étiez un autre homme !

Une lettre, cachetée de noir, vint annoncer un matin que le vieux comte Corvini était mort à Florence dans une maison de santé. La comtesse fit appeler aussitôt Francesco. — Mon ami, lui dit-elle, vous m’etes attaché depuis trop longtemps pour que je vous laisse ignorer mon état et mes projets. Je suis veuve, et je vais prendre un nouvel époux.

— Dieu juste ! pensa don Cicillo ; la récompense s’est fait attendre, mais elle arrive enfin.

— Et ce nouvel époux, reprit la comtesse, est le marquis Orazio.

Pour la seconde fois, Phaeton foudroyé roulait du haut de son char dans la poussière : il ne s’en releva plus. À l’expiration du délai exigé par la loi, Elena épousa Orazio. En trois ans, elle devint mère de deux jolies petites filles. On ne saurait s’imaginer en France jusqu’où peut aller l’esclavage d’un patito ; celui de Francesco ne s’éteindra qu’avec sa vie. Dame Susanna persiste seule à croire que des considérations de famille et de fortune ont obligé la belle Elena à contracter ce second mariage contre son gré. Douze ans se sont écoulés depuis ces événemens. Si le lecteur désire connaître don Cicillo, il pourra le rencontrer tous les jours, vers deux heures, dans les allées de la villa Borghese, accompagnant les deux petites filles de la marquise, et remplissant avec une intelligente sollicitude les fonctions de bonne d’en£ans.

Paul de Musset.
  1. Cancaro est une malédiction populaire si usitée à Naples, que les gens du monde eux-mêmes la laissent échapper fort souvent.