Scènes de la vie mexicaine/08

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SCÈNES


DE


LA VIE MEXICAINE.




LE LICENCIÉ DON TADEO CRISTOBAL.




Il y a, à la Bibliothèque nationale de Paris, un antique document qui n’a guère été consulté, sans doute, depuis le jour où il a pris place sur les poudreux rayons du département des manuscrits. C’est un essai sur les idiomes des races indiennes du Nouveau-Monde, composé vers la fin du XVIe siècle par fray Alonso Urbano, religieux de l’ordre de Saint-Angustin. L’enchaînement de circonstances qui a amené de Mexico à Paris ce curieux document n’est peut-être connu que de moi seul, et cela par une excellente raison c’est moi-même qui ai rapporté à Paris l’œuvre ignorée du religieux de Saint-Augustinn et celui qui m’en fit don a probablement cessé de vivre. Quoi qu’il en soit l’événement à la suite duquel je devins possesseur de ce manuscrit ne s’effacera jamais de ma mémoire, et l’essai de fray Alonso Urbano, bien que je me reconnaisse peu, compétent à en apprécier la valeur philologique, a pourtant un grand intérêt à mes yeux : il me rappelle les relations que j’eus avec un des personnages les plus étranges qu’il m’ait été donné de connaître au Mexique. Ces relations furent bien courtes, mais le récit qu’on va lire fera comprendre l’impression profonde qu’elles m’ont laissée. Je n’ai pas besoin d’ajouter que, pour paraître romanesque, ce récit n’en est pas moins réel. Au Mexique, il ne faut pas l’oublier, le roman est dans les mœurs mêmes, et celui qui veut retracer fidèlement ces mœurs exceptionnelles s’expose à passer pour un conteur peu scrupuleux, quand il n’est que simple historien.


I

Au commencement de l’année 1835, je me trouvais à Mexico, aux prises avec une affaire assez épineuse : il s’agissait du recouvrement fort problématique d’une créance assez considérable sur un débiteur dont on ne pouvait retrouver la moindre trace. Les intérêts qui m’étaient confiés exigeaient que l’affaire fût conduite énergiquement, et je m’étais adressé en conséquence à plusieurs hommes de loi connus pour n’intervenir jamais en vain dans ces cas difficiles. Tous avaient commencé par me promettre leur concours, mais, dès que j’avais nommé le débiteur introuvable (il s’appelait don Dionisio Peralta), tous s’étaient récriés et avaient opposé à mes justes réclamations les plus étranges faux-fuyans. Celui-ci ne se serait jamais pardonné de causer le moindre chagrin à un aussi galant homme que le seigneur Peralta ; celui-là lui était attaché par un compadrazgo[1] de vieille date ; le troisième m’objectait avec attendrissement les souvenirs d’une étroite liaison d’enfance. Un quatrième fut plus franc que tous les autres, et me laissa entrevoir qu’au fond de tous ces scrupules d’amitié il y avait la crainte de quelque estocade, procédé que le seigneur Peralta avait sans doute mis plus d’une fois en usage pour se débarrasser de créanciers trop pressans. — Je ne vois ajouta-t-il, que le licencié don Tadeo Cristobal qui puisse se charger de votre affaire. Il a un cœur de roc et une main de fer. C’est l’homme qu’il vous faut. — Je courus aussitôt à la calle de los Batanes, où demeurait, m’avait-on dit, le licencié don Tadeo ; mais là m’attendait un nouveau mécompte. Don Tadeo venait de quitter son logement, et nul ne put ou ne voulut me dire où il avait élu domicile. Découragé et abattu au terme d’une journée tout entière passée en courses inutiles, je me promenais assez tristement sous les Arcades des Marchands (Portales de pas Mercaderes), près de la grande place de Mexico. J’avais résolu, en désespoir de cause, de demander quelques renseignemens sur don Tadeo aux nombreux écrivains publics dont les échoppes situées sous ces galeries sont autant de bureaux de renseignemens toujours ouverts ; mais, arrivé sous les arcades, j’oubliai le motif qui m’avait amené dans cette espèce de bazar, rendez-vous quotidien des oisifs de Mexico, et mon attention fut entièrement distraite par le tableau animé qui se déroulait sous mes yeux. On s’étonnera moins de cette distraction, si l’on se figure le magique aspect de la Plaza Mayor de Mexico une heure avant le coucher du soleil. Les Portales de los Mercaderes occupent en effet un des côtés de cette place immense, que la cathédrale, l’Ayuntamiento et le palais du président bornent les trois autres faces. Les plus belles rues de Mexico viennent déboucher entre ces édifices ; c’est la rue de la Primera-Monterilla, toute bordée de boutiques élégantes ; c’est la rue de los Plateros ou des Orfèvres, presque exclusivement occupée par des joailliers ou des bijoutiers. Puis, en regard de ces rues, où le commerce européen déploie, toute sa splendeur, le menu négoce mexicain semble avoir choisi pour théâtre les sombres arcades de los Mercaderes. À l’époque de mon séjour à Mexico, aucune innovation à la française n’était venue encore altérer la physionomie pittoresque de ces arcades, qui rappelaient assez fidèlement ce qu’on nomme à Paris les Piliers des Halles. De lourds arceaux s’adossaient d’un côté à de vastes magasins, de l’autre à des pilastres au pied desquels se dressaient des boutiques (alacenas) abondamment pourvues de livres de piété, de rosaires, de dagues et d’éperons. À côté de ces boutiques, comme pour représenter la vente de détail à ses derniers degrés, des léperos en haillons trafiquaient de quelques verroteries, et, leur fonds de commerce sur un doigt de la main, poursuivaient les chalands de leurs importunes sollicitations. De temps à autre, des vendeuses de canards sauvages en ragoût ou tamales[2], accroupies dans l’ombre des arceaux, mêlaient au bourdonnement de la foule leur cri si connu : Aqui hay pato grande, mi alma ; senorito, venga sted[3], ou celui non moins populaire et plus bref : Tamales queretanos[4]. Les passans et les acheteurs n’étaient pas moins curieux à observer que les marchands. La couleur chatoyantes des robes et des tapalos[5], l’or des mangas, les bariolages des sarapes, formaient, sous la douteuse lumière que laissaient pénétrer les pilastres, un pêle-mêle étincelant qui rappelait les plus folles mascarades vénitiennes. C’était le soir surtout que la foule qui se pressait sous les arcades des Mercaderes offrait un brillant spectacle. Le soir, échoppes et boutiques se fermaient, et les Arcades des Marchands devenaient un club politique. Assis sur le seuil des portes soigneusement verrouillées ou arpentant à grands pas cette espèce de cloître, officiers et bourgeois s’entretenaient des révolutions faites ou à faire, jusqu’à l’heure où les galeries presque désertes servaient d’asile à de plus doux mystères et n’entendaient plus résonner sous leurs voûtes silencieuses que le murmure étouffé de quelque entretien d’amour.

J’errais depuis quelque temps déjà sous les Arcades des Marchands, lorsque la vue d’une échoppe d’écrivain public vint me rappeler le but de ma promenade. Parmi les industriels des Portales, les écrivains publics forment une corporation considérable. Il ne faut pas oublier qu’au Mexique, l’instruction primaire est encore assez généralement négligée, et que les fonctions d’écrivain public, au milieu de cette population illettrée, n’ont rien perdu de leur primitive, importance. La plume docile des évangélistes (c’est ainsi qu’on les appelle) est requise pour mille commissions plus ou moins délicates, et souvent assez équivoques, depuis la lettre d’amour la plus banale jusqu’au billet que le bravo écrit à sa victime pour l’attirer dans quelque ténébreux guet-apens. L’évangéliste que j’avais remarqué parmi ses nombreux confrères était un homme de petite taille, au crâne presque chauve, à peine entouré de quelques cheveux grisonnans. Ce qui l’avait surtout désigné à mon attention, c’était l’expression de jovialité sardonique qui animait cette physionomie d’ailleurs insignifiante. J’allais me diriger vers cet homme pour lui demander des renseignemens sur don Tadeo, lorsqu’un incident, qui se prolongea au-delà de mon attente, vint me contraindre inopinément à reprendre mon rôle d’observateur taciturne. Une jeune fille s’était approchée de l’échoppe de l’évangéliste. Les cheveux ondés qui s’échappaient en longues nattes tressées de son rebozo entr’ouvert, son teint légèrement basané, ses brunes épaules que sa chemise de toile fine, bordée de dentelles, laissait presque nues, sa taille svelte que n’avait déformée aucun corset, et surtout les trois jupons de couleurs tranchées qui tombaient à plis droits sur ses hanches onduleuses, tout décelait dans la jeune cliente de l’évangéliste le type le plus pur de la china[6].

— Tio Luquillas ! dit la jeune fille.

— Qu’y a-t-il ? répondit l’évangéliste.

— J’ai besoin de vous.

— Je m’en doute bien, puisque vous m’appelez, reprit Tio Luquillas, et, croyant avoir deviné l’objet du message qu’on allait lui dicter, il déplia avec complaisance une feuille de vélin couleur de rose, glace et enjolivé de cupidons gauffrés ; mais la jeune china fit de sa main brune et mignonne un geste d’impatience.

— Que voulez-vous, dit-elle, qu’un homme qui va mourir fasse de votre papier rose ?

— Ah ! diable ! dit l’écrivain sans s’émouvoir, tandis que la jeune fille passait une de ses longues nattes sur ses beaux yeux mouillés de larmes. – Ainsi, ce sont des adieux ?

Un sanglot fut la seule réponse de la china ; puis, se penchant vers l’oreille du vieux scribe, elle s’efforça de lui dicter une courte lettre non sans faire de fréquentes pauses pour reprendre haleine et donner carrière à ses larmes. Jamais le contraste de la vieillesse impassible et de la jeunesse passionnée ne m’avait paru plus émouvant. Je n’étais pas le seul à le remarquer, et chaque promeneur qui venait à passer devant l’échoppe de Tio Luquillas ne manquait pas de jeter sur la jeune china un regard de commisération et de curiosité. L’évangéliste venait de plier la lettre, à laquelle l’adresse seule manquait, lorsqu’un passant, plus hardi ou plus curieux que les autres, vint se jeter brusquement au travers de l’entretien. La physionomie de ce nouveau venu ne m’était pas inconnue, et je me souvins que, placé à côté de moi au cirque des taureaux, il m’avait, quelques jours auparavant, en véritable amateur, commenté de la façon la plus attrayante un spectacle que j’aimais passionnément. Le moment étant peu favorable pour questionner à mon tour l’évangéliste, je ne crus pas devoir me rapprocher du groupe, et je restai à quelques pas de la boutique, attendant avec patience le moment où le nouveau visiteur de Tio Luquillas se serait éloigné. Cet homme, qu’une heure ou deux de causerie m’avaient seules fait connaître, m’inspirait une sorte d’intérêt. Il était âgé de quarante ans environ. Ses traits ne manquaient pas de noblesse, malgré l’expression de sombre ironie qui venait souvent en altérer la régularité. À défaut du souvenir de notre première rencontre, l’étrangeté de son costume eût suffi pour me le faire remarquer. L’amateur de taureaux portait un ample manteau bleu doublé de rouge ; et il avait pour coiffure un vaste sombrero de vigogne fauve à larges galons d’or.

— Pour qui est cette lettre, mon enfant ? demanda-t-il à la china avec un certain air d’autorité.

La jeune fille désigna de la main la prison du palais présidentiel, et murmura un nom que je n’entendis pas.

— Ah ! c’est pour Pepito ? répliqua l’inconnu à haute voix.

— Hélas ! oui, et je ne sais comment lui faire parvenir ma lettre, répondit la jeune fille.

— Eh bien ! ne soyez pas en peine. Voici une occasion que le ciel vous envoie.

En ce moment, la foule évacuait les galeries pour se porter tumultueusement sur la Plaza Mayor. Quel était le motif de cette brusque alerte ? Un fait trop commun à Mexico, un assassinat qui venait d’être commis sur la voie publique. On avait saisi le meurtrier, relevé la victime, et le funèbre cortège s’acheminait vers la prison la plus voisine. Cette prison était précisément celle où était renfermé l’amant de la jeune fille, et je compris sans trop de peine le sens des paroles d’espoir qui venaient d’être adressées à la china.

La procession qui défilait en ce moment sur la place avait dans son aspect demi-comique, demi-lugubre, une originalité toute locale. Un cargador (portefaix) marchait en tête, portant sur ses épaules, à l’aide d’une courroie retenue par le front comme c’est l’habitude des portefaix mexicains), une chaise sur laquelle était attaché un homme ou plutôt un cadavre, enveloppé d’une couverture ensanglantée. L’assassin, placé entre quatre soldats, suivait immédiatement sa victime. Des curieux désœuvrés et quelques amis du mort grimaçant la douleur tant bien que mal fermaient le cortége. De tous ces hommes plus ou moins émus ou affairés, le plus tranquille sans contredit était le meurtrier qui fumait sa cigarette au milieu des soldats avec une merveilleuse nonchalance, adressant de temps à autre à sa victime des reproches que celui-ci, à sa grande surprise, laissait sans réponse. — Allons, voyons, disait-il, pas de mauvaises plaisanteries, Panchito. Tu sais bien que je n’ai pas les moyens de payer une pension à ta femme. Tu as beau faire le mort, je ne suis pas dupe — Mais Panchito était bien mort, quoi qu’en dît l’assassin, et je me sentis frissonner, je l’avoue, quand passa tout près de moi ce hideux cadavre dont les yeux gardaient sous les rayons ardens du soleil une effrayante fixité. L’amateur de taureaux était sans doute plus accoutumé que moi à de pareils spectacles, car il alla droit au cortége, l’arrêta, et, montrant au meurtrier la lettre de la china :

— Écoute, lui dit-il, tu n’es pas sans connaître l’illustre Pepito Rechifla ?

— Celui qui doit être étranglé demain. Parbleu, c’est mon compère.

— Eh bien ! comme tu n’as pas la chance d’être exécuté avant lui, tu vas le voir tout à l’heure et la prison. Tu lui remettras cette lettre de ma part.

— Ah ! seigneur cavalier, — interrompit en ce moment la jeune Mexicaine, qui, la figure baignée de larmes et le sein haletant, venait de se jeter aux pieds du meurtrier et de saisir à la manière antique un pan de son manteau, — par le sang du Christ et les mérites de la Vierge aux sept douleurs, n’oubliez pas de lui remettre ces adieux. Je suis si malheureuse de ne pouvoir arriver jusqu’à lui !

— Oui, Linda mia, oui, reprit le meurtrier en portant la main à ses yeux et en s’efforçant de donner à sa voix un accent pathétique. J’ai un cœur sensible aussi, et, sans ce damné Panchito qui me contrarie toujours, je ne serais pas ici, je vous le jure ; mais enfin ayez l’ame en repos, preciosita de mi alma !…

Une pièce de monnaie que l’amateur de taureaux jeta au prisonnier coupa court cette éloquente tirade, et les soldats s’empressèrent de reprendre leur marche vers la prison. Le cortége se perdit bientôt à l’angle de l’Ayuntamiento ; tandis que quelques femmes, avec la sensibilité délicate qui est propre aux Mexicaines, entouraient la jeune china, mais sans pouvoir la décider à s’éloigner. Bientôt, résistant à toutes les instances, je la vis marcher vers la prison, s’asseoir au pied de la sombre muraille, et là rester immobile, le visage voilé de son rebozo. L’amateur de taureaux s’était perdu dans la foule, et le moment était venu enfin, de consulter l’évangéliste ; je frappai légèrement sur l’épaule du vieillard.

— Pouvez-vous, lui dis-je, m’apprendre où demeure le licencié don Tadeo. Cristobal ?

— Don Tadeo Cristobal, dites-vous ? mais il était ici, à l’instant même.

— Ici ! don Tadeo !

— N’avez-vous pas vu avec quelle obligeance il s’est chargé de faire parvenir au bandit Pepito Rechifla le message que m’avait dicté une des plus jolies chinas de Mexico ?

— Quoi ! l’homme au sombrero et au manteau rouge serait don Tadeo le licencié !

— Lui-même.

— Et où le retrouverai-je maintenant ?

— Je ne sais trop, car il n’a, à proprement parler, pas de domicile : il demeure un peu partout. Si cependant vous avez à lui parler pour affaire urgente, allez ce soir même, entre neuf heures et minuit, au Callejon del Arco (impasse de l’Arcade), vous êtes sûr de le rencontrer dans la dernière maison à droite en venant de la place.

Je remerciai l’écrivain, et, après lui avoir laissé quelques réaux pour témoignage de ma reconnaissance, je me dirigeai vers le Callejon del Arco. Bien qu’il ne fût encore que sept heures du soir à peine, je tenais à reconnaître, avant la nuit, la maison où je comptais me rendre deux heures plus tard. L’expérience m’avait démontré que de semblables précautions ne sont pas inutiles à Mexico, et l’impasse de l’Arcade m’avait été signalée comme une des plus sinistres ruelles de la capitale du Mexique.

L’aspect de cette impasse ne justifiait que trop, ainsi que je pus m’en convaincre, la réputation qu’on lui avait faite. Le pâté de maisons dont font partie les Arcades des Marchands, et qui est connu sous le nom d’Impedradillo, ne forme pas une cuadra compacte. En face, du côté de la cathédrale qui regarde le sud-ouest, s’ouvre et s’enfonce dans l’Impedradillo une étroite ruelle : c’est le Callejon de l’Arco. On dirait une de ces cavernes que creuse parfois l’océan dans le flanc perpendiculaire des falaises. Quand, encore aveuglé des flots de soleil dont la place est inondée, et qui se brisent en gerbes éblouissantes contre les murs blancs des maisons ou le granit des trottoirs, on pénètre dans cette ruelle tortueuse et obscure, l’œil, d’abord ébloui, ne distingue qu’au bout de quelques instans une autre rue qui coupe celle-ci à angle droit et forme avec elle un sombre carrefour. Là, comme dans les cavernes des bords de la mer, on n’entend plus aucun bruit du dehors, si ce n’est un murmure sourd et triste qui peut ressembler aussi bien à la plainte des vagues agitées qu’au tumulte d’une cité populeuse. Quelques boutiques de cordiers, des portes massives hermétiquement fermées, çà et là quelques couloirs obscurs entr’ouverts, rappellent seuls qu’on est dans une ville et au milieu de maisons habitées. Les murs suintent une humidité perpétuelle, et ce n’est guère qu’à midi, à l’époque du solstice d’été, qu’un rayon furtif tombe d’aplomb du ciel embrasé dans l’impasse de l’Arcade. Alors un peu de vie nouvelle y renaît jusqu’au moment où, le soleil regagnant le tropique opposé, tout y retombe dans le silence et dans les ténèbres.

C’était donc là, dans une de ces maisons sinistres, que je devais rencontrer l’homme qui seul, m’avait-on assuré, pouvait terminer une affaire devant laquelle avaient reculé tous les légistes de Mexico. Je m’arrêtai quelques instans à contempler avec surprise cet emplacement si singulièrement choisi pour un cabinet d’homme de loi ; mais l’épisode dont je venais d’être témoin ne m’avait-il pas déjà suffisamment préparé aux excentricités de don Tadeo ? Comment expliquer son ton d’aisance familier avec le misérable qu’il avait chargé sous mes yeux du message destiné à Pepito Rechifia ? Comment expliquer les relations qui semblaient exister entre ce bandit et le licencié ? Cette étrange intimité d’un légiste avec des assassins et des voleurs me paraissait, au premier abord, d’assez mauvais augure. Pourtant l’espoir d’obtenir enfin une solution depuis trop long-temps ajournée me décida, et je quittai le Calejon del Arco en me promettant d’y revenir deux heures plus tard.


II

La nuit était venue : c’était une de ces nuits de mai ou les clartés de la lune prêtent à Mexico un aspect magique. De molles lueurs tombaient du ciel sur les clochers peints des églises et sur les façades coloriées des monumens. Le clair de lune, sous les tropiques, étale des climats brumeux. Sur la Plaza Mayor, la foule n’était plus si épaisse qu’avant le coucher du soleil, mais elle était plus calme et plus recueillie. Les promeneurs ne se parlaient qu’à voix basse, comme s’ils eussent craint de troubler le silence de cette nuit sereine. Des bruits d’éventails agités, de robes de soie froissées, quelquefois un éclat de rire féminin mélodieux et pur comme la vibration d’un timbre de cristal, quelquefois aussi les tintemens d’une cloche lointaine, venaient seuls interrompre ce grand silence. Les femmes voilées, les hommes enveloppés de manteaux, glissaient, comme des ombres, sur le sable qu’ils faisaient à peine crier. Je retrouvai là, mal déguisés sous l’ample abri du costume national, d’un couple mystérieux qui donnait raison à la chronique médisante des salons, et dont le public des Bouffes avait pu ce soir-là remarquer l’absence. À côté de femmes jeunes et belles, il y en avait aussi de celles qui penchent, selon l’expression anglaise, du côté nuageux de trente ans. On rencontrait encore bon nombre de ces doncellas chanflonas, de ces beautés de faux aloi dont parle Perez de Guevara. Je ne dis rien de ces coureurs d’aventures qu’on retrouve partout au Mexique, vrais types de matamores écorchant les dalles de leurs sabres et de leurs éperons. Telle était la foule joyeuse et bigarrée qui se pressait sur le Plaza Mayor à l’heure où je me dirigeais lentement, et non sans une certaine irrésolution, vers le Callejon del Arco.

Au premier pas que je fis dans la sombre ruelle, un courant d’air froid, comme celui qui s’échappe du soupirail d’une cave, me frappa au visage et me glaça jusqu’aux os. Je restai quelques secondes à l’entrée de l’impasse, cherchant à distinguer quelque trace de lumière aux fenêtres ou aux portes grillées des maisons ; mais tout y semblait mort et désert. Je pris alors mon parti, et je m’avançai presque à tâtons dans la direction de la maison que j’avais reconnue le jour même. J’étais arrivé près du carrefour dont j’ai parlé, quand un bruit de pas se fit entendre derrière moi, et je vis un homme qui, venant de la place, se dirigeait de mon côté. Je voulus me ranger sur le trottoir, mais je ne sais comment je m’embarrassai les jambes dans une longue rapière que portait le promeneur nocturne : je trébuchai, et je ne pus éviter une chute qu’en me retenant à son manteau. L’homme fit aussitôt un pas en arrière, et le grincement du fer m’avertit qu’il tirait son épée.

Capa de Dios ! s’écria-t-il, est-ce à ma personne ou à mon manteau que vous en voulez, seigneur voleur ?

Je crus reconnaître cette voix, et je me hâtai de répondre : — Je ne suis ni un voleur ni un assassin, seigneur don… don…

J’espérais que l’inconnu allait venir en aide a ma mémoire et décliner son nom ; mais il n’en fut rien, et s’adossant à la porte d’une maison voisine :

— Qui êtes-vous et que me voulez-vous ? me demanda-t-il brusquement.

— Je cherche la demeure du licencié don Tadeo, répondis-je, et, si je ne me trompe, c’est la maison devant laquelle nous sommes en ce moment.

— Ah ! Et qui vous a indiqué cette maison ?

— Tio Lucas, l’écrivain public. J’ai à consulter don Tadeo sur une affaire importante.

— Don Tadeo… eh ! c’est à lui-même que vous parlez.

Le costume de cet homme, dont je ne pouvais distinguer les traits, était en effet conforme à celui que portait, quelques heures auparavant, l’amateur de taureaux dont Tio Lucas m’avait appris le véritable nom. Je me hâtai de répondre à don Tadeo, en me félicitant du hasard de cette rencontre et en lui demandant quelques instans d’audience.

— Très volontiers, répondit-il, je suis tout prêt à m’occuper de votre affaire ; mais entrons d’abord dans cette maison : nous y causerons plus à l’aise. — Et il frappa en même temps du pommeau de sa rapière la porte contre laquelle il était adossé. — Ma profession, ajouta-t-il, m’oblige à prendre quelques précautions ; vous comprendrez tout à l’heure pourquoi. Ne vous étonnez pas trop de mon singulier domicile. On vous aura dit que j’étais un original, et on a eu raison…

Don Tadeo s’interrompit, la porte de la maison mystérieuse venait de s’ouvrir avec un grand bruit de chaînes. Le portier, un falot à la main, s’inclina respectueusement devant le licencié, qui me fit signe de le suivre. Nous traversâmes rapidement le zaguan ou vestibule, et, après avoir monté un escalier assez raide, nous nous arrêtâmes devant une portière en serge, surmontée d’un transparent flamboyant sur lequel on lisait ces mots en lettres gigantesques : Sociedad Filarmonica. Des voix, des cris confus s’échappaient de la salle qu’annonçait ce titre ambitieux. Sont-ce vos cliens qui mènent si grand bruit, seigneur licencié ? demandai-je à don Tadeo. — Sans me répondre, celui-ci souleva la portière de serge verte, et nous nous trouvâmes dans une vaste pièce assez mal éclairée. Une large table, couverte d’un tapis vert et entourée de joueurs, en occupait le milieu. Avec les quinquets suspendus aux murs, quatre bougies, hautes comme des cierges d’église et contenues dans des tubes de ferblanc, complétaient l’éclairage. De petites tables, placées de distance en distance, servaient aux consommateurs, qui pouvaient demander à leur choix soit des infusions de tamarin ou d’eau de roses, soit de l’eau-de-vie de Barcelone. Enfin, dans le fond de la salle s’élevait une haute estrade ornée de peintures faites à la colle et représentant, pour rappeler sans doute la destination de l’établissement, un grotesque trophée de bassons, de cors de chasse et de clarinettes. On comprendra la surprise que j’éprouvai en mettant le pied dans un pareil tripot, au moment où je croyais me voir introduire dans le cabinet d’un légiste. Aussi me mis-je à regarder mon compagnon comme si je le voyais pour la première fois : c’était bien l’homme que j’avais rencontré sur les gradins du cirque et sous les Arcades des Marchands. Avec son costume étrange, sa longue rapière, sa chevelure épaisse et hérissée, don Tadeo avait la tournure d’un bandit beaucoup plus que d’un jurisconsulte. À peine eut-il fait quelques pas dans la salle, qu’il fut accosté par deux individus qui semblaient les dignes habitués de cette caverne : ce fut d’abord une espèce de géant à l’air farouche et gauche, qui tendit au licencié une main large comme une éclanche de mouton, et lui dit en espagnol, avec un accent anglais fortement prononcé : — Comment se porte le seigneur don Tadeo ?

— Mieux que ceux à qui vous pouvez en vouloir, maître John Pearce, répondit celui-ci en arrêtant sur son interlocuteur un regard froid et perçant comme une lame d’épée. Savez-vous bien que votre réputation est faite maintenant au Mexique comme au Texas, surtout depuis que…

— Chut ! reprit l’Américain, peu désireux évidemment d’entendre le licencié achever sa phrase. Avec votre permission, j’ai à vous consulter.

— Tout à l’heure, répondit l’homme de loi. Je dois donner la préférence à ce cavalier que j’ai rencontré avant vous.

— De grace, écoutez-moi d’abord, seigneur licencié, interrompit un autre personnage aux yeux louches, aux cheveux grisonnans, et qui portait le costume national du Mexique, j’ai aussi à vous demander un avis.

— Ah ! c’est toi, Navaja ! répondit don Tadeo en toisant le Mexicain qui parut se troubler sous ce regard sévère. Est-il encore question de la mauvaise affaire…

— Chut ! s’écria à son tour le Mexicain. Puisque c’est votre bon plaisir, je prendrai le troisième rang.

Il avait suffi à don Tadeo de faire allusion à deux épisodes sans doute peu édifians de la vie de ses cliens pour être débarrassé immédiatement de leurs importunités. J’admirai cette puissance que donnait à mon compagnon une expérience acquise évidemment au prix d’un commerce intime et périlleux avec les plus dangereux héros de la bohême mexicaine.

— Ah çà ! me dit enfin don Tadeo en se tournant vers moi, pourrai-je savoir maintenant, seigneur cavalier, qui vous êtes et quelle affaire vous amène ? Il faut qu’elle soit bien délicate, car on ne recourt à mon intervention que pour résoudre les difficultés que mes confrères jugent insurmontables. C’est même l’un de ces dignes légistes qui vous aura sans doute conseillé de vous adresser à moi.

Je nommai le licencié qui m’avait vanté le cœur intrépide et la bonne épée de don Tadeo. Celui-ci secoua la tête avec son dédaigneux sourire.

— Il s’agit d’une affaire dangereuse, je le vois bien, reprit-il. L’homme que vous me nommez est mon ennemi déclaré, et il ne m’en envoie pas d’autres. J’ai là, vous l’avouerez, une étrange spécialité. Aussi m’est-il permis d’être quelque peu prompt à dégaîner le soir dans les rues. Que voulez-vous ! je suis de Séville, et on n’a plus pour rien passé quelques années de sa vie parmi les spadassins du faubourg de Triana.

— Vous êtes Espagnol ?

— Oui, sans doute, et avant d’être légiste, j’ai été ce qu’on nomme un gentilhomme ouragan, — uracan y calavera. Vous voyez en moi un étudiant de Salamanque, de cette belle ville dans laquelle on fit, il a bien des années, la glose suivante :

En Salamanca la tuna
Anduve marzo y abril ;
Ninas he visto mas de mil
Pero comotu, ninguna[7].


Moi aussi j’ai fait des quatrains dans cette joyeuse ville, j’en ai même chanté, et c’est à la suite d’une sérénade interrompue malheureusement par un duel suivi de mort d’homme que je me suis vu forcé de venir chercher fortune à la Nouvelle-Espagne. J’avais, pour réussir ici, deux qualités précieuses et qui s’allient rarement : je possédais à merveille la jurisprudence et l’escrime. Et vous-même vous avez pu reconnaître tout à l’heure que je n’ai rien perdu de mon ancienne humeur de spadassin ; mais j’y pense, seigneur cavalier, je vous dois un dédommagement pour ma méprise de tout à l’heure. Il s’en est peu fallu vraiment que je ne vous donnasse de mon épée au travers du corps. Permettez-moi de vous offrir, pour me faire pardonner cette brusque incartade, une infusion d’eau de roses ou du refino de Catalogne.

Et sans me laisser le temps de placer une parole, le licencié m’entraîna vers une table où nous nous assîmes. Mon étonnement croissait à mesure que je faisais plus ample connaissance avec ce singulier personnage. Ce ne fut qu’après qu’on nous eut servis que don Tadeo consentit à m’entendre expliquer mon affaire, ce que je fis le plus brièvement et le plus clairement possible.

— C’est bien, dit-il ; il s’agit d’un débiteur que vous n’avez pu retrouver, mais vous savez au moins son nom ?

— Ah ! c’est un nom qui semble inspirer à vos confrères une bien vive sympathie, car aucun n’ose se charger des poursuites.

— Voyons donc ce nom terrible. Je suis curieux de savoir s’il produira le même effet sur moi.

— Je vous le dirai tout bas. Mon débiteur se nomme don Dionisio Peralta.

Le licencié ne sourcilla pas. — Et combien vous doit-il ?

— Quatorze cents piastres.

— Tenez, me dit après un moment de silence don Tadeo, nous allons monter sur la terrasse de cette maison, et là nous causerons plus à l’aise ; mais, avant tout, permettez-moi de dépêcher ces deux drôles qui attendent leur tour. L’intérêt même de votre créance exige que je ne reprenne avec vous cet entretien qu’après avoir recueilli quelques renseignemens indispensables parmi les habitués de ce tripot. Tout ce que je vous demande, c’est de ne manifester aucune surprise, si vous voyez ou entendez des choses que vous ne compreniez pas.

Je serrai la main du licencié, et nous nous levâmes pour nous rapprocher du groupe des joueurs, qui s’était considérablement accru depuis que nous causions à l’écart. Une double haie de curieux entourait le tapis vert sur lequel les piastres roulaient avec un bruit métallique fort engageant. Le licencié passa devant ses deux cliens, l’Américain et le Mexicain, en leur faisant signe de l’attendre, et alla droit à un jeune homme qui, debout parmi les spectateurs, attachait sur le tapis vert des regards ardens. Ce jeune homme, à la mine hâve et jaune, portait sur ses cheveux longs et gras un petit chapeau presque sans bords, et sur ses épaules une esclavina[8] usée. C’était le beau idéal du clerc de procureur regrettant de ne pouvoir jouer sur une carte toute la fortune de son patron.

— Ortiz, dit le licencié en lui frappant sur l’épaule, avez-vous ce qu’il faut pour écrire ?

— Sans doute, répondit le clerc, et il tira de sa poche un rouleau qui contenait papier, plumes et encre. Le licencié s’assit à l’écart, écrivit quelques lignes, plia le papier, et le remit à son clerc, qui ne répondit aux instructions données par son maître à voix basse qu’en inclinant la tête et en partant au plus vite. Le licencié me pria alors de vouloir bien prendre patience encore quelques minutes, pendant qu’il allait donner à ses deux cliens la consultation promise, et je me mêlai à la foule qui se pressait autour du tapis vert. C’était, après tout, un piquant spectacle que celui de cette réunion d’aventuriers de toute espèce, parmi lesquels les types les plus étranges des vieux romans picaresques semblaient s’être donné rendez-vous. Un détail caractéristique me frappa : c’est que le banquier avait devant lui un couteau catalan, tranchant comme un rasoir. Un avertissement qu’il donna aux joueurs m’expliqua l’usage qu’il comptait faire de cette lame affilée. — J’avertis les gentilshommes ici présens, dit-il, que, si l’un d’eux affecte de confondre la banque avec son enjeu, je lui cloue sans merci la main sur la table. — Cette étrange menace ne parut étonner ni offenser personne, et j’en conclus que le cas prévu par le banquier avait dû se présenter plus d’une fois.

Malgré la bizarrerie des scènes auxquelles j’assistais, je commençais à trouver le temps un peu long, lorsque le licencié vint m’arracher à la contemplation du tapis vert, et me conduisit dans un coin retiré de la salle, vers une table à laquelle étaient fraternellement assis ses deux cliens, le colosse américain et le Mexicain aux yeux louches : L’Américain achevait de vider une bouteille de refino de Catalogne, tandis que le Mexicain humait à petits coups une infusion glacée de tamarin.

— Tenez, me dit le licencié en me lançant un regard expressif, voici deux cavaliers qui lèveront vos scrupules de conscience au sujet des quatorze cents piastres que vous me devez, et qui affirmeront que vous pouvez me les payer en toute tranquillité d’esprit par la cession de votre créance de même somme sur le seigneur Peralta, qui fera honneur à sa signature de la meilleure grace du monde.

— Je n’ai pas dit cela, s’écria l’Américain avec un éclat de rire brutal. Je ne sais s’il paiera de bonne grace. Tout ce que, je sais, c’est qu’il paiera, ou bien…

— Doucement, interrompit don Tadeo ; du moment que Peralta devient mon débiteur ; sa vie m’est précieuse, et j’entends qu’on la respecte.

— Le seigneur Peralta paiera de bonne grace, je vous le jure, dit à son tour le Mexicain d’un ton doucereux en buvant son infusion d’eau de roses à petites gorgées, comme si c’eût été de l’eau de feu, tandis que l’Américain vidait son verre de refino d’un seul trait, comme un verre d’eau limpide.

— Qu’il paie, c’est tout ce qu’il me faut, reprit le licencié ; mais n’est-ce pas Pepito Rechifla que japer ois là-bas avec mon clerc ? Allons. Ortiz a bien rempli sa commission.

Le nom de Pepito me rappela la jolie china que j’avais vue si désolée sous les Arcades des Mercaderes. Aussi je regardai avec curiosité l’homme que venait de désigner le licencié. C’était un de ces drôles au teint basané, à la chevelure inculte, à la physionomie effrontée, comme on n’en rencontre que sous les tentes des bohémiens nomades ou dans les rues de Mexico. Dès que Pepito aperçut le licencié il courut à lui et serra les mains de don Tadeo avec toutes les démonstrations d’une profonde reconnaissance — Ah ! seigneur licencié ! s’écria-t-il, je n’oublierai jamais que c’est à vous que je dois la vie. J’étais condamné à être garrotté après-demain et c’est vous qui me tirez des griffes du juez de letras[9] ; c’est grace à quelques réaux sortis de votre bourse que la liberté m’est rendue. Oui, seigneur licencié, ne faites pas l’étonné, je sais que vous êtes mon sauveur, votre clerc me l’a dit.

— Ortiz n’est qu’un sot, répondit sèchement don Tadeo ; mais je ne m’en réjouis pas moins de ta bonne fortune, car demain matin j’aurai à te parler, et je compte sur toi. Tiens, voilà en attendant une piastre pour souper.

— Allons donc ! je n’ai jamais faim que quand je n’ai rien en poche. Quand j’ai une piastre, je la joue.

Et le drôle s’élança vers la table de jeu. L’Américain et le Mexicain se levèrent en même temps et le suivirent. Don Tadeo, délivré de ces importuns, me tira aussitôt à l’écart. — Vous voyez ces trois hommes, me dit-il en souriant. Pensez-vous qu’il y ait beaucoup de débiteurs en état de résister à de pareils recors, surtout quand il s’agit d’une créance cédée au licencié don Tadeo ? Vous m’avez compris sans doute, quand j’ai insisté devant vous sur cette cession : mon nom est une arme de plus à employer dans cette guerre périlleuse ; mais, la guerre terminée, les bénéfices seront pour vous, moins les frais de la campagne, que vous me permettrez de revendiquer, ainsi que les honneurs de la victoire.

— Mais comment joindrez-vous ce Peralta ? Jusqu’ici je n’ai pu trouver la moindre de ses traces.

— Cela me regarde et cela regarde aussi les trois drôles que je vous ai fait connaître ce soir. Don Dionisio Peralta est une mauvaise paie, mais une fort bonne lame. Enfin nous verrons.

Je rappelai alors à don Tadeo qu’il avait paru désirer causer plus longuement de mon affaire, et je lui offris de satisfaire sa curiosité à cet égard. Au fond, je ne cherchais qu’une occasion de connaître et d’observer plus à fond ce singulier personnage. Don Tadeo sembla deviner mon intention secrète. — Il est dix heures et demie, me répondit-il en regardant à sa montre. Je suis à vos ordres jusqu’à minuit. Montons sur l’azotea (terrasse), qui est déserte à cette heure. La nuit est belle, et vous pourrez m’expliquer votre affaire sans témoins.


III

Arrivés sur la terrasse, nous restâmes d’abord livrés pendant quelques instans à une contemplation silencieuse. À nos pieds s’étendait l’ancienne cité des Aztèques avec ses dômes, ses clochers innombrables, capricieusement éclairés par la lune. Tout près de nous, la cathédrale projetait sur l’immense Plaza Mayor la double et gigantesque silhouette de ses tours. Plus loin, le Parian[10] élevait sa masse noire au milieu des espaces blanchis par les clartés nocturnes, comme un écueil sombre au milieu des flots éblouissans de la mer. Plus loin encore, on reconnaissait l’élégante coupole de Santa-Teresa, les cinq dômes du couvent de San-Francisco, les clochers de Saint-Augustin et des Bernardines et derrière ce majestueux entassement de créneaux, de coupoles, de flèches coloriées, la campagne se devinait aux blanches vapeurs qui, s’élevant des lacs vers le ciel, s’amassaient autour de la ville comme pour lui former une lumineuse auréole.

Don Tadeo fut le premier à rompre le silence en m’adressant quelques questions sur l’affaire qu’il s’était chargé de conduire à bonne fin. Je m’empressai de lui répondre en me promettant de l’amener bientôt à me donner sur lui-même quelques révélations qui ne pouvaient manquer d’être curieuses ; mais le licencié était tombé dans une rêverie silencieuse, et je commençais à désespérer de le tirer de sa réserve, quand le plus étrange hasard vint à mon secours. Ce fut le tintement d’une cloche lointaine qui s’éleva soudain, comme une plainte mystérieuse, au milieu du profond silence de la nuit. À ce bruit, don Tadeo secoua brusquement la tête ; plus il cacha dans ses mains son visage, qui venait de se couvrir d’une mortelle pâleur ; — enfin il me prit la main, et m’interrompant au milieu de l’exposé de mon affaire, il s’écria : N’entendez-vous pas cette cloche ?

— Oui, vraiment, répondis-je, et ; si je ne me trompe, on sonne en ce moment la prière des agonisans au couvent des Bernardines.

— Au couvent des Bernardines ! répéta le licencié d’une voix singulièrement altérée. Au couvent des Bernardines, dites-vous ?

— Assurément, je reconnais la direction du bruit, on ne peut s’y tromper.

— Eh bien ! rentrons tout de suite, croyez-moi. Ce bruit me fait mal.

— Pourquoi rentrer ? Ne préférez-vous pas ce beau clair de lune aux quinquets fumeux de l’horrible tripot d’où nous sortons ?

Le licencié ne me répondit qu’après un long silence. La cloche, dont les frémissemens devenaient de plus en plus distincts, exerçait évidemment sur mon compagnon une sorte d’influence ou plutôt de pression inexplicable. Je ne sais si don Tadeo remarqua enfin ma surprise ; mais peut-être céda-t-il à un besoin impérieux d’expansion en me prenant la main et en laissant s’échapper, au milieu de sanglots mal étouffés, ces étranges paroles :

— Il faut que vous m’écoutiez ; je n’entends jamais cette cloche tinter un glas sans voir comme dans un rêve bizarre les plus tristes épisodes de ma vie se dérouler devant mes yeux. Rien en moi n’excitera plus votre surprise quand vous connaîtrez l’horrible événement que ce glas me rappelle.

Je fis signe au licencié que j’étais prêt à l’écouter, et voici l’histoire qu’il me raconta avec un sang-froid que cet exorde si brusque et empreint d’une exaltation si douloureuse ne laissait guère soupçonner.

— En l’an 1825, — il y a aujourd’hui dix ans de cela (nous étions en 1835), — une tentative d’assassinat fut commise à Mexico. Ce n’est là malheureusement qu’un fait trop ordinaire pour la capitale du Mexique, et si l’attention publique se porta un moment sur cette affaire, ce fut surtout à cause des circonstances qui l’avaient accompagnée. C’est grace à l’étrangeté de ces circonstances que la tentative dont je vous parle, au lieu d’être racontée brièvement à la dernière colonne des journaux, figura parmi les événemens plus ou moins importans qui ont le privilège d’occuper pendant plus d’une semaine la population désœuvrée de Mexico. Un singulier mystère planait, en effet, sur cette tentative de meurtre. Aux premières heures du jour, quand le Paseo de Bucareli[11] est encore désert, une voiture de place était venue stationner dans un endroit retiré de la promenade. Le cocher était descendu de son siége, et s’était écarté discrètement, comme s’il eut deviné le motif de cette station matinale. Etait-ce un homme ou une femme que cette voiture de providencia (vous savez qu’on appelle ainsi les voitures de place à Mexico) amenait à un rendez-vous d’amour ? Les stores soigneusement baissés interdisaient à cet égard toute conjecture ; mais on sut plus tard qu’il y avait dans la voiture une jeune femme d’une éclatante beauté, qui, cédant à la vanité créole, s’était parée pour cette occasion de tous ses diamans. Les créoles ont ce travers, vous le savez, de vouloir paraître aussi riches que belles, et pourtant, quoi que pût faire la jeune femme, elle était encore plus belle que riche. Quelques instans s’écoulèrent, plus un homme enveloppé dans un large manteau s’avança vers la voiture. La portière s’ouvrit à son approche, et se referma précipitamment. Une rencontre de ce genre était trop dans les mœurs mexicaines pour étonner le cocher, qui se coucha sur le gazon à l’ombre des peupliers, et ne tarda pas à s’endormir profondément. Quand il se réveilla, la voiture était toujours à la même place. Seulement l’ombre des peupliers, au lieu de s’incliner vers le couchant comme à l’heure où il s’était endormi, s’allongeait vers l’orient, c’est-à-dire que le soleil achevait sa course, et que le soir allait succéder au matin. C’était l’heure où le Paseo commence à être fréquenté par les promeneurs. Le cocher s’étonna d’avoir dormi si long-temps ; il courut à la voiture, appela, et, ne recevant pas de réponse, ouvrit la portière. Alors un lugubre spectacle s’offrit à lui. Affaissée sur les coussins, la jeune femme était plongée dans un évanouissement qui s’expliquait trop bien par le sang dont la voiture était inondée. Ce sang coulait d’une large plaie qu’avait faite le poignard sûrement dirigé de quelque bandit émérite, et cette plaie, au premier aspect, semblait mortelle. De tous les diamans qui étincelaient au cou et aux oreilles de la jeune créole, pas un n’était resté, La malheureuse femme n’avait donc trouvé qu’un assassin au lieu d’un amant, et le vol avait suivi le meurtre. Les cris du cocher ne tardèrent pas à attirer la foule, parmi laquelle se trouva heureusement un médecin, qui constata que la victime vivait encore. Dès-lors il ne s’agit plus que de la transporter au couvent le plus proche, et c’est ce qu’on fit. Ce couvent était celui des Bernardines. Ce premier devoir d’humanité rempli, la tache de la justice commença ; mais, tandis que les médecins ramenaient à la vie, par des soins intelligens, la malheureuse femme, les juges ne virent pas leurs poursuites contre le meurtrier couronnées du même succès. On arrêta d’abord le cocher, et on dut le relâcher bientôt après avoir reconnu sa parfaite innocence. On arrêta ensuite un jeune Espagnol dont les assiduités et les galanteries pour la créole n’étaient un secret pour personne. Celui-ci apprit à la fois ainsi l’infidélité et la mort de celle dont il voulait faire sa femme. Ce fut un coup affreux (ici la voix de don Tadeo trembla visiblement), et peu s’en fallut qu’il n’en perdît la raison. Au bout d’un an, l’Espagnol fut relâché faute de preuves ; mais il sortait de prison ruiné par les frais de justice et le cœur privé de ses plus chères illusions. Il sut alors que celle qui l’avait trompé, et qu’il avait pleurée comme morte, vivait encore, mais qu’elle avait renonce au monde et pris le voile dans le couvent même où elle s’était vue recueillie après l’événement du Paseo. Il ne fit aucune tentative cependant pour la voir ; mais tous ses efforts toutes ses pensées n’eurent plus qu’un seul but, la vengeance. La justice mexicaine n’avait pas su découvrir le meurtrier : il se promit de continuer les poursuites trop tôt abandonnées, et de réussir là même où la coupable indolence des juges avait déclaré le succès impossible.

Ici le licencié fit une pause ; le glas des Bernardines tintait toujours, et je commençais à comprendre l’émotion qu’éveillaient en lui ces sons lamentables.

Cet Espagnol, vous l’avez deviné, c’est moi. J’avais pu dérober au dossier de cette lugubre affaire une lettre trouvée sur la jeune fille, et dans laquelle on lui assignait le rendez-vous où elle avait rencontré la mort. Ce fut pour moi le seul fil à l’aide duquel je remontai le sombre labyrinthe où la justice mexicaine s’était égarée. Dès-lors commença dans ma vie une période ténébreuse et agitée que la mort seule pourra finir. Je me résignai à vivre au milieu des voleurs et des meurtriers, dans l’espoir d’arriver, par leurs révélations, à la connaissance du secret qui me préoccupait. Sous prétexte d’exercer ma profession de légiste, j’allai au-devant de toutes les affaires qui m’offraient une occasion d’interroger ces misérables, de pénétrer dans leurs tavernes et dans leurs repaires. Il ne se commit dès-lors plus dans Mexico un crime dont je ne pusse au besoin dénoncer l’auteur à la justice. Les plus secrètes associations de malfaiteurs n’eurent pas de mystères pour moi. Vous avez peut-être entendu parler de cette bande des ensebados qui, pendant toute une année, répandit la terreur dans la capitale mexicaine. Les ensebados étaient des hommes qui, la nuit, après avoir enduit leur corps nu de suif ou d’huile, se précipitaient sur le passant attardé pour le dépouiller ou le frapper de leurs poignards. Un seul de ces bandits, aussi insaisissable qu’un reptile, pouvait échapper aux efforts d’une troupe de soldats vigoureux. Eh bien ! le chef des ensebados, je le connaissais ; il n’a pas quitté Mexico, et encore aujourd’hui je puis le nommer quand besoin sera. Je ne vous cite là qu’un exemple de ces singulières découvertes ; je pourrais vous en citer mille. Grace à cette vie de recherches incessantes et périlleuses, j’acquis une expérience qui me rendit bientôt redoutable aux misérables dont j’étais parvenu ainsi à connaître les sinistres antécédens. Souvent aussi mes jours furent en danger, et plus d’un malfaiteur tenta de punir en moi un surveillant incommode ; mais les services que ma connaissance des lois me permettait de leur rendre me firent d’autre part assez de cliens dévoués pour empêcher le retour de ces tentatives qui eussent coûté cher à mes ennemis. Aujourd’hui, je jouis à peu près impunément du prestige que j’exerce sur les plus redoutables bandits de Mexico, et, vous le voyez, j’ai là toute une armée à mes ordres pour prêter appui aux honnêtes gens qui peuvent avoir besoin de mon secours.

— C’est le cas où je me trouve, répondis-je, et je me félicite de m’être adressé à vous ; mais vous ne me dites pas si vos efforts pour retrouver l’assassin du Paseo de Bucareli ont été enfin couronnés de succès.

— Complètement. Je fus assez heureux pour retrouver l’écrivain public dont la plume avait tracé, sous la dictée d’un lâche assassin, les lignes fatales qui avaient entraîné ma jeune fiancée au Paseo. Cet assassin, l’écrivain public le connaissait, et il me mit sur ses traces. Je le découvris ; j’aurais pu le dénoncer et le livrer à la justice. C’eût été atteindre enfin le but que j’avais assigné à toute ma vie. Que vous dirai-je ? je n’en fis rien. Bien des années s’étaient passées déjà depuis le jour où avait été commis l’assassinat du Paseo, et, à force de vivre avec les méchans j’avais appris à les plaindre plutôt qu’à les haïr. J’étais parvenu même à me faire de leur perversité une arme redoutable pour terminer certaines affaires devant lesquelles la justice mexicaine s’avouait impuissante. L’assassin du Paseo est encore pour moi un de ces instrumens que je pourrais briser d’un mot, et que je préfère employer, en les dirigeant, au service de mes nombreux cliens.

Un nouveau silence succéda à ces paroles. Le tintement du glas continuait toujours.

— Je n’ai pas revu celle qui fut ma fiancée, et qui porte aujourd’hui le voile, reprit don Tadeo ; mais je reçois de ses nouvelles par une voie sûre, et je sais que depuis long-temps une maladie de langueur la consume. Vous comprenez maintenant pourquoi le glas des Bernardines me fait frissonner.

J’allais engager don Tadeo à redescendre pour se soustraire à l’obsession de la sonnerie funèbre, quand la porte d’entrée de l’azotea cria légèrement sur ses gonds, et le Mexicain aux yeux louches, que le licencié avait appelé Navaja, se glissa plutôt qu’il ne marcha vers nous. Il était pâle de terreur, et regardait derrière lui avec inquiétude.

— C’est le démon en personne ! s’écria-t-il en s’adossant pour reprendre haleine à la balustrade de l’azotea.

— De qui parles-tu ? lui demanda le licencié.

— De l’Américain ! Il est en train de vider sa troisième bouteille de refino, et il entonne à haute voix ce qu’il appelle son chant de combat. C’est un Indien féroce sous la peau d’un blanc ! Il compte toutes les chevelures qu’il a enlevées, tous les meurtres qu’il a commis, et croiriez-vous qu’il prétendait ajouter la peau de mon crâne à son trophée de scalpeur ! Je vous le répète, cet homme est le diable ! il pue le sang à plein nez.

— Te voilà devenu bien prude ! répondit le licencié, qui avait repris vis-à-vis du Mexicain son rôle de ricaneur inflexible, et depuis quand le sang te fait-il peur ?

C’était une gaieté terrible que celle de don Tadeo. La question qu’il venait d’adresser au Mexicain remua chez celui-ci une haine brutale et timide comme celle du tigre dompté contre son gardien. Don Tadeo ne parut pas remarquer l’impression qu’il avait causée ; il sembla, au contraire, se plaire à irriter le misérable qu’il tenait haletant sous sa froide et cruelle parole. Une allusion au meurtre du Paseo vint m’expliquer soudain ce redoublement d’amère ironie. J’avais devant moi l’homme dont le licencié avait pu se venger, et qu’il avait laissé vivre ; celui qui avait tenté d’assassiner la malheureuse femme dont le glas sonnait peut-être en ce moment. — La cloche des Bernardines ne te rappelle-t-elle donc rien ? avait dit don Tadeo ; — mais ce dernier trait épuisa la patience du Mexicain, et, au lieu de répondre, le misérable fit un bond vers le licencié pour lui arracher sa rapière ; celui-ci fut aussitôt en garde, et, sans même se servir de son épée, repoussa son agresseur d’un bras vigoureux.

— Allons donc ! s’écria-t-il, tu oublies à qui tu as affaire ! Je te pardonne, drôle, mais sors d’ici à l’instant.

Le Mexicain, stupéfait et honteux, ne se fit pas répéter cet ordre et s’éloigna en courbant la tête. Je ne pus m’empêcher de féliciter vivement don Tadeo de son courage et de son sang-froid. — Que voulez-vous ! me répondit-il avec un triste sourire ; vous savez à quelle école j’ai pris mes degrés. Je me suis assez mesuré avec la souffrance pour n’estimer la vie que ce qu’elle vaut. Mais descendons, vous n’avez plus rien à m’apprendre sur votre affaire, et d’ici à peu de jours, j’espère avoir de bonnes nouvelles à vous donner.

Nous descendîmes précipitamment, et nous fûmes en quelques instans sur la grande place déserte où débouche le Callejon del Arco. Là, nous nous séparâmes, le licencié pour se diriger vers la rue de los Batanes, moi pour prendre celle de la Monterilla. — À bientôt ! me dit don Tadeo en s’éloignant. — À bientôt, répondis-je, bien que je partageasse pas intérieurement la confiance de l’intrépide légiste. Je ne pouvais pas m’empêcher, en effet, de comparer don Tadeo à ces dompteurs de bêtes féroces qui nous étonnent souvent par les victoire de leur courage et de leur adresse, mais que la moindre imprudence peut transformer en victimes au milieu même de leur périlleux triomphe.


IV

J’eus quelque raison d’abord de persister dans ma défiance, et un mois se passa sans que don Tadeo me donnât signe de vie Enfin, un billet qu’il m’écrivit par la main de son clerc Ortiz vint m’expliquer ce long retard. Deux causes l’avaient empêché de s’occuper de mon affaire avec son activité ordinaire. « Il en est une que vous devinez peut-être, me disait-il ; le glas que nous avons entendu tinter il a un mois était pour elle. Quand, remis de ma douleur, j’ai voulu reprendre mes travaux, je me suis vu retenu au lit par une blessure, heureusement peu dangereuse, reçue dans un de ces guet-apens dont j’ai déjà plus d’une fois failli être victime. Cependant je plus vous annoncer que votre affaire est maintenant en bon chemin. J’ai fini, non sans peine, par découvrir la demeure de Dionisio Peralta, et j’ai mis à ses trousses les trois drôles que vous savez. — Adieu ; ne faites aucune démarche pour me voir, et sous peu vous recevrez d’autres nouvelles plus satisfaisantes. »

Huit jours à peine s’étaient passés quand je reçus un nouveau message du licencié. Ce message était un bulletin détaillé de la campagne qu’il venait de conduire contre Dionisio Peralta, et qui s’était heureusement terminée. Pepito Rechifla, l’Américain John Pearce, le Mexicain Navaja, s’étaient successivement présentés chez Dionisio Peralta, pour réclamer, disaient-ils, le paiement d’une créance qui leur était cédée par leur ami le licencié don Tadeo. Dionisio Peralta, qui était malgré ses airs de gentilhomme, un drôle de leur famille, les avait reçus d’abord avec toute l’arrogance d’un capitan de comédie ; mais les menaces significatives des trois bandits l’avaient bientôt amené à résipiscence. Peralta connaissait de réputation les hommes auxquels il avait affaire ; c’était une guerre à mort qui lui était déclarée, et l’influence du licencié qui dirigeait ces terribles estafiers rendait la partie décidément inégale. Aussi avait-il fini par proposer un arrangement que le licencié s’était empressé d’accepter. Peralta possédait dans le petit village de Tacuba, à une lieue de Mexico, une maison de campagne dont la valeur égalait à peu près le montant de sa dette. Il consentait à la céder à don Tadeo, qui en avait pris possession à sa première sortie. Il ne me restait plus qu’à recevoir cette maison des mains du nouvel acquéreur pour que tout fût conclu. Aussi don Tadeo m’invitait-il à l’attendre de grand matin le jour suivant. Nous devions nous rendre ensemble à l’ancien domaine de mon débiteur, où il avait hâte de m’installer comme légitime propriétaire.

Le lendemain, don Tadeo était d’une exactitude ponctuelle. Il arriva chez moi, amenant avec lui deux chevaux selles, et nous partîmes immédiatement pour le village de Tacuba. J’étais assez curieux de connaître mon nouveau domaine ; et surtout d’assister aux cérémonies qui accompagnent d’ordinaire au Mexique ces prises de possession. Chemin faisant je félicitai le licencié de l’heureuse étoile qui, dans une récente occasion, avait encore une fois protégé sa vie. Je lui exprimai en même temps le regret d’avoir peut-être attiré sur sa tête la vengeance de Dionisio Peralta ; mais il me répondit que rien ne justifiait ma supposition, et que, selon toute apparence, l’homme qui avait projeté de l’assassinat était le même misérable qui avait commis le meurtre du Paseo de Bucareli. Quoi qu’il en soit, ajouta-t-il, mes soupçons sur Navaja ne m’ont pas empêché de l’employer dans votre affaire, où son zèle m’a été fort utile. À part certaines heures d’ivresse ou de vertige, ces hommes-là obéissent aveuglément à celui qui leur a fait sentir sa supériorité. Aussi, dans une lettre que Peralta m’a écrite pour m’annoncer sa soumission, n’ai-je pas lu sans regret des menaces dirigées contre le misérable même que je soupçonne d’avoir attenté à ma vie, et qui a été le plus actif des trois recors lancés aux trousses de votre débiteur. Peralta n’est guère homme à menacer en vain, et je crains de n’être que trop tôt vengé.

Tout en parlant ainsi, nous étions arrivés dans la campagne, si l’on peut appeler ainsi les plaines désertes et arides que nous traversions au galop de nos chevaux. La chaleur était étouffante, et un morne silence régnait autour de nous. Tout à coup le pas d’un cheval troubla ce silence, et nous nous vîmes rejoints par un cavalier dans lequel je n’eus pas de peine à reconnaître Pepito Rechifla. Le bandit était vêtu avec une certaine recherche, il portait une manga bleue à doublure d’indienne jaune, et montait un cheval équipé avec une élégance toute mexicaine. Il nous salua d’un air à la fois courtois et protecteur. — Vous me pardonnerez, dit-il, seigneur licencié, si je prends la liberté de me joindre à vous ; mais, sachant par vous-même que vous deviez aujourd’hui faire un petit voyage, j’ai pensé que vous ne seriez pas fâché d’avoir un compagnon de plus. Cette route, n’est pas très sûre, et, ajouta-t-il en jetant un regard expressif sur le bras que le licencié portait en écharpe, il n’est pas toujours prudent de se hasarder seul loin de chez soi. J’ai pourtant lieu de croire que nous n’aurons à tirer l’épée contre personne aujourd’hui.

Et après avoir prononcé cette dernière phrase avec une lenteur solennelle, Pepito se pencha à l’oreille du licencié en murmurant quelques mots que je ne pus entendre ; je remarquai seulement qu’il indiquait du doigt à don Tadeo un groupe de collines qui s’élevait à notre gauche, et sur lequel planait un vol de grands vautours noirs. Sans répondre à Pepito, le licencié arrêta un moment sa monture et tourna du côté des collines des yeux où se lisait une pénible surprise. Puis il nous fit signe de continuer notre course, éperonna lui-même vigoureusement son cheval, et quelques minutes plus tard nous traversions les rues du village où était située ma nouvelle propriété.

La maison qui m’était cédée par don Tadeo (car le licencié en avait d’abord pris possession pour lui-même suivant la clause qu’on doit se rappeler) était située à l’extrémité du village. Des groupes nombreux d’habitans, venus là pour prendre part aux largesses qui sont le complément obligé de toute cérémonie d’investiture, stationnaient devant la maison et nous aidèrent à la reconnaître. C’était un petit bâtiment d’assez triste apparence, précédé d’un hangar à pilastres de briques formant péristyle. De nombreuses lézardes sillonnaient les murs et indiquaient l’impérieuse nécessité d’un complet recrépissage. Derrière la maison s’étendait entre quatre murs tapissés de mousse et couronnés de pariétaires un petit jardin envahi par les mauvaises herbes. Le gardien placé dans la maison par le licencié nous ouvrit la porte. — Vous êtes chez vous, me dit-il. — Nous entrâmes. L’intérieur de la maison était plus désolé encore que l’extérieur. — Les plafonds s’effondraient, les marches disjointes des escaliers criaient tristement sous les pieds, et le jardin n’étalait guère qu’un fouillis inextricable de joubarbes d’orties et de chardons, dominé par quelques arbres fruitiers de mine fort chétive. À tout prendre cependant, cette bicoque délabrée, ces terrains incultes pouvaient équivaloir au montant de la somme qui m’était due, et cela me suffisait, d’autant plus qu’avec un débiteur de l’espèce du seigneur Peralta il ne fallait pas se montrer trop exigeant.

Après avoir visité le rez-de-chaussée et le jardin, nous montâmes au premier étage. La pièce où nous entrâmes semblait être le salon, et n’avait pas été ouverte depuis longues années, à en juger par l’odeur de moisissure qui s’en exhalait. Nous nous hâtâmes de faire pénétrer l’air et la lumière dans cette salle désolée, que des volets massifs et fermés tenaient dans une obscurité complète. De longues toiles d’araignées pendaient au plafond, aussi nombreuses et aussi serrées que les mousses desséchées qui flottent aux branches des cèdres de Chapultepec. Les armoires que nous visitâmes étaient complètement vides ; une seule contenait un gros volume à reliure antique et poudreuse, que le licencié prit sous son manteau après l’avoir rapidement examiné. Notre inspection était terminée. — Appelez des témoins, dit don Tadeo à Pepito, que nous avions érigé, dans cette occasion solennelle, en maître des cérémonies. Le lépero, majestueusement drapé dans sa manga bleue, s’avança aussitôt vers la croisée, et fit une allocution aussi courte que digne aux spectateurs en haillons réunis sous les fenêtres. L’éloquence de Pepito réussit au-delà de notre attente, et en peu d’instans la cour se trouva remplie d’un nombre de témoins fort supérieur à celui qu’exige la loi. Jamais je n’avais vu si riche collection de figures patibulaires. Nous descendîmes, précédés de Pepito, dans la cour, et de là suivis des témoins, nous passâmes dans le jardin. — Seigneurs cavaliers, s’écria Pepito d’une voix retentissante, vous êtes témoins qu’au nom de la loi le seigneur ici présent, — et Pepito me désigna, — prend régulièrement possession de cet immeuble. Dios y Libertad. — Don Tadeo s’avança à son tour. Sur son invitation, j’arrachai une poignée d’herbes que je jetai par-dessus ma tête, puis je lançai une pierre par-dessus le mur du jardin : c’était faire acte de propriété aux termes de la loi mexicaine. Un hourra général s’échappa aussitôt de la bouche des témoins. Il ne me restait plus qu’à remplir la dernière formalité imposée par l’usage, c’est-à-dire à faire acte de munificence envers les drôles qui étaient accourus de tous les coins du village pour me souhaiter la bienvenue. J’en fus quitte pour quelques piastres, que les témoins, conduits par Pepito, allèrent dépenser au cabaret voisin.

— Eh bien ! me dit le licencié quand nous fûmes seuls, vous voilà enfin rentré dans votre créance. Que pensez-vous de mon procédé pour faire rendre. Gorge aux débiteurs récalcitrans ?

— Je pense, don Tadeo, que vous jouez là un jeu bien dangereux, et, si j’ai un conseil à vous donner, c’est de renoncer le plus tôt possible à cette vie de redresseur de torts, où il me semble que la somme des pertes doit finir tôt ou tard par excéder celle des profits.

— Vous voyez cependant que j’ai assez de bonheur dans mes entreprises. Quoi qu’il en soit, dans le cas où quelque estocade viendrait prématurément y mettre obstacle, je veux que vous gardiez un souvenir de moi. Voici un livre qui n’a pas été compris dans l’inventaire de cette maison. L’ouvrage est ancien, et il a son prix.

— Je vous rends grace, dis-je au licencié en prenant le poudreux volume ; mieux que ce livre, le récit que j’ai entendu sur l’azotea de la maison du Callejon del Arco vous rappellera à ma mémoire. On n’oublie pas si aisément de pareilles confidences, et c’est une bonne fortune assez rare que de rencontrer un roman tel que le vôtre à la place d’une consultation.

L’heure de retourner à Mexico était enfin venue. Sans attendre Pepito dont la journée allait probablement s’achever au cabaret, nous poussâmes nos chevaux à travers la campagne. La chaleur était encore plus étouffante qu’au départ. Nous arrivâmes bientôt en vue des collines que Pepito avait désignées au licencié. La troupe des vautours qui planaient sur des rochers semblait s’être grossie, et une odeur fétide arrivait jusqu’à nous avec les tourbillons de poussière chassés par le vent. Le licencié arrêta brusquement son cheval.

— Si vous étiez curieux de lire jusqu’à la dernière page le roman dont vous parliez tout-à-l’heure, me dit-il, je vous proposerais d’aller jusqu’à ces collines ; mais vous avez, je le crains, des nerfs un peu susceptibles.

— Et quel spectacle nous attend donc sur ces rochers ?

— Il y a là un cadavre, et vous voyez qu’en ce moment même les vautours en font curée. Un des trois misérables que j’avas chargés de poursuivre votre débiteur a payé pour tous les autres. Dieu est juste. L’homme qui est tombé sous le poignard de Peralta est l’assassin du Paseo de Bucareli. Le roman est bien complet, qu’en dites-vous ?

— Assurément, et la vue du cadavre que dévorent ces vautours n’ajouterait rien à l’impression que me laisse votre récit.

— Allons ! je vois qu’il faut ménager vos nerfs, répondit le licencié en piquant des deux son cheval. Retournons à Mexico.

Nous nous séparâmes sur la Plaza Mayor en nous promettant de nous revoir ; mais le sort en disposa autrement, et, peu de semaines après mon installation dans la maison cédée par Peralta, je dus quitter Mexico, pour commencer, à travers les villes et les déserts, la longue excursion dont j’ai raconté ici même quelques épisodes. À mon retour à Mexico, le tripot du Callejon était fermé, et l’évangéliste Tio Lucas, à qui je demandai des nouvelles du licencié, m’apprit qu’il était retourné en Espagne. Depuis cette époque, j’ai fait de vains effort pour recueillir de nouveaux renseignemens sur don Tadeo, et le dernier souvenir qui me soit resté de cet homme singulier est le manuscrit de Alonso Urbano, aujourd’hui conservé à la Bibliothèque nationale de Paris.


GABRIEL FERRY.

  1. Compérage ou parrainage
  2. Espèces de quenelles faites de maïs et de viandes fortement assaisonnées de piment et cuites dans une feuille de maïs.
  3. « J’ai du bon canard, mon ame ; venez, mon jeune seigneur. »
  4. Tamales de Querétaro, ville à quarante lieues de Mexico.
  5. Châle qui sert aussi de coiffure.
  6. La china est à Mexico ce qu’est à Madrid la manola, et à Paris la grisette.
  7. « À Salamanque, j’ai couru le guilledou dans les mois de mars et d’avril. De jeunes filles, j’en ai vu plus de mille, mais aucune qui te valût. »
  8. Petit manteau et la crispin.
  9. Juge criminel.
  10. Vieil édifice où se tient un bazar qui a quelque analogie avec le marché du Temple à Paris.
  11. Promenade publique à Mexico