Scènes de la vie privée et publique des animaux/06

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J. Hetzel et Paulin (1p. 113-136).

LES AVENTURES

D’UN PAPILLON,

RACONTÉES PAR SA GOUVERNANTE,
membre de la grande famille des hyménoptères neutres.




Son enfance. — Sa jeunesse.
Voyage sentimental de Paris à Baden. — Ses égarements.
Son mariage et sa mort.

AVERTISSEMENT DES RÉDACTEURS.




Nous croyons être agréables à ceux de nos lecteurs et à celles de nos lectrices que d’autres travaux ont détourné de l’étude de l’histoire animale en mettant sous leurs yeux cet extrait d’un important ouvrage publié à Londres par un savant naturaliste anglais sur les mœurs et coutumes des insectes en général, et des Hyménoptères neutres en particulier :

« Les Hyménoptères neutres, les plus industrieux de tous les insectes, ont la vie plus longue que les Hyménoptères ordinaires, et peuvent voir se succéder plusieurs générations de mâles et de femelles. Il semble que, dans sa prévoyance infinie, Dieu leur ait refusé des enfants pour donner en elles des mères à tous les orphelins. Rien n’est sans but dans la nature. Les Hyménoptères neutres élèvent les larves ou enfants de leurs frères et sœurs, qui, en raison de la loi établie pour tous les insectes, périssent en donnant le jour à leurs petits. Ce sont les Hyménoptères neutres qui pourvoient à la subsistance de ces êtres nouveaux privés des soins de leurs parents, qui vont leur chercher des aliments et qui remplissent ainsi auprès d’eux, avec une sollicitude admirable, l’office des sœurs de la charité parmi les Hommes. »

Les détails pleins d’intérêt que notre correspondante nous communique sur la vie d’un Papillon qu’elle a beaucoup connu, pourront servir de base à l’histoire générale des mœurs et du caractère des Papillons de tous les pays. Nous sommes heureux que l’étendue de notre cadre nous permette de publier, dans son entier et sans y changer un seul mot, la lettre de l’insecte recommandable qui nous écrit. Nous serons toujours flattés d’avoir à produire des œuvres aussi morales et aussi consciencieuses que celle-ci.

Le Singe et le Perroquet,
Rédacteurs en chef.
Messieurs les Rédacteurs,

Si j’avais dû vous parler de moi, je n’aurais point entrepris de vous écrire, car je ne crois pas qu’il soit possible de raconter sa propre histoire avec convenance et impartialité. Les détails qui vont suivre ne me sont donc point personnels. Il vous suffira de savoir que si je ne suis pas la dernière à vous donner de mes nouvelles, c’est que malheureusement les soins de ma famille ne sauraient m’absorber.

Je suis seule au monde, messieurs, et ne connaîtrai jamais le bonheur d’être mère : je suis de la grande famille des Hyménoptères neutres. Mais le cœur s’accommode mal de l’isolement ; vous ne vous étonnerez donc point que je me sois vouée à l’enseignement. Un Papillon de haut parage, qui vivait tout près de Paris, dans les bois de Bellevue, et qui m’avait sauvé la vie, se sentant mourir, me supplia de vouloir bien être la gouvernante de son enfant qu’il ne devait pas voir, et dont la naissance approchait.

Après quelques hésitations bien légitimes sans doute, je pensai que si je me devais aux Hyménoptères mes frères, la reconnaissance me faisait pourtant un devoir impérieux d’accepter ce difficile emploi. Je promis donc à mon bienfaiteur de consacrer ma vie à l’œuf qu’il me confiait et qu’il avait déposé dans le calice d’une fleur. L’enfant vit le jour le lendemain de la mort de son père ; un rayon de soleil le fit éclore.

J’eus le chagrin de le voir débuter dans la vie par un acte d’ingratitude. Il quitta la Campanule, sa mère d’adoption, qui lui avait prêté l’abri de son cœur, sans songer seulement à dire un dernier adieu à la pauvre fleur, qui se courba jusqu’à terre en signe d’affliction.

Sa première éducation fut difficile : il était capricieux comme le vent, et d’une légèreté inouïe. Mais les caractères légers n’ont pas la conscience du mal qu’ils font : de là vient qu’on arrive souvent à les aimer. J’eus donc le bonheur, ou le malheur plutôt de me prendre d’affection pour ce pauvre enfant, quoiqu’il eût, à vrai dire, tous les défauts d’une petite Chenille. Ce mot, tout vulgaire qu’il soit, peut seul rendre ma pensée.

Je lui répétai mille fois, et toujours en vain, les mêmes leçons, je lui prédis mille fois les mêmes malheurs ; plus incrédule que l’Homme lui-même, l’étourdi ne tenait aucun compte des prédictions. M’arrivait-il, le croyant endormi sous un brin d’herbe, de le quitter un instant, si courte qu’eût été mon absence, je ne le retrouvais plus à la même place ; je me rappelle qu’un jour, et à cette époque ses seize pattes le portaient à peine, une visite que j’avais dû faire à des Abeilles de mon voisinage s’étant prolongée, il avait trouvé le moyen de grimper jusqu’à la cime d’un arbre, au péril de sa vie.

À peine au sortir de l’enfance, sa vivacité le quitta tout à coup. Je crus un instant que mes conseils avaient fructifié, mais je ne tardai pas à reconnaître que ce que j’avais pris pour de la sagesse, c’était une maladie, une véritable maladie pendant laquelle il semblait sous le poids d’un engourdissement général. Il demeura de quinze à vingt jours sans mouvement, comme s’il eût dormi d’un sommeil léthargique. « Qu’éprouves-tu ? lui disais-je quelquefois. Qu’as-tu mon cher enfant ? — Rien, me répondait-il d’une voix altérée, rien, ma bonne gouvernante ; je ne saurais remuer, et pourtant je sens en moi des élans inconnus ; le malaise qui m’accable n’a pas de nom, tout me fatigue : ne me dis rien, c’est bon de se taire et de ne pas remuer. »

Il était méconnaissable. Sa peau, d’un jaune pâle, avait l’apparence d’une feuille sèche ; cette vie vraiment insuffisante ressemblait tant à la mort, que je désespérais de le sauver, quand un jour, par un soleil resplendissant, je le vis se réveiller peu à peu, et bientôt la guérison fut entière. Jamais transformation ne fut plus complète ; il était grand, beau et brillant des plus riches couleurs. Quatre ailes d’azur à reflets charmants s’étaient comme par enchantement posées sur ses épaules, de gracieuses antennes se dressaient sur sa tête, six jolies petites pattes bien déliées s’agitaient sous un fin corselet de velours tacheté de rouge et de noir ; ses yeux s’ouvrirent, son regard étincela, il secoua un instant ses ailes légères, la Chrysalide avait disparu, et je vis le Papillon s’envoler.

Je le suivis à tire-d’aile.

Jamais course ne fut plus vagabonde, jamais essor ne fut plus impétueux ; il semblait que la terre entière lui appartint, que toutes les fleurs fussent ses fleurs, que la lumière fût sa lumière, et que la création eût été faite pour lui seul. Cet enivrement fut tel, et cette entrée dans la vie, si furieuse, que je craignis que les trésors de sa jeunesse ne pussent suffire à des élans si démesurés.

Mais bientôt sa trompe capricieuse délaissa ces prés d’abord tant aimés, dédaigna ces campagnes déjà trop connues. L’ennui vint, et contre ce mal des riches et des heureux, toutes les joies de l’espace, toutes les fêtes de la nature furent impuissantes. Je le vis alors rechercher de préférence la plante chérie d’Homère et de Platon, l’Asphodèle, symbole des pâles rêveries. Il restait des minutes entières sur le Lichen sans fleurs des rochers arides, les ailes rabattues, n’ayant d’autre sentiment que celui de la satiété ; et plus d’une fois j’eus à l’éloigner des feuilles livides et sombres de la Belladone et de la Ciguë.

Il revint un soir très-agité, et me confia avec émotion qu’il avait rencontré sur un Souci des champs un Papillon fort aimable, nouvellement arrivé de pays lointains, desquels il lui avait raconté des merveilles.

L’amour de l’inconnu l’avait saisi.

On l’a dit[1] : qui n’a pas quelque douleur à distraire ou quelque joug à secouer ?

« Il faut que je meure ou que je voyage ! s’écria-t-il.

— Ne meurs pas, lui dis-je, et voyageons. »

Soudain la vie lui revint, il déploya ses ailes ranimées, et nous partîmes pour Baden.

Vous dire sa folle joie au départ, ses ravissements, ses extases, cela est impossible ; il était si radieux, si léger, que moi, pauvre insecte dont les chagrins ont affaibli les ailes, j’avais peine à le suivre.

Il ne s’arrêta qu’à Château-Thierry, non loin des bords vantés de la Marne qui virent naître La Fontaine.

Ce qui l’arrêta, vous le dirai-je ? ce fut une humble Violette qu’il aperçut au coin d’un bois. « Comment ne pas t’aimer, lui dit-il, petite Violette, toi si douce et si modeste ? si tu savais comme tu as l’air modeste et charmant, comme tes jolies feuilles vertes te vont bien, tu comprendrais qu’il faut t’aimer. Sois bonne, consens à être ma sœur chérie, vois comme je deviens calme et reposé près de toi ! Que j’aime cet arbre qui te protège de son ombre, cette paisible fraîcheur et ce parfum d’honneur qui t’environnent ; que tu fais bien d’être bleue et gracieuse et cachée ! Si tu m’aimais, quelle douce vie que la nôtre !

— Sois une pauvre fleur comme moi, et je t’aimerai, lui dit la fleur sensée ; et quand l’hiver viendra, quand la neige couvrira la terre, quand le vent sifflera tristement dans les arbres dépouillés, je te cacherai sous ces feuilles que tu aimes, et nous oublierons ensemble le temps et ses rigueurs. Laisse là tes ailes, et promets-moi de m’aimer toujours.

— Toujours, répéta-t-il, toujours ; c’est bien long et je ne crois pas à l’hiver. » Et il reprit son vol.

« Console-toi, dis-je à la Violette attristée, tu n’as perdu que le malheur. »


Au-dessous de nous passèrent les blés, les forêts, les villes et les tristes plaines de la Champagne. Tout près de Metz, un parfum venu de la terre l’attira. « Le fertile pays ! me dit-il ; le vaste horizon ! que cette eau qui revient des montagnes doit arroser de beaux parterres ! » Et je le vis se diriger d’un vol coquet vers une Rose, une Rose unique qui fleurissait sur les rives de la Moselle. « La magnifique Rose ! murmurait-il ; les vives couleurs ! la riche nature ! Quel air de fête et quelle santé ! »

« Mon Dieu ! que je vous trouve belle et pleine d’attraits ! lui dit-il ; jamais le soleil n’a brillé sur une plus belle Rose. Accueillez-moi, je vous prie, je viens de loin, souffrez que je me pose un instant sur une des branches de votre rosier.

— N’approche pas, répondit la Rose dédaigneuse ; sais-je d’où tu viens ? Tu es présomptueux et tu sais flatter ; tu es un trompeur, n’approche pas. »

Il approcha et recula soudain. « Méchante ! s’écria-t-il, tu m’as piqué ! » Et il montrait son aile froissée. « Je n’aime plus les Roses, ajouta-t-il ; elles sont cruelles et n’ont point de cœur. Volons encore, le bonheur est dans l’inconstance. »

Tout près de là, il aperçut un Lys ; sa distinction le charma, mais l’aristocratie de son maintien, son imposante noblesse et sa blancheur l’intimidèrent. « Je n’ose vous aimer, lui dit-il de sa voix la plus respectueuse, car je ne suis qu’un Papillon, et je crains d’agiter l’air que votre présence embaume.

— Sois sans tache, répondit le Lys, ne change jamais, et je serai ton frère. »

Ne changer jamais ! En ce monde, il n’y a plus guère que les Papillons qui soient sincères : il ne put rien promettre. Et un coup de vent l’emporta sur les sables d’argent des bords du Rhin.

Je le rejoignis bientôt.

— Suis-moi, disait-il déjà à une Marguerite des champs, suis-moi, et je saurai t’aimer toujours parce que tu es simple et naïve ; passons le Rhin, viens à Baden. Tu aimeras ces fêtes brillantes, ces concerts, ces parures et ces palais enchantés et ces montagnes bleues que tu vois au fond de l’horizon. Quitte ces bords monotones, et tu seras la plus gracieuse de toutes ces fleurs que le riant pays de Baden attire.

— Non, répondait la fleur vertueuse, non, j’aime la France, j’aime ces bords qui m’ont vue naître, j’aime ces Paquerettes, mes sœurs, qui m’entourent, j’aime cette terre qui me nourrit ; c’est là que je dois vivre et mourir. Ne me demande pas de mal faire. » Ce qui fait qu’on peut aimer les Marguerites, c’est qu’elles aiment le bien et la constance.

« Je ne puis te suivre, mais toi, tu peux rester ; et loin du bruit de ce monde dont tu me parles, je t’aimerai. Crois-moi : le bonheur est facile, confie-toi en la douce nature. Quelle fleur t’aimera donc mieux que moi ! Tiens, compte mes feuilles, n’en oublie aucune, ni celles que je t’ai sacrifiées, ni celles que le chagrin a fait tomber ; compte-les encore, et vois que je t’aime, que je t’aime beaucoup, et que c’est toi, ingrat, qui ne m’aimes pas du tout ! »

Il hésita un instant, et je vis la tendre fleur espérer… « Pourquoi ai-je des ailes ? » dit-il, et il quitta la terre.

« J’en mourrai, fit la Marguerite en s’inclinant.

— C’est bientôt pour mourir, lui dis-je ; crois-moi, ta douleur elle-même passera, il est rare de bien placer son cœur. »

Et je récitai avec Lamartine ce beau vers qui a dû consoler tant de fleurs :

N’est-il pas une terre où tout doit refleurir ?

« Wergiss mein nicht, aime-moi, aime-moi ; tourne ta blanche couronne et ton cœur vers ce petit coin de terre où tu es adorée ; je suis une petite plante comme toi, et j’aime tout ce que tu aimes, » disait tout bas à la Marguerite désolée une fleur bleue, sa voisine, qui avait tout entendu.

« Bonne fleur, pensai-je, si les fleurs sont faites pour s’entr’aimer, peut-être seras-tu récompensée ; » et je pus rejoindre moins triste mon frivole élève.

« J’aime le mouvement, j’ai des ailes pour voler, répétait-il avec mélancolie. Les Papillons sont bien à plaindre ! Je ne veux plus rien voir de ce qui tient à la terre. Je veux oublier ces fleurs immobiles, ces rencontres m’ont profondément attristé ! Cette vie m’est odieuse… »

Et je le vis s’élancer vers le fleuve comme s’il eut été emporté par une résolution soudaine ! Un funeste pressentiment traversa mon cerveau… « Grand Dieu ! m’écriai-je, voudrait-il mourir ! » et j’arrivai éperdue au bord de l’eau que je savais profonde en cet endroit.

Mais déjà tout était calme, et rien ne paraissait à la surface que les feuilles flottantes du Nénuphar autour desquelles des Araignées aquatiques décrivaient des cercles bizarres.

Vous l’avouerai-je ? mon sang se glaça !

Folle que j’étais, j’en fus quitte, Dieu merci, pour la peur ; une touffe de Roseaux me l’avait caché.

« Bon Dieu, me criait-il d’une voix railleuse, que fais-tu là depuis si longtemps, ma sage gouvernante ? Prends-tu le Rhin pour un miroir, ou bien songerais-tu à te noyer ? Viens donc de ce côté ; et si tu as quelque affection pour moi, sois heureuse, car j’ai trouvé le bonheur ! J’aime enfin, et cette fois pour toujours… non plus une triste fleur, attachée au sol et condamnée à la terre, mais bien un trésor, une perle, un diamant, une fille de l’air, une fleur vivante et animée qui a des ailes enfin, quatre ailes minces et transparentes, enrichies d’anneaux précieux, des ailes plus belles que les miennes peut-être, pour franchir les airs et voler avec moi. »

Et j’aperçus, posée sur la pointe d’un Roseau, et doucement balancée par le vent, une gracieuse Demoiselle aux vives allures.

« Je te présente ma fiancée, me dit-il.

— Quoi ! m’écriai-je, les choses en sont-elles déjà là ?

— Déjà ? repartit la Demoiselle ; nos ombres ont grandi, et ces Glaïeuls se sont fermés depuis que nous nous connaissons. Il m’a dit que j’étais belle, et je l’ai aimé aussitôt pour sa franchise et pour sa beauté.

— Hélas ! Mademoiselle, lui répondis-je, s’il faut se ressembler pour se marier, mariez-vous, et soyez heureux. Je n’ai pas encore pris parti contre le mariage. »

Je dois convenir qu’ils arrivèrent à Baden du même vol, ou peu s’en faut. Ils visitèrent, ensemble, le même jour, avec une rare conformité de caprice, les beaux jardins du palais des Jeux, le vieux château, le couvent, Lichtentalh, la vallée du ciel, et la vallée de l’enfer sa voisine. Je les vis s’éprendre tous deux du frais murmure du même ruisseau, et le quitter tous deux avec la même inconstance.

Le mariage avait été annoncé pour le lendemain. Les témoins furent, pour la Demoiselle, un Cousin et un Capricorne de sa famille, et pour le Papillon, un respectable Paon de nuit, qui s’était fait accompagner de sa nièce, jeune Chenille fort bien élevée, et d’un Bousier de ses amis.

On assure que dans le moment où le Cerf-Volant qui les maria ouvrit le Code civil au chapitre VI, concernant les droits et les devoirs respectifs des époux, et, prononça d’une voix pénétrée ces formidables paroles :

« Art. 212. — Les époux se doivent mutuellement fidélité, secours, assistance.

« Art. 213. — Le mari doit protection à sa femme, la femme obéissance à son mari.

« Art. 214. — La femme est obligée d’habiter avec le mari et de le suivre partout où il est obligé de résider, »

la mariée fit un mouvement d’effroi qui n’échappa à aucun des assistants. Une vieille Demoiselle, qu’une lecture intelligente de la Physiologie du mariage de M. de Balzac avait confirmée dans ses idées de célibat, et qui avait fait de ce livre son vade mecum, dit qu’assurément une Demoiselle n’aurait point ainsi rédigé ces trois articles. La plus jeune des sœurs de la mariée, Libellule très-impressionnable, fondit en larmes en cette occasion pour se conformer à l’usage.


Le soir même une grande fête fut donnée sur la lisière des beaux bois qui entourent le château de la Favorite, dans le sillon d’un champ de blé qu’on avait disposé à cette intention.

Des lettres d’invitation, imprimées en couleur et en or par Silbermann de Strasbourg, sur des feuilles de mûrier superfin, avaient été adressées aux étrangers de distinction que le soin de leur santé et de leur plaisir avait amenés dans le duché, et aux notables Insectes badois que les époux voulaient rendre témoins de leur fastueux bonheur.

Les préparatifs de cette fête firent tant de bruit, que les chemins furent bientôt couverts par l’affluence des invités et des curieux. Les Escargots se mirent en route avec leurs équipages à la Daumont ; les Lièvres montèrent les Tortues les plus rapides ; les Écrevisses pleines de feu piaffaient et se cabraient sous le fouet impatient de leurs cochers. Il fallait voir surtout les Vers à mille pattes galoper ventre à terre et brûler le pavé. C’était à qui arriverait le premier.

Dès la veille, des baladins avaient dressé leurs théâtres en plein vent dans les sillons voisins de ce sillon fortuné. Une Sauterelle verte exécuta, avec et sans balancier, sur une corde faite avec les pétioles flexibles de la Clématite, les voltiges les plus hardies. Les cris d’enthousiasme du peuple des Limaçons et des Tortues émerveillés se mêlaient aux fanfares du cavalier-servant de cette danseuse infatigable. Le triomphant Criquet s’était fait une trompette de la corolle d’un Liseron tricolore.

Mais bientôt le bal commença. La réunion fut nombreuse et la fête brillante. Un Ver luisant des plus entendus s’était chargé d’organiser une illumination a giorno qui surpassa toute imagination ; les Lucioles, ces petites étoiles de la terre, suspendues avec un art infini aux guirlandes légères des Convolvulus en fleur, furent trouvées d’un si merveilleux effet, que tout le monde crut qu’une fée avait passé par là. Les tiges dorées des Astragales, couvertes de Fulgores et de Lampyres, répandaient une telle lumière, que les Papillons de jour eux-mêmes ne purent d’abord soutenir l’éclat sans pareil de ces vivantes flammes ; quant aux Noctuelles, beaucoup se retirèrent avant même d’avoir pu faire la révérence aux nouveaux époux, et celles qui, par amour-propre, s’étaient obstinées à rester, s’estimèrent heureuses de pouvoir s’ensevelir, tant que dura la fête, sous le velours de leurs ailes.

Quand la mariée parut, l’assemblée entière éclata en transports d’admiration, tant elle était belle et bien parée. Elle ne prit pas un moment de repos, et chacun fit compliment à l’heureux époux (qui, de son côté, n’avait pas manqué une contredanse) des grâces irrésistibles de celle à laquelle il unissait sa destinée.

L’orchestre, conduit par un Bourdon, violoncelliste habile et élève de Batta, joua avec une grande perfection les valses encore nouvelles et déjà tant admirées de Reber, et les contredanses, toujours si chères aux Sauterelles, du pré aux fleurs.

Vers minuit, une rivale de Taglioni, la signorina Cavaletta, vêtue d’une robe de nymphe assez transparente, dansa une saltarelle qui, devant cette assemblée ailée, n’obtint qu’un médiocre succès. — Le bal fut alors coupé par un grand concert vocal et instrumental, dans lequel se firent entendre des artistes de tous les pays que la belle saison avait réunis à Baden-Baden.

Un Grillon joua, sur une seule corde, un solo de violon, que Paganini avait joué peu d’heures avant sa mort.

Une Cigale, qui avait fait furore à Milan, cette terre classique des Cigales, fut fort applaudie dans une cantilène de sa composition, intitulée Le Parfum des roses et dont le rhythme monotone rappelait assez heureusement l’épithalame chez les anciens. Elle chanta avec beaucoup de dignité, en s’accompagnant elle-même sur une lyre antique, que quelques mauvais plaisants prirent pour une guitare.

Une jeune Grenouille genevoise chanta un air dont les paroles étaient empruntées aux Chants du Crépuscule de M. Victor Hugo. Mais la fraîcheur de la nuit avait un peu altéré le timbre de sa voix.

Un Rossignol, qui se trouvait par hasard spectateur de cette noce quasi royale, céda avec une bonne grâce infinie aux instances de l’assemblée. Le divin chanteur, du haut de son arbre, déploya dans le silence de la nuit toutes les richesses de son gosier, et se surpassa dans un morceau fort difficile qu’il avait entendu chanter une seule fois, disait-il, avec une inimitable perfection, par une grande artiste, madame Viardot-Garcia, digne sœur de la célèbre Maria Malibran.

Enfin le concert fut terminé par le beau chœur de la Muette : Voilà des fleurs, voilà des fruits, qui fut chanté, avec un ensemble fort rare à l’Opéra, par des Scarabées de rose blanche et des Callidies.

Pendant cette dernière partie du concert, et avec un à-propos que l’on voulut bien trouver ingénieux, un souper composé des sucs les plus exquis, extraits des fleurs du jasmin, du myrte et de l’oranger, fut servi dans le calice des plus jolies petites clochettes bleues et roses qu’on puisse voir. Ce délicieux souper avait été préparé par une Abeille dont les secrets eussent fait envie aux marchands de bonbons les plus renommés.

À une heure, la danse avait repris toute sa vivacité, la fête était à son apogée.

À une heure et demie, des bruits étranges commencèrent à circuler, chacun se parlait à l’oreille ; le marié, furieux, disait-on, cherchait et cherchait en vain sa femme disparue depuis vingt minutes.

Quelques Insectes de ses amis lui affirmèrent obligeamment, pour le rassurer sans doute, qu’elle venait de danser une mazureck avec un Insecte fort bien mis et beau danseur, son parent, le même qui le matin avait assisté comme témoin à la célébration du mariage. « La perfide ! s’écria le pauvre mari désespéré ; la perfide ! je me vengerai ! »

J’eus pitié de son désespoir. « Viens, lui dis-je, calme-toi et ne te venge pas, la vengeance ne répare rien. Toi qui as semé l’inconstance, il est triste, mais il est juste que tu recueilles ce que tu as semé. Oublie : cette fois, tu feras bien. Il ne s’agit pas de maudire la vie, mais de la porter.

— Tu as raison ! s’écria-t-il ; décidément, l’amour n’est pas le bonheur. » Et je parvins à l’entraîner loin de ce champ tout à l’heure si animé, dont la nouvelle de son infortune avait fait un désert.

La colère des Papillons n’a guère plus de portée qu’une boutade. La nuit était sereine, l’air était pur, c’en fut assez pour que sa belle humeur lui revint ; et en quittant les jardins de la Favorite, il souhaita presque gaiement le bonsoir à une Belle-de-Nuit qui veillait près d’une Belle-de-Jour endormie.

Arrivés sur la route : « Tiens, me dit-il, vois-tu cette diligence qui retourne à Strasbourg ? profitons de la nuit et posons-nous sur l’impériale : ce voyage à travers les airs me fatigue.

— Non pas, lui répondis-je, tu as échappé aux épines, à l’eau et au désespoir, tu n’échapperais pas aux Hommes : il se peut qu’il y ait quelque filet dans cette lourde voiture. Crois-moi, rentrons en France, sur nos ailes, tout simplement. Le grand air te fera du bien, et d’ailleurs nous arriverons plus vite et sans poussière. »

Bientôt Kelh, le Rhin et son pont de bateaux furent derrière nous. Arrivés à Strasbourg, ce fut avec le plus grand étonnement que je le vis s’arrêter devant la flèche de la cathédrale, dont il admira l’élégance et la hardiesse en des termes qu’un artiste n’eût pas désavoués. « J’aime tout ce qui est beau ! » s’écria-t-il.

Les esprits légers aiment toujours, c’est pour eux un état permanent et nécessaire, c’est seulement l’objet qui change ; s’ils oublient, c’est pour remplacer. Un peu plus loin, il salua la statue de Guttemberg quand je lui eus dit que ce bronze de David était un hommage rendu tout récemment à l’inventeur de l’imprimerie.

Un peu plus loin encore, il s’inclina devant l’image de Kléber. « Ma bonne gouvernante, me dit-il, si je n’étais Papillon, j’aurais été artiste, j’aurais élevé de beaux monuments, j’aurais fait de beaux livres ou de belles statues, ou bien je serais devenu un héros et je serais mort glorieusement. »

Je profitai de l’occasion pour lui apprendre qu’il n’est pas donné à tous les héros de mourir en combattant, et que Kléber mourut assassiné.

Le jour venait, il fallut songer à trouver un asile ; j’aperçus heureusement une fenêtre qui s’ouvrait dans une salle immense que je reconnus pour appartenir à la bibliothèque de la ville. Elle était pleine de livres et d’objets précieux. Nous entrâmes sans crainte, car, à Strasbourg comme partout, ces salles de la science sont toujours vides.

Son attention fut attirée par un bronze antique de la plus grande beauté. Il loua avec enthousiasme les lignes nobles et sévères de cette imposante Minerve, et je crus un instant qu’il allait écouter les conseils d’airain de l’impérissable sagesse. Il se contenta de remarquer que les hommes faisaient de belles choses.

« Mais, oui, lui répondis-je, il n’est presque pas une seule de leur ville qui ne possède une bibliothèque pleine de chefs-d’œuvre, que bien peu d’entre eux savent apprécier, et un musée d’histoire naturelle qui devrait donner à penser aux Papillons eux-mêmes. »

Cette réflexion le calma un peu, et il se tint coi jusqu’au soir. Mais après tout un jour de repos, à la tombée de la nuit rien ne put l’arrêter, et il reprit son vol de plus belle.

« Attends-moi ! lui criai-je, attends-moi ! dans ces murs habités par nos ennemis, tout est piége, tout est à craindre. »

Mais l’insensé ne m’écoutait plus, il avait aperçu la vive lueur d’un bec de gaz qu’on venait d’allumer, et, séduit par cet éclat trompeur, enivré par l’éblouissante lumière, je le vis tournoyer un moment autour d’elle, puis tomber…

« Hélas ! me dit-il, ma pauvre mie, soutiens-moi ; cette belle flamme m’a tué, je le sens, ma brûlure est mortelle ; il faut mourir, et mourir brûlé !… c’est bien vulgaire.

« Mourir, répétait-il, mourir au mois de juillet, quand la vie est partout dans la nature ! ne plus voir cette terre émaillée ! Ce qui m’effraye de la mort, c’est son éternité.

— Détrompe-toi, lui dis-je ; on croit mourir, mais on ne meurt pas. La mort n’est qu’un passage à une autre vie. » Et je lui exposai les consolantes doctrines de Pythagore et de son disciple Archytas sur la transformation successive des êtres, et, à l’appui, je lui rappelai qu’il avait été déjà Chenille, Chrysalide et Papillon.

« Merci, me dit-il d’une voix presque résolue ; merci, tu m’auras été bonne jusqu’à la fin. Vienne donc la mort, puisque je suis immortel ! Pourtant, ajouta-t-il, j’aurais voulu revoir avant de mourir ces bords fleuris de la Seine où se sont écoulés si doucement les premiers jours de mon enfance. »

Il donna aussi un regret à la Violette et à la Marguerite ; ce souvenir lui rendit quelques forces. « Elles m’aimaient, dit-il ; si la vie me revient, j’irai chercher auprès d’elles le repos et le bonheur. »

Ces riants projets, si tristes en face de la mort, me rappelèrent ces jardins que font les petits enfants des Hommes en plantant dans le sable des branches et des fleurs coupées, qui le lendemain sont flétries.

Sa voix s’affaiblit subitement. « Pourvu, dit-il si bas que j’eus peine à l’entendre, pourvu que je ne ressuscite ni Taupe, ni Homme, et que je revive avec des ailes ! »

Et il expira.

Il était dans la force de l’âge et n’avait vécu que deux mois et demi, à peine la moitié de la vie ordinaire d’un Papillon.

Je le pleurai, monsieur ; et pourtant, quand je songeai à la triste vieillesse que son incorrigible légèreté lui préparait, je me pris à penser que tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Car je suis de l’avis de La Bruyère : c’est une grande difformité dans la nature qu’un vieillard frivole et léger.

Quant à la Demoiselle qu’il avait épousée, si vous tenez à savoir ce qu’elle devint, vous pouvez la voir, fixée enfin, au moyen d’une épingle, sous le numéro 1840, dans la collection d’un Grand-Duc allemand, amateur passionné d’Insectes, qui chassa incognito au filet, dans ses propriétés situées à quelques lieues de Baden, le lendemain de ces noces funestes.

Vous verrez tout auprès un bel insecte fixé par le même procédé sous le numéro 1841. La Demoiselle et l’Insecte avaient été pris le même jour, du même coup de filet, par l’heureux prince que le ciel semblait avoir fait naître pour qu’il servît ainsi d’instrument aveugle à son inexorable justice.

P.-J. Stahl.
  1. G. Sand