Scarron - Œuvres, par Bastien :Le Roman comique/P1/Ch2

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CHAPITRE II.


Quel homme étoit le sieur de la Rappiniere.


LE sieur de la Rappiniere étoit alors le rieur de la ville du Mans. Il n’y a point de petite ville qui n’ait son rieur. La ville de Paris n’en a pas pour un ; elle en a dans chaque quartier ; et moi-même qui vous parle, je l’aurois été du mien, si j’avois voulu ; mais il y a long-tems, comme tout le monde sçait, que j’ai renoncé à toutes les vanités du monde. Pour revenir au sieur de la Rappiniere, il renoua bientôt la conversation que les coups de poing avoient interrompue, et demanda au jeune comédien si leur troupe n’étoit composée que de mademoiselle de la Caverne, de Monsieur de la Rancune, et de lui. Nôtre troupe est aussi complette que celle du prince d’Orange, ou de son altesse d’Epernon, lui répondit-il ; mais par une disgrâce qui nous est arrivée à Tours, où notre étourdi de portier a tué un des fusiliers de l’Intendant de la province, nous avons été contraints de nous sauver un pied chaussé et l’autre nud, en l’équipage que vous nous voyez. Ces fusiliers de monsieur l’Intendant en ont fait autant à la Flêche, dit la Rappiniere. Que le feu saint-Antoine les arde, dit la tripotiere, ils sont cause que nous n’aurons pas la comédie. Il ne tiendroit pas à nous, répondit le vieux comédien, si nous avions les clefs de nos coffres pour avoir nos habits, et nous divertirions quatre ou cinq jours messieurs <de la ville, avant que de gagner Àlençon, où le reste de la troupe a le rendez vous. La réponse du comédien fit ouvrir les oreilles à tout le monde. La Rappiniere offrit une vieille robe de sa femme à la Caverne, et la tripotiere <leux ou trois paires d’habits qu’elle avoir en gage, à Destin, et à la Rancune. Mais, ajoûta quelqu’un de la compagnie, vous n’êtes que trois. J’ai joué une pièce moi seul, dit la Rancune, et j’ai fait en même tems le Roi, la Reine, et l’Ambassadeur. Je parlois en fausset quand je faisois la Reine ; je parlois du nez pour l’Ambassadeur, et me tournois vers ma couronne que je posois sur une chaise ; et pour le Roi, je reprenois mon siège, ma couronne, et ma gravité, et grossissois un peu ma voix : et qu’ainsi ne soit, si vous voulez contenter notre charretier, et payer notre dépense en l’hôtellerie, fournissez vos habits, et nous jouerons avant que la nuit vienne ; ou bien nous irons boire avec votre permission, et nous reposer, car nous avons fait une grande journée. Le parti plut à la compagnie, et le diable de la Rappiniere qui s’avisoit toujours de quelque malice, dit qu’il ne falloit point d’autres habits que ceux des deux jeunes hommes de la ville, qui jouoient une partie dans le tripot, et que mademoiselle de la Caverne en son habit d’ordinaire, pourroit passer pour tout ce que l’on voudroit en une comédie. Aussi-tôt dit, aussi-tôt fait, en moins d’un demi quart-d’heure les comédiens eurent bu chacun deux ou trois coups, furent travestis ; et l’assemblée qui s’étoit grossie, ayant pris place en une chambre haute, on vit derrière un drap sale que l’on leva, le comédien Destin couché sur un matelas, un corbillon sur la tête qui lui servoit de couronne se frottant un peu les yeux ; comme un homme qui s’éveille, et récitant du ton de Mondori le rôle d’Hérode, qui commence par :


Fantôme injurieux qui troubles mon repos.


L’emplâtre qui lui couvroit la moitié du visage, ne l’empêcha pas de faire voir qu’il étoit excellent comédien. Mademoiselle de la Caverne fit des merveilles dans les rôles de Mariane et de Salomé ; la Rancune satisfit tout le monde dans les autres rôles de la pièce ; et elle s’en, alloit être conduite à bonne fin, quand le diable qui ne dort jamais, s’en mêla, et fit finir la tragédie y non pas par la mort de Mariane, et par les désespoirs d’Hérode, mais par mille coups de poing, autant de soufflets, un nombre effroyable de coups de pied, des juremens qui ne se peuvent compter, et ensuite une belle information que fit faire le sieur de la Rappiniere, le plus expert de tous les hommes en pareille matière.