Scrupules

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Scrupules
Théâtre II
Flammarion.


SCRUPULES


PIÈCE EN UN ACTE


Représentée au Grand Guignol.


PERSONNAGES

LE VOLEUR

LE VOLÉ

LE COMMISSAIRE DE POLICE

LE VALET DE PIED


SCRUPULES


Un très élégant salon Louis XVI. À droite, porte donnant sur la chambre à coucher ; à gauche, cheminée, garnie d’une pendule Louis XVI et de deux vases de Chine richement montés. Au fond, large fenêtre s’ouvrant sur un balcon. Au milieu, table à rinceaux de bronze, chargée de statuettes précieuses et de bibelots rares. Contre les murs, de chaque côté de la fenêtre à droite, un médailler en bois de rose, à gauche un petit bureau-vitrine en acajou surmonté d’un grand vase en porcelaine de Sèvres. Gravures anciennes dans des cadres du choix le plus pur… Çà et là, grand canapé-gondole, fauteuils, chaises, recouvertes de soies charmantes.



Scène première


(Au lever du rideau, la pièce est plongée dans l’obscurité. On aperçoit, seulement, à la fenêtre, entre les lamelles des persiennes, la clarté nocturne du dehors… La pendule sonne cinq heures. Tout à coup, un petit bruit qui semble venir de derrière la fenêtre… et l’on voit se dessiner sur les persiennes, deux ombres d’hommes… Peu à peu, les volets cèdent, s’ouvrent ; les deux ombres se font plus denses, plus solides… On entend ensuite comme un bruit de diamant coupant du verre, puis un large carré de la vitre, tombe sur le tapis… Les deux ombres s’arrêtent un instant de travailler… Profond silence… Enfin, on voit un bras passer par le carré coupé de la vitre, tourner l’espagnolette de la fenêtre. La fenêtre s’ouvre, et un monsieur, très élégamment vêtu : chapeau de haute forme, opulente fourrure, laissant voir la cravate blanche et le plastron de la chemise, entre dans le salon, prudemment, l’oreille aux aguets, suivi d’un valet de pied, très correct, qui porte une large valise en cuir fauve.


LE VOLEUR, LE VALET DE CHAMBRE
Le Voleur

Cela n’a pas été sans peine… (Se baissant pour ramasser le morceau de verre.) Heureusement que le tapis est épais et qu’il étouffe le bruit… On n’a rien entendu…

(Il marche avec précaution dans la pièce.)
Le Valet

Ce n’est pas sûr… Je tremble comme une pauvre petite feuille…

Le Voleur

Dieu… qu’il fait noir !…

Le Valet

Faut-il allumer la lanterne sourde ?…

Le Voleur

Inutile… Il y a l’électricité ici… (S’orientant.) Voyons, la cheminée doit être à gauche… si je me souviens bien…

Le Valet

Elle est à gauche sur le plan… par conséquent, elle est à droite ici…

(Il avance en tâtonnant.)
Le Voleur

Voyons… voyons… (Il avance, sur la pointe des pieds, en étendant le bras. Au valet.) Prends garde… ne heurte rien… C’est plein de bibelots…

Le Valet

J’aimerais mieux être perdu dans une forêt, la nuit… dans une grand forêt… (Arrivé près de la cheminée.) Ah… voilà !…

Le Voleur

Quoi ?

Le Valet

La cheminée…

Le Voleur

Tu dois trouver un bouton électrique… Fais la lumière… Fiat lux

Le Valet

Comment Monsieur peut-il plaisanter dans de pareils moments ?… Monsieur ne craint pas ?…

Le Voleur

Mais non… mais non… dépêche-toi… (Le valet tourne l’interrupteur, la pièce s’éclaire. Ils regardent autour d’eux, le valet tremblant, le voleur avec une expression satisfaite.) Très chic !… c’est bien cela…

Le Valet, tout à coup effaré, désignant la porte.

Monsieur !… Monsieur !…

Le Voleur

Quoi ?

Le Valet

Là… Vous n’avez pas entendu ?…

(Ils écoutent… Silence.)
Le Voleur

Tu es stupide…

Le Valet

Ah ! Monsieur… tout cela finira très mal.

Le Voleur

Allons… pose la valise sur la canapé… (Il va écouter à la porte.) Il dort profondément… et même il ronfle…

Le Valet

Il ronfle… Monsieur voit que j’ai entendu quelque chose…

Le Voleur

Maintenant… travaillons… (Regardant la pendule.) Cinq heures et demie… Déjà !… Nous n’avons que le temps…

Le Valet

Car il y a à faire ici… Mazette !…

Le Voleur

Et je me suis attardé, bêtement, au cercle, cette nuit.

Le Valet, sur un ton d’affectueux reproche

Et pour prendre une culotte énorme… Ah ! Monsieur n’est vraiment pas raisonnable…

Le Voleur

Ne crains rien… Nous allons la réparer ici…

Le Valet

Si Monsieur avait voulu être raisonnable… il y a longtemps, déjà, que Monsieur se serait retiré des affaires, avec un beau sac.

Le Voleur

L’inaction me pèse… J’aime la lutte… Je suis encore trop jeune… que diable ?

Le Valet, résigné.

Enfin !… (Il ouvre la valise.) Travaillons… luttons…

Le Voleur

Fais bien attention… De la précision… de la délicatesse… du sang-froid surtout…

Le Valet

Enfin !… (Tirant de la valise un révolver qu’il pose sur la table.) D’abord ceci…

Le Voleur

Oh ! je déteste me servir de ces instruments.

Le Valet, déposant sur la table des pinces-monseigneur.

Et cela…

Le Voleur

À la bonne heure… Allons, dépêchons-nous… (Du regard, il fait le tour de la pièce.) Toi… ouvre ce médailler, et emballe, dans la valise, la collection de médailles… Elle est fort curieuse, et vaut très cher, paraît-il… (Il enlève son pardessus.) Moi, je vais visiter ces tiroirs… (Il s’assied devant la table et ouvre les tiroirs doucement, au moyen d’une pince-monseigneur… tout en travaillant) Si j’en crois mon indicateur… il y a… là-dedans… de quoi devenir honnête homme… le reste de sa vie…

Le Valet, tout en déménageant la collection de médailles.

Et se retirer à la campagne… dans une petite maison… avec un petit jardin… Quel rêve, Monsieur, quel rêve !… Ah !… la campagne… le seuil des portes, le soir… les margelles des puits… les bonnes odeurs de foin… Être marguillier… conseiller municipal… (Avec admiration.) répartitaire…

Le Voleur, il sort des tiroirs des paquets de titres qu’il entasse, près de lui, sur la table.

De la rente russe… très bien… De la rente hongroise… De la rente espagnole… Des chemins de fer italiens… Des tramways de Berlin… Ça ne m’étonne plus qu’il soit si nationaliste… Ah ! des liasses de billets de banque… français, ceux-là… Vive la France !… (Il les entasse sur la table.) Nous compterons plus tard…

Le Valet, dans un des tiroirs, il a trouvé des lettres.

Monsieur… des lettres !… (Il les flaire.) Des lettres de femmes… Chouette !

Le Voleur

Tâche donc de te débarrasser de ces expressions vulgaires… et laisse ces lettres…

Le Valet

Mais, Monsieur… ça pourrait être une mine…

Le Voleur

Laisse ces lettres… Tu sais qu’il n’y a rien que je déteste autant que le chantage… C’est malpropre et lâche. Soyons corrects et restons gentlemen… Tiens, prends ceci… (Le valet prend titres et billets.) Dans la valise… La monnaie pour toi…

(Il donne au valet quelques pièces d’or et d’argent, trouvées dans un tiroir.)
Le Valet

Merci, Monsieur… Ah ! c’est sûr que Monsieur est un vrai gentleman…

Le Voleur, prenant sur la table une statuette.

Elle est très jolie… (Il la considère en connaisseur.) elle est admirable… Je la crois de Pajou… Dans la valise… et délicatement, hein ?… Ces tabatières… voyons ?… (Il les examine, une à une.) Ravissantes… Quelle délicieuse époque !… Dans la valise !… Non… pas celle-ci… elle est moderne… (Il se lève.) Eh bien, mais… tout cela n’est pas mal… On ne m’avait pas trompé… (Il marche dans la pièce, inspectant les bibelots devant la cheminée.) Eh mais… voilà une pendule… une merveilleuse pendule… Sacristi… De tout premier ordre… Elle vaut celle de Monsieur de Camondo… Oh ! ces petites figures… quels chefs-d’œuvre !… Et ce perlé !… Moi aussi, je pourrais fort bien la léguer au Louvre… Dans la valise !… C’est pour la France… (Le valet transporte la pendule… Continuant de marcher dans la pièce.) Il a du goût… il n’y a pas à dire… Comme c’est charmant et rare… un homme qui a du goût !…

Le Valet

Dépêchons-nous, Monsieur… voilà qu’il est bientôt six heures…

Le Voleur

Oui… oui… (Il veut tirer un tiroir du bureau-vitrine… Ce tiroir résiste… il tire plus fort… le vase, qui est dessus, chancelle et tombe, et se brise sur le tapis avec un grand bruit.) Patatras !…

Le Valet, effaré

Nom de Dieu !…

Le Voleur

Imbécile que je suis !…

(Il écoute…)
Le Valet, de plus en plus effaré et tremblant.

Monsieur ?…

Le Voleur

Quoi ?…

Le Valet

On a marché dans la chambre… J’entends des pas dans la chambre…

Le Voleur

Tais-toi… (Un petit silence.) Mais non…

Le Valet

Mais si, Monsieur… Mais si…

Le Voleur

Il n’entend rien…

Le Valet

Monsieur… Je vous dis qu’on marche dans la chambre… Fuyons !…

(Il veut fuir.)
Le Voleur

Ah ! sacristi !… C’est vrai…

(Il veut fuir aussi… Mais la porte s’ouvre, et un homme en chemise de nuit, les jambes nues, apparaît dans le rectangle de la porte, et s’arrête.)

Le Valet

Trop tard… Nous somme pris… Mon Dieu !…

Le Voleur, se remettant.

Allons !… de l’estomac… et du chic !…



Scène II


Les Mêmes… LE VOLÉ…
Le Voleur, s’avançant, avec une élégante aisance et saluant.)

Monsieur !…

Le Volé

Je vous dérange peut-être ?…

Le Voleur, très poli.

Nullement…

Le Volé

Ah ! tant mieux…

Le Voleur

Entrez donc, Monsieur, je vous en prie…

Le Volé

Vous êtes bien aimable…

(Il fait quelques pas.)
Le Voleur

Excusez-moi de vous avoir si maladroitement réveillé… Mais ce n’est pas tout à fait de ma faute… Vous avez, Monsieur, des bibelots bien sensitifs, vraiment, et que l’approche de la plus légère pince-monseigneur fait tomber aussitôt en pâmoison… (Il rit discrètement… Sur un ton précieux.) Je crois qu’ils sont atteints, eux aussi, de la maladie du siècle… et qu’ils sont neurasthéniques… comme tout le monde…

Le Volé

Mon Dieu !… il ne faut pas leur en vouloir… C’est bien naturel, avouez-le… ils sont si vieux !…

Le Voleur

Certainement…

Le Volé, après un petit silence.

À qui ai-je l’honneur de parler ?…

Le Voleur

Mon Dieu ! Monsieur, mon nom vous serait, peut-être, en ce moment… une trop vive surprise…

Le Volé

Ah !… Je n’insiste pas…

Le Voleur

D’ailleurs, ne pensez-vous point qu’il vaut mieux réserver pour une occasion moins étrange… et qui ne peut manquer de se produire… une présentation que je souhaite… régulière et prochaine…

Le Volé

Comme vous voudrez…

Le Voleur, continuant avec un sourire.

Et que… je puis vous l’avouer… je ne cherchais nullement aujourd’hui…

Le Volé

Fort bien…

Le Voleur

Je désirerais… si vous y consentiez… garder le plus strict incognito… jusqu’à nouvel ordre…

Le Volé

C’est tout naturel…

Le Voleur

Entre galants hommes… les choses s’arrangent toujours le mieux du monde…

Le Volé

Croyez bien que… de mon côté…

Le Voleur

Je n’en doute pas…

Le Volé

Oui… mais ceci ne m’explique point…

Le Voleur

Ma présence, chez vous, à une heure aussi insolite et… (montrant les tiroirs ouverts.) dans ce désordre matinal ?…

Le Volé

Précisément… Et je vous saurais gré… si vous n’y voyez pas… toutefois… d’indiscrétion…

Le Voleur

Aucune indiscrétion… Bien au contraire, vous assure… Votre curiosité est fort légitime, et je ne songe pas, le moins du monde, à m’y soustraire… Vous m’êtes très sympathique, Monsieur…

Le Volé

Mille grâces !

Le Voleur

Extrêmement sympathique… Vous avez un goût exquis… exquis…

Le Volé

Vous me flattez…

Le Voleur

Du tout… Je dis la vérité… Et par ces temps de modern-style… le goût est une chose si rare !… Oh !… je m’y connais…

Le Volé

Je vois, en effet, que nous aimons les mêmes choses… C’est charmant…

Le Voleur

N’est-ce pas ?… C’est un lien… moral… une solidarité, si j’ose dire… Mais… pardon… Puisque vous désirez… et j’en suis moi-même ravi… que nous fassions un petit bout de causerie… ne pensez-vous pas… qu’il serait prudent à vous… de passer un vêtement de chambre ?… Votre déshabillé me navre… Il fait froid, ici… et l’on a, si vite, attrapé cette maudite grippe…

Le Volé

Vous avez raison… Veuillez donc m’excuser… Une minute… (Fausse sortie, revenant.) D’ailleurs, il me déplairait fort être avec vous en reste de franchise et de politesse.

Le Voleur, s’inclinant.

Monsieur…

Le Volé

Et je me vois forcé de faire prévenir le commissaire de police de votre présence dans son quartier… Oh !… pour le principe.

Le Voleur

Faites, Monsieur… faites…

Le Volé

Pour le principe, seulement… Je suis à vous…

(Il sort.)



Scène III


LE VOLEUR, LE VALET DE PIED
Le Voleur

Pas de chance… Sapristi… que c’est embêtant !…

Le Valet

Ah !… je l’avais bien dit à Monsieur… Cette fois, c’est fini… (Suppliant.) Allons-nous-en, Monsieur… Par pitié… allons-nous-en !…

Le Voleur

Tu es fou…

Le Valet

Il nous laissera peut-être partir… C’est un original… Il ne me semble pas méchant homme… Mais pour Dieu, Monsieur, allons-nous-en d’ici !

Le Voleur

Trêve de jérémiades… Remets en place tous les objets que nous avons pris… C’est à recommencer… voilà tout…

Le Valet

Monsieur est le diable… L’argent aussi ?

Le Voleur

L’argent aussi… Il y a des moments où il faut savoir faire des sacrifices.

Le Valet

Et la monnaie ?… Ma monnaie ?

Le Voleur

La monnaie aussi…

Le Valet, navré.

Ah ! Monsieur !… Monsieur !… (Tout en retirant les objets de la valise.)… Adieu, campagne !… adieu, veaux, vaches… (Avec un peu de colère.) cochons !…

Le Voleur

Te tairas-tu ?…

Le Valet

Avec son instruction et son intelligence, Monsieur aurait si bien pu, dans une bonne place ou dans une belle affaire, voler les autres, sans danger… comme beaucoup d’honorables personnes que nous connaissons, Monsieur et moi… et qui sont si tranquilles… et qu’on décore… Ah ! Monsieur n’est pas raisonnable…

(Rentre le volé. Il est dans un complet d’intérieur élégant.)



Scène IV


Les Mêmes, LE VOLÉ
Le Volé, voyant que le voleur et le valet rangent les objets dérobés.

Laissez… laissez… je vous en prie… Ne vous donnez pas cette peine… Mon valet de chambre rangera cela tout à l’heure…

Le Voleur

Mais…

Le Volé

Il a l’habitude…

Le Voleur

Nous aussi…

Le Volé

Cela ne fait rien… (Il avance un siège, en prend un. Le valet de pied se retire au fond du théâtre, la tête dans les mains.)… Maintenant, Monsieur… je vous écoute…

Le Voleur

Avant de commencer mon récit, je pourrais, Monsieur, comme tout bon héros de roman ou de théâtre… je pourrais me recueillir, selon les rites du métier, et revivre ma vie… « Alors, il revécut sa vie… » Eh bien, non, Monsieur, j’éviterai cette banalité.

Le Volé

Je vous remercie…

Le Voleur

J’irai droit au but… (Un petit silence.) Monsieur… je suis un voleur… (Assentiment du volé.) un voleur professionnel… (Nouvel assentiment) disons le mot… bien qu’il sonne très mal aux oreilles délicates… un cambrioleur… Je vois, d’ailleurs, que vous l’aviez deviné…

Le Volé

Parfaitement…

Le Voleur

Cela fait honneur à votre perspicacité…

Le Volé

L’habitude de la psychologie…

Le Voleur

Donc, je suis un voleur… Je ne me suis décidé à embrasser cette position sociale qu’après y avoir mûrement réfléchi et avoir constaté que, dans les temps troubles où vivions, elle était encore la plus franche, plus honnête de toutes…

Le Volé

Le paradoxe est joli… Mais ce n’est qu’un paradoxe.

Le Voleur

Vous allez voir…

Le Volé

D’ailleurs, j’aime assez le paradoxe…

Le Voleur

Le vol, Monsieur, — et je dis le vol, comme je dirais le commerce, le barreau, l’industrie, la littérature, la peinture, la finance, la médecine — le vol fut une carrière décriée, parce que tous ceux qui s’y destinèrent jusqu’ici n’étaient que d’odieuses brutes, de répugnants vagabonds…, des gens sans discernement, sans éducation et sans élégance… des gens qu’on ne peut vraiment pas recevoir chez soi…

Le Volé

Je vous concède cela…

Le Voleur

Or, je prétends lui redonner un lustre auquel il a droit et faire du vol une carrière libérale, honorable et enviée…

Le Volé

Vous y aurez du mal…

Le Voleur

Peut-être… comme tous les initiateurs… Mais j’y arriverai…

Le Volé

Cette confiance vous honore… Après tout, il faut s’attendre à bien des choses, aujourd’hui… Voyons !…

Le Voleur

Ne nous payons pas de mots, Monsieur… Pas de romantisme, si vous le voulez bien… Envisageons la vie telle qu’elle est dans sa réalité générale et… quotidienne… Le vol est l’unique préoccupation de l’homme…

Le Volé

Permettez… Et l’amour ?…

Le Voleur

Sans doute… Mais pour conquérir l’amour, et pour l’orner de toutes les beautés qui lui sont indispensables, il faut le payer… de quelque manière que ce soit… Or, qui dit payer… dit voler… (Le monsieur fait un geste de dénégation.)

Le Volé

Amusant, mais spécieux…

Le Voleur

Ne vous récriez pas… et faites-moi la grâce de me suivre… On ne choisit une profession — n’importe laquelle, remarquez bien — que parce qu’elle nous permet, nous autorise, nous oblige même de voler — plus ou moins — mais enfin de voler quelque chose à quelqu’un… Vous avez l’esprit trop avisé… vous savez trop bien ce que cache le fallacieux décor de nos vertus et de notre honneur, pour que je sois forcé d’appuyer mon dire d’exemples probatoires et de concluantes énumérations…

Le Volé

Je vous trouve un peu exclusif…

Le Voleur

Mais vous-même, Monsieur ?…

Le Volé

Moi ?…

Le Voleur

Parfaitement… Vous dont la réputation d’intégrité est universelle… vous qui êtes une de nos personnalités les plus parisiennes et les plus respectées, n’avez-vous pas été boursier jadis…, puis collectionneur ?… N’êtes-vous pas maintenant philanthrope ?… Et voulez-vous me dire ce qu’une fortune comme la vôtre, acquise en ces trois métiers, représente d’actes inqualifiables… de compromissions immorales… de… canailleries sournoises… ou violentes ?…

Le Volé, un temps, avec un grand geste triste.

Mon Dieu… à un certain point de vue… il y a peut-être du vrai… Évidemment… En nous plaçant sur le terrain d’une philosophie étroite… ou d’un idéal sublime, ce qui est la même chose… cela peut se soutenir…

Le Voleur

Notez que je ne vous connais pas… Je ne sais rien de votre vie… Mais je généralise et je dis qu’un homme, par le fait seul qu’il gagne de l’argent… le vole…

Le Volé

Ce n’est peut-être qu’une question de dictionnaire… en effet…

Le Voleur

Vous voyez bien… Mais ne parlons que de ce qui me concerne… Je serai très bref, d’ailleurs…

Le Volé

Oh ! ne vous gênez pas…

Le Voleur

J’ai débuté dans le haut commerce… Les sales besognes que, nécessairement, je dus accomplir, les ruses maléficieuses, les ignobles tromperies…, les faux poids…, les coups de bourse…, les accaparements répugnèrent vite à mon instinctive délicatesse… à ma nature franche… empreinte de tant de cordialités et de tant de scrupules. Je quittai le commerce pour la finance…

Le Volé

C’était, Monsieur, permettez-moi de vous le dire, tomber de Charybde en Scylla… ou, si vous aimez mieux… échanger votre commerce borgne… contre une finance aveugle…

Le Voleur

Sans doute… Aussi la finance me dégoûta tout de suite… Je ne pus me plier à lancer des affaires inexistantes, à émettre de faux papiers… de faux métaux… à organiser de fausses mines, de faux isthmes, et de faux charbonnages… Penser perpétuellement à canaliser l’argent des autres vers mes coffres, à m’enrichir de la ruine lente ou soudaine de mes clients, grâce à la vertu d’éblouissants prospectus, et à la légalité de combinaisons extorsives… me fut une opération inacceptable, à laquelle se refusa mon caractère, ennemi du mensonge… Je songeai alors au journalisme…

Le Volé

De mieux en mieux…

Le Voleur

Il ne me fallut pas un mois pour me convaincre que, à moins de se livrer à des chantages pénibles et compliqués…, le journalisme ne nourrit pas son homme… Et puis, vraiment, il est fort pénible, pour des personnes comme moi, qui possèdent une certaine culture, d’être les esclaves de sots ignorants ou grossiers, dont la plupart ne savent ni lire ni écrire, sinon leurs signatures, au bas de quittances ignominieuses… Oh ma foi, non ! Alors… je crus que la politique…

Le Volé, il rit à se tordre.
.

Ha !… Ha !… Ha !…

Le Voleur

C’est cela… n’en disons pas autre chose… (Le rire calmé.)… Ensuite, je voulus devenir un homme du monde… un véritable homme du monde… ce que nous appelons un homme du monde professionnel…

Le Volé

Situation bien encombrée aujourd’hui… et bien précaire.

Le Voleur

Oui… mais… tant vaut l’homme… tant vaut la place. Je suis joli garçon… j’ai de la séduction naturelle et acquise… la pratique du sport… une santé de fer… de l’esprit…

Le Volé

Oh ! l’esprit… c’est plutôt gênant…

Le Voleur, rectifiant.

Assez d’esprit, je crois… pour simuler merveilleusement tous les divers genres de stupidité et de médiocrité nécessaires à une telle fonction. De l’esprit à rebours, si j’ose dire…

Le Volé

Il en faut beaucoup…

Le Voleur

J’en ai beaucoup… J’ai aussi le goût des choses traditionnelles… des relations étendues, la connaissance approfondie des codes de l’honneur… Un peu maquignon, un peu tapissier, duelliste heureux, arbitre plein de subtilité, joueur impassible et chanceux, rien ne m’était si facile que de me faire recevoir d’un cercle coté, d’être invité un peu partout… de faire la navette entre le bureau de l’homme d’affaires et le cabinet de toilette d’une femme à la mode, être le rabatteur de l’un et le pourvoyeur de l’autre… Seulement, voilà… j’avais trop de scrupules…

Le Volé

Évidemment…

Le Voleur

Tricher au jeu ; aux courses, tirer un cheval ; meubler de jeunes cocottes, en démeubler de vieilles ; vendre mon nom, mes influences au profit d’un nouveau Kina, d’un banquier douteux, d’une chemisier réclamiste, d’un fabricant d’automobiles, d’un étranger millionnaire, ou d’une jolie femme ?… Être de la Patrie-Française et du Tir aux pigeons… vanter les romans de M. Bourget, les pièces de M. de Massa, les manifestes de M. le duc d’Orléans, et défoncer sur les hippodromes les chapeaux de M. Loubet ?… Ma foi, non !… Je reconnus, tout de suite, que ce serait au-dessus de mes forces.

Le Volé

Ah ! dame ! ça n’est pas une sinécure.

Le Voleur

À qui le dites-vous… Bref, j’épuisai ainsi tout ce que la vie publique ou privée peut offrir de professions honorées et de respectables carrières, à un jeune homme intelligent et délicat, comme je suis…

Le Volé

Et psychologue…

Le Voleur

Si vous voulez… Je vis clairement que le vol — de quelque nom qu’on l’affuble — était le but unique et l’unique but de toutes les activités humaines… mais combien dissimulé… combien déformé, par conséquent, combien plus dangereux !… Je me fis donc le raisonnement suivant : « Puisque l’homme ne peut échapper à cette loi fatale du vol, il serait beaucoup plus honnête qu’il le pratiquât loyalement et qu’il n’entourât pas son naturel désir de s’approprier le bien d’autrui, d’excuses décoratives, de qualités somptueuses, dont la parure euphémique ne trompe plus personne aujourd’hui… » Et tous les jours, je volai… Je volai honnêtement… Je pénétrai, la nuit, avec effraction, dans les intérieurs riches… je prélevai, une fois pour toutes, sur les caisses des autres, ce que je juge nécessaire à mes besoins matériels, intellectuels et sentimentaux… au développement de ma personnalité humaine… pour parler comme les philosophes… Cela me demande quelques heures, entre une causerie au club, et un flirt au bal… Hormis ce temps, je vis comme tout le monde… mieux que tout le monde… et, quand j’ai fait un bon coup, je suis accessible à toutes les générosités…

Le Volé

Vous êtes heureux ?

Le Voleur

Autant qu’on peut l’être dans une société mal faite, où tout vous blesse, et qui ne vit que de mensonge. Ce qu’il y a de sûr, c’est que ma conscience délivrée ne me reproche plus rien… car de tous les êtres que j’ai connus, je suis le seul qui ait courageusement conformé ses actes à ses idées et adapté hermétiquement sa nature, à la vraie signification de la vie… (Avec une mélancolie souriante.) si tant est que la Vie ait une signification…

Le Volé, mélancolique.

Ah !… voilà !…

Le Voleur

En somme, la vie n’a que la signification que chacun veut bien lui donner.

Le Volé

Peut-être… Ce qui reviendrait à dire qu’à force d’en avoir beaucoup, elle n’en a plus du tout…

Le Voleur

Tout cela est bien compliqué…

Le Volé

Enfin… vous êtes presque un apôtre ?…

Le Voleur

Mon Dieu, oui… Un apôtre… un peu désabusé…

Le Volé

Rôle dangereux, parfois… Les apôtres finissent souvent très mal…

Le Voleur

Il y en a qui deviennent ministres, c’est vrai… Que voulez-vous ?… Mais il y a des compensations… de jolies surprises…

Le Volé, sur un ton légèrement égrillard.

Des aventures romanesques… galantes ?… Des femmes… des petites femmes ?

Le Voleur

Quelquefois… (Avec fatuité.) souvent…

Le Volé

Ne pourriez-vous me raconter ?… J’adore les histoires de femmes…

Le Voleur

Et le secret professionnel, Monsieur !…

Le Volé

Oh ! sans mettre les noms…

Le Voleur

Eh bien… celle-ci, entre autres… Non la plus curieuse en fait… mais la plus récente en date… L’avant-dernière nuit… je m’étais introduit dans l’appartement d’une très jolie petit cocotte… Je savais… autant qu’on peut savoir ces choses… qu’elle devait coucher seule… exceptionnellement cette nuit-là… Et j’avais déjà rempli ma valise de nombreux bijoux et d’objets de prix… quand… tout coup, — que s’était-il passé ?… avais-je fait trop de bruit ? — la porte de la pièce où je travaillais s’ouvrit… et… bouleversée… terrifiée… les cheveux épars, à demi-nue sous ses dentelles… la jolie cocotte apparut…

Le Volé

Comme moi, tout à l’heure ?

Le Voleur, un peu ironique.

Ai-je besoin de vous dire, cher Monsieur, sans vouloir vous désobliger par une comparaison qui, en somme, n’a rien d’offensant pour vous… que ce fut un moment mille fois plus beau, mille fois plus émouvant, que celui… où vous m’apparûtes… nu aussi ?…

Le Volé

N’insistez pas, Monsieur… Je n’ai pas les mêmes prétentions et les mêmes ressources que cette dame… Continuez, je vous prie… Brune ?…

Le Voleur

Rousse…

Le Volé

La couleur que j’aime…

Le Voleur

Elle était adorablement désirable ainsi… Sa beauté… le désordre de sa toilette… son épouvante… et le reste… tout cela m’excita au plus haut point… Instantanément l’amoureux se substitua en moi au voleur : « Grâce, grâce !… par pitié !… Ne me tuez pas… tout ce que vous voudrez… mais ne me tuez pas ! » Je tombai aux pied de cette femme charmante et dévêtue… Je la suppliai de nne rien craindre de moi : « Ô ta bouche !… tes seins !… tes yeux !… tes cheveux !… » Et je l’entraînai… toute frissonnante, dans sa chambre…

Le Volé

Ah ! Ah !… j’adore les histoires de femmes. Alors ?

Le Voleur

Le lendemain matin, elle ne voulait pas me laisser partir… Et elle me disait, avec une reconnaissance infinie : « Au moins, toi, mon chéri… tu ne les coupes pas en morceaux… au contraire… » Mais, j’en ai eu d’autres encore plus curieuses.

Le Volé

Mes compliments… (Rêveur.) Ah ! vous avez de la chance…

Le Voleur

J’ai de la logique…

Le Volé

Votre métier a du bon… évidemment il a des risques…

Le Voleur

Oh ! quand on l’exerce avec intelligence… avec discrétion…

Le Volé

N’importe… Il a des risques… Mais il a aussi du bon…

Le Voleur

Essayez-en…

Le Volé, avec regret.

Oh ! recommencer une carrière ?… Je suis trop vieux… Les plis sont pris… C’est impossible… (Il se lève.)

Le Voleur

C’est dommage…

Le Volé

Croyez que je le regrette… (Regardant la fenêtre par où le jour est plus clair entre les lames des persiennes). Mais voici… le jour qui vient… (Bruit dans la coulisse.) et j’entends non pas l’alouette, mais ce qui est infiniment moins poétique… j’entends le commissaire de police… C’est un homme charmant… (Entre le commissaire d’un coup de vent.) Je l’avais oublié… (Au commissaire de police.) Bonjour, Monsieur le commissaire de police



Scène V


Les Mêmes, LE COMMISSAIRE DE POLICE
Le Commissaire

Qu’y a-t-il, cher Monsieur… Qu’y a-t-il ?… Que vous arrive-t-il ?…

Le Volé, un peu gêné, regardant tour à tour le voleur et le commissaire.

Oh ! pas grand-chose, Monsieur le commissaire…

Le Commissaire

Comment ?

Le Volé

Pour mieux dire… rien du tout…

Le Commissaire

Rien du tout ?… Mais, cher Monsieur, on ne dérange pas un commissaire de police pour rien du tout… (Il regarde autour de lui.) Et ces tiroirs ouverts… ces objets épars… ces meubles forcés ?… Un cambriolage ?…

Le Volé

Une expertise… Et ce sont choses tellement semblables qu’au premier moment j’ai pu m’y tromper, comprenez-vous ?…

Le Commissaire

Je ne comprends rien du tout…

Le Volé

Ni moi non plus. (Désignant le voleur.) Ni Monsieur non plus, je suppose… (Assentiment du voleur.) Ah ! Monsieur le commissaire… en général, les hommes comprennent fort peu de chose à ce qui leur arrive… Sans ça… les hommes seraient des dieux…

Le Commissaire

Vous êtes étrange, Monsieur… et je ne vous reconnais pas… Tout cela est fort étrange… Alors, pourquoi m’avez-vous dérangé ?…

Le Volé

Pour le principe… pour le principe, seulement…

LE COMMISSAIRE impatienté. Au diable !

Le Volé

C’est cela… (Il le reconduit doucement.)… Au revoir, Monsieur.

Le Commissaire

Mais, Monsieur ?

Le Volé

Au revoir, au revoir… (Sort le commissaire.)



Scène VI


Les Mêmes, moins LE COMMISSAIRE
Le Voleur

Non seulement vous avez un goût exquis… mais vous avez un tact… un tact !…

Le Volé

Mon Dieu !… cela se tient…

Le Voleur

En vérité… je ne sais comment vous remercier…

Le Volé

Du tout… du tout… Le plaisir est pour moi…

Le Voleur

Vous exagérez… Je ne voudrais pas abuser plus longtemps d’une hospitalité dont je sens, Monsieur, tout le prix… et dont je garderai un souvenir exceptionnel… croyez-le bien…

Le Volé

Malheureusement, les souvenirs se suivent et ne se ressemblent pas… Me ferez-vous le plaisir de partager mon petit déjeuner du matin ?

Le Voleur

Merci, Monsieur… Je ne pourrais.

Le Volé

Et pourquoi donc ?

Le Voleur

Voici qu’il est presque huit heures… Et je suis en habit… C’est fort ridicule… Je ne voudrais pas vous offusquer par une telle incorrection… D’ailleurs, j’ai hâte de rentrer… on doit être inquiet, chez moi…

Le Volé

Mais… j’ai le téléphone… à votre disposition.

Le Voleur

Vous êtes vraiment trop aimable… merci !…

Le Volé

Désirez-vous une voiture ?

Le Voleur

Mille grâces… mon automobile m’attend à quelques maisons de la vôtre…

Le Volé

C’est au mieux… Une bonne marque, je pense ?…

Le Voleur

Excellente.

Le Volé

Et vous faites ?

Le Voleur

Du cent-vingt…

Le Volé

Vous me rassurez…

Le Voleur, allant à la porte.

Vous permettez ?… (Appelant.) Joseph !… (Entre Joseph, qui aide son maître à remettre sa fourrure.) La valise !… (Au volé.) Au revoir, cher Monsieur… Et toutes mes excuses encore.

Le Volé

Alors, au revoir… (Le voleur se dirige vers la fenêtre qu’il se dispose à enjamber.)… Non… non… je ne le souffrirai pas… Par la porte… cher Monsieur… par la grande porte, si vous voulez bien ?…

Le Voleur

C’est vrai… Excusez-moi… l’habitude !…

(Saluts, politesses. Il sort.)