Seconde Patrie/IV

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Magasin d'éducation et de récréation (p. 58-83).
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IV

Dix ans en arrière. — Les premières installations de la famille Zermatt sur la Nouvelle-Suisse. — Principaux incidents contenus dans le journal de M. Zermatt. — Fin de la dixième année.

Voici le résumé des dix premières années que les naufragés du Landlord avaient passées dans la Nouvelle-Suisse et qu’il convient de faire connaître au lecteur.

Le 7 octobre de l’année 1803, une famille était jetée sur une terre inconnue située dans l’est de l’océan Indien.

Le chef de cette famille, d’origine suisse, se nommait Jean Zermatt, sa femme se nommait Betsie. Le premier était âgé de trente-cinq ans, la seconde de trente-trois. Ils avaient quatre enfants, quatre fils, suivant cet ordre de naissance, — Fritz, quinze ans, Ernest, douze ans, Jack, dix ans, François, six ans.

C’est au septième jour d’une effroyable tempête que le Landlord, sur lequel avait embarqué M. Zermatt, s’était écarté de sa route au milieu le cette vaste mer. Vraisemblablement poussé vers le sud, plus que ne comportait sa route, bien au delà de Batavia, son port de destination, il vint s’échouer sur un amas de roches, à deux lieues environ de la côte.

M. Zermatt était un homme intelligent et instruit, Betsie une femme courageuse et dévouée. Leurs enfants présentaient des dissemblances de caractère : Fritz, intrépide et adroit. Ernest, le plus sérieux et le plus studieux des quatre, mais un peu personnel, Jack, très irréfléchi et très espiègle, François, presque encore un baby. C’était, en somme, une famille très mie, capable de se tirer d’affaire même dans ses terribles circonstances où la mauvaise fortune venait de la précipiter. D’ailleurs un profond sentiment religieux les animait tous. Ils possédaient cette foi simple et sincère du chrétien qui ne discute pas les enseignements de l’Église, et dont aucune doctrine ne peut trouver les croyances.

Pour quelle raison M. Zermatt, ayant réalisé ses quelques biens de la famille, avait-il quitté le canton d’Appenzell, son pays natal ? C’est que son intention était de se fixer dans l’une de ces possessions hollandaises d’outre-mer, alors en pleine prospérité, et si généreuses aux hommes l’action et de travail. Or, après une heureuse navigation à travers l’Atlantique et la mer des Indes, le navire qui le transportait venait de se perdre. Seuls de tout l’équipage du Landlord et de ses passagers, sa femme, ses enfants et lui avaient survécu au naufrage. Mais il fut nécessaire d’abandonner sans retard le bâtiment engagé entre les roches de recueil. Sa coque déchirée, ses mâts abattus, sa quille brisée exposé aux lames du large, le prochain coup de vent achèverait de le démolir et en disperserait les débris.

En réunissant une demi-douzaine de cuves au moyen de cordes et de planches, M. Zermatt aidé de ses fils, parvint à former une sort d’embarcation dans laquelle tout son monde prit place avant la fin du jour. La mer était calme, à peine gonflée d’une lente houle, et la marée montante portait au littoral. Lorsqu’il eut laissé un long promontoire sur tribord, l’appareil flottant accosta une petite anse où se déversait un ruisseau.

En même temps que les divers objets emportés du bord furent mis à terre, on dressa une tente en cet endroit qui reçut plus tard le nom de Zeltheim. Peu à peu le campement se compléta avec la cargaison que M. Zermatt et ses enfants allèrent, les jours suivants, retirer de la cale du Landlord, ustensiles, mobilier, literie, viandes conservées, graines, plants, armes de chasse, fûts de vins et de liqueurs, caisses de biscuits, de fromages, de jambons, vêtements, linge, enfin tout ce que contenait ce navire de quatre cents tonneaux affrété pour les besoins d’une colonie nouvelle.

De plus, le gibier de poil et de plume pullulait sur cette côte. On voyait passer en bandes, goutis, sorte de lièvres à tête de porc, ondatras, espèce de rats musqués, buffles, canards, flamants, outardes, coqs de bruyère, pécaris, antilopes. Dans les eaux d’une baie, qui s’arrondissait au delà de la crique, abondaient saumons, esturgeons, harengs, vingt autres espèces de poissons, des mollusques, moules, huîtres, des crustacés, homards, langoustes et crabes. Sur la campagne environnante, qui produisait le manioc, les patates, poussaient cotonniers, cocotiers, mangliers, palmiers et autres essences de la zone tropicale.

Ainsi, sur cette terre dont ils ignoraient le gisement, l’existence semblait être assurée à ces naufragés.

Il convient d’ajouter qu’un certain nombre d’animaux domestiques purent être successivement débarqués à Zeltheim, — Turc, un dogue anglais, Bill, une chienne danoise, deux chèvres, dix brebis, une truie pleine, un âne, une vache, toute une basse-cour, coqs, poules, dindons, oies, pigeons, qui s’acclimatèrent à la surface des mares, des marais et des prairies voisines de la côte.

Les derniers voyages au navire le vidèrent entièrement de ce qu’il contenait de précieux ou d’utilisable. Plusieurs caronades de quatre furent débarquées pour la défense du campement, ainsi qu’une pinasse, léger bâtiment dont les pièces numérotées purent être assemblées sans trop de peine, et auquel l’on donna le nom d’Élisabeth en l’honneur de Betsie. M. Zermatt disposait alors d’une embarcation gréée en brigantin, jaugeant une quinzaine de tonneaux, avec poupe carrée et tillac à l’arrière. Donc toute facilité pour reconnaître les parages vers l’est ou vers l’ouest, doubler les promontoires voisins, l’un qui se détachait vers le nord en pointe aiguë, et l’autre qui s’allongeait à l’opposé de Zeltheim.

L’embouchure du rio était encadrée de hautes roches qui en rendaient l’accès assez difficile et il serait aisé de s’y défendre, du moins contre les fauves. Mais une question se posait : M. Zermatt et les siens avaient-ils accosté le littoral d’une île ou d’un continent que baignaient les eaux de la mer des Indes ?… Voici les seuls renseignements que fournissaient à cet égard les relèvements obtenus avant le naufrage par le commandant du Landlord :

Le bâtiment s’approchait de Batavia, lorsqu’il fut assailli par une tempête, qui dura six jours, et le rejeta hors de sa route vers le sud-est. La veille, le capitaine avait établi le point comme suit: 13°40’ de latitude méridionale, et 114° 5’ de longitude à l’est de l’île de Fer (Canaries). Comme le vent avait constamment soufflé du nord, il était admissible que la longitude n’eût pas sensiblement varié. Or, en maintenant le méridien au cent-quatorzième degré environ, M. Zermatt parvint à déduire d’une observation de latitude, faite avec le sextant, que le Landlord devait avoir dérivé de six degrés à peu près vers le sud, et que la côte de Zeltheim pouvait être comprise entre le dix-neuvième et le vingtième parallèle[1].

Donc, cette terre devait être, en chiffres ronds, trois cents lieues marines dans l’ouest de l’Australie ou Nouvelle-Hollande. Aussi, bien qu’il fût en possession de la pinasse, M. Zermatt, quelque désir qu’il eût de se rapatrier, ne se serait-il jamais décidé à exposer sa famille sur cette frêle embarcation aux violences des cyclones et des tornades, si fréquents en ces parages.

Dans les conditions où ils se trouvaient, les naufragés ne pouvaient attendre de secours que de la Providence. À cette époque, les navires à voile ne traversaient guère cette portion de l’océan Indien lorsqu’ils se dirigeaient vers des colonies hollandaises. L’ouest de l’Australie, presque inconnu alors, d’atterrissage très difficile, n’avait d’importance ni géographique ni commerciale.

Au début, la famille se contenta de vivre sous tente de Zeltheim, près de la rive droite du cours d’eau, qui reçut le nom de ruisseau des Chacals, en souvenir d’une attaque de ces carnassiers. Mais, entre ces hautes roches, la chaleur, que ne tempérait point la brise de mer, devenait étouffa nie. Aussi M. Zermatf résolut de s’établir sur la partie de la côte qui courait sud et nord, un peu au delà de la baie du Salut, à laquelle fut attribué ce nom significatif.

Lors d’une excursion faite à l’extrémité du bois magnifique, non loin de la mer, M. Zermatt s’arrêta devant un énorme manglier, de l’espèce des mangliers de montagne, dont les basses branches s’étalaient à une soixantaine de pieds au-dessus du sol. C’est en la disposant sur ces branches, que le père et ses fils parvinrent dresser une plate-forme avec les planches provenant du navire. Ainsi fut bâtie une habitation aérienne, recouverte d’une toiture solide et divisée en plusieurs chambres. Elle fut appelée Falkenhorst, « l’aire des faucons ». En outre, semblable à certains saules qui ne vivent que par leur écorce, ce manglier avait perdu la partie intérieure de son noyau, occupée par de nombreux essaims d’abeilles, et on put y installer un escalier tournant pour remplacer l’échelle de corde qui donnait primitivement accès à Falkenhorst.

Entre temps, des reconnaissances s’étendirent sur une distance de trois lieues jusqu’à l’extrémité du cap de l’Espoir-Trompé, baptisé de la sorte, après que M. Zermatt eut renoncé à retrouver passagers ou matelots du Landlord. À l’entrée de la baie du Salut, en face de Falkenhorst, gisait un îlot d’une demi-lieue de tour, et on le dénomma îlot du Requin, parce qu’un de ces énormes squales s’y échoua le jour où le bateau de cuves ramenait à Zeltheim les animaux domestiques.

Si un requin avait permis de désigner ainsi cet îlot, ce fut une baleine qui, à quelques jours de là, donna son nom à un autre d’un quart de lieue de circonférence, situé devant la petite baie des Flamants, au nord de Falkenhorst. La communication entre cette demeure aérienne et Zeltheim, distants l’un de l’autre d’une lieue environ, fut facilitée par la construction du pont de Famille, auquel on substitua plus tard un pont tournant, jeté sur le ruisseau des Chacals.

Après les premières semaines passées sous la tente, le beau temps n’ayant pas pris fin avant l’achèvement de Falkenhorst, M. Zermatt s’y transporta avec les animaux domestiques. Les énormes racines du manglier, recouvertes de toiles goudronnées, servirent d’étables. Aucune race de fauves n’avait été relevée jusqu’alors.

Cependant il fallait songer à se prémunir contre le retour de la saison hivernale, sinon froide, du moins troublée par ces violentes bourrasques de la zone intertropicale, qui durent le neuf à dix semaines. Habiter Zeltheim, où serait emmagasiné le matériel du Landlord, c’était risquer la précieuse cargaison sauvée du naufrage. Ce campement ne pouvait donc donner complète sécurité. Les pluies devaient grossir le cours du ruisseau, le changer en torrent, et, s’il débordait, les aménagements de Zeltheim risquaient d’être emportés.

Aussi M. Zermatt s’inquiétait-il à juste raison de trouver un abri sûr, lorsque le hasard lui vint en aide dans les circonstances suivantes. Sur la rive droite du ruisseau des Chacals, un peu en arrière de Zeltheim, s’élevait un épaisse paroi rocheuse, dans laquelle le pic, le marteau, la mine même permettraient de creuser une grotte. Fritz, Ernest et Jack se mirent a l’œvre, mais la besogne n’avançait guère lorsque, un matin, l’outil de Jack traversa la roche de part en part.

« J’ai percé la montagne! » s’écria le jeune garçon.

En effet, une vaste excavation existait à l’intérieur du massif. Avant d’y pénétrer, pour en purifier l’air, des herbes allumées furent projetées au dedans, puis des grenades fournies par la caisse de l'artificier du Landlord. À la lumière des torches, le père, la mère, leurs fils se sentirent pris d’admiration en contemplant les stalactites qui pendaient à sa voûte, les cristallisations de sel gemme dont elle était orné le tapis de sable fin qui en recouvrait le sol.

La demeure fut disposée promptement. On la munit des fenêtres provenant de la galerie du navire, de tuyaux d’échappement pour fumée des fourneaux. À gauche se succédaient la chambre de travail, les écuries, les étables ; en arrière s’ouvraient les magasins, séparés par des cloisons de planches.

À droite, trois chambres : la première, destinée au père et à la mère ; la deuxième qui devait servir de salle à manger ; la troisième occupée par les quatre enfants, ayant leurs hamacs suspendus à la voûte. Quelques semaines encore, et cette installation ne laisserait plus rien à désirer.

Ultérieurement, d’autres établissements se fondèrent au milieu des prairies et des bois, à l’ouest de ce littoral qui s’étendait sur trois lieues entre Falkenhorst et le cap de l’Espoir-Trompé. Puis furent créés la métairie de Waldegg, près d’un petit lac nommé lac des Cygnes, et un peu plus à l’intérieur, la métairie de Zuckertop ; puis, sur une colline près du cap, la villa de Prospect-Hill ; enfin, l’ermitage d’Eberfurt à l’entrée du défilé de Cluse, qui limitait à l’ouest le district de la Terre-Promise.

La Terre-Promise, ainsi s’appela cette contrée fertile que défendait, au sud et à l’ouest, une haute barrière rocheuse allant du ruisseau des Chacals au fond d’une autre baie qui devint la baie des Nautiles. À l’est courait la côte comprise entre Felsenheim et le cap de l’Espoir-Trompé. Au nord se développait la pleine mer. Ce district de trois lieues de largeur sur quatre lieues de longueur aurait suffi aux besoins d’une petite colonie. C’est là que la famille pourvut à l’entretien des animaux domestiques et de ceux qu’elle avait domestiqués, un onagre, deux buffles, une autruche, un chacal, un singe, un aigle. Là réussirent les plantations indigènes, les arbres fruitiers dont le Landlord possédait un assortiment complet, orangers, pêchers, pommiers, abricotiers, châtaigniers, cerisiers, pruniers, même des ceps de vigne, qui sous cet ardent soleil allaient produire un vin supérieur au vin de palme des tropiques.

Sans doute, la nature favorisa les naufragés : mais leur part de travail, d’énergie, d’intelligence, lut considérable. Elle amena la prospérité de cette terre, à laquelle, en souvenir de leur patrie, ils donnèrent le nom de Nouvelle-Suisse.

Avant la fin de la première année, il ne restait plus rien du navire échoué sur l’écueil. Une explosion, préparée par Fritz, en dispersa les derniers débris qui furent recueillis sur divers points de la côte. Il va sans dire que, préalablement, on en avait retiré tout ce qu’il contenait de précieux, les objets destinés ad commerce avec les planteurs de Port-Jackson ou les sauvages de l’Océanie, les bijoux appartenant aux passagers, montres, tabatières, bagues, colliers, et, en argent et en or, des piastres pour une somme assez considérable, mais sans valeur sur cette terre perdue de l’océan Indien. En revanche, de quelle utilité allaient être les objets rapportés du Landlord, barres de fer, gueuses de plomb, roues de chariot prêtes à s’ajuster, pierres à aiguiser, pics, scies, pioches, pelles, socs de charrue, paquets de fils de fer, établis, étaux, outils de menuisier, de serrurier et de forgeron, moulin à bras, moulin à scie, tout un assortiment varié de céréales, maïs, avoine, etc., et de graines de plantes légumineuses, dont profita largement la Nouvelle-Suisse !

Pour résumer, il y a lieu de noter que cette première saison pluvieuse, la famille la passa dans des conditions favorables. Tout en habitant la grotte, on s’occupait de l’aménager. Les conseils de la mère furent écoutés, le ménage s’organisa sous sa direction. Les meubles du navire, sièges, armoires, consoles, divans, lits, se répartirent entre les chambres de cette habitation, et comme ce n’était plus une tente, on substitua au nom de Zeltheim celui de Felsenheim, — la maison des Roches.

Plusieurs années s’écoulèrent. Aucun bâtiment n’avait paru sur ces lointains parages. Rien, cependant, n’avait été négligé pour signaler la situation des survivants du Landlord. D’une batterie établie sur l’îlot du Requin, comprenant deux petites caronades de quatre, et surmontée d’un pavillon, Fritz et Jack tiraient de temps en temps des coups de canon, auxquels ne répondit jamais une détonation du large… Du reste, il ne semblait pas que la Nouvelle-Suisse fût habitée dans les parties voisines du district. Elle devait être assez étendue, et un jour, en poussant une reconnaissance vers le sud jusqu’à la barrière rocheuse que traversait le défilé de Cluse, M. Zermatt et ses fils avaient atteint le revers d’une vallée verdoyante, la vallée de Grünthal. De là se développait aux regards un large horizon fermé par une chaîne de montagnes dont la distance pouvait être évaluée à une dizaine de lieues. Des tribus sauvages parcouraient-elles cette contrée, c’était une éventualité qui n’était pas sans causer une sérieuse inquiétude. Dans tous les cas, on n’en vit jamais aux environs de la Terre-Promise. Les seuls dangers vinrent de l’attaque de quelques fauves redoutables, en dehors du district, ours, tigres, lions, serpents, — entre autres un boa d’énorme taille, dont l’âne fut la victime, et qui s’était introduit jusqu’aux environs de Felsenheim.

Voici les productions indigènes, desquelles M. Zermatt tira bon profit, car il possédait des connaissances très complètes en histoire naturelle, botanique et géologie. Un arbre, ressemblant au figuier sauvage dont l’écorce crevassée distillait une résine, donna le caoutchouc, qui permit de fabriquer, entre autres objets, des bottes imperméables. Sur certains arbustes, réunis en fourrés, du genre « myrica cerifera », on récolta une sorte de cire qui fut employée à la confection de bougies. Les noix du cocotier, sans parler de la savoureuse amande qu’elles contenaient, se changèrent en coupes et en tasses, capables de résister à tous les chocs. Du chou palmiste, on obtint une boisson rafraîchissante, connue sous le nom de vin de palme ; des fèves du cacao, un chocolat assez amer, du sagoutier une moelle qui, arrosée et pétrie, produisit une farine très nourrissante que Betsie utilisa fréquemment dans ses préparations culinaires. Jamais on ne manqua de matière sucrée, grâce aux essaims d’abeilles, qui produisaient le miel en abondance. On eut du lin avec les feuilles lancéolées du « phormium tenax », dont le cardage et le filage, cependant, ne s’effectuèrent pas sans quelque difficulté. On eut du plâtre en faisant rougir et en pulvérisant des débris de roche de la paroi même de Felsenheim. On eut du coton avec les capsules pleines à crever qu’emplissait cette précieuse substance. On eut, avec la fine poussière d’une nouvelle grotte, de la terre à foulon, qui servit à fabriquer du savon. On eut de ces pommes-cannelles, désignées sous le nom de cachiment, d’une succulence exquise. On eut, avec l’écorce du « ravensara », un condiment où se mélangeaient les parfums de la muscade et du clou de girolle. On eut une sorte de verre à vitre avec un mica traversé de filaments d’amiante, découvert dans une caverne du voisinage. On eut de la fourrure avec les rats-castors et les lapins angoras. On eut de la gomme d’euphorbe propre à différents usages médicinaux, de la terre à porcelaine, de l’hydromel comme boisson rafraîchissante, d’excellentes confitures d’algues marines recueillies sur l’îlot de la Baleine, que fit Mme Zermatt à l’imitation de celles du Cap.

Il faut ajouter à ces richesses les ressources que la faune de la Nouvelle-Suisse devait offrir à des chasseurs audacieux. Parmi les fauves contre lesquels il y eut, quoique rarement, l’occasion de se défendre, on comptait le tapir, le lion, l’ours, le chacal, le chat-tigre, le tigre, le crocodile, la panthère, l’éléphant et aussi les singes dont les déprédations exigèrent un massacre général. À mentionner, parmi les quadrupèdes — et quelques-uns purent être domestiqués — l’onagre, le buffle, et, au nombre des volatiles, un aigle qui devint l’oiseau de chasse de Fritz, une autruche dont Jack fit sa monture favorite.

Quant au gibier de poil et de plume, il abondait dans les bois de Waldegg et de l’ermitage d’Eberfurt. Le ruisseau des Chacals fournissait d’excellentes écrevisses. Entre les roches de la grève, foisonnaient les mollusques et les crustacés. Enfin la dut fourmillait de harengs d’esturgeons, de saumons et autres poissons d’espèces diverses.

Quant aux explorations, pendant un séjour si prolongé, elles ne dépassèrent jamais la partie comprise entre la baie des Nautiles et la baie du Salut. Mais, au delà du cap de l’Espoir-Trompé, la côte allait être reconnue sur une dizaine de lieues environ. Sans compter la pinasse, M. Zermatt possédait maintenant une chaloupe, qui fut construite sous sa direction. En outre, à la demande de Fritz, on fabriqua un de ces légers canots à la mode groënlandaise, connus sous le nom de kaïak, en utilisant pour la membrure les fanons d’une baleine qui s’était échouée à l’entrée de la baie des Flamants, et des peaux de chien de mer pour la coque. Ce canot portatif, imperméable, grâce à son calfeutrage de goudron et de mousse, était muni de deux ouvertures où deux, pagayeurs pouvaient prendre place ; la seconde devait être hermétiquement fermée lorsque la première était seule occupée. Après avoir été lancé dans le courant du ruisseau des Chacals qui le porta hors de la baie du Salut, il se conduisit merveilleusement.

Dix ans s’écoulèrent sans incidents graves. M. Zermatt, alors âgé de quarante-cinq ans, jouissait d’une santé inaltérable, d’une endurance morale et physique que les éventualités d’une existence si peu ordinaire n’avaient l’ait qu’accroître, Betsie, énergique mère de quatre fils, entrait dans sa quarante-troisième année. Ni son corps ni son cœur n’avaient faibli, ni son amour pour son époux, ni sa tendresse pour ses enfants.

Fritz, vingt-cinq ans, d’une vigueur, d’une souplesse, d’une adresse remarquables, physionomie franche, figure ouverte, regard d’une acuité prodigieuse, avait beaucoup gagné sous le rapport du caractère.

Ernest, plus sérieux que ne le comportaient ses vingt-deux ans, plus entraîné aux exercices de l’esprit qu’aux exercices du corps, contrastait avec Fritz, et s’était fort instruit en puisant à la bibliothèque rapportée du Landlord.

Jack pétillait sur ses vingt ans. C’était la vivacité, le mouvement perpétuel, aventureux autant que Fritz, passionné pour la chasse autant que lui.

Bien que le petit François fût devenu un grand garçon de seize ans, sa mère le caressait encore comme s’il en avait dix.

L’existence de cette famille était donc aussi heureuse que possible, et quelquefois Mme Zermatt disait à son mari :

« Ah ! mon ami, ne serait-ce pas le véritable bonheur, si nous devions toujours vivre avec nos enfants, si, dans cette solitude, nous n’étions pas condamnés à disparaître l’un après l’autre, laissant aux survivants tristesse et abandon !… Oui ! je bénirais le ciel qui nous a fait ce paradis sur la terre !… Mais, hélas ! un jour viendra où nos yeux se fermeront… »

Telle était, telle avait toujours été la plus grave préoccupation de Betsie. Bien souvent, M. Zermatt et elle échangeaient leurs trop justes appréhensions à ce sujet. Or, cette année-là, se produisit un événement inattendu qui allait modifier leur situation présente, sinon à venir.

Le 9 avril, vers sept heures du matin, lorsque M. Zermatt sortit de sa demeure avec Ernest, Jack et François, il chercha vainement son fils aîné qu’il croyait occupé à quelques travaux du dehors.

Fritz avait l’habitude de fréquentes absences, et cela n’était pas pour inquiéter son père ni sa mère, bien que celle-ci éprouvât toujours quelque crainte lorsque son fils s’en allait au large de la mie du Salut.

Il n’était pas douteux que le hardi jeune homme ne fût en mer, puisque le kaïak n’était plus sous son abri.

Comme l’après-midi s’avançait, M. Zermatt, Ernest et Jack se rendirent avec la chaloupe à l’îlot du Requin, pour y guetter le retour de Fritz. Au besoin, afin de ne pas laisser Betsie dans l’incertitude, son mari devait tirer un coup le canon s’il tardait à revenir.

Cela ne fut pas nécessaire. À peine ses deux fils et lui avaient-ils mis le pied sur l’îlot que Fritz doublait le cap de l’Espoir-Trompé. Dès qu’ils l’aperçurent, M. Zermatt, Ernest et Jack se rembarquant, accostèrent l’anse de Felsenheim à l’instant où Fritz sautait sur la plage.

Fritz dut alors faire le récit de ce voyage qui avait duré une vingtaine d’heures. Depuis quelque temps il méditait d’effectuer la reconnaissance de la côte septentrionale. Aussi, ce matin-là, accompagné de son aigle Blitz, avait-il remis le kaïak à l’eau. Il emportait de provisions de bouche, une hache, un harpon une gaffe, des filets, un fusil, une paire de pistolets, une gibecière, une gourde d’hydromel. Le vent de terre l’ayant rapidement conduit au delà du cap en profitant du reflux, il avait suivi le littoral qui obliquait un peu vers le sud-ouest.

En arrière du cap, à la suite d’un énorme amas de roches entassées dans un effrayant désordre dû à quelque violente convulsion géologique, se creusait une baie spacieuse, terminée à l’opposé par un promontoire taillé à pic. Cette baie servait de refuge à toutes sortes d’oiseaux de mer qui remplissaient l’espace de leurs cris. Sur ses grèves ronflaient au soleil de volumineux amphibies, loups marins, phoques, walruss et autres, tandis que voguaient à sa surface des myriades d’élégants nautiles.

Fritz ne se souciait pas d’avoir affaire à ces redoutables mammifères, encore moins d’affronter leurs attaques dans sa faible embarcation. Aussi, passant à l’ouvert de la baie, continua-t-il à naviguer vers l’ouest.

Après avoir doublé une pointe de forme singulière, et à laquelle il donna le nom de cap Camus, Fritz s’engagea sous une arche naturelle, dont le ressac battait les piliers à leur base. Là étaient réunis des milliers d’hirondelles, dont les nids étaient accrochés ou plutôt plaqués aux moindres plis des parois et de la voûte. Fritz détacha plusieurs de ces nids d’une structure bizarre et les mit dans un sac.

« Ces nids d’hirondelles, dit M. Zermatt, en interrompant le récit de son fils, ont une grande valeur sur les marchés du Céleste-Empire. »

En dehors de l’arche, Fritz trouva une seconde baie comprise entre deux caps situés à une lieue et demie l’un de l’autre. Réunis pour ainsi dire par un semis d’écueils, ils ne laissaient qu’une étroite ouverture qui n’aurait pas livré passage à un navire de trois à quatre cents tonneaux.

En arrière de la baie s’étendaient à perte de vue des savanes que des cours d’eau arrosaient de leurs nappes claires, des bois, des marais, toute une suite de paysages très variés d’aspect. Quant à la baie, elle eût offert à des exploitants de l’Asie, de l’Amérique ou de l’Europe d’inépuisables trésors en huîtres perlières, dont Fritz apportait des échantillons magnifiques.

Lorsqu’il eut en partie contourné la baie à l’intérieur, puis franchi l’embouchure d’une rivière verdoyante d’herbes aquatiques, le kaïak atteignit le promontoire à l’opposé de l’arche.

Fritz ne crut pas devoir pousser plus loin son excursion. L’heure avançant, il reprit la route à l’est, en se dirigeant vers le cap de l’Espoir-Trompé, et il le doubla avant que le canon de l’îlot du Requin se fût fait entendre.

Voilà ce que le jeune homme raconta de ce voyage qui avait amené la découverte de la baie des Perles. Puis, lorsqu’il fut seul avec M. Zermatt, celui-ci eut grand’peine à cacher sa surprise quand son fils lui confia ce qui suit :

Parmi les nombreux oiseaux qui tourbillonnaient au-dessus du promontoire, hirondelles de mer, mouettes, frégates, se montraient aussi plusieurs couples d’albatros dont l’un tomba, frappé d’un coup de gaffe

Mais, alors qu’il tenait l’oiseau sur ses genoux, Fritz vit un morceau de forte toile qui enveloppait l’une de ses pattes, et sur lequel il lut ces lignes écrites en anglais très lisiblement :

« Qui que vous soyez à qui Dieu enverra ce message d’une infortunée, mettez-vous à la recherche d’une île volcanique que vous reconnaîtrez à la flamme qui s’échappe de l’un de ses cratères. Sauvez la malheureuse abandonnée de la Roche-Fumante ! »

Ainsi, dans les parages de la Nouvelle-Suisse depuis plusieurs années peut-être, une infortunée, femme ou fille, vivait sur un ilot, n’ayant aucune de ces ressources que le Landlord avait procurées à la famille naufragée !…

« Et qu’as-tu fait ?… demanda M. Zermatt.

— La seule chose qu’il y eût à faire, répondit Fritz. J’essayai de ranimer l’albatros, qui était seulement étourdi par le coup de gaffe, et j’y parvins en lui versant un peu d’hydromel dan le bec. Alors, sur un morceau de mon mouchoir j’écrivis avec le sang d’une loutre ces mots en anglais : « N’ayez confiance qu’en Dieu !… Son secours est peut-être proche. » Puis, je ficelai ce morceau à la patte de l’albatros, ne doutant pas que cet oiseau fût apprivoisé et qu’il reprendrait le chemin de la Roche-Fumante en emportant mon message. Dès que je lui eus rendu la liberté, l’albatros s’envola vers le couchant d’une si rapide allure que je le perdis bientôt île vue, et le suivre m’eût été impossible. »

M. Zermatt était sous l’empire d’un trouble profond… Que faire pour sauver cette infortunée ?… Où était située la Roche-Fumante ?… Dans le voisinage de la Nouvelle-Suisse ou à des centaines de lieues vers l’ouest ?… Les albatros, puissants et infatigables volateurs, peuvent traverser de longs espaces… Celui-ci ne venait-il pas de parages très éloignés que la pinasse ne saurait atteindre ?

Fritz fut très approuvé par son père de n’avoir confié qu’à lui seul ce secret, dont la révélation eût inutilement affecté Mme Zermatt et ses frères. À quoi eût servi de leur donner cette émotion, de leur causer cette peine ?… Et, d’ailleurs, la naufragée de la Roche-Fumante existait-elle encore ?… Le billet ne portait pas de date… Plusieurs années ne s’étaient-elles pas écoulées depuis qu’il avait été attaché à la patte de l’albatros ?…

Le secret fut gardé, et, par malheur, il était trop évident qu’aucune tentative ne pouvait être faite pour retrouver l’Anglaise sur son îlot…

Cependant M. Zermatt avait pris la résolution d’aller reconnaître la baie des Perles et l’importance des bancs qu’elle renfermait. Betsic con sentit, non sans quelque ennui, à rester avec François dans l’habitation de Felsenheim. Fritz, Ernest et Jack devaient, en effet, accompagne leur père.

Donc, le surlendemain 11 avril, la chaloupe quitta la petite anse du ruisseau des Chacals dont le courant l’emporta rapidement vers le nord. Plusieurs des animaux domestique étaient du voyage, le singe Knips II, le chacal de Jack, la chienne Bill, à laquelle son âge aurait dû interdire les fatigues d’une expédition de ce genre, enfin Braun et Falb, les deux chiens dans toute leur vigueur.

Fritz devançait la chaloupe dans son kaïak et, ayant contourné le cap de l’Espoir-Trompé, il prit la direction de l’ouest, au milieu de ces roches entre lesquelles abondaient les walrus et autres amphibies de ce littoral.

Ce ne furent pourtant pas ces animaux qui attirèrent plus particulièrement l’attention de M. Zermatt, mais bien ces innombrables nautiles, déjà observés par Fritz. La baie était couverte de ces gracieux céphalopodes, leur petites voiles tendues à la brise, toute une flottille de fleurs mouvantes.

Après un parcours de trois lieues environ depuis le cap de l’Espoir-Trompé, Fritz signal vers l’extrémité de la baie des Nautiles ce cap Camus qui figurait assez exactement un nez de cette forme. Une lieue et demie plus loin arrondissait l’arche au delà de laquelle s’étendait la baie des Perles.

En traversant ce portique, Ernest et Jack recueillirent une certaine quantité de nids de salanganes, que ces oiseaux défendirent avec un acharnement très légitime, on en conviendra.

Lorsque la chaloupe eut franchi l’étroite passe ménagée entre l’arche et le semis de roches, la spacieuse baie, d’une circonférence de sept à huit lieues, apparut alors dans toute son étendue.

Quel plaisir ce fut de naviguer à la surface de cette magnifique nappe d’eau, de laquelle émergeaient trois ou quatre îlots boisés, encadrée de prairies verdoyantes, de massifs épais, de collines pittoresques. Le littoral, à l’ouest, livrait passage au courant d’une jolie rivière dont le lit se perdait sous les arbres.

La chaloupe accosta une petite crique, à proximité du banc d’huîtres perlières. Comme le soir approchait, M. Zermatt organisa un campement sur le bord du cours d’eau. Un foyer fut allumé, sous la cendre duquel on fit cuire quelques œufs qui, avec le pemmican, les patates, le biscuit de maïs, formèrent le menu. Puis, par prudence, chacun vint retrouver sa place dans la chaloupe, laissant à Braun et à Falb le soin de défendre le campement contre les chacals dit les hurlements se faisaient entendre le long de la rivière. Trois jours, du 12 au 14, furent employés la pêche des huîtres, toutes agrémentées de la précieuse perle arrondie sous leur collerette nacrée. Le soir venu, Fritz et Jack allaient chasser canards et perdrix dans un petit bois sur la rive droite du cours d’eau, il y eut quelques précautions à prendre, et même on dut faire bonne garde. Des sangliers fréquentaient ce bois, sans parler d’animaux plus redoutable

En effet, le soir du I i, un lion et une lionne de forte taille se présenteront, la gueule rugissante, la queue leur battant les flancs avec fureur. Après que le lion eut été frappé au cœeur par une balle de Fritz, la lionne tomba à son tour, non sans avoir brisé d’un coup de griffe le crâne de cette pauvre vieille Bill, — ce qui causa un vif chagrin à son maître.

Ainsi donc, certains fauves habitaient la partie de la Nouvelle-Suisse, au sud et à l’ouest de la baie des Perles, en dehors du district de Terre-Promise. Que jusqu’ici aucun de ces animaux n’en eût forcé l’entrée par le défilé de Cluse, c’était une heureuse chance. Mais M. Zermatt forma le projet d’obstruer autant que possible ce défilé qui coupait le rempart rocheux.

En attendant, et d’une manière générale, recommandation fut faite, surtout à Fritz et Jack que leur passion cynégétique entraînait parfois en d’imprudentes excursions, de se défier des mauvaises rencontres.

Cette journée fut consacrée à vider les huîtres entassées sur la grève» et comme cette quantité de mollusques commençait à dégager des miasmes peu salubres, M. Zermatt et ses trois fils décidèrent de partir le lendemain dès le lever du jour. Il convenait de retourner à Felsenheim, car Mme Zermatt devait être inquiète. La chaloupe repartit, précédée du kaïak. Toutefois, arrivé à la passe de l’arche, après avoir remis un billet à son père, Fritz s’éloigna dans la direction de l’ouest. Comment M. Zermatt aurait-il pu douter qu’il allait à la découverte de la Roche-Fumante ?…

  1. Environ cent kilomètres.