Seconde Patrie/VII

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Magasin d'éducation et de récréation (p. 126-145).
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VII

Le premier jour de l’année. — promenade à Falkenhorst. — Projet de chapelle. — Propositions de voyage Discussion. — La pinasse mise en état. — Départ du 15 mars.

Le 1er janvier, des souhaits furent échangés entre les familles Zermatt et Wolston. L’une et l’autre se firent même quelques cadeaux auxquels se rattachait plutôt une valeur morale qu’une valeur réelle, – de ces riens que le temps transforme en souvenirs. Il y eut aussi compliments et serrements de main dès l’aube de ce jour partout fêté, où l’année nouvelle

Débute sur le théâtre
Inconnu de l’avenir,

a dit un poète français en vers de sept pieds. Cette fois, il est vrai, ce jour de l’an différait des douze qui l’avaient précédé depuis l’arrivée des naufragés du Landlord à la grève de Zeltheim. L’émotion se mélangea d’une joie sincère. Ce fut un concert de franche gaîté, dans lequel Jack fit sa partie avec ce vif entrain qu’il mettait en toutes choses.

MM. Zermatt et Wolston s’embrassèrent. Les vieux amis qu’ils étaient déjà avaient pu s’apprécier et s’estimer dans la vie commune. Le premier eut pour Annah des caresses de père, et le second traita Ernest et Jack comme ses fils. Et il en fut pareillement des deux mères, qui confondirent leurs enfants dans les mêmes baisers.

Quant à Annah Wolston, elle dut être particulièrement touchée des compliments que lui adressa Ernest. On n’a pas oublié que ce jeune homme s’adonnait quelque peu à la poésie. Une fois déjà, à l’occasion de l’honnête baudet, après la funeste rencontre avec le monstrueux boa, n’avait-il pas orné son épitaphe de quelques rimes assez correctes ?… Eh bien, en l’honneur de la jeune fille, son inspiration le servit heureusement, et les joues d’Annah se colorèrent, lorsque le jeune disciple d’Apollon la félicita d’avoir retrouvé la santé au bon air de la Terre-Promise.

« La santé… et le bonheur !» répondit-elle en embrassant Mme Zermatt.

Ce jour-là, qui était un vendredi, fut célébré comme un dimanche par des actions de grâces envers le Très-Haut dont on appela la protection sur les absents, tout en témoignant une profonde reconnaissance pour ses bontés.

Puis, voici Jack de s’écrier :

« Et nos bêtes ?…

– Comment… nos bêtes ?… demanda M. Zermatt.

– Oui… Turc, Falb, Braun, nos buffles Sturm et Brummer, notre taureau Brull, notre vache Blass, notre onagre Leichtfus, nos ânons Pfeil, Flink, Rash, notre chacal Coco, notre autruche Brausewind, notre singe Knips II, enfin tous nos bons amis à deux et à quatre pattes…

– Voyons, Jack, lui dit Mme Zermatt, tu n’as pas la prétention que ton frère se mette en frais de poésie pour l’étable et la basse-cour…

– Non, assurément, mère, et je ne crois pas que ces braves animaux seraient sensibles aux belles rimes !… Mais ils méritent bien qu’on leur souhaite le nouvel an avec une double ration et une litière fraîche…

– Jack a raison, dit M. Wolston, et il convient qu’aujourd’hui toutes nos bêtes…

– Sans oublier le chacal et le cormoran de Jenny ! fit observer Annah Wolston.

– Bien parlé, ma fille, dit Mme Wolston. Les protégés de Jenny auront leur part…

– Et, puisque c’est aujourd’hui premier jour de l’an pour toute la terre, déclara Mme Zermatt, pensons à ceux qui nous ont quittés et qui pensent certainement à nous !…» Et un souvenir attendri des deux familles s’envola vers les chers passagers de la Licorne.

Les bêtes furent traitées selon leurs mérites, et on ne leur ménagea pas plus le sucre que les caresses.

Puis les convives vinrent s’asseoir dans la salle à manger de Felsenheim, devant un succulent déjeuner, dont quelques verres du vieux vin offert par le commandant de la corvette redoublèrent la bonne humeur.

Il n’était pas question de reprendre les travaux habituels en ce jour de chômage. Aussi M. Zermatt proposa-t-il une promenade à pied jusqu’à Falkenhorst, – petite lieue à faire, sans grande fatigue, sous les ombrages de cette belle allée, qui réunissait la demeure d’été à la demeure d’hiver.

Le temps était superbe, la chaleur forte, il est vrai. Mais la double rangée d’arbres de l’allée ne laissait pas les rayons solaires percer leur épaisse frondaison. Ce ne serait qu’une agréable excursion le long du littoral, avec la mer à droite, la campagne à gauche.

On partit vers onze heures, de manière à rester tout l’après-midi à Falkenhorst, et l’on devait en revenir pour le dîner. Cette année-là, si les familles n’avaient séjourné ni à Waldegg, ni à Prospect-Hill, ni à l’ermitage d’Eberfurt, c’est que ces métairies nécessitaient certains agrandissements qui seraient entrepris seulement au retour de la Licorne. Il était même à prévoir que l’arrivée de nouveaux colons modifierait le domaine actuel de la Terre-Promise.

Après avoir franchi l’enclos du potager, puis le ruisseau des Chacals sur le pont de Famille, les promeneurs suivirent l’avenue bordée d’arbres fruitiers, qui avaient pris un développement tropical.

On ne se pressait guère, car une heure devait suffire à gagner Falkenhorst. Les chiens Braun et Falb, autorises à accompagner leurs maîtres, gambadaient en avant. De chaque côté les champs de maïs, de millet, d’avoine, de blé, d’orge, de manioc et de patates, étalaient leurs richesses. La seconde récolte promettait d’être fructueuse, sans parler de ce que réservaient les terres plus au nord, arrosées par les dérivations du lac des Cygnes.

« Quelle idée d’avoir utilisé cette eau du ruisseau des Chacals, qui, jusqu’alors, se perdait sans aucun profit, puisque la mer n’en avait nul besoin ! » ainsi que Jack le fit judicieusement observer à M. Wolston.

Et l’on s’arrêtait, après deux ou trois cents pas, et pendant ces haltes la causerie reprenait de plus belle. Annah se plaisait à cueillir quelques-unes des jolies fleurs dont le parfum embaumait l’avenue. Plusieurs centaines d’oiseaux battaient des ailes entre les branches lourdes de fruits et de feuilles. Le gibier filait à travers les herbages, lièvres, lapins, coqs de bruyère, gelinottes, bécasses. Ni Ernest ni Jack n’avaient eu la permission d’emporter leurs fusils, et il semblait que cette gent volatile le sût bien. On était venu pour se promener, non pour chasser.

« Je demande, avait dit au départ Mme Zermatt, appuyée par Annah Wolston, je demande qu’on épargne aujourd’hui toutes ces créatures inoffensives… »

Ernest, que les succès cynégétiques ne passionnaient pas autrement, avait consenti de bonne grâce ; mais Jack s’était fait prier. À sortir sans son fusil, qui, à l’en croire, faisait partie de lui-même, il se regardait comme amputé d’un bras ou d’une jambe.

« Je peux toujours le prendre, quitte à ne pas en faire usage, avait-il dit. Quand même une compagnie de perdreaux me partirait à vingt pas, je m’engage à ne pas tirer…

– Vous ne seriez pas capable de tenir votre engagement, Jack, avait répondu la jeune fille. Avec Ernest, il n’y aurait pas à s’inquiéter… tandis qu’avec vous…

– Et si quelque fauve se montrait, panthère, ours, tigre, lion… Il y en a dans l’île…

– Pas sur la Terre-Promise, avait répliqué Mme Zermatt. Allons, Jack, fais-nous cette concession… Il te restera trois cent soixante-quatre jours dans l’année…

– Est-elle au moins bissextile ?…

– Non… avait répliqué Ernest.

– Pas de chance ! » s’était écrié le jeune chasseur. Il était une heure, lorsque les familles, après avoir traversé le bois de mangliers, vinrent s’arrêter au pied de Falkenhorst.

Tout d’abord, M. Zermatt constata que l’enclos qui renfermait les animaux de basse-cour se trouvait en bon état. Ni les singes ni les sangliers ne s’étaient livrés à leurs mauvais instincts habituels de déprédation. Au vrai, Jack n’aurait pas eu l’occasion d’exercer des représailles contre ces maraudeurs.

Les promeneurs commencèrent par se reposer sur la terrasse semi-circulaire en terre glaise dressée au-dessus des racines de l’énorme manglier, et dont un mélange de résine et de goudron assurait l’imperméabilité. Chacun prit là quelques rafraîchissements que fournirent les barils d’hydromel, encavés sous la terrasse. Puis, l’escalier tournant, ménagé à l’intérieur de l’arbre, permit d’atteindre la plate-forme à quarante pieds au-dessus du sol.

Quel bonheur éprouvait toujours la famille Zermatt en se retrouvant au milieu des larges frondaisons de l’arbre… N’était-ce pas son premier nid, celui qui lui rappelait tant de souvenirs ?… Avec ses deux balcons à treillis, son double plancher, ses chambres recouvertes d’une toiture d’écorces bien jointes, son léger mobilier, le nid était devenu une charmante et fraîche habitation. À présent, ce ne serait plus qu’un lieu de halte. Des installations plus spacieuses devaient être établies à Prospect-Hill. Toutefois, M. Zermatt conserverait l’ancienne « aire du Faucon » aussi longtemps que le gigantesque arbre la retiendrait dans ses branches, et, jusqu’au moment où, accablé d’années, il tomberait de vieillesse.

Cet après-midi, alors que l’on causait sur le balcon, Mme Wolston fit une proposition dont il y aurait à tenir compte. D’une piété éclairée, très pénétrée de sentiments religieux, personne ne fut surpris qu’elle s’exprimât en ces termes :

« J’ai souvent admiré, dit-elle, et j’admire encore, mes amis, tout ce que vous avez fait sur ce coin de votre île… Felsenheim, Falkenhorst, Prospect-Hill, vos métairies, vos plantations, vos champs, cela marque autant d’intelligence que de courage au travail. Mais j’ai déjà demandé à Mme Zermatt pourquoi il vous manquait…

– Une chapelle ?… répondit aussitôt Betsie. Vous avez raison, ma chère Merry, et nous devons bien au Tout-Puissant de lui consacrer…

– Mieux qu’une chapelle… un temple, s’écria Jack, qui ne doutait de rien, un monument avec un clocher superbe !… Quand commençons-nous, père ?… Les matériaux, il y en a à revendre… M. Wolston dressera les plans… Nous les exécuterons…

– Bon ! répondit M. Zermatt en souriant, si je vois le temple en imagination, je ne vois pas le pasteur… le prédicateur…

– Ce sera François à son retour, dit Ernest.

– En attendant, que cela ne vous préoccupe pas, monsieur Zermatt, répondit Mme Wolston. Nous nous contenterons de prier dans notre chapelle…

– Madame Wolston, votre idée est excellente, et il ne faut pas oublier que de nouveaux colons viendront bientôt… Aussi, pendant les loisirs de la saison pluvieuse, nous la mettrons à l’étude… Nous chercherons un emplacement convenable…

– Il me semble, mon ami, dit alors Mme Zermatt, que si Falkenhorst ne doit plus nous servir de demeure, il serait facile de le transformer en chapelle aérienne.

– Et nos prières seraient déjà à mi-chemin du ciel… comme dirait notre cher François… ajouta Jack.

– Ce serait un peu loin de Felsenheim, répondit M. Zermatt. Il me paraîtrait préférable d’élever cette chapelle à proximité de notre principale habitation, autour de laquelle se grouperont peu à peu des habitations nouvelles. Enfin, je vous le répète, nous étudierons ce projet. »

Pendant les trois ou quatre mois que devait encore durer la belle saison, les bras furent employés à des travaux urgents, et du 15 mars à la fin d’avril, il n’y eut pas un jour de chômage. M. Wolston ne s’épargnait pas ; mais il ne pourrait remplacer Fritz et François, pour approvisionner de fourrages les métairies, pour y assurer la nourriture de l’hiver. Moutons, chèvres, porcs étaient actuellement au nombre d’une centaine à Waldegg, à l’ermitage d’Eberfurt, à Prospect-Hill, et les étables de Felsenheim n’eussent pas suffi à loger tout ce troupeau. Passe encore pour la volaille que l’on ramenait avant le mauvais temps dans la basse-cour, où les soins quotidiens ne faisaient défaut ni aux poules, ni aux outardes, ni aux pigeons. Quant aux oies, aux canards, ils pourraient s’ébattre sur la mare, située à deux portées de fusil. Seules, les bêtes de trait, ânons et buffles, les vaches et leurs veaux, ne quittaient point Felsenheim. De cette façon, même en ne tenant pas compte de la chasse et de la pêche, qui ne cessaient pas d’être fructueuses d’avril à septembre, l’alimentation était assurée rien qu’avec les produits de la basse-cour.

Toutefois, à la date du 15 mars, il s’en fallait d’une huitaine de jours que les travaux de la campagne exigeassent le concours de tous. Cette semaine, il n’y aurait donc aucun inconvénient à l’occuper par quelque excursion en dehors des limites de la Terre-Promise. Ce fut l’objet d’une conversation à laquelle les deux familles prirent part dès le soir même. Les avis allaient être partagés d’abord, avant de se concentrer sur celui qui eut finalement l’approbation générale.

M. Wolston ne connaissait guère que la partie qui s’étendait entre le ruisseau des Chacals et le cap de l’Espoir-Trompé, comprenant les métairies de Waldegg, de l’ermitage d’Eberfurt, de Zuckertop et de Prospect-Hill.

« Et je m’étonne, mon cher Zermatt, dit-il un jour, que, depuis douze ans, ni vos enfants ni vous n’ayez essayé de pénétrer à l’intérieur de la Nouvelle-Suisse…

– Et pourquoi l’aurions-nous fait, Wolston ?… répliqua M. Zermatt. Songez donc à ceci : lorsque le naufrage du Landlord nous eut jetés sur cette côte, mes fils n’étaient que des enfants, et incapables de me seconder dans une exploration… ma femme n’aurait pu m’accompagner, et il eût été très imprudent de la laisser seule…

– Seule avec François qui n’avait que cinq ans… ajouta Mme Betsie, et, d’ailleurs, nous n’avions pas perdu l’espoir d’être recueillis par quelque bâtiment…

– Avant tout, continua M. Zermatt, il s’agissait de pourvoir à nos besoins immédiats, en restant dans le voisinage du navire, tant que nous n’en aurions pas retiré tout ce qui pouvait nous être utile. Or, à l’embouchure du ruisseau des Chacals, nous avions de l’eau douce, sur la rive gauche, des champs faciles à cultiver, et, non loin, des plantations toutes venues. Bientôt, le hasard nous fit découvrir cette demeure saine et sûre de Felsenheim. Devions-nous perdre du temps à satisfaire notre curiosité ?…

– D’ailleurs, s’éloigner de la baie du Salut, fit observer Ernest, n’était-ce pas s’exposer à
certaines réparations durent être faites. (Page 143.)
rencontrer des indigènes, tels que ceux de l’Andaman et du Nicobar, de si féroce réputation ?…

– Enfin, reprit M. Zermatt, chaque jour amenait une occupation que la nécessité ne nous permettait pas de remettre… Chaque année nouvelle nous imposait les travaux de l’année précédente… Et puis, les habitudes prises, l’accoutumance au bien-être, nous enracinaient pour ainsi dire à cette place… et voilà pourquoi nous ne l’avons jamais quittée !… Ainsi se sont écoulés les ans, et il semble que nous soyons arrivés d’hier. Que voulez-vous, mon cher Wolston, nous étions bien dans ce district, et nous n’avons pas pensé qu’il fût sage d’aller chercher mieux au dehors !

– Tout cela est juste, répondit M. Wolston, mais, pour mon compte, je n’aurais pu résister pendant tant d’années au désir d’explorer la contrée vers le sud, l’est et l’ouest…

– Parce que vous êtes de sang anglais, répondit M. Zermatt. et que vos instincts vous poussent à voyager. Mais nous sommes de ces Suisses, paisibles et sédentaires, qui ne quittent qu’à regret leurs montagnes… des gens qui aiment à rester chez eux, et, sans les circonstances qui nous ont obligés d’abandonner l’Europe…

– Je proteste, père, répliqua Jack, je proteste en ce qui me concerne !… Tout Suisse que je suis, j’aurais aimé à courir le monde !

– Tu es digne d’être Anglais, mon cher Jack, déclara Ernest, et entends bien que je ne te blâme aucunement d’avoir ces goûts de locomotion. Je pense, d’ailleurs, que M. Wolston a raison. Il est nécessaire que nous opérions une reconnaissance complète de notre Nouvelle-Suisse…

– Qui est une île de l’océan Indien, nous le savons maintenant, ajouta M. Wolston, et il sera bon que cela soit fait avant le retour de la Licorne.

– Quand le père voudra !… s’écria Jack, toujours prêt à se lancer dans les découvertes.

– Nous reparlerons de cela après la mauvaise saison, déclara M. Zermatt. Je ne suis point opposé à un voyage dans l’intérieur… Avouons toutefois que nous avons été favorisés en abordant sur cette côte à la fois salubre et fertile !… En existe-t-il une autre qui la vaille ?…

– Et qu’en sait-on ?… répondit Ernest. Sans doute, lorsque nous avons doublé le cap de l’Est afin de gagner la baie de la Licorne, notre pinasse n’a longé qu’un littoral de roches dénudées, de récifs dangereux, et même, au mouillage de la corvette, il n’y avait qu’une grève sablonneuse. Au delà, en descendant vers le sud, il est probable que la Nouvelle-Suisse présente un aspect moins désolé…

– Le moyen d’être fixé à cet égard, dit Jack, c’est d’en faire le tour avec la pinasse. Nous saurons alors quelle est sa configuration…

– Mais, insista M. Wolston, si vous n’êtes allés dans l’est que jusqu’à la baie de la Licorne, vous avez suivi les côtes du nord sur une plus grande étendue…

– Oui… pendant une quinzaine de lieues environ, répondit Ernest, du cap de l’Espoir-Trompé à la baie des Perles.

– Et nous n’avons pas même eu la curiosité, s’écria Jack, de visiter la Roche-Fumante…

– Un îlot aride, fit observer Annah, et que Jenny n’a jamais eu l’envie de revoir !

– En somme, conclut M. Zermatt, le plus utile sera d’explorer les territoires qui avoisinent la baie des Perles jusqu’à la côte, car au-delà se succèdent des prairies verdoyantes, des collines accidentées, des champs de cotonniers, avec des bois touffus…

– Où l’on récolte des truffes ! dit Ernest.

– Ah ! le gourmand ! s’écria Jack.

– Des truffes, en effet, répliqua en riant M. Zermatt, et où l’on trouve aussi ceux qui les déterrent…

– Sans oublier les panthères et les lions !… ajouta Betsie.

– Eh bien, de tout cela, déclara M. Wolston, il résulte qu’il ne faudra s’aventurer ni de ce côté ni d’un autre, sans prendre des précautions. Mais, puisque notre future colonie aura besoin de s’étendre au-delà de la Terre-Promise, il me paraît préférable d’en reconnaître l’intérieur au lieu d’en faire le tour par mer…

– Et avant que soit revenue la corvette, ajouta Ernest. À mon avis, même, le mieux sera de franchir le défilé de Cluse, de traverser la vallée de Grünthal, de manière à s’élever jusqu’aux montagnes qu’on aperçoit des hauteurs d’Eberfurt.

– Ne vous ont-elles pas paru fort éloignées ?… demanda M. Wolston.

– Oui… d’une dizaine de lieues environ… répondit Ernest.

– Je suis certaine qu’Ernest a déjà fait un plan de voyage, dit Annah Wolston en souriant.

– Je l’avoue, Annah, répondit le jeune homme, et il me tarde même de pouvoir établir une carte exacte de toute notre Nouvelle-Suisse.

– Mes amis, dit alors M. Zermatt, voici ce que je propose pour donner un commencement de satisfaction à M. Wolston.

– Accepté d’avance… répliqua Jack.

– Attends donc, impatient… Une douzaine de jours s’écouleront avant que les travaux de la seconde moisson nous réclament, et, si cela vous convient, nous en consacrerons la moitié à visiter la partie de l’île qui borde le rivage de l’est…

– Et alors, objecta Mme Wolston d’un ton peu approbateur, tandis que M. Zermatt, ses deux fils et M. Wolston seront en excursion, Mme Zermatt, Annah et moi, nous resterons seules à Felsenheim ?…

– Non, madame Wolston, répondit M. Zermatt, et la pinasse prendra tout le monde à bord…

– Quand partons-nous ?… s’écria Jack. Aujourd’hui…

– Pourquoi pas hier ?… répliqua M. Zermatt en riant.

– Puisque nous avons déjà reconnu l’intérieur de la baie des Perles, dit Ernest, il vaut mieux, en effet, suivre le rivage du levant. La pinasse se rendrait directement à la baie de la Licorne, et continuerait sa route en descendant vers le sud. Peut-être découvririons-nous l’embouchure d’une rivière, dont on essaierait de remonter le cours…

– C’est une excellente idée, affirma M. Zermatt.

– À moins, fit observer M. Wolston, qu’il ne fût préférable de faire le tour de l’île…

– Le tour ?… répondit Ernest. Eh ! il faudrait plus de temps que nous n’en avons, car, lors de notre première excursion à la vallée de Grünthal, on ne distinguait que l’arête bleuâtre des montagnes à l’horizon…

– Voilà précisément sur quoi il importe d’avoir un renseignement précis… insista M. Wolston.

– Et ce que nous devrions savoir depuis longtemps ! déclara Jack.

– C’est entendu, conclut M. Zermatt, et peut-être ce littoral présente-t-il l’embouchure d’une rivière qu’il sera possible de remonter, sinon avec la pinasse, du moins avec le canot.»

Ce projet accepté, on fixa le départ au surlendemain.

Trente-six heures, du reste, ce n’était pas trop demander pour les préparatifs. D’abord il convenait de mettre l’Élisabeth en état de faire le voyage, et, en même temps, il fallait pourvoir à la nourriture des animaux domestiques pendant une absence que des circonstances imprévues prolongeraient peut-être.

Donc, besogne assez longue pour les uns comme pour les autres.

M. Wolston et Jack s’occupèrent de visiter la pinasse, qui était mouillée au fond de la crique. Elle n’avait pas pris la mer depuis son voyage à la baie de la Licorne. Certaines réparations durent être faites, et M. Wolston s’y entendait. La navigation ne lui serait pas non plus chose nouvelle, et ne pouvait-on compter sur Jack, l’intrépide successeur de Fritz, qui manœuvrait l’Élisabeth comme le kaïak ?… Et même il y aurait lieu de réprimer son ardeur : elle risquait de le pousser à quelque imprudence.

M. Zermatt et Ernest, Mme Zermatt, Mme Wolston et Annah, chargés d’approvisionner les étables et la basse-cour, s’en acquittèrent avec soin. Il restait grande quantité des récoltes précédentes. En leur qualité d’herbivores, ni les buffles, ni l’onagre, ni les ânons, ni les vaches, ni l’autruche, ne manqueraient de rien. On assurerait également la nourriture des poules, oies, canards, du cormoran de Jenny, des deux chacals, du singe et des chiens. Seraient emmenés seulement Braun et Falb, car, au cours de cette excursion, il y aurait occasion de chasser, si la pinasse relâchait sur un point de la côte.

Il va de soi que ces dispositions nécessitèrent une visite aux métairies de Waldegg, de l’ermitage d’Eberfurt, de Zuckertop, de Prospect-Hill, où étaient répartis les divers animaux. On tenait à ce qu’elles fussent toujours disposées à recevoir les visiteurs pour quelques jours. Le chariot aidant, ce délai de trente-six heures, demandé par M. Zermatt, ne fut pas dépassé.

Au vrai, il n’y avait pas de temps à perdre. Les récoltes jaunissantes touchaient à leur maturité. La moisson n’aurait pu être retardée de plus d’une douzaine de jours, et nul doute que la pinasse fût de retour avant ce délai.

Enfin, dans la soirée du 14 mars, une caisse de viande conservée, un sac de farine de manioc, un baril d’hydromel, un tonnelet de vin de palme, quatre fusils, quatre pistolets, de la poudre, du plomb, des projectiles en quantité suffisante même pour les deux petites pièces de l’Élisabeth, des couvertures, du linge, des vêtements de rechange, des vareuses de toile cirée, des ustensiles de cuisine étaient mis à bord.

Tout étant prêt pour le départ, il n’y avait plus qu’à profiter, aux premières lueurs de l’aube, de la brise qui soufflerait de terre afin de remonter jusqu’au cap de l’Est.

Après une nuit tranquille, dès cinq heures du matin, les familles s’embarquèrent, accompagnées des deux jeunes chiens qui se livraient à mille gambades.

Lorsque les passagers eurent pris place sur le pont, le canot fut hissé à l’arrière. Puis, la brigantine, la misaine et le foc parés, M. Zermatt à la barre, M. Wolston et Jack aux écoutes, la pinasse chercha le vent, et, au-delà de l’îlot du Requin, ne tarda pas à perdre de vue les hauteurs de Felsenheim.