Seconde Patrie/XI

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Magasin d'éducation et de récréation (p. 211-240).
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XI

Avant la saison des pluies. – Visite aux métairies et aux îlots. – Premières bourrasques. — Les soirées à Felsenheim. – La chapelle. – La découverte d’Ernest et l’accueil qui lui est fait. – Prolongation du mauvais temps. – Deux coups de canon. – À l’îlot du Requin.

Quatre jours et demi, soit cent huit heures, telle avait été la durée de l’absence des hôtes de Felsenheim. Elle aurait pu se prolonger encore d’autant sans que les animaux domestiques en eussent souffert, leurs étables étant approvisionnées pour une longue période. Pendant cette excursion. M. Wolston aurait eu le temps de conduire l’exploration à la base de la chaîne dont il n’était plus très éloigné à la hauteur du barrage de la rivière. Très probablement même, il aurait proposé à M. Zermatt de séjourner trois ou quatre jours de plus au mouillage de la Montrose, si le canot n’eût trouvé obstacle à remonter son cours.

Au total, cette exploration ne laissait pas d’avoir eu quelque résultat. La pinasse avait pu reconnaître la côte orientale sur une dizaine de lieues à partir du cap de l’Est. En y ajoutant une égale étendue du littoral visité dans le nord jusqu’à la baie des Perles, voilà ce que l’on connaissait du contour de l’île. Quant à son périmètre à l’ouest et au sud, quel aspect il présentait, s’il limitait des régions arides ou fertiles, les deux familles ne seraient fixées à cet égard qu’après un voyage de circumnavigation, à moins que l’ascension des montagnes ne permît au regard d’embrasser la Nouvelle-Suisse entière.

Il est vrai, les probabilités étaient que la Licorne, en reprenant la mer, en eût relevé les dimensions et la forme. Donc, en cas que l’expédition projetée par M. Wolston ne donnât pas complète connaissance de l’île, il n’y aurait qu’à attendre le retour de la corvette anglaise pour être fixé à cet égard.

Maintenant, pendant sept à huit semaines, les travaux de fenaison et de moisson, le battage des grains, la vendange, l’engrangement des récoltes allaient occuper toutes les heures. M. Zermatt et ses compagnons ne devaient pas s’accorder un seul jour de chômage, s’ils voulaient que les métairies fussent en état avant la période assez troublée qui constituait l’hiver sous cette latitude de l’hémisphère austral.

Chacun se mit donc à l’œuvre, et, en premier lieu, les familles se transportèrent à Falkenhorst. Ce déplacement les rapprochait de Waldegg, de Zuckertop et de Prospect-Hill. L’habitation d’été ne manquait ni d’espace ni de confort, depuis que de nouvelles chambres avaient été installées entre les gigantesques racines du manglier, sans parler de l’étage aérien, si agréable au milieu de la verdure. À la base de l’arbre, une cour spacieuse était destinée aux animaux, avec étables et hangars, qu’entourait une impénétrable palissade de bambous et d’arbustes épineux.

Il est inutile d’indiquer par le détail les travaux qui furent entrepris et menés à bonne fin durant ces deux mois. Il fallut se rendre d’une métairie à l’autre, emmagasiner les céréales et les fourrages, cueillir les fruits en pleine maturité, tout disposer pour que la gent emplumée des basses-cours n’eût rien à redouter des intempéries de la mauvaise saison.

À noter que, grâce aux irrigations du lac des Cygnes abondamment alimenté par le canal, le rendement cultural s’était sensiblement accru. Ce district de la Terre-Promise aurait pu assurer l’existence d’une centaine de colons, et l’on comprend que ses hôtes fussent accablés de besogne, s’ils n’en voulaient rien perdre.

En prévision des troubles atmosphériques qui allaient durer de huit à neuf semaines, il y eut lieu d’aviser à préserver les métairies des dégâts de la pluie ou du vent. Les barrières des enclos, les portes et les fenêtres des habitations, furent hermétiquement fermées, calfeutrées, consolidées au moyen d’arcs-boutants; les toitures, chargées de blocs pesants, pourraient résister aux violentes rafales de l’est. Mêmes précautions furent prises en ce qui concernait les hangars, les granges, les étables, les poulaillers, dont les occupants à quatre ou deux pattes étaient trop nombreux pour être ramenés dans les communs de Felsenheim.

Il va sans dire également que les aménagements des îlots de la Baleine et du Requin furent mis en état de résister à ces redoutables bourrasques, auxquelles leur situation près du littoral les exposait plus directement.

Sur l’îlot de la Baleine, les arbres résineux, les pins maritimes à verdure persistante, formaient maintenant d’épais massifs. Les pépinières de cocotiers et autres essences, depuis que des haies d’épines les défendaient, avaient prospéré. Plus rien à redouter désormais de ces centaines de lapins qui, dans les premiers temps, dévoraient tous les germes. Les herbes marines fournissaient assez de nourriture à ces voraces rongeurs, – entre autres le « fucus saccharinus », dont ils se montraient très friands. Assurément, Jenny ne pourrait que trouver parfaite la tenue de l’îlot dont M. Zermatt lui avait octroyé l’entière possession.

Quant à l’îlot du Requin, les plantations de mangliers, de cocotiers et de pins n’y laissaient rien à désirer. Il convint de consolider les enclos réservés aux antilopes en train de se domestiquer. Herbes et feuilles, qui forment la nourriture de ces ruminants, ne manqueraient pas durant l’hiver, – l’eau douce non plus, grâce à la source intarissable découverte à l’extrémité de l’îlot. M. Zermatt avait fait construire un hangar central en fortes planches, dans lequel étaient emmagasinées des provisions de toutes sortes. Enfin la batterie, établie sur le plateau du monticule, était abritée par une solide toiture, protégée par les arbres verts et que dominait le mât de pavillon.

Le jour de cette visite, suivant les habitudes prises au début comme au terme de la saison pluvieuse, Ernest et Jack tirèrent les deux coups de canon réglementaires. Et, cette fois, aucune détonation ne se fit entendre du large, contrairement à ce qui avait eu lieu six mois avant, après l’arrivée de la corvette anglaise.

Lorsque les deux pièces eurent reçu de nouvelles gargousses avec leurs étoupilles, Jack s’écria:

« Maintenant, ce sera notre tour de répondre à la Licorne, quand elle saluera la Nouvelle-Suisse, et avec quelle joie nous lui enverrons notre réponse ! »

Bref, les dernières récoltes, froment, orge, seigle, riz, maïs, avoine, millet, manioc, sagou, patates, ne tardèrent pas à être rentrées dans les granges et magasins de Felsenheim. Pois, haricots, fèves, carottes, navets, poireaux, laitues, chicorées seraient fournis avec abondance par le potager, car l’assolement l’avait rendu extraordinairement productif. Pour les cannes à sucre et les arbres fruitiers, champs et plantations étaient à portée de l’habitation sur les deux rives du cours d’eau. La vendange du vignoble de Falkenhorst fut faite en temps voulu, et, en ce qui concernait l’hydromel, le miel ne manquait pas ni les épices et les gâteaux de seigle destinés à aider sa fermentation. On avait aussi abondance du vin de palmier, sans parler de la réserve du vin des Canaries. Quant à l’eau-de-vie laissée par le lieutenant Littlestone, plusieurs fûts occupaient le frais sous-sol de la cave rocheuse. Le combustible du fourneau de la cuisine était fourni par le bois sec entassé dans les bûchers, et, d’ailleurs, les bourrasques se chargeraient de semer les branches sur les grèves de Felsenheim, en outre de celles que la marée montante poussait aux plages de la baie du Salut. Au surplus, il n’était pas question d’employer ce combustible au chauffage du salon et des chambres. Entre les tropiques, sous le dix-neuvième parallèle, le froid n’est jamais à redouter. Le feu, c’était pour la cuisson, les lessives et autres opérations de ménage.

La seconde quinzaine de mai arriva, et il était temps que ces travaux fussent terminés. Aucune illusion à se faire sur les indices avant-coureurs du prochain mauvais temps. Au coucher du soleil, le ciel commençait à se couvrir de brumes qui s’épaississaient de jour en jour. Le vent tendait à s’établir dans l’est, et, lorsqu’il soufflait de cette direction, toutes les tempêtes du large se précipitaient violemment sur l’île.

Avant de venir s’enfermer à Felsenheim, M. Zermatt voulut consacrer la journée du 24 à une excursion à l’ermitage d’Eberfurt, à laquelle M. Wolston et Jack prendraient part.

Il convenait de s’assurer si le défilé de Cluse était assez solidement clos pour que les fauves ne pussent le franchir. Rien de plus indispensable que de prévenir une irruption dont le résultat eût été le ravage complet des plantations.

Cette métairie, la plus éloignée sur la limite du district, se trouvait environ à trois lieues de Felsenheim.

Les visiteurs, montés sur le buffle, l’onagre et l’autruche, arrivèrent à l’ermitage d’Eberfurt en moins de deux heures. Les clôtures furent trouvées en bon état ; mais il parut prudent de renforcer de quelques épaisses traverses l’entrée de Cluse. Aucune invasion de carnassiers ou de pachydermes ne serait à redouter, tant qu’ils ne pourraient pas franchir le défilé.

On ne vit, d’ailleurs, nulle trace suspecte, et, il faut l’avouer, au vif regret de Jack. L’ardent chasseur se promettait toujours de capturer au moins un jeune éléphant. Après l’avoir apprivoisé, domestiqué, employé aux gros charrois, il saurait bien l’assujettir au transport de sa propre personne.

Enfin, à la date du 25, dès que les premières pluies commencèrent à s’abattre sur l’île, les familles, ayant définitivement quitté Falkenhorst, s’étaient installées à Felsenheim.

Aucun pays n’eût offert une demeure plus sûre, à l’abri de toutes les intempéries, et aussi d’une disposition plus agréable. Que d’embellissements depuis le jour où le marteau de Jack avait « percé la montagne » ! La grotte de sel était devenue une confortable habitation. À la partie antérieure du massif rocheux, toujours même arrangement des chambres en enfilade, percées de portes et de fenêtres. La bibliothèque, chère à Ernest, avec ses deux baies ouvertes vers le levant du côté du ruisseau des Chacals, était dominée par un élégant pigeonnier. Le vaste salon aux fenêtres tendues d’étoffe verte enduite d’une légère couche de caoutchouc, meublé des principaux objets, tables, chaises, fauteuils, canapés, retirés de la dunette du Landlord, continuait à servir d’oratoire en attendant que M. Wolston eût bâti sa chapelle.

Au-dessus des chambres régnait une terrasse, à laquelle accédaient deux sentiers, et par-devant se développait une galerie couverte d’un toit en appentis, que supportaient quatorze piliers de bambou. Le long de ces piliers serpentaient des rejetons de poivriers et autres arbustes, qui répandaient une suave odeur de vanille, entremêlés de lianes et de plantes grimpantes alors en pleine verdure.

De l’autre côté de la grotte, en remontant le cours du ruisseau, s’étendaient les jardins particuliers de Felsenheim. Entourés de haies épineuses, ils se divisaient en carrés de légumes, en corbeilles de fleurs, en plantations d’arbres à fruits, pistachiers, amandiers, noyers, orangers, citronniers, bananiers, goyaviers, toutes les essences des pays chauds. Quant aux arbres des climats tempérés de l’Europe, les cerisiers, les poiriers, les merisiers, les figuiers, il suffisait de se rendre à la grande allée pour les trouver en bordure jusqu’à Falkenhorst.

Depuis treize ans, bien des saisons pluvieuses s’étaient passées dans cette habitation, qui jamais n’avait eu à souffrir ni du vent ni de la mer. Quelques semaines allaient s’y écouler en les mêmes conditions, mais avec de nouveaux hôtes. Manqueraient, il est vrai, Fritz, François et cette aimable Jenny, la joie et l’animation de ce petit monde.

À partir du 25, les pluies ne cessèrent plus. En même temps s’abattaient les rafales cinglantes et sifflantes qui chassaient du large par-dessus les plateaux du cap de l’Est. Toute excursion fut alors interdite, et il n’y eut plus qu’à poursuivre les divers travaux de l’intérieur. Besogne importante, ces soins à donner aux animaux, buffles, onagres, vaches, veaux, ânons, aux bêtes admises dans l’intimité, le singe Knips II, le chacal Jager, puis le chacal et le cormoran de Jenny, toujours très choyés à cause d’elle. Enfin, c’étaient les détails du ménage, la confection des conserves, puis, lorsqu’une éclaircie rare et courte le permettait, la pêche à l’embouchure du ruisseau des Chacals et au pied des roches de Felsenheim.

Dans la première semaine de juin, il y eut redoublement de bourrasques, pluies fines qui se tendaient sur le ciel en mailles serrées, et aussi pluies d’orage qui tombaient en multiples clochettes sur le sol. Impossible de sortir sans s’être revêtu de capotes imperméables.

Tous les environs, le potager, les plants, les champs, étaient accablés sous ces torrentielles averses, et du haut des parements du massif de Felsenheim se dégorgeaient mille filets liquides avec un bruit de cascades.

Bien que personne ne mît le pied dehors, à moins que ce ne fût absolument nécessaire, les heures s’écoulaient sans ennui. Il régnait entre les familles une parfaite entente, une identité de vues qui n’occasionnait jamais de discussions. Inutile d’insister sur l’amitié sincère qu’éprouvaient l’un pour l’autre MM. Zermatt et Wolston et affirmée depuis six mois déjà dans toutes les relations de la vie commune. Il en était de même des deux mères dont les qualités et les aptitudes se complétaient. Enfin, il y avait ce boute-en-train de Jack. Toujours gai, toujours en éveil, toujours en quête d’aventures, il ne maugréait que contre l’impossibilité de satisfaire ses instincts de chasseur.

En ce qui concerne Ernest et Annah, leurs parents n’en étaient point à observer qu’un sentiment plus vif que celui de l’amitié les attirait l’un vers l’autre. La jeune fille, alors âgée de dix-sept ans, un peu sérieuse et réfléchie, devait nécessairement plaire au sérieux et réfléchi jeune homme, lequel n’aurait su lui déplaire, étant fort agréable de sa personne. Les Zermatt et les Wolston ne pouvaient envisager qu’avec plaisir cette éventualité d’une union dans un avenir plus ou moins rapproché, – union qui resserrerait les liens des deux familles. Du reste, il n’était question de rien. On laissait aller les choses. Tout cela s’arrangerait au retour de la Licorne, qui ramènerait Fritz et Jenny mari et femme. Si quelques malicieuses allusions se produisaient, elles venaient de ce coquin de Jack. D’ailleurs, entêté dans ses idées de célibataire, il ne se montrait point jaloux d’Ernest.

Pendant les repas, pendant les soirées, c’étaient invariablement les absents qui faisaient l’objet de la conversation. On n’oubliait ni le colonel Montrose, ni James et Suzan Wolston, ni Doll, ni François, ni aucun de ceux qui allaient faire de la Nouvelle-Suisse leur Seconde Patrie.

Un soir, M. Zermatt établit le calcul suivant:

« Mes amis, nous voici au 15 juin. Puisque la Licorne est partie depuis le 20 octobre de l’année dernière, cela donne huit mois bien comptés… Elle doit donc être sur le point de quitter les mers d’Europe pour l’océan Indien.

– Qu’en penses-tu, Ernest ?… demanda Mme Zermatt.

– Je pense, répondit celui-ci, en tenant compte de sa relâche au Cap, que la corvette a pu arriver en trois mois dans un port d’Angleterre. Or, elle devra employer le même temps à revenir, et puisqu’il était convenu qu’elle serait de retour dans un an, c’est qu’elle aura dû rester une demi-année en Europe. J’en conclus donc qu’elle s’y trouve encore…

– Mais sans doute sur le point de prendre la mer… fit observer Annah.

– C’est probable, ma chère Annah, répondit Ernest.

– Après tout, il serait possible qu’elle eût abrégé son séjour en Angleterre… dit Mme Wolston.

– Possible, assurément, répliqua M. Wolston, bien que six mois ne soient pas un trop long délai pour ce qu’elle avait à faire… Nos lords de l’Amirauté ne sont pas très expéditifs…

– Cependant, dit M. Zermatt, lorsqu’il s’agit d’une prise de possession…

– Ça va vite !… s’écria Jack. En somme, savez-vous que c’est un beau cadeau que nous faisons à votre pays, monsieur Wolston…

– J’en conviens, mon cher Jack.

– Et pourtant, reprit le jeune homme, quelle occasion c’était pour notre vieille Helvétie de débuter dans la carrière de l’expansion coloniale… une île qui possède toutes les richesses animales et végétales de la zone torride… une île si admirablement placée en pleine mer des Indes pour le commerce avec l’extrême Asie et le Pacifique…

– Voilà notre Jack qui s’emballe comme s’il était monté sur Brummer ou Leichtfus !… dit M. Wolston.

– Voyons, Ernest, demanda Annah, que doit-on déduire de vos calculs relativement à la Licorne ?…

– C’est que, dans les premiers jours de juillet au plus tard, la corvette mettra à la voile pour revenir avec nos regrettés absents et les colons qui se seront décidés à les suivre. Comme elle fera relâche au Cap, ma chère Annah, cette relâche la retiendra vraisemblablement jusque vers la moitié du mois d’août. Aussi je ne m’attends pas à la voir paraître à la hauteur du cap de l’Espoir-Trompé avant la mi-octobre…

– Encore quatre interminables mois !… murmura Mme Zermatt. Que de patience quand on songe qu’ils sont sur mer, tous ceux que l’on aime !… Dieu les protège ! »

Si les femmes ne perdaient pas une heure, occupées des travaux du ménage, il n’en faudrait pas conclure que les hommes fussent oisifs. Le plus souvent on entendait les grondements de la forge et les ronronnements du tour. Mécanicien fort habile, M. Wolston, aidé de M. Zermatt, parfois d’Ernest, moins souvent de Jack, qui était toujours dehors à la moindre éclaircie, fabriquait nombre d’objets d’utilité courante destinés à compléter le matériel de Felsenheim.

Un projet, discuté à fond et finalement arrêté, ce fut celui qui concernait l’érection d’une chapelle. La question de l’emplacement donna lieu à quelques débats. Pour les uns, il devait être choisi face à la mer, sur une des falaises du littoral, à moitié chemin de Felsenheim et de Falkenhorst, de manière que l’on pût s’y rendre de chacune de ces habitations sans avoir une longue route à faire. Pour les autres, la chapelle eût été trop exposée, en cet endroit, aux bourrasques du large, et il semblait préférable de l’ériger près du ruisseau des Chacals, en aval de la cascade. Mais Mmes Zermatt et Wolston trouvèrent, non sans raison, que cette place serait trop éloignée. Aussi fut-il décidé de construire la chapelle à l’extrémité du potager, sur un emplacement très abrité par la hauteur des roches.

M. Wolston émit alors l’idée d’employer des matériaux plus solides et plus durables que le bois et les bambous. Pourquoi ne pas se servir de blocs de calcaire, ou même des galets de la plage, ainsi que cela se voit dans les villages maritimes ? Quant aux coquillages, aux madrépores, très nombreux sur les grèves, après avoir été portés au rouge, afin d’en chasser l’acide carbonique, ils se transformeraient en chaux. Donc, lorsque le temps le permettrait, on s’occuperait de ce travail, et deux à trois mois suffiraient pour qu’il fût terminé à la satisfaction générale.

Avec le mois de juillet, au cœur de la saison pluvieuse sous cette latitude, les troubles atmosphériques redoublèrent d’intensité. Le plus souvent, il devint impossible de se hasarder au dehors. Les grains, les rafales, fouettaient le littoral avec une impétuosité dont on ne saurait avoir l’idée. C’était comme un acharnement de mitraille, lorsque la grêle s’y mêlait. La houle se soulevait en énormes lames déferlantes, dont le fracas se répercutait dans les creux de la côte. Que de fois leurs embruns, passant par-dessus la falaise, retombèrent en épaisses nappes au pied des arbres ! Il y eut certaines heures où, par la concordance du vent et de la marée, une sorte de mascaret se produisit, qui refoulait les eaux du ruisseau des Chacals jusqu’au pied de la chute. M. Zermatt ne fut pas sans inquiétude pour les champs voisins. Il fallut même couper la conduite qui reliait le ruisseau au lac des Cygnes, dont le trop-plein eût noyé les environs de Waldegg. La situation de la pinasse et de la chaloupe, au fond de la crique, inspira aussi des craintes. Maintes fois on dut s’assurer que les ancres tenaient bon et doubler les amarres, afin d’éviter tout choc avec les roches. De ce chef, il n’y eut en somme aucun dommage. Mais en quel état devaient être les métairies, principalement Waldegg, Prospect-Hill, plus exposées que les autres, eu égard à leur proximité de ce littoral que l’ouragan battait avec une effroyable fureur ?

Aussi M. Zermatt, Ernest, Jack et M. Wolston voulurent-ils profiter d’un jour de répit afin de remonter jusqu’au cap de l’Espoir-Trompé.

Les craintes n’étaient que trop justifiées. Les deux métairies avaient déjà souffert, et elles exigeraient des travaux confortatifs qui ne pouvaient être entrepris à cette époque et furent remis à la fin de la mauvaise saison.

C’était dans la salle de la bibliothèque que les familles passaient d’ordinaire leurs soirées. On sait que les livres n’y manquaient pas, ni ceux qui provenaient du Landlord, ni les ouvrages plus modernes offerts par le lieutenant Littlestone, récits de voyages, ouvrages d’histoire naturelle, zoologie et botanique, lus et relus par Ernest, ni enfin ceux qui appartenaient à M. Wolston, manuels de mécanique, de météorologie, de physique, de chimie. Il y avait jusqu’à des histoires de chasse aux Indes et en Afrique, qui donnaient à Jack une irrésistible envie de partir pour ces pays-là !

Tandis que la tempête mugissait au dehors, la lecture se faisait à haute voix. On causait, tantôt en anglais, tantôt en allemand, – deux langues que les uns et les autres parlaient à présent d’une manière courante, non sans que les dictionnaires fussent quelquefois feuilletés. Il y avait des soirées où l’on employait uniquement soit le langage de la Grande-Bretagne, soit celui de la Suisse allemande, et aussi, mais avec moins de facilité, celui de la Suisse française. Ernest et Annah avaient fait seuls de grands progrès dans l’étude de cette belle langue, si nette, si précise, si souple, si propice à l’inspiration des poètes, et qui s’approprie avec tant de justesse à tout ce qui concerne les sciences et les arts. C’était même un plaisir d’entendre parler le français au jeune homme et à la jeune fille, bien qu’on ne les comprît pas toujours.

Il a été dit que le mois de juillet était le plus éprouvé en cette partie de l’océan Indien. Lorsque les tourmentes se modéraient, survenaient d’épais brouillards qui enveloppaient l’île entière. Un navire, passant à quelques encablures seulement, n’aurait pu apercevoir ni les hauteurs du centre ni les caps du littoral. Ces brumes devaient s’étendre bien au-delà en direction de l’est. Aussi pouvait-on craindre que quelque bâtiment vînt se perdre au milieu de ces parages, comme le Landlord et la Dorcas… L’avenir imposerait certainement aux nouveaux colons la nécessité d’éclairer les côtes de la Nouvelle-Suisse, dont l’atterrissement serait très facilité, au moins par le nord.

« Et pourquoi ne construirions-nous pas un phare ?… dit Jack. Voyons… un phare sur le cap de l’Espoir-Trompé, par exemple, et un autre sur le cap de l’Est ?… Avec le feu de l’îlot du Requin, les navires rallieraient sans peine la baie du Salut…

– Cela se fera, mon cher enfant, répondit M. Zermatt, car tout se fait avec le temps. Par bonheur, le lieutenant Littlestone n’a besoin ni de phares pour reconnaître notre île, ni de feux pour venir mouiller en face de Felsenheim.

– Enfin, reprit Jack, nous serions bien capables, j’imagine, d’éclairer le littoral…

– Décidément, il ne doute de rien, notre ami Jack !… ne put s’empêcher de dire M. Wolston.

– Et pourquoi douterais-je, monsieur Wolston, après tout ce que nous avons fait jusqu’ici et tout ce que nous pourrions faire encore sous votre direction ?…

– Vous entendez le compliment, mon cher ami ?… dit M. Zermatt.

– Et je n’oublie ni Mme Wolston, ajouta Jack, ni même Annah…

– Dans tous les cas, répondit la jeune fille, à défaut de savoir, je ne pécherais pas par manque de bonne volonté.

– Et avec de la bonne volonté… continua Ernest.

– On élève des phares de deux cents pieds au-dessus du niveau de l’Océan !… riposta Jack. Aussi je compte bien sur pour poser la première pierre…

– Quand vous voudrez, mon cher Jack!…» répondit en riant la jeune fille.

Il est opportun de rapporter ici une conversation qui fut tenue dans la matinée du 25 juillet.

M. et Mme Zermatt se trouvaient dans leur chambre, lorsque Ernest vint les y rejoindre, l’air plus sérieux encore que d’habitude, et son œil brillant d’un vif éclat.

Il désirait faire part à son père d’une découverte dont, à son avis, l’exploitation pouvait avoir dans l’avenir des résultats de la plus haute importance.

Ernest tenait à la main un objet qu’il remit à M. Zermatt, après l’avoir regardé une dernière fois.

C’était un de ces cailloux ramassés dans le ravin, lors de l’excursion entreprise avec le canot, en compagnie de M. Wolston, sur le haut cours de la rivière Montrose.

M. Zermatt prit ce caillou, dont la pesanteur l’étonna tout d’abord. Puis il demanda à son fils pour quel motif il le lui apportait avec tant de mystère.

« C’est qu’il vaut la peine qu’on ait pour lui quelques égards, répondit Ernest.

– Et à quel propos ?…

– Parce que ce caillou est une pépite…

– Une pépite ?… » répliqua M. Zermatt.

Et, s’approchant de la fenêtre, il se mit à la regarder en meilleur jour.

« Je suis certain de ce que j’avance, affirma Ernest. Je l’ai étudié, ce caillou, j’en ai analysé quelques parcelles, et je puis certifier qu’il est en grande partie composé d’or à l’état natif…


– Es-tu certain de ne pas te tromper, mon fils ?… demanda M. Zermatt.

– Oui… père… oui ! »

Mme Zermatt avait écouté ce dialogue sans prononcer une parole, sans même tendre la main pour prendre le précieux objet, dont la découverte ne semblait lui inspirer que de l’indifférence.

« Or, continua Ernest, en remontant comme en redescendant le ravin de la Montrose, j’ai remarqué nombre de cailloux de cette espèce. Il est donc constaté que les pépites abondent dans ce coin de l’île…

– Et que nous importe ?… » dit Mme Zermatt.

M. Zermatt regarda sa femme, sentant tout le dédain de cette réponse.

« Mon cher Ernest, dit-il alors, tu n’as parlé à personne de ta découverte ?…

– À personne.

– Je t’approuve… non pas que je n’aie confiance en ton frère en M. Wolston… Mais ce secret mérite que l’on réfléchisse de le divulguer…

– Qu’y a-t-il donc à craindre, père ?… dit Ernest.

– Rien pour le présent, mais pour l’avenir de la future colonie !… Que l’on apprenne l’existence de ces terrains aurifères, que l’on sache la Nouvelle-Suisse riche de pépites, les chercheurs d’or accourront en foule et, à leur suite, se déclareront tous les maux, tous les désordres, tous les crimes qu’entraîne la conquête de ce métal !… Assurément, il est à croire que ce qui ne t’a pas échappé, Ernest, n’échappera pas à d’autres, et que les gisements de la Montrose seront un jour reconnus… Eh bien, que ce soit le plus tard possible… Tu as bien fait de garder ce secret, mon fils, et nous le garderons aussi…

– C’est sagement parler, mon ami, ajouta Mme Zermatt, et je ne puis qu’approuver tes paroles… Non ! ne disons rien, et ne retournons pas à ce ravin de la Montrose… Laissons faire le hasard, ou plutôt Dieu qui dispose des trésors de ce monde et les distribue à son gré ! »

Le père, la mère, le fils restèrent pensifs quelques instants, fermement résolus d’ailleurs à ne point mettre à profit cette découverte, à laisser ces cailloux sur le sol où ils gisaient. L’aride région, comprise entre l’amont de la rivière et la base de la chaîne, n’attirerait pas de longtemps les nouveaux habitants de l’île, et bien des malheurs seraient évités sans aucun doute.

La mauvaise saison battait son plein. Il fallut patienter pendant trois semaines encore. Il semblait que les beaux jours dussent être tardifs cette année. Après vingt-quatre heures de répit, les bourrasques reprenaient avec plus de force, sous l’influence des troubles atmosphériques qui bouleversaient le nord de l’océan Indien. On était maintenant en août. Si ce mois n’est que le février de l’hémisphère septentrional, à cette époque du moins, entre les tropiques et l’équateur, les pluies et les vents commencent d’ordinaire à faiblir, l’espace à se dégager des épaisses vapeurs.

« Depuis douze ans, dit un jour M. Zermatt, nous n’avons jamais éprouvé une si longue série de rafales… Et même, de mai à juillet, il y avait des semaines d’accalmie… Quant au vent d’ouest, il se rétablissait dès le début du mois d’août…

– Ma chère Merry, ajouta Mme Zermatt, vous allez prendre une fâcheuse idée de notre île…

– Rassurez-vous, Betsie, répondit MmeWolston. En notre pays d’Angleterre, est-ce que nous ne sommes pas habitués au mauvais temps pendant la moitié de l’année ?…

– N’importe, déclara Jack, c’est abominable… un mois d’août pareil dans la Nouvelle-Suisse !… Depuis trois semaines, je devrais être en chasse, et tous les matins mes chiens nie demandent ce que cela signifie !

– Cette période va bientôt prendre fin, affirma Ernest. Si j’en crois le baromètre et le thermomètre, nous ne tarderons pas à entrer dans la période des orages qui termine habituellement la saison pluvieuse.

– Quoi qu’il en soit, reprit Jack, cet abominable temps se prolonge trop… Ce n’est pas ce que nous avions promis à M. et Mme Wolston, et je suis sûr qu’Annah nous reproche de l’avoir trompée…

– Non… Jack… non…

– Et qu’elle voudrait s’en aller ! »

Les yeux de la jeune fille répondirent pour elle. Ils disaient combien elle se trouvait heureuse de cette cordiale hospitalité de la famille Zermatt. Son espoir était que jamais rien ne les en séparerait, ses parents et elle !…

Ainsi que l’avait observé Ernest, cette saison des pluies s’achevait généralement par de violents orages qui duraient de cinq à six jours. Le ciel était alors tout incendié d’éclairs, suivis de coups de foudre, à faire croire que s’effondrait la voûte étoilée, et répercutés par les multiples échos du littoral.

Ce fut le 17 août que ces orages s’annoncèrent avec un relèvement de la température, un alourdissement de l’atmosphère, un amoncellement de gros nuages dans le nord-ouest, nuages livides qui dénotaient une haute tension électrique.

Felsenheim, abrité sous sa carapace rocheuse, défiait le vent et la pluie. On n’avait pas à y craindre ces chutes de foudre, si redoutables en pleine campagne ou au milieu de bois qui attirent si facilement le fluide. Sans doute, Mme Zermatt, Mme Wolston, Annah n’échappaient pas à l’impression toute physique que produisent les orages, même quand on peut impunément les braver, mais elles ne s’en effrayaient pas outre mesure.

Le surlendemain, dans la soirée, l’espace fut troublé par le plus terrible de ces météores qui eût éclaté jusque-là. Tous, réunis dans la salle de la bibliothèque, se redressèrent au fracas d’un coup de tonnerre sec et déchirant qui se prolongea en longs roulements à travers les hautes zones du ciel.

Puis, après l’intervalle d’une minute, un profond silence régna au dehors.

À n’en pas douter, la foudre venait de tomber non loin de Felsenheim.

En cet instant, une détonation se fit entendre.

« Qu’est-ce donc ?… s’écria Jack.

– Ce n’est pas le tonnerre… dit M. Zermatt.

– Assurément non, répondit M. Wolston, qui s’approcha de la fenêtre.

– Est-ce un coup de canon qui vient d’être tiré au large de la baie ?… » demanda Ernest.

On écouta, le cœur haletant. Peut-être y avait-il erreur… une illusion d’acoustique… quelque dernier éclat de la foudre à travers l’espace ?… Mais si c’était la décharge d’une bouche à feu, c’est qu’un bâtiment se trouvait en vue de l’île, poussé par la tempête, peut-être en perdition.

Un second coup retentit. C’était le même bruit, donc à la même distance, et, cette fois, aucun éclair ne l’avait précédé…

« Encore un… répéta Jack, et, pour celui-là, aucun doute, je pense…

– En effet, affirma M. Wolston, c’est un coup de canon que nous venons d’entendre ! »

Aussitôt, Annah de courir vers la porte, en s’écriant, comme malgré elle :

« La Licorne… ce ne peut être que la Licorne ! »

Il y eut quelques secondes d’une silencieuse stupeur. La Licorne en vue de l’île… demandant du secours ?… Non… non !… Qu’un navire eût été poussé dans le nord-est, un navire désemparé, drossé contre les récifs du cap de l’Espoir-Trompé ou du cap de l’Est, on pouvait le supposer. Mais que ce fût la corvette anglaise, c’était inadmissible. Il aurait fallu que son départ d’Europe remontât à trois mois déjà et qu’elle eût considérablement abrégé son séjour en Angleterre… Non… non !… Et M. Zermatt l’affirmait avec tant de conviction que tous se rangèrent à son opinion : ce ne pouvait être la Licorne !

Toutefois il n’en était pas moins affreux de penser qu’un bâtiment était en détresse à peu de distance de l’île… que la bourrasque le chassait sur l’écueil où s’était brisé le Landlord… qu’il demandait vainement du secours…

MM. Zermatt et Wolston, Ernest et Jack sortirent sous la pluie et gravirent l’épaulement au revers de Felsenheim.

Tel était l’obscurcissement de l’espace que le rayon de vue se bornait à quelques toises du côté de la mer. Tous quatre durent rentrer presque aussitôt sans avoir rien aperçu à la surface de la baie du Salut.

« Et d’ailleurs, que pourrions-nous faire pour ce bâtiment ?… demanda Jack.

– Rien, répondit M. Zermatt.

– Prions pour les malheureux qui sont en péril, dit Mme Wolston, et que le Tout-Puissant les protège!»

Les trois femmes s’agenouillèrent près de la fenêtre, et les hommes demeurèrent courbés près d’elles.

Comme aucune autre décharge d’artillerie ne se fit entendre, il fallut en conclure ou que le navire s’était perdu corps et biens, ou qu’il avait passé au large de l’île.

Personne, cette nuit-là, ne quitta la grande salle, et, dès que le jour reparut, l’orage ayant cessé, tous se précipitèrent hors de l’enclos de Felsenheim.

Il n’y avait aucune voile en vue, ni dans la baie du Salut, ni dans le bras de mer compris entre le cap de l’Espoir-Trompé et le cap de l’Est.

On n’apercevait rien non plus d’un navire qui se fût fracassé contre l’écueil du Landlord, à trois lieues de là.

« Allons à l’îlot du Requin… dit Jack.

– Tu as raison, répondit M. Zermatt. Du haut de la batterie, nos regards porteront plus loin…

– D’ailleurs, ajouta Jack, c’est ou jamais le cas de tirer quelques coups de canon !… Qui sait s’ils ne seront pas entendus au large et suivis d’une réponse ?… »

La difficulté serait évidemment de gagner l’îlot du Requin, car la baie devait encore être profondément troublée. Mais, en somme, la distance n’était que d’une lieue environ, et la chaloupe pouvait s’y risquer.

Mmes Wolston et Zermatt, dévorant leurs inquiétudes, ne voulurent point s’opposer à ce projet. Il y allait, peut-être, du salut de leurs semblables.

À sept heures, la chaloupe quitta la petite crique. MM. Zermatt et Wolston, Ernest et Jack nageaient avec vigueur, aidés par le jusant. Quelques paquets de mer qu’ils reçurent par l’avant ne leur firent point rebrousser chemin.

Dès que l’îlot eut été atteint, tous les quatre prirent pied sur les basses roches.

Quel changement, quels dégâts !… Ça et là, des arbres déracinés par le vent, les enclos des antilopes renversés, les animaux effarés accourant de toutes parts !

M. Zermatt et ses compagnons arrivèrent à la base du monticule de la batterie, et Jack, naturellement, fut le premier à paraître au sommet.

« Venez… venez !… » criait-il d’une voix impatiente.

M. Zermatt, M. Wolston et Ernest se hâtèrent de le rejoindre.

Le hangar sous lequel s’allongeaient les deux pièces avait été incendié pendant la nuit, et n’offrait plus que des débris qui fumaient encore. Le mât de pavillon, fendu sur toute sa longueur, gisait au milieu d’un amas d’herbes et de broussailles à demi consumées. Quant aux arbres, dont les branchages s’entrecroisaient au-dessus de la batterie, ils étaient fracassés jusqu’aux racines, et l’on voyait la trace des flammes qui avaient dévoré leurs hautes branches.

Les deux caronades étaient sur les affûts, trop lourdes pour que la bourrasque eût pu les renverser.

Ernest et Jack avaient apporté des étoupilles, et s’étaient même munis de plusieurs gargousses, afin de pouvoir continuer à tirer, si des détonations venaient du large.

Jack, posté près de la première pièce, y mit le feu.

L’étoupille brûla jusqu’à l’orifice de la lumière, mais le coup ne partit pas.

« La charge était éventée, fit observer M. Wolston, et elle n’a pu s’enflammer…

– Changeons-la, répondit M. Zermatt. Jack, prends l’écouvillon, et tâche de débourrer la pièce… Puis tu y placeras une nouvelle gargousse.»

Mais lorsque l’écouvillon eut été introduit dans la pièce, il en atteignit le fond, à la grande surprise de Jack. L’ancienne gargousse, qui avait été placée à la fin de la belle saison, ne s’y trouvait plus. Il en était de même pour la seconde pièce.

« Elles ont donc été tirées ?… s’écria M. Wolston.

– Tirées ?… répéta M. Zermatt.

– Oui… toutes les deux… reprit Jack.

– Mais par qui ?…

– Par qui ?… répondit Ernest, après une rapide réflexion, mais par le tonnerre en personne.

– Le tonnerre ?… répliqua M. Zermatt.

– Sans doute, père… Le dernier coup de foudre que nous avons entendu hier est tombé sur le monticule… Le hangar a brûlé et, quand le feu a atteint les deux pièces, les deux coups sont partis l’un après l’autre… »

Cette explication s’imposait, en présence des débris incendiés qui jonchaient le sol. Mais par quelles heures d’anxiété avaient passé les hôtes de Felsenheim pendant cette interminable nuit d’orage !

« Voyez-vous ce tonnerre qui se fait artilleur… s’écria Jack, ce Jupiter tonnant qui se mêle de ce qui ne le regarde pas ! »

Les caronades ayant été rechargées, la chaloupe quitta l’îlot du Requin, où M. Zermatt aurait à reconstruire le hangar, dès que le temps le permettrait.

Ainsi donc, aucun navire n’avait paru sur les parages de l’île pendant la nuit précédente, aucun bâtiment n’était venu se perdre contre les récifs de la Nouvelle-Suisse.