Seconde Patrie/XVI

La bibliothèque libre.
Magasin d'éducation et de récréation (p. 324-340).
◄  XV.

XVI

Récit de Jack. – Perdu dans la forêt. – Les sauvages sur l’île. – Inquiétudes croissantes. – Le retard de la Licorne. – Trois semaines d’attente. – À la petite chapelle de Felsenheim.

Les deux familles rentrèrent dans la salle à manger, le cœur débordant de joie, en dépit de la très inquiétante nouvelle apportée par Jack !… On ne songeait qu’à ceci : Jack était de retour !

Et pourtant aurait-on pu imaginer un événement plus grave !… Des sauvages fréquentaient la côte de la Nouvelle-Suisse !… Et, ainsi qu’il y eut lieu de le reconnaître, cette légère vapeur entrevue par M. Wolston, lorsque la pinasse avait quitté l’embouchure de la rivière Montrose, puis, lorsqu’il se trouvait à la cime du pic, c’était la fumée d’un campement établi sur cette partie du littoral…

Jack tombait d’inanition. Il dut d’abord se refaire des forces en prenant place à la table où tous s’étaient assis, et voici en quels termes il raconta ses aventures :

« Mes chers parents, je vous demande pardon du chagrin que je vous ai causé… je me suis laissé entraîner par l’envie de capturer un jeune éléphant… je n’ai écouté ni M. Wolston ni Ernest, qui me rappelaient, et c’est miracle que je sois revenu sain et sauf !… Mais mon imprudence aura eu cela de bon, du moins, qu’elle va nous permettre d’organiser une sérieuse défense pour le cas où ces sauvages s’avanceraient jusqu’à la Terre-Promise et découvriraient Felsenheim…

« Je m’étais donc enfoncé au plus épais de la sapinière à la poursuite des trois éléphants, sans trop savoir, je l’avoue, comment je parviendrais à m’emparer du plus petit. Le père et la mère marchaient tranquillement, s’ouvrant passage entre les buissons, et ne s’apercevaient pas que je les suivais. Il est vrai, je me dérobais du mieux possible à leur vue et j’allais, ne songeant guère à me demander en quelle direction ils m’entraînaient avec Falb, non moins fou que moi, ni comment s’effectuerait mon retour !… Une force irrésistible me poussait en avant, et je continuai ainsi de m’éloigner pendant plus de deux heures, cherchant en vain le moyen d’attirer l’éléphanteau à l’écart.

« En effet, si j’eusse essayé d’abattre le père et la mère, combien de balles m’aurait-il fallu user avant d’y parvenir, et le seul résultat n’eût-il pas été de mettre les deux bêtes en fureur… de les tourner contre moi ?…

« Cependant je m’enfonçai de plus en plus dans les profondeurs de la sapinière, ne tenant compte ni du temps écoulé, ni de la distance parcourue, ni des difficultés que j’aurais pour rejoindre M. Wolston et Ernest, ni – qu’ils ne m’en veuillent pas trop – de l’embarras où je les mettais s’ils se lançaient à ma recherche.

« J’estime que je dus faire ainsi deux grandes lieues vers l’est et pour rien… Peut-être alors le sentiment de la situation me revint-il ?… Cette sagesse me venait un peu tard ; mais, puisque les éléphants ne manifestaient point l’intention de s’arrêter, je me dis que le mieux serait de rebrousser chemin.

« Il était quatre heures environ. Autour de moi, la forêt était moins épaisse… les arbres s’espaçaient, ménageant entre eux de larges clairières. Et, pour le noter en passant, mon opinion est qu’il convient de se diriger franchement vers le sud-est, lorsqu’il s’agit d’atteindre le pic Jean-Zermatt…

– Oui… le billet d’Ernest nous l’a appris… vous lui avez donné mon nom… dit M. Zermatt.

– Père, répondit Ernest, c’est sur la proposition de M. Wolston que nous l’avons fait…

– N’est-il pas naturel, mon ami, ajouta M. Wolston, que le plus haut sommet de la Nouvelle-Suisse ait reçu le nom du chef de la famille ?…

— Va donc pour le pic Jean-Zermatt, répondit M. Zermatt, en serrant la main de M. Wolston. Mais que Jack continue son récit et nous parle des sauvages…

— Ils ne sont pas loin… affirma Jack.

— Pas loin ?… s’écria Mme Wolston.

— Dans mon histoire… dans mon histoire, chère mère, car, en réalité, ils doivent encore être éloignés de Felsenheim d’une bonne dizaine de lieues.»

Cette réponse était rassurante dans une certaine mesure, et Jack reprit en ces termes :

« Je me trouvais alors devant une assez vaste éclaircie de la sapinière, et j’allais faire halte, bien résolu à ne pas aller au delà, lorsque les éléphants s’arrêtèrent également. Aussitôt je retins Falb qui voulait s’élancer sur eux.

« Était-ce donc là, en cette partie de la futaie, que ces animaux gîtaient d’habitude ? Justement en cet endroit, un rio coulait entre les hautes herbes… Les miens… — je dis les miens ! — commencèrent à s’y désaltérer en puisant l’eau avec leurs trompes.

« Que voulez-vous, lorsque je les vis immobiles et sans défiance, mes instincts reprirent le dessus… Une irrésistible envie me vint d’isoler le petit, après avoir abattu les deux autres, dusse-je brûler jusqu’à ma dernière cartouche… D’ailleurs peut-être suffirait-il de deux balles, si elles frappaient au bon endroit, et quel est le chasseur qui ne croit pas aux coups heureux ?… Quant à la question de capturer l’éléphanteau, après la mort du mâle et de la femelle, quant à me demander comment je parviendrais à le conduire à Felsenheim, je n’y songeais même pas… J’armai mon fusil qui était chargé à balles… Une double détonation retentit, et, si les éléphants furent touchés ce ne fut pas grièvement, paraît-il, car ils se contentèrent de secouer leurs oreilles, et de se verser une dernière gorgée d’eau dans le gosier…

« Bref, ils ne se détournèrent même pas pour voir de quel côté le coup était parti, et ne s’inquiétèrent aucunement des aboiements de Falb… Avant que j’eusse pu tirer une seconde fois, ils s’étaient remis en marche, et, cette fois, d’un pas si rapide, presque le galop d’un cheval, que je dus renoncer à les suivre…

« Pendant une minute, ces masses se montrèrent entre les arbres, par-dessus les broussailles, leurs trompes redressées brisant les basses branches, puis ils disparurent.

« Il s’agissait, à présent, de revenir sur mes pas, et, tout d’abord, de déterminer quelle direction il convenait de prendre. Le soleil déclinait rapidement, et l’obscurité ne tarderait pas à envelopper la sapinière. Qu’il fallût marcher vers le couchant, cela allait de soi, mais que ce fût plutôt à gauche qu’à droite, rien ne pouvait me l’indiquer… Je n’avais point la boussole d’Ernest ni cette sorte de sens de l’orientation dont il est doué… comme un véritable Chinois… Donc, grand embarras…

« Enfin peut-être ne me serait-il pas impossible de découvrir quelques traces de mon passage, ou plutôt celles des éléphants. Il est vrai, ce qui devait rendre cette reconnaissance très difficile, c’est que la forêt s’assombrissait peu à peu. D’ailleurs, de nombreuses foulées se croisaient de toutes parts. En outre, j’entendais au loin certains appels de clairon, et, sans doute, c’était sur les bords de ce ruisseau que le troupeau des éléphants se réunissait chaque soir.

« Je compris que je ne parviendrais point à retrouver mon chemin avant le retour du soleil, et Falb lui-même, malgré son instinct, ne s’y reconnaissait plus.

« Pendant une heure, j’errai ainsi au hasard, ne sachant pas si je me rapprochais du littoral ou si je m’en éloignais… Oh ! chère mère, crois-le bien, je me blâmais de mon imprudence, et, ce qui me causait grande peine, c’était de penser que M. Wolston et Ernest, n’ayant pu se résoudre à m’abandonner, me cherchaient en vain !… Ce serait moi qui aurais retardé leur rentrée à Felsenheim, et que penseriez-vous de ce retard ?… Quelles inquiétudes vous éprouveriez, en ne nous voyant pas revenir dans les délais indiqués par le billet d’Ernest ?… Enfin il y aurait encore de nouvelles fatigues pour M. Wolston et lui, et tout cela par ma faute…

– Oui… ta faute, mon enfant, dit M. Zermatt, et si tu n’avais pas songé à toi, en les quittant, tu aurais dû songer à eux… et à nous…

– C’est entendu, répondit Mme Zermatt en embrassant son fils, il a commis une grosse imprudence… elle aurait pu lui coûter la vie… Mais puisqu’il est là, pardonnons-lui…

– J’arrive maintenant, reprit Jack, à la partie de mes aventures, où la situation s’est aggravée.

« Certainement, jusqu’alors, je n’avais couru aucun danger sérieux… Avec mon fusil, j’étais certain de pourvoir à ma nourriture, dusse-je mettre une semaine à retrouver le chemin de Felsenheim… Rien qu’en suivant la côte, j’y serais arrivé tôt ou tard… Quant aux fauves, qui doivent être nombreux dans cette partie de l’île, j’espérais, en cas d’attaque, avoir raison des plus redoutables, comme cela s’est fait en mainte occasion déjà…

« Non !… ce qui m’irritait contre moi-même, c’était de penser que M. Wolston et Ernest se désespéraient à chercher inutilement ma piste… Ils devaient, selon moi, avoir pris direction à travers cette portion orientale de la forêt qui était moins épaisse… En ce cas, il se pouvait qu’ils ne fussent point éloignés de l’endroit où je venais de m’arrêter… Le pire, c’est que la nuit ne tarderait pas à se faire. Je pensai alors que le mieux serait de camper à cette place, puis d’y allumer un feu, d’abord parce que M. Wolston et Ernest pourraient l’apercevoir, ensuite parce que sa clarté servirait à éloigner les animaux dont les hurlements retentissaient dans le voisinage…

« Mais, auparavant, j’appelai à plusieurs reprises, en me tournant en tous les sens…

« Aucune réponse.

« Restait la ressource de tirer quelques coups de fusil, et je le fis par deux fois…

« Aucune détonation ne me répondit.

« Toutefois, il me sembla entendre, sur la droite, une sorte de glissement qui se produisait entre les herbes… J’écoutais et fus sur le point de crier… Mais la réflexion me vint que ce n’étaient ni M. Wolston ni mon frère qui venaient de ce côté… Ils m’eussent appelé, et nous aurions été déjà dans les bras les uns des autres.

« Il y avait donc là des animaux qui s’approchaient… des carnassiers… peut-être quelque serpent…

« Je n’eus pas le temps de me mettre sur la défensive… Quatre corps surgirent dans l’ombre… quatre créatures humaines… non des singes, comme je le crus au premier instant… En bondissant sur moi, ils vociféraient en une langue que je ne pouvais comprendre, et il ne fut que trop certain que j’avais affaire à des sauvages.

« Des sauvages sur notre île !… En un instant, je fus renversé, et je sentis deux genoux s’appuyer sur ma poitrine… Puis, on me lia les mains, on me fit relever, on me tint par les épaules, on me poussa en avant, et il me fallut marcher d’un pas rapide.

« Un de ces hommes s’était emparé de mon fusil, l’autre de ma gibecière… Il ne semblait pas qu’on en voulût à ma vie… à cette heure du moins…

« Toute la nuit, nous allâmes ainsi… En quelle direction, je ne parvenais pas à m’en rendre compte… Ce que je remarquai seulement, c’est que la futaie s’éclaircissait de plus en plus… La lumière de la lune arrivait jusqu’au sol, et, assurément, nous devions nous rapprocher de la côte…

« Ah ! je ne songeais guère à moi, mes chers parents, mes chers amis !… Je songeais à vous, aux dangers qui résultaient de la présence de ces naturels sur notre île !… Ils n’auraient qu’à remonter le littoral jusqu’à la rivière Montrose et à la franchir pour atteindre le cap de l’Est, et redescendre à Felsenheim !… S’ils y arrivaient avant que la Licorne fût de retour, vous ne seriez pas en force pour les repousser !…

– Mais ne viens-tu pas de dire, Jack, demanda M. Zermatt, que ces sauvages devaient être fort éloignés de la Terre-Promise ?…

– En effet, mon père, à cinq ou six lieues dans le sud de la Montrose… donc à une dizaine d’ici…

– Eh bien, avant quinze jours, avant huit peut-être, la Licorne sera mouillée dans la baie du Salut, fit observer M. Zermatt, et nous n’aurons plus rien à craindre… Mais achève ton récit. »

Jack continua en ces termes :

« Ce fut dans la matinée seulement, après une longue étape, sans avoir pris un instant de repos, que nous arrivâmes aux falaises qui dominent la côte.

« Au pied était établi un campement occupé par une centaine de ces coquins d’un noir d’ébène… rien que des hommes à demi nus, blottis dans les grottes creusées au bas de la falaise… C’étaient des pêcheurs, – je l’imaginai, du moins, – qui avaient dû être entraînés vers notre île par les vents d’est, et dont les pirogues étaient tirées sur le sable… Tous accoururent au-devant de moi… Ils me considéraient avec autant de surprise que de curiosité, comme si c’était la première fois qu’ils voyaient un homme blanc… D’ailleurs, il n’y a pas à s’en étonner, puisque les navires d’Europe ne traversent guère cette partie de l’océan Indien.

« Au surplus, après m’avoir examiné de très près, ils reprirent l’indifférence qui leur est naturelle… Je ne fus pas maltraité… On me donna quelques poissons grillés que je mangeai avidement, car je mourais de faim, et je calmai ma soif avec l’eau d’un rio qui descendait de la falaise.

« J’éprouvai une certaine satisfaction en voyant que mon fusil, dont ces sauvages ne connaissaient pas l’usage, et ma gibecière qu’ils avaient laissée intacte, avaient été déposés au pied d’une roche… Aussi, je me promis bien, si l’occasion s’en présentait, de régaler ces moricauds de quelques coups de feu… Une circonstance inattendue ne devait pas tarder à changer la situation.

« Vers neuf heures du soir, sur la lisière de la forêt, qui confinait aux falaises, se produisit un grand tumulte qui eut bientôt jeté l’épouvante parmi les naturels… Et quelle fut ma surprise en reconnaissant que ce tumulte était dû à l’arrivée d’une troupe d’éléphants, – une trentaine à tout le moins, – qui suivaient d’un pas tranquille le lit du rio vers la plage.

« Oui ! ce fut de l’épouvante !… Il n’était pas douteux que les sauvages se trouvaient pour la première fois en présence de ces énormes animaux… des bêtes avec des nez d’une longueur… et une sorte de main au bout…

« Et lorsque les trompes se relevèrent, se recourbèrent, s’entrechoquèrent, lorsqu’il s’en échappa des éclats de trompette, il y eut un sauve-qui-peut général… Les uns détalèrent à travers les roches, les autres essayèrent de remettre à flot leurs pirogues, tandis que les éléphants assistaient bonassement à toute cette débandade…

« Moi, je ne vis là qu’une occasion dont il y avait urgence à profiter, et, sans demander mon reste, sans chercher à savoir ce qu’il adviendrait de cette rencontre entre les éléphants et les naturels, je courus vers la falaise, je remontai le ravin, et je me lançai sous bois, où je rencontrai mon brave Falb qui errait en m’attendant… Il va de soi que je m’étais emparé de mon fusil et de ma gibecière, qui devaient m’être de première utilité.

« Je marchai toute la nuit, toute la journée suivante, chassant pour vivre, ne m’arrêtant que pour préparer et dévorer mon gibier, et c’est après vingt-quatre heures que j’atteignis la rive droite de la rivière Montrose, non loin du barrage…

« Alors je savais où j’étais… je descendis jusqu’au ruisseau dont mon père et moi nous avions remonté le cours… Il y eut des plaines et des bois à franchir dans la direction de la vallée de Grünthal, où j’arrivai aujourd’hui même dans l’après-midi… Je passai le défilé de Cluse, et quel eût été mon chagrin, mes chers parents, mes chers amis, si vous eussiez été déjà partis à ma recherche en suivant le littoral… si je ne vous avais pas retrouvés à Felsenheim ! »

Tel fut le récit assez circonstancié que fit Jack, – récit qui avait provoqué deux ou trois interruptions, dont il convenait de tenir compte.

Et, d’abord, quels étaient ces naturels ?… D’où venaient-ils ?… Évidemment de la côte occidentale de l’Australie, la plus rapprochée en ces parages, – à moins qu’il n’existât quelque groupe d’îles aussi inconnues en cette portion de l’océan Indien que l’était la Nouvelle-Suisse avant l’arrivée de la corvette anglaise… Si ces sauvages étaient des Australiens, s’ils appartenaient à cette race placée au dernier degré de l’échelle humaine, on s’expliquait difficilement qu’ils eussent accompli une traversée de trois cents lieues à bord de leurs pirogues… Il se pouvait, toutefois, que des mauvais temps les eussent entraînés à une telle distance…

Et, maintenant ils avaient rencontré Jack, ils savaient que l’île était habitée par des hommes d’une autre race que la leur… Que feraient-ils ?… Devait-on craindre que leurs pirogues ne reprissent la mer en longeant le littoral, qu’ils finissent par découvrir la baie du Salut et la demeure de Felsenheim ?…

Il est vrai, l’arrivée de la Licorne ne devait plus tarder… Dans une ou deux semaines au plus tard, ses canons se feraient entendre… Et, lorsqu’elle serait mouillée à quelques encablures, aucun danger à redouter…

En effet, à cette date du 5 octobre, près d’un an s’était écoulé depuis le départ de la corvette. Or, il avait été convenu que son absence ne se prolongerait pas au delà d’une année. Aussi, chaque jour, s’attendait-on à la voir apparaître au large, et la batterie de l’îlot du Requin se tenait prête à répondre aux saluts que le lieutenant Littlestone adresserait au pavillon arboré sur la pointe du pic Zermatt.

Il semblait donc que des préparatifs de défense contre une attaque des sauvages ne s’imposaient pas immédiatement. Il se pouvait, en outre, que, dans cet effroi causé par la vue des éléphants, ils se fussent rembarqués, afin de regagner la côte australienne ou toute autre île de ces parages. Dans ces conditions, il n’y avait rien à changer aux habitudes des deux familles, et on se contenterait de surveiller la mer au large de Felsenheim.

Aussi, dès le lendemain, après cette alerte de quelques jours, les travaux furent-ils repris, et particulièrement ceux qui allaient achever la chapelle.

Tout le monde se mit à l’œuvre. Il importait qu’elle fût prête pour l’arrivée de la Licorne. Les quatre murs s’élevaient déjà à la hauteur du toit, et, au fond, une baie circulaire éclairait le chevet. M. Wolston s’occupa d’installer la charpente, et elle fut recouverte de bambous que les plus violentes averses ne pourraient percer. Quant à l’intérieur de la chapelle, Mme Zermatt, Mme Wolston et Annah s’étaient chargées de l’orner comme il convenait, et on pouvait s’en fier à leur bon goût.

Ces occupations se continuèrent jusqu’au 15 octobre, date à laquelle avait été fixé le retour de la Licorne. Étant donnée la longueur de la traversée, si cette date variait de huit ou quinze jours, il n’y aurait pas lieu d’en concevoir quelque inquiétude. De l’impatience, oui ! mais rien que de l’impatience ! Et, il faut l’avouer, elle ne fit que grandir à Felsenheim.

Vint le 19, et aucune détonation n’avait signalé la corvette. Aussi, Jack, montant l’onagre, se rendit-il à Prospect-Hill, puis de là au cap de l’Espoir-Trompé.

Il en fut pour son déplacement. La mer était déserte jusqu’aux extrêmes limites de l’horizon.

Cette excursion, renouvelée le 27, ne donna aucun résultat…

Alors, — qu’on ne s’en étonne pas, — l’inquiétude commença de se substituer à l’impatience.

« Voyons… voyons… répétait M. Zermatt, qui voulait rassurer son petit monde, quinze jours, trois semaines même, ne constituent pas un retard sérieux…

– D’ailleurs, ajoutait M. Wolston, sommes-nous certains que la Licorne ait pu quitter l’Angleterre à l’époque convenue ?…

– Cependant, remarqua assez ingénument Mme Zermatt, l’Amirauté devait avoir hâte de prendre possession de sa nouvelle colonie…»

Et M. Wolston de sourire à cette pensée que l’Amirauté pût jamais être pressée de faire quelque chose !

Néanmoins, tout en observant la mer du côté du cap de l’Espoir-Trompé, on ne négligeait pas de l’observer aussi du côté du cap de l’Est. Plusieurs fois par jour, les longues-vues étaient braquées dans la direction de la baie des Éléphants, – nom qui fut attribué à cette partie de la côte où campaient les sauvages.

Mais, jusqu’alors, aucune pirogue n’avait été aperçue. Si les naturels n’avaient point remis à la voile, il semblait, tout au moins, qu’ils ne s’étaient pas avisés de quitter leur campement. D’ailleurs, si, contrairement à tout espoir, ils se montraient à la pointe du cap de l’Est et se dirigeaient vers la baie du Salut, ne serait-il pas possible de les arrêter avec la batterie de l’îlot du Requin et les pièces établies sur les hauteurs de Felsenheim ?… Dans tous les cas, mieux valait avoir à se défendre contre eux du côté de la mer que du côté de la terre. Et le plus grand danger était qu’ils vinssent de l’intérieur, après avoir forcé le défilé de Cluse.

En effet, l’envahissement d’une centaine de ces noirs, l’assaut qu’ils eussent donné à Felsenheim, n’auraient probablement pas pu être repoussés. Peut-être alors eût-il fallu se réfugier sur l’îlot du Requin, où la résistance pourrait être maintenue jusqu’à l’arrivée de la corvette anglaise.

Et la Licorne qui n’apparaissait pas, et la fin d’octobre qui approchait. Chaque matin, M. Zermatt, Ernest, Jack, s’attendaient à être réveillés par quelques salves d’artillerie. Le temps était superbe. Les transparentes brumes de l’horizon se fondaient dès le lever du soleil. Aussi loin que la vue pût s’étendre au large, les regards cherchaient la Licorne

Le 7 novembre, après une excursion à Prospect-Hill à laquelle tous prirent part, il fallut bien reconnaître que pas une voile ne passait au large de la baie… En vain le regard parcourut-il l’horizon à l’ouest, à l’est, au nord !… N’était-ce pas du côté du cap de l’Espoir-Trompé qu’on attendait la réalisation des plus vifs désirs, et du côté du cap de l’Est que pouvait venir le désastre ?…

Aussi tous demeurèrent-ils silencieux, au sommet de la colline, sous l’empire d’un sentiment où se mélangeaient la crainte et l’espérance.