Sens comique de Flaubert

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L’Évolution naturaliste
Tresse, éditeurs (p. 62-66).


III


SENS COMIQUE DE FLAUBERT

Le cœur de Flaubert, tout plein de jeunesse, saignait aux moindres froissements ; son imagination lyrique envolée aux fiers sommets, haïssait naturellement le laid, le banal et le bête. Or, le sens du réel ramenait sans cesse le romancier à la vision exacte du monde. D’un heurt continuel naquit cette verve comique amère qui coule à travers Madame Bovary, le Cœur simple, l’Education sentimentale et déborde dans Bouvard et Pécuchet.

Dès sa Tentation de saint Antoine, Flaubert s’écriait : « On n’a pas besoin de posséder les joies pour en sentir l’amertume ! Rien qu’à les voir de loin, le dégoût vous en prend. Tu dois être fatigué par la monotonie des mêmes actions, la durée des jours, la laideur du monde, la bêtise du soleil ! » Et d’Homais à Pécuchet, il se complaît dans l’idiotisme bourgeois, dont l’énormité l’exaspère et l’enchante.

Les balourdises fascinaient l’auteur de Madame Bovary. Lorsqu’il trouvait quelque chose de stupéfiant, il levait les bras au ciel en criant : « C’est énorme ! moi, je trouve ça énorme. » Dans son voyage d’Orient, il fut si heureux de rencontrer loin de France un Campistron composant des tragédies sur Abd-el-Kader qu’il passa des heures à les lui faire lire, soulignant avec enthousiasme les passages les plus réussis. Il entreprit avec Bouilhet une pièce en vers où tout serait dit par périphrases. On y désignait l’instrument de Molière par ce vers homérique :

Le tube tortueux d’où jaillit la santé.

Le second volume de Bouvard et Pécuchet devait se composer uniquement de citations prudhommesques extraites des contemporains. « J’ai, écrivait Flaubert à M. Maxime Du Camp, une quinzaine de phrases de toi qui sont d’une belle niaiserie. » Il conservait sous clef un recueil de poésies médicinales, et les récitait en riant aux larmes. Quelquefois aussi, il lisait à ses amis, — Bouilhet absent, — les vers inspirés par lui à Louise Colet. Il y était comparé à « un buffle indompté des forêts d’Amérique. » Ce goût du grotesque l’avait plongé jeune dans Pigault-Lebrun. Bouvard et Pécuchet a une pointe de Pigault.

Ces bonshommes, réunis par la conformité banale des sentiments et des pensées, associant leurs manies de vieux employés, rêvant de devenir des encyclopédies vivantes, se butant partout à l’absurde, entassant idiotismes sur maladresses, sont des mannequins plaisants qui disent : Papa et Maman. Sous les exagérations caricaturales, on voit les rouages qui font agir les personnages. — Flaubert prend ces médiocres pour cible ; il déchaîne contre eux toutes les férocités du hasard, Bouvard, humanitaire, est joué par des enfants d’adoption. Pécuchet, qui veut essayer de l’amour, attrape une maladie.

Grotesque, le cœur simple de Trois Contes qui considère l’Esprit saint comme un ancêtre du perroquet Loulou. Mais ici se mêle au comique une veine d’émotion, un attendrissement unique dans Flaubert sur les destinées humbles rivées dans la poésie des affections instinctives. Cette nouvelle me semble, après Madame Bovary, l’œuvre la plus achevée du romancier. Pour raconter l’histoire de la pauvre servante, la plume dure devient presque caressante.

Flaubert ne reste impitoyable qu’au bourgeois. Dans l’Éducation sentimentale, il a lardé les grosses figures bêtes qui avaient attristé sa vingtième année, lui avaient causé ses premières, ses plus cruelles désillusions. Arnoux avec sa touche de commis-voyageur, le faux Robespierre Sénécal, les comparses qui bondent le salon du banquier ventru, vivent d’une vie intense. Le satirique n’a pas autant grossi les traits que dans Bouvard et Pécuchet. Il a surtout réservé un coin du livre à sa madone, l’idéale madame Arnoux. Amour d’adolescence, jamais satisfait, toujours vivace, raconte M. Maxime Du Camp.

À ces airs de flûte, aux modulations tendres, succède la basse narquoise et puissante, le rire épais, énorme, qui essaie de couvrir la pensée de l’avortement universel.

La haine du bourgeois déteignait sur notre civilisation tout entière. Qui croyait aborder en Flaubert un savant résolu, un des ouvriers scientifiques du siècle, était abasourdi, scandalisé, de l’entendre « gueuler » contre nos machines, notre puissante vie industrielle, le halètement de la vapeur, le progrès, « cette plaisanterie immense. » Le romancier n’avait certainement pas conscience de sa besogne. Il répétait aux néophytes que la perfection des phrases suffisait à la gloire d’un homme. Une première entrevue avec Flaubert était une désillusion.

Dans l’ordre politique l’auteur de Madame Bovary regrettait l’ancien régime, tonnait contre la situation des artistes sous la férule des bourgeois « ennemis nés de toute littérature. » À l’époque où il publia les Trois Contes, — printemps 77, — il se plaignit vertement du 16 mai ; tout ce tapage n’aurait qu’un résultat : arrêter le succès de son livre. Les préjugés se gagnent. M. Daudet et M. Zola gardent l’exclusivisme du maître, et l’un d’eux a hérité de son pessimisme.

« Flaubert, écrit M. Zola, est le négateur le plus large que nous avons eu dans notre littérature. » On retrouve en lui la triste sagesse du Cohélet, assis sous le figuier biblique, mâchant des mots amers, proclamant le néant de l’être, les vanités de l’amour et de la gloire. Et cependant ce romantique, pour lutter contre la fuite ironique des jours, se réfugie dans l’éternelle perfection de la forme : un beau livre est un monument de granit ; le génie jette en défi au flot insensible et rongeur des siècles l’indestructibilité d’une phrase. Songe lyrique ! Que de poèmes le temps n’a-t-il pas engloutis ! Pour nous, les lettres datent des recueils sacrés de l’Inde, de la Bible et d’Homère. Mais que d’autres grandes œuvres ont dû disparaître dans les soubresauts du monde. Dans des milliers et des milliers d’années, Madame Bovary, le plus beau roman du xixe siècle, déchiré par tous les vents, offrira peut-être aux curiosités d’alors des fragments incompréhensibles, de sens aussi contesté qu’aujourd’hui certaines inscriptions égyptiennes ou puniques. Et voilà pour l’éternité des périodes sonores !

Mais, quand même un poète de génie s’imposerait aux temps, est-ce que cette gloire d’outre-tombe ne semble pas une vanité suprême ? Dans la survie de l’œuvre à l’homme se cache la plus cruelle des ironies. Les descendants de Flaubert, privés de sa dernière illusion, ne désirent même pas jeter l’ancre dans les siècles. Les plus virils aiment la vie pour la vie, la lutte pour la lutte, et ne daignent point lever la tête vers le ciel impassible. C’est l’école positive de l’acceptation. Les autres, dans le noir, regardent poindre avec une sorte de volupté farouche, comme M. Paul Bourget, « l’aube tragique du pessimisme. Elle monte, cette aube de sang et de larmes, et, comme la clarté d’un jour naissant, de proche en proche elle teinte, de ses rouges couleurs, les plus hauts esprits de notre siècle, ceux qui font sommet et vers qui les yeux des hommes de demain se lèvent, — religieusement[1]. » Nos anciens étaient des hommes de belle santé, humant la vie et le clair soleil, pleins d’expansion, de gaieté et d’espoir ; à croire les Baudelairiens, nous sommes, au contraire, des blasés, attendant, au milieu d’une paix factice et morbide, l’écroulement d’un monde.



  1. Paul Bourget. Psychologie contemporaine. Stendhal.