Sentence - Le Sacrifice - Ville d'Orient...

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POÉSIES


SENTENCE


Le vrai sage est celui qui fonde sur le sable,
Sachant que tout est vain dans le temps éternel,
Et que même l’amour est aussi peu durable
Que le souffle du vent et la couleur du ciel.

C’est ainsi qu’il se fait, devant l’homme et les choses,
Ce visage tranquille, indifférent et beau,
Qui regarde fleurir et s’effeuiller les roses
Comme éclate, s’empourpre ou s’éteint un flambeau.

Les soirs n’ont pas pour lui de cendres douloureuses, —
Car le jour qu’il voit naître est le jour qu’il attend,
Et il n’attise pas de ses mains paresseuses
Les flammes de l’aurore et les feux du couchant.

Parmi tout ce qui change et tout ce qui s’efface,
Je pourrais, comme lui, rester grave et serein,
Et, si la fleur se fane en la saison qui passe,
Penser que c’est le sort que lui veut son destin.

Mais j’aime mieux laisser l’angoisse qui m’oppresse
Emplir mon cœur plaintif et mon esprit troublé,
Et pleurer de regret, d’attente et détresse,
Et d’un obscur tourment que rien n’a consolé ;

Car ni le pur parfum des roses sur le sable,
Ni la douceur du vent, ni la beauté du ciel,
N’apaise mon désir avide et misérable
Que tout ne soit pas vain dans le temps éternel.


LE SACRIFICE


Agamemnon, ton noir chagrin pleure en tes yeux
L’oracle du Devin et le décret des Dieux,
Et c’est ton sang déjà qui coule dans tes larmes.
La pourpre du couchant rougit tes belles armes,
Et ton grand bouclier éclatant et vermeil
Reflète la couleur et l’orbe du soleil,
Quand tu marches, le long de la mer, sur le sable,
Le front baissé, en proie au tourment mémorable
Qui partage ton cœur incertain, déchiré
Par un double devoir également sacré,
Lutte impie où le Roi combat contre le Père…
Je t’ai revu souvent sur cette grève amère,
Malheureux ! J’ai pensé souvent que ton Destin
Fut pareil à celui du Poète qu’étreint
Un semblable désir d’orgueil et de victoire :
Il livre, comme toi, en offrande à la gloire
Pour contenter l’oracle et pour fléchir les Dieux,
Tandis que d’acres pleurs brûlent ses tristes yeux,
Sa jeunesse éperdue et qui tout bas l’implore,
Et qui craint de mourir et qui veut vivre encore,
Et dont la tendre chair se révolte en pensant,
Hélas ! au vain laurier que va payer son sang,
Et qu’implacablement immole un dur génie
Sur l’autel où jadis mourut Iphigénie.

VILLE D’ORIENT


Toi, dont j’ai vu monter de la terre d’Asie
Les cyprès toujours verts et les blancs minarets
Entre toutes, mon cœur, ô Ville, t’a choisie
Pour l’un de ses désirs et l’un de ses regrets.

Ma mémoire s’émeut à tes beautés lointaines
Dont l’aspect un seul jour charma mes yeux nouveaux,
Et j’écoute, depuis, la voix de tes fontaines
Qui rend plus grave encor la paix de tes tombeaux.

Entre leurs murs verdis de faïences persanes
Où luisent dans l’émail les versets du Coran,
Ils gardent à l’écart, parmi les vieux platanes,
Les cercueils inégaux que surmonte un turban.

Si ce sont d’autres mains qui soutiennent les hampes
Des grands étendards verts brodés du nom d’Allah,
La mosquée où priaient, prosternés sous les lampes,
Ceux-ci qui maintenant sont morts, est toujours là.

La fontaine où jadis, par ordre du Prophète,
Dans l’onde jaillissante et qui n’a pas tari,
Ils se lavaient les pieds, la poitrine et la tête,
Murmure dans sa vasque avec le même bruit.

Sa vivante fraîcheur emplit tout le silence
De ce beau lieu muet, solennel et luisant,
Et la lumière est douce aux carreaux de faïence
Dont chacun porte en or un fier dessin persan.

C’est là qu’assis en l’ombre bleue et métallique
Et sous le dôme blanc que rien ne peut ternir
J’ai commencé d’aimer ta grâce asiatique
Et senti naître en moi ton premier souvenir,

Et que, las du soleil et fermant la paupière,
Je revoyais déjà sur le ciel d’Orient
Ta montagne au beau nom debout dans la lumière,
Ton Olympe à la fois neigeux et verdoyant ;

Et, s’étageant au gré de la pente fertile,
Dont la terre arrosée est propice aux jardins,
Tes maisons à toit plat que recouvre la tuile
Et tes enclos carrés qu’embaument les jasmins

C’est leur âme odorante et celle de la rose
Que tes marchands subtils enferment avec art
Dans le cristal aigu de la fiole close
Qu’ils vendent, accroupis aux nattes du bazar ;

Et tes Fils patiens, ô Ville industrieuse,
S’ils savent prendre aux fleurs leurs parfums passagers
Connaissent le secret, sur la trame soyeuse,
D’en tisser longuement les fantômes légers ;

Et c’est pourquoi mon cœur en ce jour t’a choisie
Pour vivre en ma mémoire et t’ajouter aux lieux
Dont les chers souvenirs sont, au fond de ma vie,
Le regret, le désir et l’amour de mes yeux.


STROPHES


J’ai tant regardé ce visage
Délicat et délicieux,
Que je connais le paysage
De votre bouche et de vos yeux ;

Je sais l’attitude diverse
De votre corps couvert ou nu
Quand il s’accoude ou se renverse
Aux coussins qui l’ont soutenu ;

Je sais ce que le rire ajoute
Au charme de votre beauté,
Et sa grâce lorsqu’elle goûte
La tendresse ou la volupté ;

L’odeur de votre chevelure
Et le parfum de votre peau
Ont en mon souvenir qui dure
Un arôme toujours nouveau.

Vous êtes les mots d’un poème,
Dont le sens caché transparaît ;
Mais de la strophe de vous-même
Le rythme demeure secret.

Et, si je cherche votre nombre,
Il me semble, ô beauté, tout bas,
Que j’entends s’effeuiller dans l’ombre
Des roses que je ne vois pas.


LE SATYRE IVRE ET TRISTE


Jadis, quand le printemps venu gonflait l’écorce
Des arbres, je sentais sa vigueur en ma force,
Et mon sang imitait en mes membres jumeaux
Le retour de la sève aux fibres des rameaux.
De mes sabots de bouc à ma tête cornue
Quelque chose montait en toute ma chair nue
De si fort, de si délicieux, de si doux
Que je restais ainsi haletant et debout
Comme si, de la terre et de l’air à la fois,
Voluptueusement se répandait en moi
Diverse, formidable et soudaine, l’ivresse
Nouvelle, tout à coup, d’une double jeunesse !
Mais, maintenant, hélas ! ô Maître, que m’importe
Si la feuille renaît ou si la feuille est morte,
Que me fait le printemps puisque son clair retour
Ne rend plus sa verdeur à mon corps las et lourd,

Qu’il ne se mêle plus à ma force vieillie,
Puisqu’il me raille, qu’il m’ignore, qu’il m’oublie
Et s’écarte de moi qui l’écoute souvent
Rire dans la feuillée et rire dans le vent
Et chuchoter tout bas le long de mon chemin,
Tellement que je vais, misérable et chagrin,
M’asseoir sur cette pierre au seuil de ton cellier,
Et, Satyre podagre, au vin hospitalier
Qui sommeille dans l’ombre au flanc creux de l’amphore,
Je redemande le mensonge d’être encore
Celui-là qui sentait, avec avril éclos,
Le retour de la sève en ses membres nouveaux.


CONFIDENCE


Elle disait : « L’Amour fut à mon cœur troublé
Ce frisson qu’on éprouve en la nuit incertaine
Lorsqu’au souffle imprévu d’une brise soudaine
Un feuillage frémit sous le ciel étoile. »

Elle disait encore : « Ensuite, il m’a parlé.
Sa voix à mon oreille était grave et lointaine
Et douce comme un bruit de source et de fontaine
Si son visage obscur restait toujours voilé. »

Elle m’a dit : « Et toi, comment est-il venu
A ta rencontre ? Etait-il ivre, chaste ou nu ?
Mais tu ne réponds pas et sembles interdite… »

Et je pensais, Amour, à ce bois ténébreux
Où vers toi, pas à pas, dans l’ombre m’a conduite
Ton image secrète et vivante en mes yeux !


LES PINS


J’aime ce bois de pins dont vous avez chanté
La verdure marine,
Qui sent bon la chaleur, le soleil et l’été,
L’écorce et la résine.

La coquille en craquant s’y mêle sous les pas
A la pomme écailleuse,
Entre les troncs on voit la mer border là-bas
La plage sablonneuse.

Il n’est pas grand, ce bois dont vous chantiez si bien
La paix, l’odeur et l’ombre
Et le vent qui parfois d’un souffle aérien
Courbe les cimes sombres ;

Alors, pris tout entier d’un murmurant frisson
Qui cesse et recommence,
Il semble tout à coup s’étendre à l’horizon
Et devenir immense ;

Puis, lorsque sa rumeur s’est tue avec le vent
En ses branches sans force,
Avec elle il se rapetisse et l’on y sent
La résine et l’écorce…


STANCES


Prends garde. Si tu veux parler à ma tristesse,
Ne lui demande pas le secret de ses pleurs,
Ni pourquoi son regard se détourne et s’abaisse
Et se fixe longtemps sur le pavé sans fleurs.

Pour distraire son mal, sa peine et son silence,
N’évoque de l’oubli taciturne et glacé
Nul fantôme d’amour, d’orgueil ou d’espérance
Dont le visage obscur soit l’ombre du passé.

Parle-lui du soleil, des arbres, des fontaines,
De la mer lumineuse et du bois ténébreux
D’où monte dans le ciel la lune souterraine,
Et de tout ce qu’on voit quand on ouvre les yeux.

Dis-lui que le printemps porte toujours des roses
En lui prenant les mains doucement, et tout bas,
Car la forme, l’odeur et la beauté des choses
Sont le seul souvenir dont on ne souffre pas.

LA FLUTE ET LA SOURCE


J’ai retrouvé, ce soir, ma flûte d’autrefois.
Elle est lisse et légère aux mains. Je me revois
Comme jadis, debout et la tige à la bouche,
Le dos contre le tronc d’un pin, près de la source
Dont l’onde, en s’écoulant, guidait mon jeune jeu,
Si bien que ma chanson imitait peu à peu
Son rythme, ses frissons, son murmure, sa voix ;
Et mon regard suivait la gamme de mes doigts
Tandis que se mêlaient les bruits, à mon oreille,
D’une feuille, du vent, d’un oiseau, d’une abeille…
Jours heureux ! Mon désir voudrait entendre encore
Votre écho qui sommeille en la flûte sonore :
La voilà. Je l’appuie à ma lèvre ; c’est bien
Ainsi… mais où donc est le bruit aérien
De la feuille et l’oiseau et le vent et l’abeille
Et la source qui murmurait à mon oreille ?
Où donc est tout cela qui jadis m’inspirait,
Et le pin au tronc rouge, et la verte forêt,
Et Les heures d’alors et moi-même et pourquoi
M’avoir fait, Dieux cruels, Dieux méchans, Dieux sournois,
Qui riez du vain souffle où mon soir s’évertue,
Retrouver le roseau, si la source est perdue ?


SAISONS


Le Printemps, dans les fleurs, monte vers la lumière
Et frappe au palais rouge où rit le jeune Eté,
Et l’Automne, au pas lourd, qui regarde en arrière
Descend avec lenteur vers l’Hiver redouté.

Les laines où, jadis, on tissa vos visages,
Sont brillantes toujours et vives, ô Saisons,
Et chacune de vous, parmi son paysage,
Ajoute son emblème au mur de la maison.

Mais faut-il que debout dans la tapisserie
Votre image se dresse en le tissu savant
Et que votre quadruple et vaine allégorie
Me rappelle la fuite et le cercle du temps ?

Je sais bien que l’année est faite de fleurs douces,
De lumière, d’azur, de soleil et de fruits,
Et que le vent emporte, un jour, les feuilles rousses
Et suspend leur couronne au tombeau de la nuit.

Je sais bien que ma vie a vécu, riche ou tendre,
Son Avril délicat et son Juillet joyeux,
Et que mes mains ont pu s’élever et se tendre
Vers la grappe d’Automne éclatante à mes yeux,

Et que l’heure après l’heure a conduit jusqu’en l’ombre
Mon destin qui bientôt n’aura plus d’horizon…
Mais pourquoi, maintenant, que tout me semble sombre,
Demeurez-vous toujours les mêmes, ô Saisons ?

Comme celle de vous qui regarde en arrière,
Je descends vers le soir et crois avoir été
Ce Printemps qui jadis montait dans la lumière
Vers ce palais d’or rouge où lui riait l’Eté !


L’IMAGE DIVINE


Vos mains sont belles, mon enfant, vos mains sont belles,
Mais leur geste pensif ne s’est jamais penché
Pour saisir doucement par le bout de ses ailes
Le papillon qui vole à ta lampe, ô Psyché !

Ta bouche est fraîche, mon enfant, ta bouche est fraîche,
Et le sang qui la teint n’est pas encor celui
Qu’envenime à jamais la pointe de la flèche
Et qui porte partout le poison qu’il conduit.

Tes yeux, ô mon enfant, sont beaux en ton visage
Que l’aurore salue et qu’éveille le jour,
Et l’innocent orgueil de ton jeune courage
Sourit en ton regard qui n’a pas vu l’Amour.

Mais lorsque, sur ta lèvre ayant posé sa bouche,
Entre ses mains, dans l’ombre, il aura pris ta main,
Et que tu garderas, enivrée et farouche,
L’image dans tes yeux de ce passant divin,

Alors, si tu veux boire aux plus fraîches fontaines,
Ta soif n’y trouvera qu’une source de feu,
Parce que dans leurs eaux qu’échauffa son haleine
Se sera reflété le visage du Dieu.

Et tu t’éloigneras, silencieuse et grave,
Avec tes doigts ardens sur ton cœur enflammé,
Et le sol brûlera ton pied comme une lave
Et tu seras plus belle encor d’avoir aimé.


HENRI DE REGNIER.